La chambre sociale de la Cour de cassation, dans un arrêt du 20 avril 2022, estime que le licenciement d'un animateur de télévision auteur d'une plaisanterie sexiste ne constitue pas une atteinte disproportionnée à sa liberté d'expression.
L'animateur en question, qui se disait humoriste, intervenait dans un jeu télévisé intitulé "Les Z'amours" diffusé en décembre 2017 sur France 2. Il a alors tenu les propos suivants : " Comme c'est un sujet super sensible, je la tente : Les gars, vous savez c'qu'on dit à une femme qui a les deux yeux au beurre noir ? - Elle est terrible celle-là ! - on lui dit plus rien, on vient déja d'lui expliquer deux fois". Cette plaisanterie d'un goût exquis se révélait particulièrement opportune, dans une période marquée par l'affaire Weinstein et le développement des mouvements #MeToo et #Balancetonporc, quelques jours après la journée internationale pour l'élimination de la violence à l'égard des femmes.
Le 6 décembre 2017, l'animateur était mis à pied. Le 14 décembre, il était licencié pour faute grave. Il a ensuite contesté la mesure devant les prud'hommes, invoquant l'atteinte à l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme garantissant la liberté d'expression. N'ayant pas obtenu satisfaction devant les prud'hommes, et pas davantage devant la Cour d'appel, il s'est tourné vers la Cour de cassation.
La liberté d'expression dans l'entreprise
La Chambre sociale ne conteste pas que la liberté d'expression s'applique dans le cadre des rapports de travail, y compris lorsqu'ils sont gérés par des règles de droit privé. Ce principe est posé depuis longtemps par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). Tel est le cas dans l'entreprise, et l'arrêt du 5 novembre 2019 Herbai c. Hongrie le rappelle, à propos d'un employé de banque critiquant son employeur sur son blog.
Tel est le cas aussi à la télévision, qu'elle soit publique ou privée, d'autant que les relations de travail y sont généralement gérées par des contrats de travail ordinaires. Dans sa décision Fuentes Bobos c. Espagne du 29 mai 2000, la CEDH considère ainsi comme portant une atteinte disproportionnée à la liberté d'expression le licenciement d'un réalisateur de télévision qui avait publiquement protesté contre la suppression de l'émission qu'il animait. Mais en l'espèce, les déclarations reprochées à l'intéressé s'inscrivaient dans le contexte d'un conflit du travail accompagné d'un large débat public en Espagne concernant la gestion de la télévision publique. Aux yeux de la CEDH, il s'agissait évidemment d'un débat d'intérêt général.
L'article L 1121-1 du code du travail énonce, quant à lui, que "nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché". Ces dispositions s'articulent parfaitement avec la jurisprudence européenne. Pour déterminer si le licenciement de l'animateur était justifié, la Chambre sociale se demande donc si l'ingérence dans sa liberté d'expression que constitue la rupture du contrat de travail était une "mesure nécessaire dans une société démocratique", au sens où l'entend l'article 10 de la Convention européenne.
Mon Beauf'. Renaud. 1981
Les manquements contractuels
En l'espèce, la situation est particulière car le contrat de travail de l'animateur comportait une clause par laquelle il s'engageait à respecter le cahier des charges de France Télévision et la "Charte des antennes". Ces dispositions lui imposaient "le respect des droits de la personne" et précisaient que "toute atteinte à ce principe constituait une faute grave permettant à la société de production de rompre le contrat de travail". D'autres articles évoquaient "le refus de toute complaisance à l'égard des propos risquant d'exposer une personne ou un groupe de personnes à la haine ou au mépris, notamment pour des motifs fondés sur le sexe" ou encore "le refus de toute valorisation de la violence et tout particulièrement des formes perverses qu'elle peut prendre telles que le sexisme (...)". Autant dire que les propos de l'animateur violaient au moins trois dispositions de son contrat de travail.
Le contexte de l'émission
Au-delà de ces manquements contractuels, la chambre sociale considère le contexte de l'émission. La plaisanterie sexiste est intervenue à la toute dernière minute du jeu télévisé, n'autorisant aucun commentaire ultérieur susceptible d'en atténuer la portée ou de s'en désolidariser. Dans les jours suivants, l'animateur n'a d'ailleurs émis aucun regret. Il s'est au contraire déclaré satisfait d'avoir "fait son petit buzz" et il n'a pas manqué de demander à une candidate du jeu télévisé quelle était la fréquence de ses relations sexuelles avec son compagnon. Cette attitude était bien éloignée de ce que lui avait demandé son employeur au lendemain de ses propos sur les "deux yeux au beurre noir", l'alertant sur la nécessité de changer de comportement.
Enfin, mais est-ce utile de le préciser, il apparaît que l'animateur de C8 n'a participé à aucun débat public portant sur une ou plusieurs questions d'intérêt général. Son humour beauf' ne risquait pas vraiment d'alimenter une réflexion sur les violences faites aux femmes, sauf à considérer qu'il a suscité le débat, à son corps défendant, en faisant étalage de son sexisme décomplexé.
De tous ces éléments, la Chambre sociale déduit que le licenciement constituait une ingérence parfaitement justifiée dans la liberté d'expression de l'animateur, d'autant que son attitude ultérieure ne faisait que renforcer l'impression de banalisation des violences faites aux femmes. Certes, personne ne s'est lamenté sur son éviction d'une émission de la télévision publique à une heure de grande écoute. Mais à propos qui avait eu l'idée de recruter ce parfait beauf' ? Quelle culture s'agissait-il de valoriser dans une émission diffusée sur une chaine de service public ? Ces questions n'ont pas été posées, et c'est dommage.