Plusieurs maires, dont la maire de Paris Anne Hidalgo, annoncent la fermeture de la mairie le 31 janvier 2023. Ils invoquent une mesure de solidarité avec le mouvement social contre la réforme des retraites qui, le même jour, se traduira par une journée de grève.
A titre individuel, les élus ont le droit d'avoir les convictions de leur choix, de se sentir solidaires des manifestants et même de se joindre à eux. Mais fermer une mairie, c'est autre chose, et la légalité d'une telle pratique est évidemment posée. Observons évidemment qu'il ne s'agit pas de fermer la mairie parce qu'il est impossible de poursuivre l'activité et même d'accueillir les usagers, la totalité ou au moins l'écrasante majorité étant en grève ce jour là. Dans la cas présent, il s'agit plutôt d'imposer l'arrêt du travail aux agents. Le nombre des grévistes parmi les employés municipaux n'est pas une question pertinente, puisque la décision de fermeture est prise, quelles que soient les circonstances, par le maire.
Certains tentent de justifier la mesure en invoquant la dualité des fonctions municipales, la mairie étant un espace où s'exercent aussi bien des missions déconcentrées que décentralisées. Le maire exerce les unes comme agent de l'État, et les autres sur le fondement des compétences qu'il détient comme élu local. Le maire dispose certes d'une autonomie réelle pour exercer ses compétences décentralisées, par exemple pour définir, avec le conseil municipal, la politique d'urbanisme dans sa commune, voire pour exercer son pouvoir de police. Dans ce cas, il n'est soumis qu'au contrôle de légalité du juge administratif, éventuellement saisi par le préfet. Lorsqu'il s'agit de compétences déconcentrées, le maire agit en revanche en agent de l'État, comme n'importe quel fonctionnaire. Il doit alors appliquer la loi et c'est notamment le cas en matière d'état civil. C'est la raison pour laquelle les élus qui veulent fermer la mairie le 31 janvier préviennent que les services de l'état civil demeureront ouverts.
Mais la précaution est bien loin d'être suffisante, car la fermeture porte atteinte à deux principes fondamentaux, le principe de continuité et le principe de neutralité.
L'atteinte au principe de continuité
Le continuité du service public se traduit, à l'échelon municipal, par un droit d'accès du public aux locaux. Dans un arrêt Rouquette du 18 octobre 1991, le Conseil d'État pose un principe selon lequel les administrés ont un "droit d'accès aux services (…) normalement ouverts au public ». Ces services sont, à l'évidence, ceux dont les attributions impliquent un contact direct avec le public, qu'ils soient déconcentrés ou décentralisés. Autrement dit, l'état civil déconcentré n'est pas le seul concerné. Les services gérant les activités scolaires ou l'action sociale de la commune sont également "normalement ouverts au public".
Bien entendu, ce droit d'accès aux locaux n'a pas pour effet d'obliger une ouverture de la mairie 24 heures sur 24. L'arrêt Amiot du 21 septembre 1990 rappelle qu'il "entre dans les attributions d'un maire de fixer les heures d'ouverture de la mairie ". Mais peut-il pour autant fermer la mairie ? Le juge administratif tient compte de la taille de la commune dans sa jurisprudence sur les heures d'ouverture. En 1960, dans un arrêt Costedoat, le Conseil d'État estimait suffisant que, dans une commune de deux cents habitants, la mairie soit ouverte « chaque fois que cela est nécessaire pour l'accomplissement des formalités présentant un caractère général et collectif ». En revanche, "en dehors de ces circonstances", les administrés pouvaient à tout moment s'adresser au maire ou au secrétaire de mairie à leur domicile respectif, pour obtenir l'ouverture de la mairie et la délivrance des pièces dont ils ont besoin. Mais ce qui est possible dans une commune de 200 habitants devient impossible dans les grandes villes, et particulièrement à Paris.
Surtout, le Conseil d'État juge qu'un élu ne peut modifier l'horaire d'ouverture des locaux de la mairie dans un but qui serait étranger aux besoins du public. Certes, cette jurisprudence concerne surtout des cas individuels, lorsqu'il s'agit par exemple de modifier les horaires de présence du secrétaire de mairie pour l'empêcher d'exercer ses fonctions et justifier qu'il y soit mis fin, comme dans l'arrêt Commune de Heimsbrunn du 6 avril 1979. Mais la sanction est celle du détournement de pouvoir, et l'analyse n'est pas très différente lorsque la fermeture de la mairie est justifiée, non pas par l'intérêt du public, mais par la volonté du maire d'afficher son soutien à une manifestation et à une journée de grève.
Alice et le maire. Nicolas Pariser, 2019
L'atteinte au principe de neutralité
Au-delà de la continuité, c'est surtout le principe de neutralité qui est mis à mal par la décision des élus de fermer la mairie le 31 janvier. Depuis bien longtemps, le droit a fait de la mairie un espace neutre. Cette neutralité s'applique évidemment en matière religieuse. La Cour administrative d'appel de Nantes, dans une décision du 4 février 1999, Association civique Joué Langueurs, sanctionne ainsi une délibération du Conseil municipal de Joué-sur-Erdre décidant la pose d'un crucifix dans la salle du conseil qui est aussi la salle des mariages. Pour le juge, "l'apposition d'un emblème religieux (...) à l'extérieur comme à l'intérieur d'un édifice communal méconnaît à la fois la liberté de conscience, assurée à tous les citoyens par la République, et la neutralité du service public à l'égard des cultes."
Cette obligation ne concerne pas seulement les convictions religieuses mais s'étend aux convictions politiques de toutes sortes. La délibération approuvant la pose d'un drapeau indépendantiste sur le fronton d'une mairie connaît une annulation identique dans l'arrêt du Conseil d'État Commune de Sainte-Anne du 27 juillet 2005. Le fait, pour la commune de Gonneville-sur-Mer, de refuser de retirer de la salle du Conseil municipal le portrait de Philippe Pétain qui y était accroché, constitue aussi l'expression d'une opinion et porte atteinte au principe de neutralité. Le tribunal administratif de Caen a ainsi censuré le refus du maire dans un jugement du 26 octobre 2010.
Anne Hidalgo pourrait peut-être objecter que la fermeture de la mairie, ce n'est pas l'affichage du portrait de Philippe Pétain. Certes, mais, hélas pour madame Hidalgo, la jurisprudence ne lui est pas favorable. La Cour administrative d'appel de Grenoble, le 20 décembre 2018, annule en effet une décision du maire de Grenoble qui avait décidé la fermeture de tous les services publics communaux le 25 novembre 2015, à l'exception de ceux chargés de la sécurité des biens et des personnes. Cette "Journée Choc" s'inscrivait dans une action militante qui avait pour finalité d'attirer l'attention sur la situation financière des collectivités locales confrontées à une baisse des dotations de l'État. La Cour mentionne que l'élu a "pris part à un mouvement national de nature politique". Ce seul motif "étranger à l'intérêt de la commune ou au bon fonctionnement des services municipaux" suffit donc à entacher d'illégalité cette décision.
Cette décision de la Cour administrative de Grenoble montre que la fermeture des mairies décidée par certains élus est un acte grossièrement illégal. Pour autant, il est à peu près certain qu'il ne se passera rien. L'État ne prendra aucune réquisition, les préfets s'abstiendront de tout déféré devant les juges administratifs. On préférera attendre tranquillement que la journée d'action soit terminée et que les mairies ouvrent de nouveau. En terme de communication politique, c'est peut-être la meilleure solution, car on imagine bien les réactions face à ce qui serait présenté comme une atteinte à la décentralisation. Même si l'argument est totalement erroné, il ne manquerait sans doute pas d'écho dans la presse. En revanche, en termes juridiques, c'est la pire solution, car elle revient à accepter que des élus locaux bafouent la loi de l'État. Or les élus locaux sont des citoyens qui doivent respecter les lois, comme les autres.