« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 12 septembre 2022

Don du sang et fichage des homosexuels


On pourrait penser que l'arrêt Drelon c. France rendu par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) le 8 septembre 2022 n'a plus aucun intérêt. La France est en effet sanctionnée pour un fichage des homosexuels réalisé par l'Établissement français du sang (ÉFS), pratique qui a pris fin avec un arrêté du 11 janvier 2022. Les directives de l'OMS, notamment celles du 23 mai 2005 et du 21 mai 2010 ne sont pourtant pas remises en cause. Elles encouragent les États membres à sélectionner les candidats au don de sang sur le fondement de critères stricts, afin de ne retenir que ceux qui présentent peu de risque de porter un agent pathogène transmissible par le sang, notamment le virus du Sida. L'arrêté du 11 janvier 2022 ne revient pas sur le principe d'une sélection, mais elle n'est plus effectuée en fonction du genre ou de l'orientation sexuelle. Elle repose désormais sur le recours à certaines pratiques comme le multi-partenariat ou la sexualité tarifée.

L'arrêt Drelon c. France conserve toutefois tout son intérêt, car il met en lumière la violation de la vie privée garantie par l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qu'entrainent la collecte et la conservation de données relative à l'orientation sexuelle. Il ne s'agit pas de consacrer un droit au don du sang, mais bien davantage de s'assurer de la régularité de la procédure qui organise la sélection des donneurs.

 

Données sensibles et vie privée

 

Depuis l'arrêt Leander c. Suède du 26 mars 1987, la Cour reconnait régulièrement que les données relatives à la vie privée d'une personne entrent dans le champ de l'article 8. Au coeur de cette "vie privée" figurent évidemment les éléments liés à la vie sexuelle. Comme en toute matière touchant à la vie privée, l'article 8 autorise les États à collecter et conserver des informations sensibles si ce fichage est prévu par la loi, poursuit un but légitime et apparaît nécessaire dans une société démocratique. Dans l'arrêt de Grande Chambre S. et Marper c. Royaume-Uni du 4 décembre 2008, la CEDH précise que le consentement de la personne au fichage, ainsi que la finalité du traitement, sont des éléments d'appréciation essentiels pour mesurer le degré d'autonomie de l'État dans ce domaine. C'est d'ailleurs le droit commun en la matière, et il est désormais acquis que le droit interne doit garantir que les données traitées sont pertinentes et non excessives par rapport à la finalité de leur enregistrement.

En l'espèce, M. Drelon avait refusé, en 2004, de répondre au questionnaire préalable au don du sang, portant notamment sur sa vie sexuelle. De ce refus de réponse, l'ÉFS avait déduit son homosexualité, lui interdisant donc de donner son sang. 

 


 

 

Le cadre légal

 

En soi, la procédure de sélection des donneurs par l'EFS reposait sur un cadre légal très clair. L'article 8, II, 6° de la loi du 6 janvier 1978, dans sa rédaction applicable à l'époque du litige, permettait à l'État de faire exception au principe d'interdiction de tout traitement comportant des données relatives à la santé ou à la vie sexuelle des personnes, pour des motifs précisément de santé publique. La directive européenne du 27 janvier 2003 imposait, quant à elle, une procédure d'examen et de sélection des donneurs, contrainte qui s'est traduite en France par un arrêté du 10 septembre 2003 créant un dossier informatisé au donneur comprenant les éventuelles contre-indications au don. Aux yeux de la CEDH, la procédure de sélection des donneurs et le fichage des données relatives à la vie sexuelle des personnes était donc bien "prévue par la loi".

La légitimité du but poursuivi ne mérite guère que l'on s'y attarde. Le nombre de personnes contaminées par des virus sanguins ou le Sida après une transfusion de produits sanguins a été considérable, jusqu'à ce que les techniques d'élimination des agents pathogènes par le chauffage du sang soient connues, et généralisées. Encore aujourd'hui, le risque n'est pas totalement inexistant, en raison du délai de contamination. Le but poursuivi par le fichage relève donc d'un impératif de santé publique incontestable.

L'analyse est plus délicate en matière de nécessité de cette ingérence dans la vie privée des personnes. La CEDH commence par reconnaître que la collecte et la conservation des résultats de la sélection des candidats au don du sang sont des procédures qui contribuent à garantir la sécurité transfusionnelle. Mais, pour juger si l'ingérence dans la vie privée était proportionnée à ce but, la CEDH contrôle les garanties offertes par la législation interne.

 

L'absence de garanties suffisantes

 

Sur ce point, l'article 5 de la Convention de 1981 relative à la protection des données impose que les informations collectées et stockées soient exactes, éventuellement mises à jour, pertinentes, et que leur durée de conservation ne dépasse pas celle qui est strictement nécessaire. En l'espèce, cet examen est particulièrement rigoureux, dans la mesure où il n'est pas contesté que M. Drelon n'a pas explicitement consenti au fichage. 

La CEDH sanctionne précisément ce manque de rigueur dans la collecte. En effet, M. Drelon s'est vu appliquer une contre-indication propre aux homosexuels, au seul motif qu'il avait refusé de répondre aux questions portant sur sa sexualité. La Cour en déduit donc que le stockage des données repose sur des spéculations et non pas sur un base factuelle avérée. Sur le plan juridique, elle ne fait qu'appliquer le principe rappelé dans l'arrêt Khelili c. Suisse du 18 octobre 2011, selon lequel il appartient aux autorités de prouver l'exactitude des données collectées et conservées. 

Elle observe d'ailleurs que les données concernant M. Drelon n'ont jamais été mises à jour en dépit de ses demandes réitérées, l'intéressé ayant même porté plainte pour atteinte à sa vie privée. Surtout, l'irrégularité fondamentale de la procédure appliquée à M. Drelon réside dans le fait que le refus de réponse était prévu, et qu'il suffisait d'en garder trace pour justifier un refus de don. Il n'était donc pas nécessaire de présumer l'homosexualité du requérant.

Par ailleurs, la Cour observe que les textes en vigueur en 2004 montraient que la durée de conservation de données très sensibles excédait largement celle qui était nécessaire aux finalités du traitement. En effet, l'ÉFS prévoyait de conserver les données jusqu'en 2078, ce qui signifiait que, dans le cas du requérant, elles seraient stockées pendant soixante-quatorze ans. Il s'agissait évidemment de permettre une utilisation répétée de ces informations, jusqu'à ce que les éventuels donneurs de sang soient totalement dissuadés. Il n'empêche que le fichier ne prévoyait même pas de procédure de révision, ce qui constituaient une atteinte directe à la loi du 6 janvier 1978 et à la Convention de 1981.

La CEDH sanctionne donc la procédure pour violation de l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Observons en même temps qu'un second recours dirigé contre le décret du 5 avril 2016 qui modifiait les conditions du don du sang n'a pas prospéré devant la CEDH, car il n'était évidemment pas applicable à l'époque du fichage concernant le requérant. Quoi qu'il en soit, la décision de la Cour intervient à une époque où elle peut se permettre de faire preuve de libéralisme. Les techniques de chauffage du sang, désormais mises en oeuvre pour toutes les transfusions, permettent désormais aux homosexuels comme tout le monde. A l'issue de l'analyse, on peut se demander si les progrès de la médecine n'ont pas eu davantage d'influence que la CEDH dans la fin d'une discrimination fondée sur l'orientation sexuelle.


Sur l'orientation sexuelle, élément de la vie privée : Chapitre 8, section 1, § 2 du manuel de libertés sur internet.


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vendredi 9 septembre 2022

La Cour des comptes au secours des lanceurs d'alerte


La Cour des comptes inaugure, en septembre 2022, une nouvelle plateforme sur son site internet. Elle est directement ouverte aux internautes pour qu'ils puissent signaler les "irrégularités" ou les "dysfonctionnements" dont ils pourraient avoir connaissance en matière de gestion publique. Il s'agit donc de permettre des signalements, y compris anonymes, concernant les institutions publiques contrôlées par la Cour des comptes ou par les Chambres régionales des comptes. Bien entendu, la Cour précise que "tout signalement fera l'objet d'une analyse rigoureuse" et que cette procédure n'est ouverte qu'à celles et ceux qui ont eu "personnellement connaissance" de ces conduites ou situations contraires à l'intérêt général. Cette seconde condition a pour objet d'écarter les dénonciations purement militantes destinées davantage à sensibiliser l'opinion publique à une cause plutôt qu'à sanctionner des violations de la loi.

L'initiative s'inscrit ainsi dans un processus, d'ailleurs très lent, de construction du cadre juridique indispensable à l'activité des lanceurs d'alerte.

 

Le lanceur d'alerte

 

Le lanceur d'alerte est défini, depuis la loi du 21 mars 2022, comme « une personne physique qui révèle ou signale, sans contrepartie financière et de bonne foi, des informations portant sur un crime, un délit, une menace ou un préjudice pour l'intérêt général, une violation ou une tentative de dissimulation d’une violation d’un engagement international (…), du droit de l’Union européenne, de la loi ou du règlement". Dans tous les cas, le lanceur d’alerte n’est pas un délateur, mais un informateur qui agit, ou au moins croit agir, dans l'intérêt général. Dans un arrêt Soares c. Portugal du 21 juin 2016, la CEDH précise que la bonne foi de l’intéressé constitue l’élément essentiel pour qu’il puisse être qualifié de lanceur d’alerte. 

 

Si la définition du lanceur d'alerte est aujourd'hui à peu près claire, il n'en est pas de même de la procédure qui organise son intervention. Le législateur ne porte qu'un intérêt modeste à son rôle et à sa protection, quand il ne lui met pas franchement des bâtons dans les roues.

 

Un intérêt modeste

 

Des textes ponctuels sont intervenus, n'abordant la question des lanceurs d'alerte qu'indirectement. La loi du 14 novembre 2016 place ainsi les journalistes à l'abri d'éventuelles poursuites pour recel d'une information divulguée par un lanceur d'alerte. Cette disposition, comme d'ailleurs l'essentiel du droit sur le secret des sources, protège toutefois le journaliste, et non pas sa source. Quant à la loi du 30 juillet 2018 mettant en oeuvre la directive "secret des affaires", elle pose une exception à ce secret en faveur des lanceurs d'alertes. Encore faut-il que l'intéressé soit poursuivi pour atteinte à ce secret spécifique et non pas sur un autre fondement. De ces textes éclatés, on ne peut déduire l'existence d'une volonté affirmée de protéger les lanceurs d'alerte et de les mettre à l'abri d'éventuelles représailles.

 


 Sa Majesté a-t-elle bien reçu ma lettre anonyme ?

La Folie des Grandeurs. Gérard Oury. 1971

 

Protéger ou empêcher ? 

 

Les deux lois du 21 mars 2022, une loi ordinaire et une loi organique, ont été présentées comme un pas en avant important, avec enfin une approche globale de l'activité des lanceurs d'alerte. La première vise à "améliorer la protection des lanceurs d'alerte", la seconde à "renforcer le rôle du Défenseur des droits en matière de signalement d'alerte".

Désormais, les entreprises ou services de plus de cinquante salariés doivent impérativement prévoir, dans leur règlement intérieur, une procédure de signalement. Elle se déroule d’abord devant le supérieur hiérarchique, puis, en cas d’insuccès, devant l'autorité administrative ou judiciaire. Les promoteurs de cette législation ont évidemment insisté sur le fait que le lanceur d'alerte se voyait ainsi offrir la possibilité de s'adresser à un interlocuteur objectif chargé d'assurer sa protection durant la procédure. Certes, mais reconnaissons qu'il faut bien du courage pour signaler une irrégularité à son supérieur hiérarchique. Le risque de représailles, allant du harcèlement au licenciement en passant par la placardisation, est loin d'être exclu.

La réponse du législateur n'est guère de nature à rassurer. La loi du 21 mars 2022 offre en effet une voie alternative, consistant en la saisine du Défenseur des droits, compétent pour recueillir et traiter le signalement. Là encore, la procédure se caractérise par une certaine dérive bureaucratique. C'est ainsi que le Défenseur des droits dispose d'un délai de six mois pour reconnaître la qualité de lanceur d'alerte à l'auteur du signalement, délai qui doit sembler particulièrement long à l'intéressé. De même, a-t-il un rôle d'orientation qui lui impose de renvoyer, si les conditions sont réunies, la plainte à la procédure hiérarchique de droit commun. Les représailles risquent alors d'être particulièrement redoutables.

La plateforme mise en place par la Cour des comptes ne remet pas en cause l'ensemble de ces procédures, car on doit rappeler qu'elle ne concerne que son champ de compétence, c'est-à-dire la gestion publique. Les entreprises ne sont qu'indirectement concernées à travers les contrats qu'elles passent avec les institutions publiques.


L'anonymat

 

Dans ce cadre plus étroit, la plateforme présente toutefois l'avantage de la rapidité, et aussi celui de l'anonymat. La procédure est à rapprocher de celle prévue par l'article 706-58 du code de procédure pénale. Dans l'hypothèse où un témoignage dans une affaire portant sur un crime ou un délit puni d'au moins cinq ans d'emprisonnement risque de mettre en danger la vie ou l'intégrité d'une personne, ou des membres de sa famille, le juge des libertés de la détention peut autoriser le procureur ou le juge d'instruction à auditionner un témoin sans que son nom apparaisse dans le dossier.

La situation est évidemment un peu différente, mais la philosophie est identique dans les deux cas. L'anonymat pour objet d'une part de protéger l'intéressé des représailles des auteurs des infractions, d'autre part de permettre que ces derniers soient poursuivis, à l'issue d'une enquête minutieuse. Il ne s'agit pas de délation, mais plus simplement de dénonciation de malfaiteurs. Dans les deux cas, l'identité de l'informateur demeure confidentielle, mais elle n'est pas inconnue des autorités chargées de l'enquête.

La plateforme de la Cour des comptes a donc de bonnes chances de devenir l'instrument privilégié des lanceurs d'alerte, en matière de gestion publique. Ils se sentiront certainement plus en sécurité. On ne peut s'empêcher de penser que les textes du 21 mars 2022 se présentaient comme protecteurs des lanceurs d'alerte de manière purement cosmétique. Leur effet n'est-il pas plutôt de dissuader une démarche visant à dénoncer des infractions "en col blanc" en la réintégrant au coeur de la hiérarchie de l'entreprise ou du service ? La Cour des comptes contourne l'obstacle et offre un nouvel espoir aux lanceurs d'alerte. A l'heure où on s'interroge beaucoup sur les marchés publics passés avec certains cabinets de conseil, l'initiative ne manque pas d'intérêt.



mardi 6 septembre 2022

CEDH : Le joint thérapeutique n'est pas un droit


L'arrêt Thörn c. Suède rendu par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) le 1er septembre 2022 écarte l'idée que la culture du cannabis et sa consommation, à des fins purement personnelles, puisse être considérée comme un droit attaché à la vie privée. Elle valide donc l'amende infligée au requérant, resté gravement handicapé après un accident intervenu en 1994. Ses souffrances se sont aggravées à partir de 2010 et les anti-douleurs habituellement prescrits par les médecins se révélaient peu efficaces dans son cas. Quant au cannabis médical, qui existe en Suède, il ne pouvait y prétendre car son usage était réservé aux patients atteints de sclérose en plaques. 

Il a donc choisi, sans aucune prescription médicale, de le cultiver lui-même, afin d'assurer sa consommation personnelle. Il déclare que ses douleurs se sont rapidement estompées, au point qu'il a pu reprendre un travail à temps plein. Mais il n'empêche que la culture du cannabis, comme sa consommation, demeurent également illicites en Suède. M. Thörn a finalement été condamné, très modestement, à une peine de quarante jours-amende, soit la somme approximative de 520 €.

Devant la CEDH, il invoque l'ingérence disproportionnée dans sa vie privée qu'entraîne sa condamnation . L'affaire est intéressante, dans la mesure où elle ne concerne pas la légalité de la production ou de la consommation du cannabis. Nul ne conteste, pas même le requérant, qu'il a commis des actions illégales en droit suédois. En revanche, il a invoqué vainement devant les juges le fait qu'il ait agi poussé par la nécessité et sans nuire à autrui. La question posée à la Cour est donc plutôt de savoir si le fait de ne pas avoir exonéré le requérant de sa responsabilité pénale emportait une ingérence disproportionnée dans sa vie privée.

 


Lucy in the Sky with Diamonds. Beatles. 1967

 

L'arrêt A.M. et A. K. c. Hongrie

 

La question avait déjà été soulevée devant la CEDH, mais la décision A.M. et A.K. c. Hongrie du 4 avril 2017 s'était traduite par une irrecevabilité. En effet, les requérants, connaissant des problèmes de santé comparables à ceux dont souffre M. Thörn, ne s'étaient pas donné la peine de discuter avec leur médecin d'un éventuel usage du cannabis thérapeutique, traitement accessible en Hongrie. Sans doute peu doués pour le jardinage, ils s'étaient bornés à acheter du cannabis sur internet. Aux yeux de la Cour, la requête était irrecevable, car les requérants ne faisaient état d'aucune opinion médicale informée sur leur éventuel besoin d'un traitement de ce type.

Observons qu'en tout état de cause, la Cour laisse aux États une très large marge d'appréciation dans ce domaine. Comme elle l'affirme dans l'arrêt Vavricka et autres c. République tchèque du 8 avril 2021, les autorités de l'État sont mieux placées que le juge européen pour ce qui est dans l'intérêt public, social ou économique de leur population. La CEDH se borne alors à s'assurer que les choix qui sont faits ne sont pas dépourvus de fondement raisonnable. En l'espèce, la CEDH observe qu'il n'existe pas de réel consensus européen sur cette question, consensus qui aurait pu réduire quelque peu cette marge d'autonomie des États.

 

L'exonération de responsabilité pénale et la vie privée

 

Il n'est pas contesté que l'amende infligée à M. Thörn était prévue par la loi et poursuivait un but légitime, c'est-à-dire la protection de la santé publique. La question essentielle était donc de savoir si l'ingérence dans la vie privée de M. Thörn était "nécessaire dans une société démocratique". Comme il a été rappelé, les juges suédois n'ont pas cherché si l'interdiction du cannabis emportait une atteinte excessive dans la vie privée du requérant, mais se sont limités à rechercher si le refus d'exonération de responsabilité pénale ou de dispense de peine qui lui a été opposé emportait, lui, une telle atteinte.

En l'espèce, la Cour observe que les juges suédois, et notamment la Cour Suprême, se sont efforcés de trouver un équilibre entre d'une part la situation personnelle du requérant et d'autre part la rigueur de la règle pénale dont il ne pouvait ignorer l'existence et dont l'État doit assurer l'effectivité. Au demeurant, la CEDH observe que l'affaire ne concerne pas le domaine éthique du refus d'un traitement médical ou du choix d'un traitement alternatif. Ces questions sont en effet particulièrement attachées au libre arbitre et à la liberté individuelle, comme le rappelle l'arrêt Témoins de Jéhovah de Moscou et autres c. Russie du 10 juin 2010. En l'espèce, l'affaire porte sur le non-respect des interdictions de la culture et de la consommation de produits stupéfiants.  Le libre-arbitre cède alors logiquement devant la contrainte de la loi pénale.

On pourrait penser que l'arrêt Thörn est une pure décision d'espèce, témoignant de la large autonomie des États dans ce domaine. Ne s'agit-il pas, finalement, de considérer que la souffrance du requérant excuse, au moins en partie, la légèreté avec laquelle il traite la norme pénale ? 

C'est vrai, mais la décision peut aussi être lue à la lumière de la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne Kanavape du 22 août 1990. Elle considère que, en l'état des connaissances scientifiques, le cannabis à visée thérapeutique, CBD, n'est pas un produit stupéfiant. Elle en tire pour conséquence que le principe de libre circulation est applicable à ce produit un peu particulier. Appliquant cette jurisprudence, la Cour de cassation a donc considéré, dans un arrêt du 23 juin 2021, que le CBD pouvait être vendu en France s'il était légalement produit dans un autre État de l'Union européenne. Ensuite, un  arrêté du 30 décembre 2021 a accepté de considérer que le CBD pouvait être cultivé et vendu dans notre pays.  Il est vrai que M. Thörn préférait le petit joint "à l'ancienne" plutôt que le CBD, mais l'ensemble de cette évolution juridique tend tout de même à banaliser l'usage du cannabis, dès lors qu'il devient possible d'invoquer une finalité thérapeutique.

 


mercredi 31 août 2022

l'Imam Iquioussen, ou la fuite dans les idées


Dans une ordonnance du 30 août 2022, le juge des référés du Conseil d'État, pour une fois réuni en formation collégiale, annule la décision du juge des référés du tribunal administratif de Paris, qui avait suspendu l'expulsion de l'imam Iquioussen. L'affaire fait beaucoup de bruit, en raison de la personnalité très controversée d'un imam qui n'hésite pas à tenir des propos violemment discriminatoires et qui est actuellement en fuite. La médiatisation est d'ailleurs accrue par le ministre de l'Intérieur lui-même, enclin à une communication souvent un peu intempestive.

Sur le plan juridique toutefois, la décision du 30 août 2022 n'est guère surprenante. Il est vrai que le Conseil d'État annule l'ordonnance du juge des référés du tribunal administratif de Paris, mais ce dernier est coutumier des "jurisprudences de combat", celles destinées à témoigner d'affirmer le droit tel qu'il devrait être, en sachant parfaitement que le Conseil d'État va ensuite énoncer le droit tel qu'il est.

En matière d'expulsion, le droit est d'ailleurs relativement souple, car la situation de l'étranger est appréciée dans sa globalité. La décision d'expulsion est prise au regard à la fois de l'effectivité de la menace pour l'ordre public que représente la présence de l'étranger sur le territoire et des conséquences sur sa vie familiale qu'entraine la mesure d'éloignement. Ces différents critères s'articulent de manière relativement variable, sous le contrôle du juge administratif, qui, lui aussi, adopte une jurisprudence impressionniste.

 

Le droit de mener une vie familiale normale


Le tribunal administratif de Paris, dans son ordonnance suspendant l'expulsion de l'imam, s'est essentiellement appuyé sur l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui garantit le droit de mener une vie familiale normale. Il est exact que, dans une jurisprudence ancienne Moustaquim c. Belgique du 18 février 1991, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) considérait déjà que l’expulsion d’une personne dont les attaches familiales et culturelles sont exclusivement dans le pays d’accueil portait une atteinte excessive à sa vie familiale. Le Conseil d'État avait immédiatement appliqué cette jurisprudence dans un arrêt Belgacem du 19 avril 1991, sanctionnant l’expulsion d’un Algérien immigré « de la seconde génération », qui n’avait aucun lien avec son pays d’origine.

Pour le tribunal administratif de Paris, l'imam Iquioussen était dans une situation identique. Né à Denain en 1964, de nationalité marocaine, il bénéficiait d'une carte de résident depuis 1982, titre de séjour constamment renouvelé jusqu'à sa dernière date d'expiration, en juin 2022. Pour le tribunal administratif, les liens de l'intéressé avec son pays d'origine étaient fort ténus, se limitant finalement au fait qu'il avait toujours refusé de prendre la nationalité française.

Mais ce n'est pas si simple, car la jurisprudence européenne a beaucoup évolué depuis la jurisprudence Moustaquim. Dans l'affaire Levakovic c. Danemark du 23 octobre 2018, la CEDH ne voit pas d'atteinte à la vie privée dans le cas d'un immigré condamné pour des infractions graves à l'âge adulte, qui n'avait ni enfants ni famille à charge, et qui avait constamment démontré son refus de se soumettre à la loi. 

D'une manière générale, la Cour laisse une large marge d'appréciation aux États, dès lors que les juges internes ont examiné les faits avec soin, en toute indépendance et impartialité. Dans ce cas, la Cour se borne à s'assurer qu'il n'y a pas de "raisons sérieuses" de déroger à ce principe, les juges internes étant parvenus à des conclusions "ni arbitraires, ni déraisonnables", formule employée dans l'arrêt Kemal Hamesevic c. Danemark du 16 mai 2017.

Le juge des référés du Conseil d'État applique donc cette jurisprudence récente. Il observe que l'intéressé n'a jamais demandé la nationalité française et qu'il n'a plus la charge de ses cinq enfants, tous majeurs. Quant à son épouse, elle est également de nationalité marocaine, ce qui signifie qu'il pourrait mener une vie familiale normale dans le pays dont il est le ressortissant.


Dernier mémoire en réplique de l'imam

Je suis venu te dire que je m'en vais. Serge Gainsbourg

Archives INA. 29 novembre 1973

 

L'ordre public

 

La décision d'expulsion de l'imam a pour fondement l'article L 631-3 du code de l'entrée et du séjour des étrangers. Il interdit certes l'expulsion des étrangers résidant en France depuis l'âge de treize ans, ce qui est le cas de l'imam, mais il pose une exception "en cas de comportements de nature à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de l'Etat, ou liés à des activités à caractère terroriste, ou constituant des actes de provocation explicite et délibérée à la discrimination, à la haine ou à la violence contre une personne déterminée ou un groupe de personnes".

Contrairement à ce qu'affirment les défendeurs de l'imam, l'absence de condamnation pénale est sans influence sur une décision d'expulsion fondée sur l'article L 631-3. Le Conseil d’État, dans un arrêt du 4 octobre 2004 ministre de l’Intérieur c. Bouziane, admet ainsi l’expulsion de l’imam de Vénissieux, en l'absence de toute condamnation, en raison de son appartenance à la mouvance salafiste, avérée par des notes des services de renseignement. 

Le juge des référés du tribunal administratif de Paris avait estimé, un peu hâtivement, que l'imam Iquioussen avait certes tenu des propos antisémites, mais c'était en 2004, et d'ailleurs il s'en était excusé. Celui du Conseil d'État pousse un peu plus loin l'étude du dossier. Il constate que l'imam s'est en effet excusé, à la suite d'un scandale provoqué par l'un de ses discours en 2004. Mais il résulte de l'instruction que d'autres propos antisémites ont ensuite été tenus dans des interventions toujours disponibles sur internet. L'imam n'a d'ailleurs jamais fait aucune démarche pour obtenir le retrait de ces vidéos.

 

La discrimination à l'égard des femmes

 

Le plus intéressant dans la décision est sans doute la référence claire à la discrimination envers les femmes, considérée comme entrant dans le champ de l'article L 631-3 du code de l'entrée et du séjour des étrangers. La provocation explicite et délibérée à la discrimination, à la haine ou à la violence contre une personne déterminée ou un groupe de personnes peut donc s'appliquer aux femmes.

Le juge des référés du Conseil d'État fait observer que l'imam a toujours théorisé "la soumission de la femme à l'homme", refusant notamment que les femmes aient les mêmes droits que les hommes. Il y a donc une atteinte délibérée au principe d'égalité, et l'imam a mis en ligne de nombreuses interventions en ce sens, les dernières datant de 2021.

On ne peut que se réjouir que le juge des référés du Conseil d'État intègre ainsi l'atteinte aux droits des femmes parmi les motifs justifiant une expulsion pour des motifs d'ordre public. De toute évidence, cette intégration des droits des femmes dans l'ordre public est porteuse d'intéressantes potentialités en matière jurisprudentielle. On peut aussi regretter, évidemment, de voir la Ligue des droits de l'homme soutenir le recours de l'imam et admettre donc, au moins implicitement, que la soumission des femmes constitue une idéologie acceptable.  

En tout cas, les soutiens de l'imam vont devoir réviser quelque peu leurs éléments de langage. Ce bon père de famille, jamais condamné et parfaitement respectueux des lois, est aujourd'hui en fuite. Or, aux termes de l'article L 849-9 de ce même code sur l'entrée et le séjour des étrangers : "Est puni de trois ans d'emprisonnement le fait, pour un étranger, de se soustraire ou de tenter de se soustraire à l'exécution d'une (...) décision d'expulsion". Il faudra attendre qu'on le rattrape pour savoir s'il sera poursuivi sur ce fondement, ou immédiatement expulsé.


Sur l'expulsion des étrangers : Chapitre 5, section 2, § 2, B du manuel de libertés publiques sur internet

mardi 30 août 2022

Les Invités de LLC. Serge Sur : Les imperfections des démocraties libérales

Serge Sur est professeur émérite de l'Université Paris 2 (Panthéon-Assas) et membre de l'Institut (Académie des sciences morales et politiques).

Ce texte a été publié en juin 2022 dans le numéro 113/114 de Questions Internationales intitulé "Les imperfections des démocraties libérales", édité par la DILA. Nous remercions bien vivement l'auteur et la rédaction de nous avoir autorisé cette publication.




LES DÉMOCRATIES À L'ÉPREUVE


 

 

On entendra par démocraties libérales les régimes politiques qui reposent sur la souveraineté du peuple, sur la séparation des pouvoirs dont l’indépendance de la justice, sur la garantie des libertés publiques et du pluralisme politique. Ce pluralisme se traduit spécialement par des élections concurrentielles régulières, assurant entre forces politiques opposées une compétition équilibrée permettant l’alternance au pouvoir. C’est dire que ces démocraties comportent une dimension représentative, avec un parlement et un gouvernement émanant du vote populaire. Elles peuvent comporter parallèlement des éléments de démocratie directe ou semi-directe sans que ce soit nécessaire.

 

Ce modèle correspond à la plupart des pays dits occidentaux, d’Europe de l’Ouest ou d’Amérique du Nord, et influence divers pays dans d’autres continents. Il comporte nombre de variantes suivant la forme retenue du régime politique, présidentiel, parlementaire, d’assemblée étant les principales. Ces formes idéales sont plus ou moins concrétisées dans les pays concernés, dans la mesure où d’autres considérations interviennent que le choix abstrait d’un modèle institutionnel. Données historiques, traditions culturelles, situations locales conduisent à des ajustements, à des particularités qui éloignent plus ou moins de l’épure théorique. Pour ne prendre qu’un exemple, la centralisation qui concentre le pouvoir conduit à des formules différentes du fédéralisme, qui à l’inverse le disperse.  

 

Les Etats-Unis, modèle démocratique ?

 

Parmi les exemples phares de la démocratie libérale, on trouve les Etats-Unis. Ils disposent de la plus ancienne constitution écrite du monde qui soit toujours en vigueur, et sa référence officielle est celle de la liberté. Comment pourrait-il y avoir de liberté sans démocratie ? Sans doute, et c’est la caractéristique d’autres pays, peut-il y avoir démocratie sans liberté – mais la liberté ne peut prospérer sans démocratie politique. On connaît en outre la célèbre définition du président Lincoln qui est un leitmotiv de ce dossier : « gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple ». Chacun peut y adhérer, dès lors que l’on convient qu’une démocratie a besoin d’un gouvernement. Mais les Etats-Unis respectent-ils cet axiome en pratique ?   

 

A vrai dire, on peut en douter. Ceci sans même évoquer le maintien de l’esclavage durant près de six décennies après l’indépendance, puis la discrimination raciale qui l’a en droit et en fait prolongé pour plus d’un siècle après son abolition. Elle est loin d’avoir disparu, si elle s’est déployée vers d’autres minorités que les Noirs, Hispaniques et Asiatiques notamment, sans oublier les Amérindiens, sans doute les plus infortunés. Dans ces conditions, on peut d’abord se demander où est le peuple américain ? Il n’existe nulle part en corps dans la constitution. Le corps électoral est fractionné entre tous les Etats de la Fédération, puisque chacun d’eux définit le sien et détermine les règles de vote comme d’inscription sur les listes électorales. Il en résulte, comme on sait, que le président peut être élu par une minorité de votants puisque l’on additionne les scrutins particuliers de chaque Etat fédéré.

 

Si l’on s’intéresse ensuite à la représentation, le Congrès comporte deux chambres, et le Sénat est la plus importante d’entre elles. Or il est composé de deux sénateurs par Etat fédéré, quelle que soit son importance démographique. Un Etat qui comprend plusieurs millions d’habitants à la même représentation qu’un autre qui n’en compte que quelques centaines de milliers. La déformation démocratique est considérable. Enfin, la Cour suprême, dont l’origine démocratique est lointaine et la composition hautement polarisée, est conduite à décider de questions aussi importantes que la peine de mort, l’avortement, le mariage pour tous, toutes décisions sociétales qui échappent au peuple comme à ses représentants. On peut en déduire que, contrairement à la perception dominante, les Etats-Unis ne sont pas réellement une démocratie politique, mais une république fédérale. Ce n’est pas tant le peuple qui est souverain que la constitution.

 

Représentation, identité, intérêt général

 

Cet exemple est un peu paroxystique. On peut le décliner à des titres divers pour d’autres démocraties libérales, chacune suivant ses particularismes. On a en choisi ici divers exemples, qui ne sont évidemment pas limitatifs. On peut rassembler les dérives qui affectent les principes de la démocratie libérale sous trois thèmes, ceux de la représentation, de l’identité nationale, de l’intérêt général.

 

-  Pour ce qui est de la représentation, l’idéal est de parvenir à une image aussi exacte que possible du corps électoral dans la diversité de ses tendances politiques. On ne peut sans doute y parvenir que de façon approchée. Il faut en outre tenir compte de la nécessité d’aboutir à des majorités gouvernantes : le scrutin majoritaire peut conduire à des déformations importantes, en raison de la prime accordée aux formations en tête des scrutins. Le scrutin proportionnel n’est pas une solution parfaite s’il ne permet pas de dégager une majorité de gouvernement. Mais il peut y avoir des abus dans l’autre sens, de sorte que des scrutins mixtes sont peut-être une bonne solution.

 

D’autres techniques conduisent à des dérives beaucoup plus contestables. Le découpage électoral des circonscriptions par exemple, qui peut aboutir à de savantes déformations de la représentation. Dès lors qu’il est opéré par le gouvernement, ou par sa majorité, le doute devient légitime. L’inégalité de fait dans les campagnes électorales, la partialité des médias, l’emprise gouvernementale ne sont pas rares. On peut y ajouter l’importance comparée des ressources financières des concurrents, pas toujours transparentes. Les manipulations de la liste électorale, les fraudes, la mobilisation plus ou moins forcée de certains électeurs sont encore plus opaques, et en principe condamnées mais peuvent subsister à la marge. Il existe sans doute des contrôles, des mécanismes de validation des consultations, mais leur efficacité est relative. La perception de ces inégalités entraîne souvent une abstention volontaire des électeurs, autre élément du faussement de la représentation.

 

- L’identité nationale comporte d’autres risques de déformation. La démocratie comporte la participation égalitaire et individuelle du peuple tout entier. Or plusieurs considérations peuvent affecter ce principe. D’abord, le vote communautaire, qui conduit certains électeurs à se déterminer en fonction d’une solidarité culturelle ou ethnique plus que d’une opinion personnelle. Ensuite, le traitement discriminatoire de citoyens d’une origine particulière, qui peut les conduire à se retirer de la compétition électorale, ou alors à se réfugier dans un vote communautaire. Si le débat sur l’identité nationale conduit à singulariser des groupes d’électeurs, ils vont tendre à se considérer comme rejetés et à se conduire comme tels. Le résultat, que l’on a souvent observé lors d’élections de pays sans tradition démocratique, conduit à fragmenter le corps électoral suivant une appartenance ethnique et non nationale. Là encore, les Etats-Unis sont un exemple caricatural, lorsqu’un candidat affirme qu’aucun Noir de devrait voter pour son concurrent. Mais le problème, on le sait, est plus général. En Israël, la question de l’égalité entre citoyens juifs et arabes israéliens est ouvertement posée.   

 

-  L’intérêt général est aussi au fondement de la démocratie. Il n’est pas la somme des intérêts particuliers, mais il doit les transcender. Il convient de les dépasser dans le temps – savoir préférer le long terme à la conjoncture, tenir compte des générations futures et pas seulement des contemporains – et dans l’espace – ne pas privilégier certaines catégories par rapport à d’autres, gouverner pour tous et pas seulement pour ses partisans. Il y faut des instances arbitrales, qui échappent à la compétition politique et ne sont animées que par lui : ce devrait, idéalement, être l’une des fonctions d’un pouvoir judiciaire.  

 

Cet idéal est le plus souvent évanescent. La réalité est celle de la force des lobbies de tout poil, économiques ou idéologiques, qui assiègent les institutions publiques et influencent leurs décisions en fonction de leurs intérêts ou de leurs visions. En pratique, ils sont souvent plus puissants que les partis politiques. Ils contribuent à un mal qui est peut-être le plus menaçant pour la démocratie, la corruption. Elle détruit la confiance des citoyens, développe le complotisme, éloigne les électeurs, accroît la distance entre représentants et gouvernés. La démocratie libérale suppose tolérance et relativisme, puisque l’on doit accepter d’être dirigé par ses adversaires. Mais elle est minée par le scepticisme sur ses fondements, lorsque l’on pense que le pouvoir officiel n’est qu’un théâtre d’ombres et que les génies de la cité sont invisibles et hors d’atteinte.       


vendredi 26 août 2022

Le Fact Checking de LLC : Les rodéos urbains


L'été 2022 a été marqué par un recrudescence des rodéos urbains. De Pontoise à Vénissieux, en passant par Rennes et Colmar, ces courses folles ont fait des victimes, en particulier des enfants qui se trouvaient malencontreusement sur le passage de ces conducteurs de moto particulièrement inconscients. Ces évènements se déroulent souvent dans un contexte de violence et les forces de police sont bien souvent prises à parti par les participants à ces rodéos.

Ils suscitent actuellement un débat largement politique. Comme toujours, les uns demandent un accroissement de la répression, les autres plaident en faveur de mesures d'accompagnement et de soutien à une jeunesse largement abandonnée des pouvoirs publics. Tous s'accordent pour affirmer que le droit est insuffisant, trop laxiste ou pas assez bienveillant. 

Certes, mais le droit précisément n'est jamais rappelé, et personne ne se préoccupe sérieusement de faire le bilan de son application, alors même qu'une loi récente est intervenue sur ce sujet.  La loi du 3 août 2018 renforçant la lutte contre les rodéos motorisés met en place une répression pénale spécifique, censée comporter une forte dimension dissuasive. 

 

Définition du rodéo urbain

 

La loi de 2018 donne pour la première fois une définition juridique de cette activité, comme "le fait d'adopter, au moyen d'un véhicule terrestre à moteur, une conduite répétant de façon intentionnelle des manœuvres constituant des violations d'obligations particulières de sécurité ou de prudence prévues par les dispositions législatives et réglementaires (...) qui compromettent la sécurité des usagers de la route ou qui troublent la tranquillité publique". Ces dispositions figurent désormais dans l'article L 236-1-I du code de la route.

Le fait que ces dispositions figurent dans le code de la route montre que l'interdiction ne porte pas tant sur le fait de se livrer à des manoeuvres dangereuses que sur le fait qu'elles se déroulent sur la voie publique et dans l'espace public. Rien n'interdit en effet de se livrer à des acrobaties à moto ou à scooter sur un circuit spécifiquement équipé à cet effet.


La pénalisation


La loi de 2018 crée un délit spécifique, puni d'un an d'emprisonnement et de 15 000 € d'amende. Ses éléments constitutifs sont au nombre de trois. D'une part, l'auteur doit avoir eu plusieurs comportements dangereux, dans la mesure est sanctionnée une "conduite répétant des manoeuvres" à risque. D'autre part, il doit avoir enfreint une ou plusieurs dispositions du code de la route. Enfin, son action doit avoir eu pour effet de troubler la tranquillité publique et/ou de menacer la sécurité des usagers. Des circonstances aggravantes peuvent intervenir, lorsque l'auteur de l'infraction conduisait sous l'emprise de la drogue ou de l'alcool, s'il était dépourvu de permis de conduire, ou si les faits étaient commis en réunion,

A cette infraction principale s'ajoutent d'autres délits visant ceux qui incitent à ces rodéos, les organisent ou en font la promotion. La peine atteint alors deux ans d'emprisonnement et 30 000 € d'amende. 

Enfin, et c'est sans doute l'élément essentiel du dispositif, la loi prévoit une peine complémentaire de confiscation obligatoire du véhicule ayant servi à commettre l'infraction. Le juge ne peut en décider autrement que par une décision spécialement motivée. Par ailleurs, des peines complémentaires plus "classiques" peuvent être prononcées, comme la suspension ou l'annulation du permis de conduire, ou encore des travaux d'intérêt général.

Ce dispositif juridique semble donc à la fois complet et cohérent. Mais alors pourquoi se révèle-t-il aussi peu dissuasif ? Certes, on constate une augmentation des condamnations, 54 en 2018, 410 en 2019 et 584 en 2020, mais ces chiffres demeurent modestes par rapport au nombre des rodéos urbains, en accroissement constant. Un rapport parlementaire de septembre 2021, signé des députés Natalia Pouzyreff (LaRem Yvelines) et Robin Reda (à l'époque, LR Essonne), s'interroge sur  ce relatif échec. 

 


 L'homme à la moto. Edith Piaf. 1956

 

Repérage des rodéos

 

La question des rodéos urbains est d'abord celle de leur repérage. Le rapport parlementaire fait état de nombreuses difficultés dans ce domaine. L'usage de la vidéoprotection n'est pas aussi simple que ne le laissent entendre les militants politiques, participants habituels des "talk-shows". La vidéoprotection est de la compétence des communes, et certaines ne sont guère enclines à communiquer les enregistrements aux forces de police, qu'il s'agisse de la police nationale ou de gendarmerie. Quant aux caméras piétons et aux caméras embarquées, on sait que la réticence vient cette fois des syndicats de police. 

Restent les drones qui pourraient constituer des instruments utiles dans le repérages des rodéos urbains.  Ils constitueraient en outre une alternative efficace à la poursuite des délinquants, toujours dangereuse. Le drone permettrait en effet aux forces de l'ordre de suivre en temps réel l'image de l'auteur de l'infraction jusqu'à l'arrêt du véhicule, l'interpellation pouvant ensuite être effectuée dans des conditions moins dangereuses.

On entend régulièrement que la jurisprudence du Conseil constitutionnel interdit le recours aux drones. Mais cette affirmation est fausse. Elle repose sur l'interprétation de la décision du 20 mai 2021, relative à la loi sur la sécurité globale. Il est exact que le Conseil censure une disposition qui prévoyait l'usage de drones pour des missions de polices administrative et judiciaire. Mais il se borne à affirmer que le cadre d'utilisation des caméras aéroportées ainsi défini n'assurait pas un équilibre satisfaisant entre les atteintes à l'ordre public et la recherche des auteurs d'infractions d'un côté, et le respect de la vie privée de l'autre. Cette sanction infligée à une loi mal rédigée ne pose aucun principe de prohibition absolue du recours aux drones. En matière de police judiciaire, le Conseil constitutionnel précise même que "cette utilisation doit être assortie de garanties particulières de nature à sauvegarder le droit au respect de la vie privée".

En l'espèce, il faut observer que les drones seraient utilisés pour poursuivre les auteurs de délits, et non pas de simples contraventions. Et le législateur pourrait poser des limites à leur usage, à la fois par le contingentement des drones et par un plafond de durée d'utilisation. En tout état de cause, la décision du 20 mai 2021 n'est pas un obstacle aussi important que certains l'affirment.


Identification des auteurs

 

En l'absence précisément d'instruments efficaces de repérage, l'un des problèmes des rodéos urbains est qu'ils se déroulent souvent avec des véhicules difficilement identifiables.

Certains sont dépourvus de certificat d'immatriculation, notamment les mini-motos et les quads. La loi du 5 mars 2007 prévoyait pourtant l'interdiction de tels véhicules sur l'espace public, leur usage ne pouvant intervenir que dans des lieux privés ou des terrains spécifiquement adaptés. De même doivent-ils être inscrits sur un registre d'identification spécifique, le DICEM. Mais ces règles sont sanctionnées par une contravention de 5è classe qui ne dissuade pas beaucoup les participants des rodéos urbains, pas plus qu'elle n'incite les forces de l'ordre à procéder à opérer des contrôles inopinés.

D'autres deux-roues sont immatriculés mais la question de l'identification n'est pas plus simple. Beaucoup sont prêtés et circulent dans une sorte d'usage collectif par un groupe de délinquants. D'autres sont plus simplement volés. Sur ce dernier point, on note que le rapport parlementaire de septembre 2021 déplore l'absence totale de statistiques dans ce domaine. Impossible donc de savoir le nombre de véhicules volés utilisés pour les rodéos urbains.

Cette information serait pourtant utile, car elle pourrait mettre en lumière le caractère plus ou cosmétique de la peine de confiscation. Il est en effet impossible de confisquer un véhicule à quelqu'un qui n'en est pas propriétaire. S'il est vrai que le légitime propriétaire pourra peut-être récupérer sa moto, l'auteur de l'infraction, quant à lui, n'aura qu'à en voler une autre pour reprendre son activité favorite. De fait, la confiscation est très peu prononcée par les juges, car la personne poursuivie n'est pas propriétaire de l'engin motorisé.

 

Doctrine d'interpellation des auteurs


Dans l'état actuel du droit, l'interpellation des auteurs est loin d'être sans risque, à la fois pour les passants, les forces de l'ordre et les délinquants eux-mêmes. Pour éviter ces risques, les doctrines d'intervention des forces de l'ordre, élaborées dans tous les cas de refus d'obtempérer, sont particulièrement contraintes.

La doctrine de la Gendarmerie est dite SUN, car elle repose sur les trois principes suivants : sécurité, urgence, nécessité. Le rapport parlementaire cite ainsi un guide interne qui énonce qu'un refus d'obtempérer, en voiture ou en moto, "ne justifie pas, en toutes circonstances, de s'interposer ou de s'engager dans une poursuite entraînant de facto la mise en danger des personnels. Il est inutile de s'exposer pour un timbre amende, alors qu'une interception différée est toujours possible".

La doctrine officielle figure dans une instruction de commandement du directeur central de la sécurité publique datée du 18 août 2020, document qui s'impose à l'ensemble des forces de police. Elle limite la poursuite de véhicules à une liste de cas particulièrement graves, comme la fuite ou l'évasion d'un individu armé ayant l'intention d'attenter à la vie d'un tiers, auteurs d'un crime de sang ou de délits aggravés entrainant un préjudice personnel. On note tout de même un grave défaut de cohérence, puisque les forces de police agissant dans la juridiction du préfet de police peuvent engager un équipage pour poursuivre les auteurs de rodéos urbains, à la condition qu'elles le fassent "avec discernement".

Le flou d'une telle formulation ne doit guère rassurer les forces de l'ordre, d'autant que la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) les incite plutôt à la prudence. Dans un arrêt Toubache c. France du 7 juillet 2018, elle sanctionne pour atteinte au droit à la vie le système français qui, à l'époque, avait permis aux gendarmes de tirer sur un véhicule dans lequel se trouvait les auteurs d'un cambriolage, alors même que le conducteur avait refusé à plusieurs reprises d'obtempérer et qu'il avait foncé sur un gendarme, le contraignant à faire un pas de côté pour ne pas se faire écraser. Mais les délinquants n'avaient pas commis de crimes de sang et le fait de tirer sur leur véhicule a été considérée comme une mesure disproportionnée à la menace.

Certains souhaitent modifier cette doctrine d'intervention, mais les propositions demeurent floues, d'autant qu'une évolution dans ce domaine doit s'inscrire dans le cadre posé par la CEDH. Peut-être conviendrait-il de regarder comment les choses se passent à l'étranger ? Les rodéos urbains sont ainsi particulièrement nombreux au Royaume-Uni, où a été mise au point la technique du "Tactical Contact". Il s'agit d'un contact direct avec le conducteur de la moto, dans le but de le faire tomber sans le blesser. Une telle technique exige, à l'évidence, une formation très précise, mais elle semble avoir rencontré un certain succès au Royaume-Uni, les experts britanniques auditionnés par la mission parlementaire française ayant montré que le nombre de rodéos urbains avait "drastiquement baissé" dans ce pays.

En tout état de cause, le débat sur les rodéos urbains mériterait d'être éclairé par une véritable analyse juridique. Il convient à ce propos d'observer la réaction consternante du ministre de l'Intérieur qui s'est borné à imposer aux commissariats de police d'exercer trois contrôles anti-rodéos par jour, mesure destinée à montrer à la population qu'il fait quelque chose. Cette vision médiatique a quelque chose d'absurde, tant il est vrai que tous les commissariats ne sont pas confrontés à des rodéos urbains, et qu'ils sont loin d'être absents de la zone gendarmerie. Les rodéos urbains posent un grave problème de sécurité. Ils méritent donc d'être traités sérieusement.