« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 22 mai 2022

Permis de communiquer : Comment court-circuiter la Cour de cassation et le Conseil constitutionnel ?


La décision M. Mohammed D., rendue par le Conseil constitutionnel sur question prioritaire de constitutionnalité (QPC) le 20 mai 2022 déclare conformes à la Constitution les dispositions de l'article 115 du code de procédure pénale. Celui-ci est ainsi rédigé : " Les parties peuvent à tout moment de l'information faire connaître au juge d'instruction le nom de l'avocat choisi par elles ; si elles désignent plusieurs avocats, elles doivent faire connaître celui d'entre eux auquel seront adressées les convocations et notifications ; à défaut de ce choix, celles-ci seront adressées à l'avocat premier choisi". Ces dispositions n'interdisent donc pas au juge d'instruction d'accorder un permis de communiquer, c'est-à-dire une autorisation de visite, au seul avocat nominativement désigné par la personne mise en examen et placée en détention provisoire.

C'est précisément ce qui est reproché à ces dispositions par le requérant, rejoint par le Conseil national des Barreaux, l'association des avocats pénalistes et le Syndicat des avocats de France. En effet, certains juges d'instruction ont cru bon d'appliquer la loi à la lettre. Ils ont donc délivré des permis de communiquer au seul avocat désigné par la personne qui a besoin d'être défendue. Ces pratiques ont suscité l'ire des avocats qui souhaitent que l'ensemble des collaborateurs et associés du cabinet puissent bénéficier de ces permis de communiquer. Autrement dit, si le ténor du barreau n'est pas disponible, il doit pouvoir envoyer au client un collaborateur lambda, quand bien ce dernier n'a pas été formellement choisi. Le problème est que les personnes placées en détention provisoire sont rétives à toute évolution dans ce domaine et refusent de désigner l'ensemble des collaborateurs du cabinet. L'un des avocats intervenant à l'audience de la QPC a ainsi volontiers reconnu que "les clients rechignent à désigner les collaborateurs". Ils tiennent à leur ténor du barreau, et n'ont pas envie que leur affaire soit traitée par le stagiaire.

Tous les moyens ont été mis en oeuvre par la profession pour obtenir une modification des textes, qui permettrait aux avocats de solliciter des permis de communiquer pour tout le cabinet, et d'imposer cette situation aux clients. 

Le Conseil constitutionnel est donc saisi d'une QPC qui porte plus spécifiquement sur le passage de l'article 115 qui impose à la personne de faire connaître au juge d'instruction "le nom de l'avocat choisi par elle". Le moyen reposant sur le non-respect des droits de la défense est écarté avec une certaine sécheresse. 

 

La liberté de choisir son avocat

 

Le Conseil rappelle en effet que ces dispositions ont d'abord pour objet de "garantir la liberté de la personne mise en examen de choisir son avocat". Le choix est donc intuitu personae. Le client ne choisit pas un cabinet mais un avocat, avec lequel il entretient une relation personnelle et qui doit lui inspirer confiance. Sur ce point, la décision du 20 mai 2022 présente l'intérêt de rappeler l'existence d'une liberté de choix de l'avocat. Dans sa décision QPC du 17 février 2012, Ordre des avocats du Barreau de Bastia, le Conseil s'était déjà fondé sur cette liberté pour déclarer inconstitutionnelle une disposition qui obligeait les personnes gardées à vue pour des faits liés au terrorisme à choisir leur conseil sur une liste d'avocats dûment habilités à intervenir dans le domaine par le bureau du Conseil national des Barreaux.

Surtout, la personne mise en examen peut toujours, à la demande de son avocat ou même spontanément, désigner d'autres conseils au sein du même cabinet, qu'ils soient collaborateurs ou associés. Si elle "rechigne à désigner des collaborateurs", c'est à son avocat de la convaincre ou d'assumer la charge des visites. Rappelons en effet que le juge d'instruction est tenu de délivrer un permis de communiquer à l'avocat ou aux avocats désignés par la personne en détention provisoire. C'est donc à l'avocat de convaincre son client. S'il n'y parvient pas, il n'appartient pas au juge d'instruction d'imposer au client une organisation de sa défense à laquelle il n'adhère pas.

 


Les avocats. Danse bretonne. 2011

 

L'arrêt du 15 décembre 2021

 

La décision du Conseil constitutionnel se situe ainsi dans la ligne de l'arrêt du 15 décembre 2021, rendu par la Chambre criminelle de la Cour de cassation. En l'espèce, M. C. était poursuivi pour assassinat, destruction de bien d'autrui, recel, association de malfaiteurs et autres infractions diverses. Il a désigné deux avocats qui, dès le lendemain, ont sollicité du juge d'instruction la délivrance de nouveaux permis de communiquer comportant leurs deux noms, mais aussi ceux de leurs collaborateurs et associés respectifs. Hélas, le juge d'instruction a refusé de faire droit à cette demande, en s'appuyant précisément sur l'article 115 du code de procédure pénale.

La colère des avocats s'est manifestée en l'espèce d'une étrange manière, bien peu respectueuse des intérêts de leur client. Ceux qui avaient été choisis par le prévenu ne se sont pas déplacés, et le placement en détention provisoire a été décidé par le juge de la liberté et de la détention (JLD), en leur absence. M. C. a ensuite pu faire un recours en invoquant le fait qu'il avait été privé de l'exercice des droits de la défense. Et la Chambre de l'instruction de la Cour d'appel d'Aix-en-Provence lui a donné satisfaction, ordonnant en même temps la mise en liberté d'une personne poursuivie pour assassinat.

La Chambre criminelle casse cette décision, car le non-respect des droits de la défense n'est pas imputable aux juges, mais aux conseils qui ne se sont pas déplacés. Dans son arrêt de décembre 2021, elle affirme tout simplement que, conformément à l'article 115 du code de procédure pénale," le permis de communiquer est délivré aux seuls avocats désignés par la personne mise en examen". C'est exactement le raisonnement du Conseil constitutionnel.
 
 

Éric Dupont-Moretti, au secours de ses anciens confrères 


 
Doit-on en déduire que le principe de liberté du choix du défenseur a prévalu ? Certainement pas, car lorsque la jurisprudence se montre rétive, le ministre, lui, sait intervenir rapidement pour venir au secours de ses anciens confrères. Le calendrier était particulièrement serré. Il fallait obtenir une modification des textes après la décision du 15 décembre 2021 et avant que la QPC soit examinée par le Conseil. Son rejet risquait en effet de rendre plus délicate l'intervention par la voie réglementaire.

Le Garde des Sceaux, à l'écoute des désirs des avocats, a donc obtenu du Premier ministre, six semaines après la décision de la Cour, la signature du décret du 31 janvier relatif au permis de communiquer délivré à l'avocat d'une personne détenue. De manière très concrète, il s'agit d'ajouter au code de procédure pénale un article D 32-1-2 qui précise les modalités de remise aux avocats du permis de communiquer avec les personnes en détention provisoire. Ce permis de communiquer est établi par le juge d'instruction, à la demande de l'avocat qui l'assiste. Le décret du 31 janvier 2022 précise que les avocats et collaborateurs de celui qui a été formellement saisi pourront également bénéficier de ce permis de communiquer, à la seule condition que l'avocat saisi demande qu'il soit aussi établi au nom de ses associés et collaborateurs. La personne en détention ne saisit donc plus un avocat, mais un cabinet.
 
Sur le plan formel, le décret se présente comme organisant simplement la mise en oeuvre de l'article 115 du code pénal. Du moins c'est ainsi qu'il a été présenté par le Garde des Sceaux, Éric Dupont-Moretti. Mais le Conseil constitutionnel semble offrir une piste à ceux qui envisageraient de contester ce décret. En effet, il est clair que l'article 115 du code de procédure pénale a valeur législative parce qu'il traite des droits de la défense, et le Conseil n'a pas manqué de le rappeler. Et le nouvel article D 32-1-2, quant à lui, a valeur réglementaire, alors même qu'il porte atteinte à la liberté de choisir son avocat. Or, l'article 37 de la Constitution énonce que les règles relatives à "la procédure pénale" font partie du domaine de la loi. Ce décret pourrait-il être annulé pour incompétence ?

Ce n'est pas tout-à-fait impossible, mais, pour cela, il faudrait un recours par voie d'exception, le délai de recours pour excès de pouvoir étant expiré. Pour être fixé sur la légalité de ce décret, il faut donc attendre qu'une personne en détention provisoire estime avoir été mal défendue par le collaborateur chargé de remplacer le ténor du barreau qu'elle avait choisi, retenu par d'autres activités plus importantes. Certes, mais pourra-t-elle trouver un avocat pour l'assister dans cette démarche ?

 

 

jeudi 19 mai 2022

La légitime défense d'un gendarme, devant la CEDH


L'usage de son arme par un membre des forces de police donne souvent lieu à contentieux. A-t-il ou non agi en légitime défense ? La réponse à cette question repose souvent sur une enquête minutieuse, donc relativement longue. Pendant qu'elle se déroule, des accusations de violences policières sont souvent formulées, reprises par les médias, parfois au point qu'elles viennent polluer la sérénité les investigations. L'arrêt rendu par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) à l'unanimité le 18 mai 2022, Bouras c. France, précise à la fois les conditions de la légitime défense et les obligations imposées à l'État dans ce domaine. Elle affirme en effet qu'un gendarme qui a tiré sur une personne détenue durant un transfèrement alors qu'elle agressait sa collègue, agissait en légitime défense, et que l'enquête menée par les autorités françaises était satisfaisante au regard des contraintes imposées par l'article 2 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.

Le drame s'est déroulé en juin 2014, dans le véhicule qui conduisait le détenu de la prison de Strasbourg au tribunal de Colmar. Le détenu a tenté de s'emparer de l'arme de la gendarme qui l'accompagnait et qui était assise à côté de lui, à l'arrière d'une Renault Clio. Celle-ci a résisté et une bagarre a suivi, qui a continué alors que le véhicule était arrêté sur la bande d'arrêt d'urgence de l'autoroute. Alors que sa collègue était immobilisée par le détenu, le second gendarme a sorti son arme, tenté d'intervenir pour mettre fin à la bagarre. Après sommation, il a finalement tiré, blessant mortellement le détenu agresseur. Après l'enquête interne diligentée par l'Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN), le juge d'instruction prit finalement une ordonnance de non-lieu, contestée par les parents du détenu décédé. Ce non-lieu ayant été confirmé par la Chambre de l'instruction de la cour d'appel de Colmar, puis par la Cour de cassation. Ils saisissent donc la CEDH, en invoquant la violation du droit à la vie. 

 

Le recours à la force absolument nécessaire

 

L'article 2 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme énonce que la mort peut résulter « d’un recours à la force absolument nécessaire », lorsqu’elle s’inscrit dans la poursuite d'objectifs qu'il définit et surtout «empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue ».  Il ne fait aucun doute que l'agression à laquelle s'est livré le détenu sur la personne de la gendarme qui l'accompagnait avait pour but son évasion.

Selon une jurisprudence inaugurée avec l'arrêt McCann et autres c. Royaume‑Uni du 27 septembre 1995, le recours à la violence létale, même si il poursuit un objectif licite, doit être à la fois nécessaire et proportionné à la menace pour l'ordre public. Il appartient donc à l'État défendeur de démontrer qu'il essayé de mettre en oeuvre d'autres moyens de contrôler la situation avant de recours à cette mesure extrême. En d'autres termes, il s'agit de montrer que l'homicide n'est pas le résultat d'un acte arbitraire.

 


 La serpe d'or. René Goscinny et Albert Uderzo. 1962

 

L'enquête

 

Le contrôle de la proportionnalité exercé par la CEDH s'exerce toutefois essentiellement sur les procédures internes, les enquêtes qui ont été diligentées par l'État pour s'assurer que les conditions de la légitime défense étaient réunies. Elle affirme ainsi régulièrement, par exemple dans l'arrêt Camekan c. Turquie du 28 janvier 2014 qu'elle n'a pas pour mission de jouer "le rôle d’un tribunal de première instance compétent pour apprécier les faits" . C'est seulement lorsque les procédures internes n'ont pas été menées que la CEDH s'autorise à substituer sa version des faits à celle des juges internes, principe affirmé dans l'affaire Giuliani et Gaggio c. Italie du 25 août 2009. En tout état de cause, la Cour ne s'intéresse qu'à la responsabilité de l'État et non pas à la responsabilité pénale des auteurs de l'acte.

Dans le cas de l'affaire Bouras, la Cour observe que l'enquête de l'IGGN a clairement établi les faits, et que les juges internes ont très soigneusement motivé la décision de non-lieu. Il n'a pas été contesté que le gendarme qui a tiré a agi avec la "conviction honnête" que la vie de sa collègue était directement menacée. Sur ce point, il convient d'observer que le tireur était un gendarme adjoint volontaire (GAV) qui, à l'époque des faits, n'était pas soumis à la réglementation sur l'usage des armes applicables aux autres gendarmes, officiers et sous-officiers. Bien qu'ayant été formé à leur utilisation, il demeurait soumis au droit commun de la légitime défense. Celui-ci s'incarne donc tout entier dans l'article 122-5 du code pénal qui était alors ainsi rédigé : "« N’est pas pénalement responsable la personne qui, devant une atteinte injustifiée envers elle-même ou autrui, accomplit, dans le même temps, un acte commandé par la nécessité de la légitime défense d’elle-même ou d’autrui, sauf s’il y a disproportion entre les moyens de défense employés et la gravité de l’atteinte".

La  CEDH, dans l'arrêt Armani da Silva c. Royaume-Uni du 30 mars 2016, précise les éléments à prendre compte pour s'assurer que l'enquête est "effective". Elle doit reposer sur une analyse impartiale et objective des évènements, être transparente, communiquer ses résultats aux victimes, et enfin être achevée dans un délai raisonnable. En l'espèce, la Cour constate que l'opération de transfèrement avait été organisée de manière conforme au règlement en vigueur, et que rien ne permettait de prévoir l'agression qui s'est déroulée durant le transport. Elle ajoute que le tir mortel, unique, a été effectué après sommation et après d'autres tentatives de défense de la gendarme attaquée. Pour toutes ces raisons, la CEDH considère donc qu'il n'y a donc pas violation de l'article 2, le recours à la force étant proportionné à la menace.

 

La menace contre des personnes

 

L'affaire Bouras ne doit pas toutefois laisser penser que la CEDH hésite à sanctionner un usage de la force létale qui lui semble disproportionné à la menace. Dans l'arrêt Toubache c. France du 7 juin 2018, elle sanctionne ainsi l'État pour avoir admis la légitime défense dans le cas de forces de gendarmerie qui avaient fait feu sur un véhicule occupé par des délinquants en fuite. Mais il s'agissait de cambrioleurs qui n'exerçaient aucune menace directe sur les personnes. Tel n'était évidemment pas le cas dans l'arrêt Bouras, la menace sur la vie de la gendarme étant évidente. La loi du 28 février 2017, sans attendre l'issue de l'affaire Toubache, a d'ailleurs tenu compte de cette jurisprudence européenne en imposant aux forces de police et de gendarmerie de ne faire usage de leurs armes létales "qu'en cas d'absolue nécessité et de manière strictement proportionnée".

La décision Bouras a pour intérêt de constituer un cas d'école de la légitime défense, à partir d'une situation d'agression dans laquelle elle n'était guère contestable. Si les parents de la victime y ont vu une violence policière, la fragilité de leur position était très visible. Il n'en demeure pas moins que l'arrêt montre l'importance de l'enquête, puisque son honnêteté est finalement l'élément essentiel apprécié par la Cour. Si l'État diligente une enquête à charge et à décharge, si les faits sont clairement établis et si la menace physique était grave, la Cour laisse finalement aux juges internes une large autonomie pour apprécier la légitime défense. A cet égard, la revendication de présomption de légitime défense mise en avant par certains, et notamment par des syndicats de police, apparaît d'un intérêt finalement très limité. Une enquête honnête, au sens où l'entend la CEDH, saurait rapidement, si nécessaire, renverser la présomption.

 Sur le droit à la vie : Chapitre 7  Section 2 du Manuel


mardi 17 mai 2022

Burkini grenoblois : Quel déféré ?



Le maire de Grenoble, Éric Piolle (EÉLV), a obtenu du conseil municipal le vote, à deux voix de majorité, d'une délibération du 16 mai 2022 autorisant le port du burkini dans les piscines municipales. On observe toutefois que le mot n'est pas prononcé, et l'article 10 du règlement des piscines interdit les shorts et les tee-shirts flottants et impose "des tissus spécifiques à la baignade, ajustés près du corps". Autrement dit, on peut se baigner en burkini ou en combinaison d'homme-grenouille, mais pas avec un short un peu large.

La médiatisation du débat a surtout témoigné de la formidable aptitude de l'élu à trouver des sujets clivants et à aborder les questions sous un angle communautaire. C'est ainsi que les membres de "l'Alliance citoyenne", association musulmane militant pour le burkini, ont pu suivre les débats dans une salle municipale obligeamment prêtée par la mairie, alors que les méchants opposants se sont vus refuser un local et ont dû se contenter de les suivre dans la rue.

 

Le référé-laïcité

 

Quoi qu'il en soit, la question qui se pose aujourd'hui est celle de la contestation juridique de cette délibération. L'opposition municipale a déjà annoncé un recours devant le juge administratif. Le préfet, quant à lui, avait révélé son intention avant le vote : "Cette délibération, dont l’objectif manifeste est de céder à des revendications communautaristes à visées religieuses, paraît contrevenir au principe de laïcité posé par la loi de 1905 ainsi qu’aux dispositions de la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République. Le maire, dans le cadre de ses compétences, s’il doit garantir la liberté religieuse de ses administrés, doit également s’assurer du respect de ces règles. Ainsi, conformément aux instructions qu’il a reçues du ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin, le préfet de l’Isère saisira le tribunal administratif de Grenoble en cas d’adoption de cette délibération par le biais d’un référé laïcité en vue d’en obtenir la suspension, en complément du déféré d’annulation."

Rappelons que le déféré est, en fait, un recours pour excès de pouvoir ouvert au préfet pour contester devant le tribunal administratif la légalité d'un acte émanant d'une collectivité locale. Cette procédure est toutefois relativement lente et le préfet a donc tout intérêt à accompagner son déféré d'une demande de référé, c'est-à-dire d'une demande de suspension de l'acte litigieux. En l'espèce, il annonce se fonder sur l'article 5 de la loi du 24 août 2021 qui prévoit en effet un référé-laïcité, "lorsque l'acte attaqué est de nature à (...)  porter gravement atteinte aux principes de laïcité et de neutralité des services publics". Cette procédure est désormais mentionnée dans l'article L2131-6 du code général des collectivités locales, et précisée dans une instruction gouvernementale du 31 décembre 2021.

Le préfet doit alors déposer sa demande de référé dans le mois qui suit la décision contestée, et le juge des référés a 48 heures pour statuer. La brièveté de ce délai a pour but d'éviter "que les effets produits par l'acte ne se prolongent, en particulier lorsque des atteintes graves portées aux principes de laïcité et de neutralité affectent des services publics qui accueillent des usagers dans leurs locaux (équipements sportifs, cantines, bibliothèque)". Le texte de l'instruction du 31 décembre semble ainsi viser particulièrement la situation grenobloise. En l'espèce, le préfet de l'Isère doit donc faire un déféré au fond, et accompagner son référé-laïcité de la démonstration de l'atteinte portée aux principes de laïcité et de neutralité.

 

Un résultat aléatoire

 

Certes, mais la situation grenobloise est loin d'être aussi simple, car la délibération du conseil municipal ne mentionne pas le principe de laïcité, ni la liberté religieuse. Elle reste purement factuelle sur la tenue que les baigneurs, et surtout les baigneuses, doivent porter dans les bassins.

Le burkini a déjà donné lieu à des revendications militantes des mouvements communautaristes. Durant l'été 2016, une première offensive avait été organisée, à l'époque sur les plages. Cet épisode avait suscité l'intervention du juge administratif, appelé à statuer sur la légalité des arrêtés municipaux interdisant le port de ce vêtement sur les plages de leur commune. La situation n'est pas tout-à-fait identique, car une piscine municipale est un service public et les baigneuses ont la qualité d'usager. Or la neutralité dans les services publics, en l'état actuel du droit, s'impose aux agents, mais pas aux usagers.

Quoi qu'il en soit, les décisions portant sur le burkini à la plage constituent tout de même un précédent dont il faut tenir compte. Dans une ordonnance du 26 août 2016, le Conseil d'État avait appliqué la très classique jurisprudence Benjamin, estimant que l'interdiction du burkini ne pouvait être décidée par une délibération du conseil municipal que si, et seulement si, son port suscitait des troubles réels à l'ordre public. De fait, un arrêté d'interdiction avait été suspendu à Villeneuve-Loubet, mais au contraire admis à Sisco, où des rixes avaient éclaté entre différentes communautés.

Même si des ordonnances de référé ne sauraient, en soi, faire jurisprudence, force est de constater que ces principes risquent d'être appliqués au référé-laïcité engagé par le préfet. En effet, la délibération litigieuse ne mentionne pas une fois la liberté religieuse. Au contraire, on feint de considérer que le port du burkini est un simple choix vestimentaire, sans aucun lien avec les convictions religieuses. De fait, le juge administratif pourrait être tenté d'opérer un repli vers ces principes classiques. En l'absence d'atteinte directe à l'ordre public, la délibération du conseil municipal de Grenoble pourrait donc ne pas être suspendue. On ne peut qu'observer le danger de cette jurisprudence qui risque d'inciter les opposants au burkini à susciter eux-mêmes des désordres pour créer une atteinte à l'ordre public. Ne serait-il pas tentant de transformer les piscines municipales en camp de nudistes ou en bal costumé ? 

Certes, mais la mise en oeuvre d'une stratégie aussi transgressive est assez peu probable, venant de personnes attachées au principe de légalité. Le préfet aurait donc tout intérêt à recourir au référé-liberté ordinaire. 

 

Tout nu et tout bronzé. Carlos. 1993


Le référé-liberté

 

Deux moyens peuvent être développés par le préfet.

D'une part, l'égalité des sexes, qui est apparu dans notre système juridique avec la Constitution de 1946. L'alinéa 3 de son Préambule fait ainsi figurer parmi les "principes particulièrement nécessaires à notre temps" celui selon lequel  "la loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l'homme". Dans une décision du 30 décembre 1981, le Conseil constitutionnel confirme que cette disposition peut fonder un recours dirigé contre une loi de finances accusée de favoriser le mari au détriment de la femme. Depuis cette date, la portée de ce principe a considérablement évolué. La décision du  16 mai 2013 qui affirme ainsi qu'il est "loisible" au législateur d'adopter des dispositions "incitatives ou contraignantes" pour assurer la mis en oeuvre du principe d'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives. Certes, les mandats électoraux n'ont pas grand chose avec voir avec le port du burkini, mais la décision de 2013 est intéressante, dans la mesure où elle attribue en ce domaine une double mission au législateur. D'une part, la loi doit faire en sorte que le droit positif ne soit pas porteur de discrimination. D'autre part, elle ne peut cantonner qui que ce soit dans un rôle social sexué. Or le burkini cantonne les femmes dans leur "nature féminine". C'est parce qu'elles sont des femmes qu'elles doivent porter le symbole de leur soumission, à Dieu, mais aussi aux hommes, puisque c'est de leur regard qu'elles doivent se protéger.

L'argumentaire est séduisant, mais repose largement sur la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Il n'est pas certain que le Conseil d'État, traditionnellement prudent en matière de laïcité, le reprenne à son compte.

D'autre part, le préfet pourrait aussi invoquer le principe de dignité, grand absent des décisions de 2016. A l'époque, il avait été soulevé devant le juge, mais le moyen était demeuré sans réponse. Depuis, le célèbre arrêt Commune de Morsang-sur-Orge de 1995, le principe de dignité est pourtant consacré comme l'une des composantes de l'ordre public. Il s'agissait, à l'époque, de sanctionner une attraction consistant en un "lancer de nain", attraction organisée dans une discothèque de la commune. Le Conseil d'Etat en avait alors admis l'interdiction par le maire en s'appuyant sur le principe de dignité. Or, le "nain" était parfaitement consentant, et il était même rémunéré pour participer à ce spectacle humiliant. Le préfet de l'Isère peut ainsi tenter d'utiliser le fait que le principe de dignité n'a aucun rapport avec l'éventuel consentement de la victime de cette humiliation. L'éternel argument des partisans de la soumission des femmes, selon lequel elles ont consenti à porter le vêtement symbole de leur infériorité, tombe à l'eau, ce qui n'est pas fâcheux dans une histoire de piscine. 

 

Le référé-suspension

 

Reste l'argumentaire moins risqué, qui peut être utilisé un référé-suspension ordinaire. Il s'agit de s'appuyer tout simplement sur l'ordre public, dont l'hygiène et l'ordre public sont des composantes. On sait que le port d'un short par les hommes est généralement interdit dans les piscines municipales pour des motifs d'hygiène, et le port d'un vêtement qui couvre une femme de la tête aux pieds pourrait être considéré comme respectant les règles de l'hygiène la plus élémentaire ? En outre, et c'est sans doute le plus important, pompiers et maîtres nageurs insistent sur le fait qu'en cas d'accident, il serait bien difficile de soigner une femme ainsi empaquetée. De précieuses minutes seraient gâchées pour la désincarcérer de son burkini, avant, par exemple, de pouvoir utiliser un défibrillateur. L'argument est puissant, et peut permettre de fonder la condition d'urgence exigée pour le référé-suspension. Au demeurant, puisque les élus grenoblois présentent le port du burkini comme un simple vêtement que chacune est libre de porter, refusant d'y voir l'affichage de convictions religieuses, pourquoi ne pas faire comme eux ? Le burkini pourrait fort bien être contesté au regard du seul danger qu'il présente pour les baigneuses.

Le recours du préfet de l'Isère est donc loin d'être simple. Son succès est loin d'être garanti, mais il dépend, au moins en partie, de l'aptitude de l'administration de sortir d'une position dogmatique. Le but de la démarche n'est pas de faire la promotion de de la loi "séparatisme" du 24 août 2021, mais bien davantage d'obtenir la suspension d'une délibération qui méprise l'égalité entre les hommes et les femmes, qui ramènent ces dernières à une "nature féminine" qui implique soumission et infériorité. La municipalité de Grenoble a fait le choix du développement séparé, en laissant les femmes musulmanes à l'écart des standards de l'égalité hommes-femmes. Développement séparé... A une époque, cela s'appelait l'Apartheid.

Sur le port de signes religieux : Chapitre 10 Section 1 § 2 du Manuel

 



samedi 14 mai 2022

#Balance ton porc devant la Cour de cassation


La 1ère chambre civile de la Cour de cassation a rendu deux décisions le 11 mai 2022 écartant deux actions en diffamation engagées par des hommes qui avaient été accusés d'atteintes sexuelles dans le cadre du mouvement #MeToo ou #Balancetonporc. L'une avait été initiée par M. P. J., aujourd'hui âgé de quatre-vingt-six ans, contre Mme A.F.. Celle-ci, elle-même fille de ministre, avait accusé, en octobre 2017 un «ancien ministre de Mitterrand» de s'être livré à des agressions sexuelles lors d'une soirée à l'Opéra. L'autre action avait été engagée par M. E. B., ancien responsable de la chaîne Equidia, contre la journaliste S. M., celle-là même qui avait lancé le hashtag #Balancetonporc. Pour illustrer sa démarche dénonciatrice, elle avait alors diffusé un tweet qu'elle avait reçu de M. E. B., à l'évidence d'un goût exquis : "«Tu as des gros seins. Tu es mon type de femme. Je vais te faire jouir toute la nuit". En première instance, devant la 17è chambre du tribunal de Paris, les deux femmes avaient été condamnées pour diffamation, les juges ayant considéré que les faits n'étaient pas clairement établis. 


Deux décisions d'espèce

 

La Cour de cassation confirme les deux décisions de la Cour d'appel qui avaient annulé les jugements de première instance et écarté le caractère diffamatoire des dénonciations rendues publiques par les deux femmes. Ces décisions consacrent-elles pour autant une liberté d'expression totale en faveur des femmes dénonçant des violences sexuelles sur internet ? Certains commentateurs l'ont pensé et ont salué une sorte de reconnaissance judiciaire des mouvements  #MeToo et #Balancetonporc.

La portée de ces décisions est cependant plus modeste et l'on observe d'emblée que la Cour n'a pas entendu leur assurer une large diffusion. Au contraire, aucun communiqué de presse n'a été publié. Autant dire qu'il s'agit de décisions d'espèce, d'autant qu'elles sont rendues sur conclusions contraires de l'avocat général. Elles donnent toutefois des éclaircissement utiles sur la diffamation.

 

La définition de la diffamation

 

Il convient de revenir à la définition de la diffamation, telle qu'elle figure dans l'article 29 alinéa 1er de la loi du 29 juillet 1881  : "Toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé". Quatre éléments de définition peuvent donc être distingués. D'abord, le caractère public des propos tenus, ce qui, en l'espèce, n'est guère contestable : l'une des deux femmes s'est exprimée sur un blog, l'autre sur Twitter. Le deuxième critère impose la mention de faits précis et là encore,  les attouchements durant la représentation de l'Or du Rhin et le message salace s'analysent comme des faits précis. Les troisième et quatrième éléments ne se heurtent pas non plus à de sérieuses difficultés, les deux hommes étant parfaitement identifiables, et la dénonciation dont ils ont fait l'objet portant évidemment atteinte à l'honneur et à la considération. 

 


 Piggies. Beatles. 1968

 

La bonne foi

 

Les personnes poursuivies pour diffamation disposent de deux moyens de défense, l'exception de vérité et la bonne foi. La Cour de cassation estime que les deux femmes peuvent difficilement s'appuyer sur l'exception de vérité, car elles se heurtent à une difficulté de preuve. Les faits relatés sont anciens et aucune des deux victimes n'a porté plainte. Certes, mais la Cour aurait tout aussi bien pu dissocier les deux affaires sur ce point. S'il ne fait guère de doute que la preuve des faits se révèle délicate dans le cas de l'ancien ministre, ne serait-ce qu'en raison des failles dans les souvenirs de l'intéressée, la preuve des faits ne pose guère de problème dans le cas d'E. B. Il a lui-même reconnu avoir envoyé le tweet dénoncé. L'exception de vérité aurait donc sans doute pu être utilisée par la destinataire du message.

Quoi qu'il en soit, la Cour décide d'appliquer le même raisonnement aux deux affaires et de s'appuyer sur la bonne foi. Elle exige que l'auteur du propos ait poursuivi un but légitime, en l'espèce l'information du public et la volonté de diffuser la parole des femmes, qu'il ait été convaincu de l'exactitude des faits, et enfin qu'il ait fait preuve de modération et d'objectivité. 

Dans l'affaire E. B., la modération du propos pourrait largement être débattue. L'association du nom de l'intéressé avec le hashtag #Balancetonporc conduisait en effet à le traiter comme un parfait spécimen de la race porcine, ce qui est parfaitement compréhensible, mais pas précisément modéré. La Cour de cassation observe cependant que l'intéressé avait déjà admis, sur Facebook, avoir tenu ces propos, ce qui leur conférait une base factuelle suffisante. Certes, mais la modération reste une question non résolue. 

Quant à P. J., il ne fait pas de doute que le propos de la dénonciatrice est moins violent, car elle se borne à rappeler les faits. Mais précisément, la Cour observe que les souvenirs de l'intéressée comportent de nombreuses erreurs factuelles. Contrairement à ce qu'elle affirme, l'Or du Rhin ne montre pas la "mort des Dieux" et est joué à l'Opéra sans entracte, peut-être pour que les spectateurs ne soient pas tentés de fuir. Mais la Cour reconnaît que la mémoire peut-être infidèle, plus de sept années après les faits. 

 

Le débat d'intérêt général

 

S'écartant de ce terrain mouvant, la Cour de cassation se fonde finalement sur la notion de "débat d'intérêt général" issue de la jurisprudence de la Cour européenne de sauvegarde des droits de l'homme et largement reprise par les juridictions internes. Elle affirme en effet que les dénonciations effectuées dans le cadre de #Balancetonporc relèvent du débat d'intérêt général, et que ce seul élément suffit à démontrer la bonne foi des accusatrices.

Déjà, dans une décision du 11 décembre 2018, la chambre criminelle avait considéré comme relevant du débat d'intérêt général les paroles de la chanson "Nique la France" chantée par le groupe de rap ZAP. Les "Français de souche" y étaient traités de "nazillons", "Bidochons décomplexés", "gros beaufs qui ont la haine de l'étranger" etc. Mais l'injure raciale a pourtant été écartée car la suite de la chanson montrait qu'elle s'inscrivait dans le débat d'intérêt général : "Le racisme est dans vos murs et dans vos livres scolaires, dans vos souv'nirs, dans votre histoire, dont vous êtes si fiers. Omniprésent, il est banal et ordinaire, il est dans vos mémoires et impossible de s'en défaire". Pour les juges, les propos tenus "pour outranciers, injustes ou vulgaires qu'ils puissent être regardés", entendaient dénoncer le racisme dans la société. A ce titre, ils s'intégraient dans un débat d'intérêt général. Il en est de même d'un dessin publié par Charlie-Hebdo , particulièrement insultant à l'égard d'une candidate à l'élection présidentielle, mais dont la Cour de cassation considère dans un arrêt du 25 octobre 2019 qu'il s'intègre dans la campagne électorale et dans le débat d'intérêt général. 

Le débat d'intérêt général apparaît ainsi comme une sorte de couteau suisse du contrôle juridictionnel qui permet de faire prévaloir la liberté d'expression, quand le juge en a besoin.

On pourrait objecter que cette jurisprudence porte sur l'injure et non sur la diffamation. Mais précisément, cette référence au débat d'intérêt général a pour conséquence de rapprocher le régime juridique de la diffamation de celui de l'injure. Celui-ci, rappelons-le, n'exige pas une référence à des faits précis, et les décisions du 11 mai 2022, portant pourtant sur deux actions en diffamation, ne s'intéressent guère à la précision des faits, pourvu qu'ils soient rapportés de bonne foi.

C'est sans doute la raison pour laquelle il n'est pas possible de les analyser comme développant une jurisprudence nouvelle. En tout état de cause, la Cour de cassation a entendu affirmer qu'elle entendait conférer un label d'intérêt général au mouvement #Balancetonporc, à la condition toutefois que cette sorte de bénédiction judiciaire qui lui est ainsi donnée demeure, du moins pour le moment, sans conséquence. C'est bien le cas dans ces deux affaires, dans lesquelles aucune plainte pénale n'a été déposée, d'ailleurs jugées par la première chambre civile de la Cour. Il ne fait aucun doute que les choses pourraient être totalement différentes si des procédures pénales avaient été engagées.

 

 Sur le débat d'intérêt général : Chapitre 8, section 4 § 1, C du Manuel


mercredi 11 mai 2022

Les Invités de LLC : Pierre Choderlos de Laclos sur la liberté de presse

Pierre Choderlos de Laclos n'est pas seulement l'auteur des "Liaisons dangereuses". Secrétaire du duc d'Orléans, il fut aussi le rédacteur principal, jusqu'à la fin 1791 du Journal des Amis de la Constitution, publication du Club des Jacobins. En août 1791, l'Assemblée débat du texte qui allait devenir la loi Thouret du 22 août 1791. Ce texte institue un certain nombre de délits de presse : provocation à la désobéissance aux lois, à la résistance aux pouvoirs publics, calomnies contre les fonctionnaires et les personnes privées. Laclos défend alors une liberté de presse absolue, comparable à celle que consacre le Premier Amendement le Constitution Américaine, ratifié précisément en 1791.



Pierre Choderlos de Laclos 1741-1803

Maurice Quentin de La Tour

 

 

"C'est une grande question, en ce moment, dans une assemblée de gens d'esprit, de savoir s'il faut, à l'exemple de Numa Pompilius, faire fustiger les libellistes ou leur couper les oreilles, suivant la gravité du méfait. Nous avouons que tout cela n'est pas une question pour nous  ; que nous persistons à penser que la liberté de la presse doit être indéfinie ; et qu'une loi même contre les libelles et les libellistes ous paraît plus dangereuse qu'utile, en ce qu'elle deviendrait trop facilement l'occasion ou le prétexte de détruire le palladium de tous les libertés.

Est-il possible comme le département et la municipalité de Paris l'ont demandé, qu'il y ait un code sur la liberté de la presse ? (...) Ne conviendrait-il pas de placer au rang des crimes de lèse-nation, au premier chef, tout atteinte portée à la liberté de la presse ?".

(...)

De la liberté des opinions reconnues par la Déclaration des droits naît, comme une conséquence nécessaire, la liberté indéfinie de la presse, le droit de vendre, donner, publier, colporter, afficher sa pensée, ses projets, ses spéculations. On a beaucoup parlé contre les placards. Mais le seul homme qui ait le droit de m'empêcher de coller ma pensée sur un mur, c'est le propriétaire de la maison. Ce droit, cette liberté indéfinie, tient à la souveraineté du peuple, qui ne peut être aliénée et qui existe dans chaque individu. L'Assemblée nationale elle-même ne peut pas y porter atteinte. Les mandataires de peuple, lorsqu'ils ont provoqué une loi pénale et inquisitoriale contre la presse, ont été infidèles à leurs devoirs et traîtres aux droits de leurs commettants (...)".


vendredi 6 mai 2022

Lawfare et libertés syndicales


L'arrêt Vlahov c. Croatie, rendu par la Cour européenne des droits de l'homme le 5 mai 2022, traite d'un aspect peu étudié de la liberté syndicale. Dans ce domaine, les contentieux les plus fréquents portent sur les prérogatives des syndicats et, d'une manière générale, sur le droit d'action collective. Dans le cas de l'affaire Vlahov c. Croatie, sont en cause le droit d'adhérer à une organisation syndicale, et corrélativement, le droit de l'organisation de refuser des adhérents. En l'espèce, la condamnation pénale du requérant pour avoir refusé des adhésions est sanctionnée par la Cour comme une ingérence disproportionnée dans la liberté d'auto-organisation syndicale.

M. Vlahov était en 2007 représentant syndical à Sibenik pour la branche du syndicat des douaniers croates (SDC), un des deux syndicats actifs dans cette profession. Le SDC avait alors une taille plus que modeste, recensant une trentaine de membres dans un système de libre adhésion. On aurait pu penser que le SDC ne pensait qu'à grandir, mais de janvier à février 2007, M. Vlahov rejeta la demande d'adhésion de quinze agents des douanes de Sibenik, jusqu'à la tenue d'une assemblée générale ordinaire de l'organisation. Le président du SDC n'a pas apprécié ce refus, et une assemblée générale, extraordinaire cette fois, du SDC a décidé, en mars 2007, de démettre M. Vlahov de ses fonctions de représentant syndical.

A la suite d'une plainte déposée par la direction du SDC, M. Vlahov fut ensuite condamné pénalement à une peine de quatre mois de prison avec sursis. Le code pénal croate sanctionne en effet directement l'atteinte au droit d'adhérer au syndicat de son choix. Mais précisément, l'affaire fait apparaître les deux facettes de la liberté syndicale, car M. Vlahov estime que sa condamnation porte atteinte au droit du groupement de s'auto-organiser, et, éventuellement de refuser des adhésions.

 

Le droit d'adhérer à un syndicat

 

Rappelons que si la liberté syndicale est parfaitement autonome en France depuis la célèbre loi Waldeck-Rousseau du 21 mars 1884, il n'en est pas de même en droit européen. L'article 11 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme adopte perspective bien différente : " Toute personne a droit (…) à la liberté d'association, y compris le droit de fonder avec d'autres des syndicats et de s'affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts". La liberté syndicale est ainsi considérée comme un droit dérivé de la liberté d’association et qui ne s’en distingue pas clairement. La CEDH refuse en conséquence de reconnaître sa spécificité. Elle précise, dans son arrêt Syndicat national de la police belge c. Belgique du 27 octobre 1975, que l’article 11 « ne garantit pas aux syndicats, ni à leurs membres, un traitement précis de la part de l’État ». Cette jurisprudence, jamais remise en cause, conduit à laisser à l’État une large autonomie dans l’organisation du droit syndical. 

La CEDH a néanmoins posé un certain nombre de principes cardinaux que les États doivent respecter, au nombre desquels figure le droit d'adhérer au syndicat de son choix. Dans la décision Young, James et Webster de 1981, la CEDH confirme ainsi qu’un individu ne jouit pas du droit d’adhérer à un groupement « si la liberté d’action ou de choix qui lui reste se révèle inexistante, ou réduite au point de n’offrir aucune utilité ». La liberté syndicale implique donc le pluralisme des organisations syndicales.

 

 

 

Choeur des douaniers croates

Chanson traditionnelle croate dans le palais de Dioclétien. Split.

 

Le droit de s'auto-organiser


Cette liberté d'adhésion peut-elle trouver sa limite dans le droit dont disposent les syndicats de s'auto-organiser ? C'est en tout cas ce que prétend le requérant, qui invoque le fait que son refus d'accepter de nouvelles adhésions lui était dicté par l'assemblée générale des membres de sa section syndicale. La CEDH reconnaît en effet, dans un arrêt Johansson c Suède du 7 mai 1990, qu'un syndicat "est libre d'établir ses propres règlements, d'administrer ses propres affaires". La Cour doit donc se demander si la condamnation pénale prononcée contre M.Vlahov emporte une ingérence excessive dans la liberté syndicale.

Les principes gouvernant le contrôle de la CEDH sur ce droit à l'auto-organisation syndicale ont été posés dans la décision Associated Society of Locomotive Engineers and Firemen (ASLEF) c. Royaume-Uni du 27 février 2007. Celle-ci énonce d'abord que les syndicats ont parfaitement le droit de gérer leur politique d'adhésion. M. Vlahov, responsable syndical dans sa région, était en effet compétent, au regard des statuts de l'organisation, pour gérer les adhésions. Dans ces conditions, il ne fait guère de doute que sa condamnation pénale s'analyse comme ingérence dans le droit d'auto-organisation syndicale. Cette ingérence est prévue par la loi et répond à un but légitime, puisqu'elle a pour objet précisément de protéger l'autre facette de la liberté syndicale que constitue le droit d'adhérer au syndicat de son choix. Quinze personnes ont été privées de ce droit, et la condamnation repose sur cette violation.

Mais la CEDH observe que les juges croates n'ont pas motivé leur décision de manière satisfaisante, et ne ne se sont pas interrogés sur le point de savoir si l'ingérence dans la liberté syndicale que constitue la condamnation pénale de M. Vlahov était "nécessaire dans une société démocratique". Les décisions de justice en effet ne font pas mention des statuts du syndicat ni du fait que l'intéressé était alors compétent pour refuser des adhésions, ni du conflit interne particulièrement aigu qui l'opposait à la direction du SDC.

La Cour observe en outre que le syndicat des douaniers croate ne fonctionne pas en Closed-Shop, aucun accord de monopole syndical n'étant en vigueur. Les victimes du refus d'adhésion n'ont donc pas subi un préjudice très lourd puisqu'elles pouvaient toujours adhérer à l'autre organisation représentative de la profession. Elles n'ont pas davantage souffert de discrimination, car M. Vlahov s'était borné à refuser l'adhésion jusqu'à la prochaine assemblée générale ordinaire du syndicat. Pour toutes ces raisons, la CEDH considère donc que l'ingérence dans la liberté syndicale, au sens cette fois de l'auto-organisation du mouvement, était excessive.

La décision Vlahov c. Croatie révèle aussi un certain malaise de la Cour, confrontée à une affaire qui ressemble davantage à un règlement de compte entre membres d'un syndicat qu'au règlement d'un conflit juridique. Il est évident que les dirigeants du SDC se sont empressés d'engager des poursuites pénales contre le requérant, dans le but de s'assurer de son éviction définitive de l'organisation. Lui-même avait d'ailleurs peut-être refusé les adhésions dans le cadre de ce conflit. La CEDH reproche finalement aux tribunaux croates de n'avoir pas fait la part des choses et d'avoir donné suite à une plainte qui précisément n'aurait jamais dû prospérer. C'est donc la judiciarisation d'un conflit syndical qui est sanctionnée, une stratégie de Lawfare que la Cour s'efforce de combattre.

Sur la liberté syndicale : Chapitre 12 Section 2 § 2  du Manuel