« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 18 juin 2022

CEDH : échec à l'externalisation des demandeurs d'asile


La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) est intervenue à deux reprises, le 14 et le 15 juin 2022, pour indiquer des mesures provisoires concernant des demandeurs d'asile de différentes nationalités (Iraniens, Irakiens, Albanais et Syriens) arrivés clandestinement au Royaume-Uni et qui devaient faire l'objet d'un refoulement imminent vers le Rwanda. Concrètement, la décision de la Cour bloque le renvoi d'environ cent trente personnes, l'avion qui devait décoller de la base de Boscombe Down le 14 juin étant, pour le moment, resté au sol. 

 

Le partenariat anglo-rwandais

 

Le fondement de la mesure prise par l'administration Boris Johnson se trouve dans une convention bilatérale conclue entre le Royaume-Uni et le Rwanda en avril 2022, le UK-Rwanda Migration and Economic Development Partnership. Cet accord prévoit que les demandeurs d'asile dont les demandes seront déclarées irrecevables par l'administration britannique, parce qu'une demande identique a déjà été écartée dans un autre État, peuvent être renvoyés au Rwanda. Le gouvernement de Boris Johnson s'est engagé à financer intégralement l'opération, dotée d'un budget de départ de cent vingt millions de Livres.

Ce n'est pas le premier arrangement de ce type. Dès 2001, l'Australie avait adopté la "Solution du Pacifique", une politique visant à n'accepter au demandeur d'asile arrivant par mer. Ceux-ci, en attendant que leur demande soit examinée, sont envoyés dans des centres de rétention à Nauru ou en Papouasie-Nouvelle-Guinée. Cette politique a été reprise en 2012, sous le nom de "Frontières souveraines". Un système très proche du système britannique enfin a existé jusqu'en 2017 entre Israël d'une part, le Rwanda et l'Ouganda d'autre part. En trois ans et demi d'application, cet accord avait alors permis le renvoi de quatre mille Érythréens et Soudanais en Afrique sub-saharienne.

Au Royaume-Uni, l'accord a certes suscité de nombreuses critiques, et le Times croit même savoir que le prince Charles l'aurait jugé "consternant". Mais la High Court, quant à elle, a rejeté le 13 juin les derniers recours en sursis à exécution déposés par différentes associations de défense de migrants, ne laissant à leurs avocats que la possibilité de faire une demande de mesure provisoire urgente devant la CEDH.  Cette disposition, figurant à l'article 39 du règlement de la Cour l'autorise à prendre toute mesure provisoire qu'elle estime devoir être adoptée "dans l'intérêt des parties ou du bon déroulement de la procédure". Elle agit comme un référé dès lors qu'il s'agit de geler une situation juridique en attendant de statuer au fond. 

 

Hit the Road Jack. Ray Charles

Concert de Sao Paulo. 1963

 

 

Une question de délai 

 

Dans la première affaire K.N. c Royaume-Uni du 14 juin 2022, la Cour indique que le requérant, un demandeur d'asile irakien qui, le 24 mai, s'est vu notifier un "avis d'intention", l'informant que les autorités envisagent de déclarer irrecevable sa demande d'asile. Le même document lui indiquait qu'il allait rapidement être transféré au Rwanda. Le 6 juin, la décision d'irrecevabilité devient définitive comme la décision de renvoi.

Contrairement à ce qui à pu être affirmé dans la presse, la décision de la CEDH ne se prononce pas sur la conformité de ce type d'accord d'externalisation à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Ce n'est évidemment pas l'objet d'une mesure provisoire. La Cour se borne à affirmer que le requérant ne devra pas être refoulé avant l'écoulement d'un délai de trois semaines après la décision définitive d'éloignement. Il s'agit en effet de laisser aux juges britanniques le temps de se prononcer au fond, ce qu'ils n'ont pas encore fait. A ce stade, ils se sont bornés en effet à mentionner que si, par hasard, le requérant obtenait l'annulation de la décision d'irrecevabilité de sa demande d'asile, il pourrait toujours revenir au Royaume-Uni. 

C'est donc le fait que la mesure d'éloignement intervienne avant que l'étranger ait pu déposer un recours et en connaître le résultat qui est sanctionné. Cinq autres requérants ont ensuite utiliser la même procédure de demande de mesures provisoires et ont obtenu exactement le même résultat, le lendemain, le 15 juin 2022. 

A dire vrai, la position de la CEDH est parfaitement logique. En effet, tant qu'ils n'ont pas pu faire un recours contre la mesure qui les frappe, les étrangers concernés demeurent des demandeurs d'asile et ils bénéficient du droit au recours. Or rien ne permet de garantir que ce droit au recours pourra être exercé à partir du territoire rwandais, pays tiers, non membre du Conseil de l'Europe. En revanche, une fois qu'ils ont exercé ce droit au recours et si l'irrecevabilité de leur demande d'asile a été confirmée, ils deviennent des étrangers en situation irrégulière. Ils n'ont alors plus aucun droit à demeurer sur le territoire britannique. La question de la conformité de la Convention anglo-rwandaise au droit de la Convention européenn se posera donc sérieusement au moment où l'administration Johnson envisagera le refoulement vers le Rwanda d'étrangers dont la demande d'asile a été définitivement écartée, soit par irrecevabilité, soit au fond.

 

Posture ou menace réelle ?

 

Issue d'une mesure provisoire, la victoire des associations d'aide aux migrants est donc, elle aussi, provisoire. En attendant la suite de ce contentieux européen, Boris Johnson fourbit ses armes et entreprend une action d'intimidation de la Cour. Il menace en effet de sortir de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Certes, ce n'est pas la première fois que les Britanniques brandissent une telle menace, sans d'ailleurs que leur stratégie soit très claire. Tantôt c'est le Premier ministre, comme aujourd'hui, qui affirme vouloir sortir de l'ensemble du dispositif de la convention, tantôt c'est le ministre de la Justice, notamment en octobre 2021, qui déclare préparer une loi donnant aux juges britanniques le monopole de l'interprétation de la Convention européenne.

Il faut évidemment faire la part du caractère volontairement provocateur des postures de Boris Johnson. Il n'empêche que ce nouveau conflit avec une État membre est loin d'être un facteur de renforcement de l'autorité de la Cour. Le Royaume-Uni est en effet l'un des premiers États signataire de la convention européenne des droits de l’Homme en 1951. Il serait donc fâcheux que le premier ministre envisage sérieusement cette dangereuse échappatoire, mais ce n'est pas tout-à-fait impossible si l'on considère que l'opinion britannique n'est guère attachée au système européen de protection des libertés. Après le départ de la Russie en mars 2022, la CEDH n'a pas besoin d'une nouvelle crise qui entrainerait nécessairement l'affaiblissement de l'idée même d'un standard européen des libertés.

 

Sur le droit des étrangers : Chapitre 5  Section 2 du Manuel


mardi 14 juin 2022

Les Invités de LLC. Cesare Beccaria. De la tranquillité publique

Liberté Libertés Chéries a désormais l'habitude d'inviter ses lecteurs à retrouver les Pères Fondateurs des libertés publiques. Pour comprendre le droit d'aujourd'hui, pour éclairer ses principes fondamentaux et les crises qu'il traverse, il est en effet nécessaire de lire ou de relire ceux qui en ont construit le socle historique et philosophique. Les courts extraits qui seront proposés n'ont pas d'autre objet que de susciter une réflexion un peu détachée des contingences de l'actualité, et de donner envie de lire la suite. 

Les choix des textes ou citations seront purement subjectifs, détachés de toute approche chronologique. Bien entendu, les lecteurs de Liberté Libertés Chéries sont invités à participer à cette opération de diffusion de la pensée, en faisant leurs propres suggestions de publication. Qu'ils en soient, à l'avance, remerciés.
 
Aujourd'hui, notre invité est Cesare Beccaria qui, dans son ouvrage "Des délits et des peines" paru en 1766, pose les principes qui, aujourd'hui encore, constituent le socle du droit pénal et de la procédure pénale. Sa première intervention sur LLC est le chapitre 11, "De la tranquillité publique". 


 Cesare Beccaria

"De la tranquillité publique"

 


 

Parmi les délits de la troisième espèce, on distingue particulièrement ceux qui troublent la tranquillité publique et le repos des citoyens, comme les rumeurs et les batteries dans les voies publiques destinées au commerce ou au passage, et les discours fanatiques, toujours propres à émouvoir facilement les passions de la populace curieuse, discours dont l'effet augmente en raison du nombre des auditeurs, et surtout par le secours de cet enthousiasme obscur et mystérieux, bien plus puissant que les raisonnements tranquilles, qui n'échauffent jamais la multitude.

 

Éclairer les villes pendant la nuit aux dépens du public, distribuer des gardes dans les différents quartiers, réserver au silence et à la tranquillité sacrée des temples protégés par le gouvernement les discours simples et moraux sur la religion, ne souffrir de harangues que dans les assemblées de la nation, dans les parlements, dans les lieux enfin où réside la majesté du souverain, et les destiner toujours à soutenir les intérêts publics et particuliers, voilà les moyens efficaces de prévenir la dangereuse fermentation des passions populaires. Ces moyens sont un des principaux objets auxquels doit veiller le magistrat de police. Mais si ce magistrat n'agit point d'après des lois connues de tous les citoyens, s'il peut, au contraire, en créer à son gré, un tel abus ouvrira la porte à la tyrannie, monstre qui veille sans cesse autour des bornes de la liberté politique. Je ne trouve aucune exception à cet axiome général, que tout citoyen doit savoir quand il est coupable et quand il est innocent. Si quelque gouvernement a besoin de censeurs, ou en général de magistrats arbitraires, c'est une suite de la faiblesse de sa constitution et des défauts de son organisation. Les hommes, incertains de leur sort, ont plus fourni de victimes à la tyrannie cachée que n'en a immolé la cruauté publique, qui révolte plus les esprits qu'elle ne les avilit. Le vrai tyran commence toujours par régner sur l'opinion. C'est ainsi qu'il prévient les effets du courage, qui ne s'allume qu'au feu de la vérité ou des passions, et qui prend de nouvelles forces dans l'ignorance du danger.

 

Mais quelles seront les punitions assignées aux délits de l'espèce dont nous venons de parler ? La peine de mort est-elle vraiment utile et nécessaire pour assurer la tranquillité de la société et y maintenir le bon ordre ? La torture et les tourments sont-ils justes ? Parviennent-ils au but que se proposent les lois ? Quelle est la meilleure manière de prévenir les crimes ? Les mêmes peines sont-elles également utiles en tout temps ? Quelle influence ont-elles sur les mœurs ? Ces problèmes méritent qu'on cherche à les résoudre avec cette précision géométrique, devant laquelle les nuages des sophismes, la séduction de l'éloquence et le doute timide disparaissent. Je m'estimerais heureux, quand je n'aurais d'autre mérite que celui d'avoir présenté le premier à l'Italie, sous un plus grand jour, ce que plusieurs autres nations ont osé écrire et commencent à pratiquer.

 

Mais si, en soutenant les droits sacrés de l'humanité, si, en élevant ma voix en faveur de l'invincible vérité, j'avais contribué à arracher des bras de la mort quelques-unes des victimes infortunées de la tyrannie ou de l'ignorance, quelquefois aussi cruelle, les bénédictions et les larmes d'un seul innocent, dans les transports de sa joie, me consoleraient du mépris des hommes.


dimanche 12 juin 2022

Dématérialisation des procédures et droit au recours


La dématérialisation des procédures ne doit pas conduire à priver un requérant de son droit d'accès à un tribunal. Une telle règle semble pour le moins élémentaire, mais la Cour européenne des droits de l'homme a dû la rappeler dans son arrêt Xavier Lucas c. France du 9 juin 2022.

 

L'irrecevabilité

 

Le requérant souhaitait en effet déposer un recours en annulation contre une sentence arbitrale concernant la société immobilière qu'il préside. Son avocat a donc voulu utiliser E-Barreau, instrument désormais obligatoire permettant de déposer des requêtes dématérialisées. Hélas,  E-Barreau ne prévoyait tout simplement pas ce type de recours. L'avocat a donc finalement déposé sa requête "à l'ancienne", par un acte sur papier déposé au greffe. La partie adverse n'a évidemment pas manqué d'exploiter la faille, et a contesté la recevabilité du recours en annulation, dès lors que la procédure dématérialisée n'avait pas été respectée. Et, de fait, la requête a été jugée irrecevable, décision confirmée par la Cour de cassation, dans un arrêt du 26 septembre 2019. 

La Cour s'appuyait sur l'article 930-1 du code de procédure civile ainsi rédigé : "A peine d'irrecevabilité relevée d'office, les actes de procédure sont remis à la juridiction par voie électronique". Elle a écarté le raisonnement suivi par la Cour d'appel de Douai qui, elle, invoquait le paragraphe 2 de ce même article 930-1, prévoyant le dépôt d'une requête par un acte sur papier, lorsqu'elle ne pouvait être transmise par voie électronique "pour une cause étrangère à celui qui l'accomplit". Pour le requérant, la décision de la Cour de cassation emporte une atteinte au droit d'accès à un tribunal, consacré par l'article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Il faut reconnaître en effet que la Cour aurait sans doute pu valider le raisonnement tenu par la Cour d'appel de Douai, offrant ainsi au justiciable une voie de secours dans l'hypothèse d'un site dysfonctionnel.  C'est sans doute pour cette raison que la CEDH dénonce en l'espèce un formalisme excessif de la procédure française.

 


 Utilisatrice de la plateforme e-barreau

Astérix et Cléopâtre. René Goscinny et Albert Uderzo. 1965

 

Le droit d'accès à un tribunal

 

Depuis l'arrêt Bellet c. France du 4 décembre 1995, il est entendu que le droit d’accès à un tribunal doit être « concret et effectif » et non « théorique et illusoire ». Il n'est toutefois pas absolu, et la Cour laisse aux États une marge d'appréciation relativement large pour l'organisation, même au prix de certaines restrictions, par exemple en matière de radiation des pourvois. Mais, en tout état de cause, les limitations définies par l'État ne sauraient porter atteinte à la substance même du droit au recours. Conformément aux principes posés par l'article 6 § 1, une atteinte à ce droit ne peut être admise que si elle est prévue par la loi, poursuit un but légitime et est nécessaire dans une société démocratique.

Dans la décision de Grande Chambre Zubac c. Croatie du 5 avril 2018, la Cour donne les éléments qu'elle prend en considération pour justifier une restriction par l'État du droit d'accès au juge.

Celle-ci doit d'abord être prévisible aux yeux du justiciable, principe réaffirmé par l'arrêt Henrioud c. France du 5 novembre 2015.  En l'espèce, la décision de la Cour de cassation ne fait qu'appliquer avec rigueur les dispositions de l'article 930-1 du code de procédure civile. Elle se doit en effet de relever d'office l'irrecevabilité, et la CEDH observe donc que sa décision était prévisible. 

L'atteinte au droit au recours ne doit pas infliger une charge excessive au requérant,. Cette fois la CEDH considère qu'en l'espèce, la cassation sans renvoi a une conséquence irrémédiable pour le requérant, puisqu'il ne pourra plus contester la sentence arbitrale qui le touche. Elle lui impose donc une charge excessive, si l'on considère qu'il est victime d'une règle de procédure. L'impossibilité de respecter la procédure dématérialisée fait obstacle à ce que l'affaire soit jugée au fond.

Surtout, la CEDH s'appuie sur un troisième élément, fondé sur le formalisme excessif du droit applicable, critère rappelé dans la décision Beles et autres c République tchèque du 12 novembre 2002. En soi, le recours à une procédure dématérialisée ne saurait être considéré comme imposant un "formalisme excessif" au requérant. C'est d'autant plus vrai que le recours en annulation de sentence arbitrale ne peut être présenté que par l'intermédiaire d'un avocat. La Cour estime d'ailleurs, d'une façon générale, que les technologies numériques peuvent contribuer à une meilleure administration de la justice et donc renforcer les droits garantis par l'article 6 § 1. Ce point de vue, car il ne s'agit guère d'un raisonnement juridique, est énoncé dans l'arrêt Stichting Landgoed Steenbergen et autres c. Pays-Bas, du 16 février 2021

 

Le cauchemar de la dématérialisation

 

Mais ces principes ne doivent pas empêcher la Cour d'évaluer la mise en oeuvre de ces procédures dématérialisées. En l'espèce, il était matériellement impossible de saisir convenablement le recours en annulation de sentence arbitrale sur E-Barreau, sauf à modifier totalement les termes en usage dans ce type de requête. Le site ne donnait aucune information de nature à guider l'avocat, et on peut donc comprendre que celui-ci ait préféré l'usage du papier. Or, précisément, le droit français impose à l'auteur du recours les conséquences fâcheuses de son incapacité à construire un site clair et bien documenté. En faisant prévaloir le principe de l'obligation d'utiliser la voie électronique pour saisir la cour d'appel, sans prendre en compte les obstacles matériels auxquels se heurte le requérant, il fait donc preuve" d’un formalisme que la garantie de la sécurité juridique et de la bonne administration de la justice n’imposait pas et qui doit, dès lors, être regardé comme excessif ".

La Cour est sévère, mais elle est juste. L'arrêt Xavier Lucas s'analyse comme une sanction d'une pratique française qui vise à impose la dématérialisation dans tous les domaines d'une manière absolue Cette pratique repose sur des considérations exclusivement financières, tant il est vrai que l'on préfère supprimer des services entiers, renoncer à toute mémoire humaine des procédures, pour acquérir un logiciel censé résoudre tous les problèmes. L'illustration extrême de cette situation est évidemment le célèbre système Louvois qui a empêché les militaires, durant plusieurs années, de recevoir leur solde avec régularité. Cette volonté de réduire les coûts entraîne de plus une faiblesse chronique des systèmes dématérialisés publics, car l'administration est trop pauvre pour s'offrir les services des meilleurs informaticiens du secteur. Elle bricole des systèmes immenses avec les moyens d'une PME, ce qui risque de nous conduire à une multitude d'affaires Xavier Lucas. A moins qu'il s'agisse de désencombrer les tribunaux en testant la résilience du justiciable ?



 

jeudi 9 juin 2022

Quand le Conseil d'État protège l'Université


Par un arrêt du 7 juin 2022, le Conseil d'État donne aux universitaires, et au monde académique dans son ensemble, quelques raisons d'espérer. Pour la première fois depuis bien des années, il censure une décision gouvernementale méprisant ouvertement l'autonomie des Universités et mettant en cause l'excellence des enseignements qu'elles dispensent. 


Le décret du 3 avril 2020

 

A l'origine de l'affaire, un décret du 3 avril 2020 accompagné d'un arrêté du même jour.  Le premier texte est relatif à la certification en langue anglaise pour les candidats à l'examen du brevet de technicien supérieur (BTS), le second étend ses dispositions aux candidats à un diplôme universitaire de technologie (DUT) ou à une licence. A l'époque, l'ensemble était passé inaperçu, pas suffisamment important pour intéresser les médias, et même les universitaires n'y avaient guère prêté attention, occupés qu'ils étaient à improviser enseignements et examens à distance, sans la moindre assistance d'une ministre que l'on disait en charge des Universités.

Et pourtant ce texte ouvrait la porte à une véritable privatisation des universités. Dans les dispositions relatives au BTS du code de l'éducation, le modeste article D 643-13-1 était réécrit en ces termes : " Les candidats (...) se présentent au moins à une certification en langue anglaise faisant l'objet d'une évaluation externe et étant reconnue au niveau international et par le monde socio-économique". Étendue aux DUT et aux licences, cette disposition obligeait les établissements d'enseignement supérieur à recourir à une "évaluation externe" et reconnue au niveau international. Autrement dit, si l'Université avait le droit d'enseigner l'anglais à ses étudiants et celui d'évaluer leurs connaissances, elle n'avait pas le droit de leur attribuer une certification interne. 

 

Le TOEFL, une marque commerciale

 

Concrètement, il fallait donc recourir au TOEFL, Test of English as a Foreign Language,  créé par l'Educational Testing Service, entreprise privée américaine. Que l'on ne s'y trompe pas, le TOEFL n'est pas un titre universitaire mais une marque commerciale qui a su s'imposer dans toute l'Europe. Et pour faire passer ce test aux étudiants français, les universités étaient désormais obligées de passer contrat avec des entreprises privées dont l'activité essentielle consiste à vendre ce test. L'enjeu financier était loin d'être négligeable, et la ministre a d'ailleurs rappelé devant le Conseil d'État qu'il n'était pas question de faire supporter le coût de cette certification aux étudiants. La charge retombait donc sur les universités, charge immense si l'on considère que le test coûte environ 200 € par étudiant, et que les établissements d'enseignement supérieur ne sont pas dotés d'une autonomie telle qu'elle leur permette de définir eux-même le montant des droits payés par les étudiants. Ce petit décret de 2020 avait donc pour effet d'étrangler encore davantage des universités déjà financièrement exsangues. Surtout il reposait sur une incroyable bêtise, obligeant les établissements à payer une certification externe dans une discipline que, pour la plupart, ils enseignent. 

Heureusement, quelques associations de linguistes universitaires ont vu rouge, et ont introduit devant le Conseil d'État un recours en annulation du décret du 3 avril 2020, et de l'arrêté qui l'accompagne. Elles ont obtenu satisfaction, et les motifs développés par le juge administratifs sont d'une sévérité particulière. 

 

 


 Passage du TOEFL à la brigade de Saint-Tropez

Le gendarme à New York. Jean Girault. 1965

 

 

"L'État a le monopole de la collation des grades et des titres universitaires"

 

Le gouvernement a en effet publié un décret qui viole la loi, en l'espèce l'article 613-1 du code de l'éducation. Celui-ci énonce que "l'Etat a le monopole de la collation des grades et des titres universitaires", disposition qui constitue le fondement même du système universitaire français. 

Ces mêmes dispositions tirent ensuite les conséquences de ce principe : "les diplômes nationaux délivrés par les établissements sont ceux qui confèrent l'un des grades ou titres universitaires dont la liste est établie par décret pris sur avis du Conseil national de l'enseignement supérieur et de la recherche. (...). Ils ne peuvent être délivrés qu'au vu des résultats du contrôle des connaissances et des aptitudes appréciés par les établissements accrédités à cet effet par le ministre chargé de l'enseignement supérieur après avis du Conseil national de l'enseignement supérieur et de la recherche (CNESER)". La seule dérogation à ces principes réside dans la Validation des acquis de l'expérience, procédure qui permet à une personne de solliciter l'inscription dans une formation, en faisant état des connaissances acquises durant sa vie professionnelle. L'évaluation repose alors nécessairement sur des éléments extérieurs à la formation universitaire. 

Selon les termes mêmes de la loi, il est donc impossible de subordonner l'obtention d'un diplôme national, licence, BTS ou DUT à la présentation par le candidat d'une certification délivrée par un établissement qui ne bénéficie d'aucune accréditation délivrée par le ministre chargé des Universités, après avis du CNESER. Or, il est bien clair que les établissements qui vendent le TOEFL ne bénéficient d'aucune accréditation de ce type.

L'intérêt direct de la décision n'est certainement pas à négliger, puisque la charge financière de la certification du niveau d'anglais des étudiants se trouvait transféré aux universités, sans aucune compensation. Mais au-delà de cette heureuse nouvelle, l'arrêt du 7 juin 2022 a l'immense mérite de rappeler le principe même du monopole de l'Université dans la collation des grades et titres universitaires à un gouvernement peu intéressé par les établissements publics d'enseignement supérieur.  

Ce principe constitue aujourd'hui l'un des seuls remparts contre un mouvement de privatisation de l'enseignement supérieur qui s'est accéléré durant les cinq dernières années. On encourage désormais la prolifération d'établissements privés distribuant "bachelors" ou "mastères" ne bénéficiant d'aucune équivalence universitaire, et dont les enseignements ne sont pas soumis à un contrôle réel de l'État. On tolère que d'autres établissements privés créent une marque commerciale qu'ils diffusent sur l'ensemble du territoire par des systèmes de franchises assez proches de ce qui est utilisé pour vendre des chaussures ou de l'épicerie. Cette privatisation peut certes se déployer à l'extérieur de l'Université, et tant pis pour ceux qui en sont dupes. Mais elle ne saurait pénétrer le sanctuaire qu'est l'Université, et c'est ce que le Conseil d'État vient de rappeler.



dimanche 5 juin 2022

Les Invités de LLC : David Hume. Discours sur la liberté de presse 1752

 

Les grands week-ends sont propices à la lecture. Liberté Libertés Chéries a désormais l'habitude d'inviter ses lecteurs à retrouver les Pères Fondateurs des libertés publiques. Pour comprendre le droit d'aujourd'hui, pour éclairer ses principes fondamentaux et les crises qu'il traverse, il est en effet nécessaire de lire ou de relire ceux qui en ont construit le socle historique et philosophique. Les courts extraits qui seront proposés n'ont pas d'autre objet que de susciter une réflexion un peu détachée des contingences de l'actualité, et de donner envie de lire la suite. 

Les choix des textes ou citations seront purement subjectifs, détachés de toute approche chronologique. Bien entendu, les lecteurs de Liberté Libertés Chéries sont invités à participer à cette opération de diffusion de la pensée, en faisant leurs propres suggestions de publication. Qu'ils en soient, à l'avance, remerciés.

 DAVID HUME


Discours sur la liberté de presse 1752

 

 

David Hume. Portrait par Allan Ramsay. 1754

 

Rien ne cause plus d'étonnement à un étranger qui aborde dans cette île, que cette grande liberté dont nous jouissons de communiquer tout ce que bon nous semble au public par la voie de l'impression, jusqu'à censurer ouverte­ment toutes les mesures que le roi et les ministres jugent à propos de prendre. Si le ministère se décide pour la guerre, aussitôt nous l'accusons ou de négli­ger les intérêts de la nation, ou de les méconnaître : l'état présent des affaires, disons-nous, exigeait manifestement la continuation de la paix. Si au contraire le gouvernement incline pour la paix, nos politiques ne respirent que carnage et désolation : alors les sentiments pacifiques, selon eux, ne procèdent que d'une bassesse et d'une lâcheté impardonnable. Cette liberté de tout dire, qui règne parmi nous, n'étant admise sous aucun autre gouvernement, soit monar­chique, soit républicain, et n'étant pas plus tolérée en Hollande et à Venise qu'en France et en Espagne, elle fait naturellement naître ces deux questions. 1. D'où vient à la Grande-Bretagne un aussi singulier privilège? 2. L'usage illimité que nous en faisons est-il avantageux ou préjudiciable au bien public ? 

 

1. D'où vient à la Grande-Bretagne un aussi singulier privilège?

 

(...) 

 

Personne ne doute que le pouvoir despotique ne se glissât insensiblement parmi nous, si nous n'étions continuellement sur nos gardes, et attentifs à tous les progrès. Dans cette supposition, il nous faut un moyen commode de sonner le tocsin, et de communiquer l'alarme aux deux bouts du royaume. L'esprit du peuple doit être excité, de temps à autre, contre les vues ambitieuses de la cour, et l'ambition de la cour doit être réfrénée par la crainte d'aigrir la nation. Rien ne répond mieux à cette fin que la voie de l'impression: c'est elle qui nous met en état d'employer tout notre savoir, tout notre esprit, tout notre génie pour la défense de la liberté, et d'inspirer le même zèle à tous nos compatriotes. Nous ne saurions donc veiller trop scrupuleu­sement à la conservation d'un privilège d'où dépend la durée de notre république : et lorsque les Anglais se relâcheront sur ce point, soyons sûrs que leur état républicain va expirer, et qu'il est prêt à être englouti par le pouvoir monarchique. Si la liberté de la presse est essentielle à notre constitution, on ne peut plus demander si elle est utile ou pernicieuse, et notre seconde question est décidée en même temps que la première; car que peut-il y avoir de plus important pour un État libre que le maintien de son ancienne forme? Mais je vais plus loin; outre que cette liberté paraît un privilège commun que tout le genre humain est en droit de réclamer, les inconvénients qu'elle entraîne sont en si petit nombre et si peu considérables, qu'il me semble qu'il n'y a point de gouvernement qui ne dût la tolérer. 

 

2. L'usage illimité que nous en faisons est-il avantageux ou préjudiciable au bien public ? 

 

  En lisant un livre ou une brochure qui roule sur les affaires du temps, nous sommes seuls, et rien ne trouble le calme de notre esprit : les passions que cette lecture peut faire naître ne sauraient devenir contagieuses : personne n'est là pour les enflammer, ou à qui nous puissions les communiquer : il n'y a point là de ton ni de geste, point d'appareil oratoire, propre à nous séduire : et supposé que notre esprit soit naturellement porté à la sédition, il n'en peut pourtant arriver aucun mal, dès que nous n'avons point d'objet devant nous contre lequel nous pouvons éclater dans les premiers moments. Ainsi, quelque abus que l'on puisse faire de la liberté de la presse, je doute fort qu'elle puisse jamais occasionner des tumultes ou des rebellions.  


Un bruit sourd qu'on se répète à l'oreille, fait souvent autant de chemin, et devient aussi dangereux que si on le confiait au papier. Que dis-je? Le danger sera d'autant plus grand, que la liberté de penser sera plus gênée, qu'on sera moins en état de poser le pour et le contre, et de distinguer le vrai du faux.

 

(...)

 

N'est-ce pas une pensée consolante, pour tous ceux qui aiment la liberté, que le privilège de la presse ne saurait guère nous être enlevé, sans qu'on nous enlève en même temps notre État républicain et notre indépendance. Il est rare que la liberté, de quelque espèce qu'elle soit, ait été détruite d'un seul coup. Des hommes nés libres ont de l'horreur pour le seul nom d'esclavage : il ne peut s'insinuer que par degrés, et il faut qu'il essaie mille formes différentes, avant d'en trouver une qui se fasse recevoir. Mais si la liberté devait périr parmi nous, elle devrait périr tout à la fois : sa chute, pour ainsi dire, devrait être instantanée, et voici pourquoi : nos lois générales contre les séditions et contre les libelles sont à un point à ne pouvoir être renforcées. Il ne reste donc que deux moyens de nous borner davantage à ces égards. Le premier, ce serait de soumettre tout ce qui s'imprime à la censure : le second, de confier à la cour le pouvoir arbitraire de châtier les auteurs de tous les écrits qui lui déplaisent. Or l'un et l'autre de ces moyens serait une infraction si criante de tous nos privilèges, que probablement ce ne pourront être là que les deniers abus d'un gouvernement despotique; de sorte que lorsque nous verrons réussir de pareilles entreprises, nous pourrons hardiment conclure que c'en est fait pour toujours de la liberté de la Grande Bretagne.

 


lundi 30 mai 2022

Burkini : La mairie de Grenoble se tire une balle dans le pied


L'ordonnance rendue le 25 mai 2022 par le juge des référés de Grenoble a surpris beaucoup de commentateurs, et pas seulement ceux qui espéraient, pour des motifs à la fois politiques et religieux, voir valider la délibération du conseil municipal de cette ville tendant à autoriser le port du burkini dans les piscines municipales. D'une manière générale, nul n'ignore que la juridiction administrative se montre toujours prudente en matière de respect du principe de laïcité, au point qu'il est parfois nécessaire de faire intervenir le législateur dans ce domaine. Ce fut le cas notamment avec la loi du 15 mars 2004 qui interdit aux élèves le port des signes religieux dans les établissements d'enseignement primaires et secondaires.

 

La première application du référé-laïcité

 

Dans le cas présent pourtant, le juge des référés du tribunal administratif de Grenoble a fait preuve de fermeté. Sa décision est essentielle,  car elle met pour la première fois en application la procédure du référé-laïcité. Prévu dans l'article 5 de la loi du 24 août 2021, ce référé peut être déposé "lorsque l'acte attaqué est de nature à (...)  porter gravement atteinte aux principes de laïcité et de neutralité des services publics". Cette procédure est désormais mentionnée dans l'article L2131-6 du code général des collectivités locales, et précisée dans une instruction gouvernementale du 31 décembre 2021. En l'espèce, c'est le préfet du département qui, dans le cadre d'un déféré contre la délibération du conseil municipal, a utilisé ce nouveau référé. La ville intervient donc en défense, assistée comme il se doit de l'association "Alliance citoyenne", celle-là même qui fédère les Grenoblois musulmans favorables au burkini, et de la Ligue des droits de l'homme, toujours présente sur ce type de contentieux.

La démarche du préfet ne manquait pas d'audace, car la jurisprudence du Conseil d'État n'était guère encourageante. On se souvient que, dans une ordonnance du 26 août 2016, le Conseil d'État avait appliqué la très classique jurisprudence Benjamin, estimant que l'interdiction du burkini ne pouvait être décidée par une délibération du conseil municipal que si, et seulement si, son port suscitait des troubles réels à l'ordre public. De fait, un arrêté d'interdiction avait été suspendu à Villeneuve-Loubet, mais au contraire admis à Sisco, où des rixes avaient éclaté entre différentes communautés, lorsque des femmes s'étaient rendues à la plage revêtues de ce vêtement. On aurait compris que, devant cette difficulté, le préfet choisisse un autre référé, en invoquant exclusivement les nécessités de l'hygiène ou de la santé publique.
 

 Ah ! Quelle erreur !
 Armide. Gluck
S. Karthauser, E. Gonzalez Toro, J. Boutillier. Les Talens Lyriques. Dir. C. Rousset
 
 

L'erreur de la ville de Grenoble



Mais il se trouve que la ville de Grenoble a été bien mal conseillée dans l'affaire, ce qui prouve que les militants ont parfois des lacunes juridiques. Elle s'est en effet tirée une formidable balle dans le pied en ne surveillant pas suffisamment les éléments transmis en juge. 
 
Certes, la délibération du conseil municipal se gardait bien de mentionner une quelconque motivation religieuse, en énonçant que les "tenues de bain" (...) pour des raisons d'hygiène et de sécurité", doivent être faites d'un tissu spécifiquement conçu pour la baignade, ajustées près du corps, et ne doivent pas avoir été portées avant l'accès à la piscine. Les tenues non prévues pour un strict usage de la baignade (short, bermuda, sous-vêtements), les tenues non près du corps plus longues que la mi-cuisse (robe ou tunique longue, large ou évasée) et les maillots de bain shorts sont interdits". On doit en déduire qu'une tenue non près du corps est acceptable de manière dérogatoire, si elle ne dépasse pas la mi-cuisse, mesure sans doute prise par le maître nageur muni d'un mètre ruban. Quoi qu'il en soit, la liberté d'afficher ses convictions religieuses n'était pas mentionné.

Hélas, dans les écritures transmises au juge des référés, la mairie de Grenoble n'a pas pu s'empêcher de faire transparaître son militantisme. Elle a clairement affirmé que la règle autorisant les femmes à s'affranchir de l'obligation de porter des vêtements près du corps avait été adoptée "dans un but religieux". Le juge des référés s'est donc fondé logiquement sur ce motif qui lui était si naïvement dévoilé. Il a alors annulé la délibération pour atteinte grave au principe de neutralité et il a donc pu se fonder sur le référé-laïcité.
 
 

Neutralité et égalité 

 
 
Le juge des référés revient, en quelques sorte aux principes fondamentaux. Dans les visas, il mentionne d'ailleurs la Constitution, c'est-à-dire concrètement son article premier qui affirme que "la France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale". Le principe de laïcité a donc valeur constitutionnelle et il est parfois bon de le rappeler.
 
Surtout le juge rappelle le fondement du principe de neutralité, consacrée par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 18 septembre 1986. Il interdit que le service public soit assuré de manière différenciée selon les convictions politiques ou religieuses de son personnel ou de ses usagers. La neutralité repose donc d'abord sur le principe d’égalité devant le service public, même s'il constitue une modalité de mise en oeuvre du principe de laïcité. 
 
Le juge administratif ne va certes pas jusqu'à considérer que le principe de neutralité pourrait s'appliquer aux usagers. En l'état actuel du droit, et sauf loi dérogeant à ce principe comme celle de 2004 sur les signes religieux dans l'enseignement primaire et secondaire, il est clair que le principe de neutralité ne s'impose qu'aux agents du service public. Il est en revanche utilisé pour assurer l'égalité entre les usagers. C'est ainsi qu'il est le fondement de l'obligation de réserve qui pèse sur les agents, et qui leur interdit de traiter les usagers de manière différenciée.

En l'espèce, il est évident que le principe d'égalité devant le service public suppose que les usagers soient soumis à une règle commune quant aux tenues qu'ils doivent porter. Or le juge rappelle que le principe de laïcité interdit à "quiconque de s'affranchir des règles communes organisant et assurant le bon fonctionnement du service public". En l'espèce, chacun est donc tenu de revêtir une tenue de bain imposée pour des motifs d'hygiène et de sécurité, principe d'ailleurs rappelé dans la délibération du Conseil municipal de la ville de Grenoble. Et il est impossible de déroger à ces règles dans un but exclusivement religieux, c'est à dire pour permettre aux porteuses de burkini d'afficher leur foi religieuse dans un lieu public.

En affirmant le "but religieux" de la dérogation à la règle commune, la ville de Grenoble a donc offert au juge la possibilité d'appliquer, pour la première fois, le référé-laïcité. Celui-ci n'existait pas au moment des premières décisions sur le burkini, intervenues en 2016 à propos du port de ce vêtement sur les plages et l'on peut se demander s'il n'ouvre pas la porte à une éventuelle évolution en ce domaine. Reste que la grande maladresse de la ville conduit à faire de cette ordonnance de référé une décision d'espèce. Il reste évidemment à attendre la suite des évènements. Il ne fait guère de doute que la ville fera appel devant le Conseil d'État. Celui-ci pourrait alors choisir de reprendre les motifs du juge des référés du T.A. de Grenoble, ce qui lui permettrait de faire vivre ce nouveau référé, et d'en faire une arme pour assurer le respect du principe de laïcité. Le voudra-t-il ? On le saura probablement dans quelques jours.