On pourrait penser que l'arrêt Drelon c. France rendu par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) le 8 septembre 2022 n'a plus aucun intérêt. La France est en effet sanctionnée pour un fichage des homosexuels réalisé par l'Établissement français du sang (ÉFS), pratique qui a pris fin avec un arrêté du 11 janvier 2022. Les directives de l'OMS, notamment celles du 23 mai 2005 et du 21 mai 2010 ne sont pourtant pas remises en cause. Elles encouragent les États membres à sélectionner les candidats au don de sang sur le fondement de critères stricts, afin de ne retenir que ceux qui présentent peu de risque de porter un agent pathogène transmissible par le sang, notamment le virus du Sida. L'arrêté du 11 janvier 2022 ne revient pas sur le principe d'une sélection, mais elle n'est plus effectuée en fonction du genre ou de l'orientation sexuelle. Elle repose désormais sur le recours à certaines pratiques comme le multi-partenariat ou la sexualité tarifée.
L'arrêt Drelon c. France conserve toutefois tout son intérêt, car il met en lumière la violation de la vie privée garantie par l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qu'entrainent la collecte et la conservation de données relative à l'orientation sexuelle. Il ne s'agit pas de consacrer un droit au don du sang, mais bien davantage de s'assurer de la régularité de la procédure qui organise la sélection des donneurs.
Données sensibles et vie privée
Depuis l'arrêt Leander c. Suède du 26 mars 1987, la Cour reconnait régulièrement que les données relatives à la vie privée d'une personne entrent dans le champ de l'article 8. Au coeur de cette "vie privée" figurent évidemment les éléments liés à la vie sexuelle. Comme en toute matière touchant à la vie privée, l'article 8 autorise les États à collecter et conserver des informations sensibles si ce fichage est prévu par la loi, poursuit un but légitime et apparaît nécessaire dans une société démocratique. Dans l'arrêt de Grande Chambre S. et Marper c. Royaume-Uni du 4 décembre 2008, la CEDH précise que le consentement de la personne au fichage, ainsi que la finalité du traitement, sont des éléments d'appréciation essentiels pour mesurer le degré d'autonomie de l'État dans ce domaine. C'est d'ailleurs le droit commun en la matière, et il est désormais acquis que le droit interne doit garantir que les données traitées sont pertinentes et non excessives par rapport à la finalité de leur enregistrement.
En l'espèce, M. Drelon avait refusé, en 2004, de répondre au questionnaire préalable au don du sang, portant notamment sur sa vie sexuelle. De ce refus de réponse, l'ÉFS avait déduit son homosexualité, lui interdisant donc de donner son sang.
Le cadre légal
En soi, la procédure de sélection des donneurs par l'EFS reposait sur un cadre légal très clair. L'article 8, II, 6° de la loi du 6 janvier 1978, dans sa rédaction applicable à l'époque du litige, permettait à l'État de faire exception au principe d'interdiction de tout traitement comportant des données relatives à la santé ou à la vie sexuelle des personnes, pour des motifs précisément de santé publique. La directive européenne du 27 janvier 2003 imposait, quant à elle, une procédure d'examen et de sélection des donneurs, contrainte qui s'est traduite en France par un arrêté du 10 septembre 2003 créant un dossier informatisé au donneur comprenant les éventuelles contre-indications au don. Aux yeux de la CEDH, la procédure de sélection des donneurs et le fichage des données relatives à la vie sexuelle des personnes était donc bien "prévue par la loi".
La légitimité du but poursuivi ne mérite guère que l'on s'y attarde. Le nombre de personnes contaminées par des virus sanguins ou le Sida après une transfusion de produits sanguins a été considérable, jusqu'à ce que les techniques d'élimination des agents pathogènes par le chauffage du sang soient connues, et généralisées. Encore aujourd'hui, le risque n'est pas totalement inexistant, en raison du délai de contamination. Le but poursuivi par le fichage relève donc d'un impératif de santé publique incontestable.
L'analyse est plus délicate en matière de nécessité de cette ingérence dans la vie privée des personnes. La CEDH commence par reconnaître que la collecte et la conservation des résultats de la sélection des candidats au don du sang sont des procédures qui contribuent à garantir la sécurité transfusionnelle. Mais, pour juger si l'ingérence dans la vie privée était proportionnée à ce but, la CEDH contrôle les garanties offertes par la législation interne.
L'absence de garanties suffisantes
Sur ce point, l'article 5 de la Convention de 1981 relative à la protection des données impose que les informations collectées et stockées soient exactes, éventuellement mises à jour, pertinentes, et que leur durée de conservation ne dépasse pas celle qui est strictement nécessaire. En l'espèce, cet examen est particulièrement rigoureux, dans la mesure où il n'est pas contesté que M. Drelon n'a pas explicitement consenti au fichage.
La CEDH sanctionne précisément ce manque de rigueur dans la collecte. En effet, M. Drelon s'est vu appliquer une contre-indication propre aux homosexuels, au seul motif qu'il avait refusé de répondre aux questions portant sur sa sexualité. La Cour en déduit donc que le stockage des données repose sur des spéculations et non pas sur un base factuelle avérée. Sur le plan juridique, elle ne fait qu'appliquer le principe rappelé dans l'arrêt Khelili c. Suisse du 18 octobre 2011, selon lequel il appartient aux autorités de prouver l'exactitude des données collectées et conservées.
Elle observe d'ailleurs que les données concernant M. Drelon n'ont jamais été mises à jour en dépit de ses demandes réitérées, l'intéressé ayant même porté plainte pour atteinte à sa vie privée. Surtout, l'irrégularité fondamentale de la procédure appliquée à M. Drelon réside dans le fait que le refus de réponse était prévu, et qu'il suffisait d'en garder trace pour justifier un refus de don. Il n'était donc pas nécessaire de présumer l'homosexualité du requérant.
Par ailleurs, la Cour observe que les textes en vigueur en 2004 montraient que la durée de conservation de données très sensibles excédait largement celle qui était nécessaire aux finalités du traitement. En effet, l'ÉFS prévoyait de conserver les données jusqu'en 2078, ce qui signifiait que, dans le cas du requérant, elles seraient stockées pendant soixante-quatorze ans. Il s'agissait évidemment de permettre une utilisation répétée de ces informations, jusqu'à ce que les éventuels donneurs de sang soient totalement dissuadés. Il n'empêche que le fichier ne prévoyait même pas de procédure de révision, ce qui constituaient une atteinte directe à la loi du 6 janvier 1978 et à la Convention de 1981.
La CEDH sanctionne donc la procédure pour violation de l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Observons en même temps qu'un second recours dirigé contre le décret du 5 avril 2016 qui modifiait les conditions du don du sang n'a pas prospéré devant la CEDH, car il n'était évidemment pas applicable à l'époque du fichage concernant le requérant. Quoi qu'il en soit, la décision de la Cour intervient à une époque où elle peut se permettre de faire preuve de libéralisme. Les techniques de chauffage du sang, désormais mises en oeuvre pour toutes les transfusions, permettent désormais aux homosexuels comme tout le monde. A l'issue de l'analyse, on peut se demander si les progrès de la médecine n'ont pas eu davantage d'influence que la CEDH dans la fin d'une discrimination fondée sur l'orientation sexuelle.
Sur l'orientation sexuelle, élément de la vie privée : Chapitre 8, section 1, § 2 du manuel de libertés sur internet.
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