Le maire de Grenoble, Éric Piolle (EÉLV), a obtenu du conseil municipal le vote, à deux voix de majorité, d'une délibération du 16 mai 2022 autorisant le port du burkini dans les piscines municipales. On observe toutefois que le mot n'est pas prononcé, et l'article 10 du règlement des piscines interdit les shorts et les tee-shirts flottants et impose "des tissus spécifiques à la baignade, ajustés près du corps". Autrement dit, on peut se baigner en burkini ou en combinaison d'homme-grenouille, mais pas avec un short un peu large.
La médiatisation du débat a surtout témoigné de la formidable aptitude de l'élu à trouver des sujets clivants et à aborder les questions sous un angle communautaire. C'est ainsi que les membres de "l'Alliance citoyenne", association musulmane militant pour le burkini, ont pu suivre les débats dans une salle municipale obligeamment prêtée par la mairie, alors que les méchants opposants se sont vus refuser un local et ont dû se contenter de les suivre dans la rue.
Le référé-laïcité
Quoi qu'il en soit, la question qui se pose aujourd'hui est celle de la contestation juridique de cette délibération. L'opposition municipale a déjà annoncé un recours devant le juge administratif. Le préfet, quant à lui, avait révélé son intention avant le vote : "Cette délibération, dont l’objectif manifeste est de céder à des
revendications communautaristes à visées religieuses, paraît contrevenir
au principe de laïcité posé par la loi de 1905 ainsi qu’aux
dispositions de la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République. Le maire, dans le cadre de ses compétences,
s’il doit garantir la liberté religieuse de ses administrés, doit
également s’assurer du respect de ces règles. Ainsi, conformément aux
instructions qu’il a reçues du ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin,
le préfet de l’Isère saisira le tribunal administratif de Grenoble en
cas d’adoption de cette délibération par le biais d’un référé laïcité en
vue d’en obtenir la suspension, en complément du déféré d’annulation."
Rappelons que le déféré est, en fait, un recours pour excès de pouvoir ouvert au préfet pour contester devant le tribunal administratif la légalité d'un acte émanant d'une collectivité locale. Cette procédure est toutefois relativement lente et le préfet a donc tout intérêt à accompagner son déféré d'une demande de référé, c'est-à-dire d'une demande de suspension de l'acte litigieux. En l'espèce, il annonce se fonder sur l'article 5 de la loi du 24 août 2021 qui prévoit en effet un référé-laïcité, "lorsque
l'acte attaqué est de nature à (...) porter gravement atteinte aux principes
de laïcité et de neutralité des services publics". Cette procédure est désormais mentionnée dans l'article L2131-6 du code général des collectivités locales, et précisée dans une instruction gouvernementale du 31 décembre 2021.
Le préfet doit alors déposer sa demande de référé dans le mois qui suit la décision contestée, et le juge des référés a 48 heures pour statuer. La brièveté de ce délai a pour but d'éviter "que les effets produits par l'acte ne se prolongent, en particulier lorsque des atteintes graves portées aux principes de laïcité et de neutralité affectent des services publics qui accueillent des usagers dans leurs locaux (équipements sportifs, cantines, bibliothèque)". Le texte de l'instruction du 31 décembre semble ainsi viser particulièrement la situation grenobloise. En l'espèce, le préfet de l'Isère doit donc faire un déféré au fond, et accompagner son référé-laïcité de la démonstration de l'atteinte portée aux principes de laïcité et de neutralité.
Un résultat aléatoire
Certes, mais la situation grenobloise est loin d'être aussi simple, car la délibération du conseil municipal ne mentionne pas le principe de laïcité, ni la liberté religieuse. Elle reste purement factuelle sur la tenue que les baigneurs, et surtout les baigneuses, doivent porter dans les bassins.
Le burkini a déjà donné lieu à des revendications militantes des mouvements communautaristes. Durant l'été 2016, une première offensive avait été organisée, à l'époque sur les plages. Cet épisode avait suscité l'intervention du juge administratif, appelé à statuer sur la légalité des arrêtés municipaux interdisant le port de ce vêtement sur les plages de leur commune. La situation n'est pas tout-à-fait identique, car une piscine municipale est un service public et les baigneuses ont la qualité d'usager. Or la neutralité dans les services publics, en l'état actuel du droit, s'impose aux agents, mais pas aux usagers.
Quoi qu'il en soit, les décisions portant sur le burkini à la plage constituent tout de même un précédent dont il faut tenir compte. Dans une ordonnance du 26 août 2016, le Conseil d'État avait appliqué la très classique jurisprudence Benjamin, estimant que l'interdiction du burkini ne pouvait être décidée par une délibération du conseil municipal que si, et seulement si, son port suscitait des troubles réels à l'ordre public. De fait, un arrêté d'interdiction avait été suspendu à Villeneuve-Loubet, mais au contraire admis à Sisco, où des rixes avaient éclaté entre différentes communautés.
Même si des ordonnances de référé ne sauraient, en soi, faire jurisprudence, force est de constater que ces principes risquent d'être appliqués au référé-laïcité engagé par le préfet. En effet, la délibération litigieuse ne mentionne pas une fois la liberté religieuse. Au contraire, on feint de considérer que le port du burkini est un simple choix vestimentaire, sans aucun lien avec les convictions religieuses. De fait, le juge administratif pourrait être tenté d'opérer un repli vers ces principes classiques. En l'absence d'atteinte directe à l'ordre public, la délibération du conseil municipal de Grenoble pourrait donc ne pas être suspendue. On ne peut qu'observer le danger de cette jurisprudence qui risque d'inciter les opposants au burkini à susciter eux-mêmes des désordres pour créer une atteinte à l'ordre public. Ne serait-il pas tentant de transformer les piscines municipales en camp de nudistes ou en bal costumé ?
Certes, mais la mise en oeuvre d'une stratégie aussi transgressive est assez peu probable, venant de personnes attachées au principe de légalité. Le préfet aurait donc tout intérêt à recourir au référé-liberté ordinaire.
Tout nu et tout bronzé. Carlos. 1993
Le référé-liberté
Deux moyens peuvent être développés par le préfet.
D'une part, l'égalité des sexes, qui est apparu dans notre système juridique avec la Constitution de 1946. L'alinéa 3 de son Préambule fait ainsi figurer parmi les "principes particulièrement nécessaires à notre temps" celui selon lequel "la loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l'homme". Dans une décision du 30 décembre 1981,
le Conseil constitutionnel confirme que cette disposition peut fonder
un recours dirigé contre une loi de finances accusée de favoriser le
mari au détriment de la femme. Depuis cette date, la portée de ce principe a considérablement évolué. La décision du 16 mai 2013 qui affirme ainsi qu'il est "loisible" au législateur d'adopter des dispositions "incitatives ou contraignantes"
pour assurer la mis en oeuvre du principe d'égal accès des femmes et
des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives. Certes, les mandats électoraux n'ont pas grand chose avec voir avec le port du burkini, mais la décision de 2013 est intéressante, dans la mesure où elle attribue en ce domaine une double mission au législateur. D'une part, la loi doit faire en sorte que le droit positif ne
soit pas porteur de discrimination. D'autre part, elle ne peut cantonner
qui que ce soit dans un rôle social sexué. Or le burkini cantonne les femmes dans leur "nature féminine". C'est parce qu'elles sont des femmes qu'elles doivent porter le symbole de leur soumission, à Dieu, mais aussi aux hommes, puisque c'est de leur regard qu'elles doivent se protéger.
L'argumentaire est séduisant, mais repose largement sur la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Il n'est pas certain que le Conseil d'État, traditionnellement prudent en matière de laïcité, le reprenne à son compte.
D'autre part, le préfet pourrait aussi invoquer le principe de dignité, grand absent des décisions de 2016. A l'époque, il avait été soulevé devant le juge, mais le moyen était demeuré sans réponse. Depuis, le célèbre arrêt Commune de Morsang-sur-Orge de 1995, le principe de dignité est pourtant consacré comme l'une des composantes de l'ordre public. Il s'agissait, à
l'époque, de sanctionner une attraction consistant en un "lancer de
nain", attraction organisée dans une discothèque de la commune. Le
Conseil d'Etat en avait alors admis l'interdiction par le maire en s'appuyant sur le
principe de dignité. Or, le "nain" était parfaitement consentant, et il
était même rémunéré pour participer à ce spectacle humiliant. Le préfet de l'Isère peut ainsi tenter d'utiliser le fait que le principe de dignité n'a aucun rapport avec l'éventuel consentement
de la victime de cette humiliation. L'éternel argument des partisans de la soumission des femmes, selon lequel elles ont consenti à porter le vêtement symbole de leur infériorité, tombe à l'eau, ce qui n'est pas fâcheux dans une histoire de piscine.
Le référé-suspension
Reste l'argumentaire moins risqué, qui peut être utilisé un référé-suspension ordinaire. Il s'agit de s'appuyer tout simplement sur l'ordre public, dont l'hygiène et l'ordre public sont des composantes. On sait que le port d'un short par les hommes est généralement interdit dans les piscines municipales pour des motifs d'hygiène, et le port d'un vêtement qui couvre une femme de la tête aux pieds pourrait être considéré comme respectant les règles de l'hygiène la plus élémentaire ? En outre, et c'est sans doute le plus important, pompiers et maîtres nageurs insistent sur le fait qu'en cas d'accident, il serait bien difficile de soigner une femme ainsi empaquetée. De précieuses minutes seraient gâchées pour la désincarcérer de son burkini, avant, par exemple, de pouvoir utiliser un défibrillateur. L'argument est puissant, et peut permettre de fonder la condition d'urgence exigée pour le référé-suspension. Au demeurant, puisque les élus grenoblois présentent le port du burkini comme un simple vêtement que chacune est libre de porter, refusant d'y voir l'affichage de convictions religieuses, pourquoi ne pas faire comme eux ? Le burkini pourrait fort bien être contesté au regard du seul danger qu'il présente pour les baigneuses.
Le recours du préfet de l'Isère est donc loin d'être simple. Son succès est loin d'être garanti, mais il dépend, au moins en partie, de l'aptitude de l'administration de sortir d'une position dogmatique. Le but de la démarche n'est pas de faire la promotion de de la loi "séparatisme" du 24 août 2021, mais bien davantage d'obtenir la suspension d'une délibération qui méprise l'égalité entre les hommes et les femmes, qui ramènent ces dernières à une "nature féminine" qui implique soumission et infériorité. La municipalité de Grenoble a fait le choix du développement séparé, en laissant les femmes musulmanes à l'écart des standards de l'égalité hommes-femmes. Développement séparé... A une époque, cela s'appelait l'Apartheid.
Sur le port de signes religieux : Chapitre 10 Section 1 § 2 du Manuel