« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 19 mars 2022

Covid : Atteinte à la liberté de manifester, en Suisse


Dans une décision Communauté genevoise d'action syndicale (CGAS) c. Suisse du 15 mars 2022, la Cour européenne (CEDH) estime que la réglementation suisse limitant le droit de se réunir publiquement durant l'épidémie de Covid-19 était excessive au regard de la menace sanitaire et donc n'était pas "nécessaire dans une société démocratique". Immédiatement, certains commentateurs ont vu dans cette décision une sanction indirecte d'un droit français qui, lui aussi, a interdit les réunions publiques lorsque le virus circulait avec une intensité particulière. Mais l'arrêt CGAS c. Suisse est loin d'être aussi simpliste, et c'est bien le droit suisse, et seulement le droit suisse qu'il sanctionne.

 

La "situation particulière" liée à la Covid-19

 

La CGAS est un syndicat suisse qui organise chaque année un grand nombre de manifestations dans le canton de Genève. Comme la plupart des pays touchés par la pandémie, la Suisse a adopté une législation d'urgence et, dès le 28 février 2020, le Conseil fédéral déclarait une "situation particulière", système reposant sur une loi sur les épidémies, assez proche du régime de l'urgence sanitaire mis en oeuvre en France. Les manifestations de plus de mille personnes sont alors interdites. Le 13 mars, cette interdiction est étendue aux rassemblements de plus de cent personnes, puis le 20 mars à ceux de plus de cinq personnes. Ces restrictions ont duré jusqu'au 11 mai 2020, date à laquelle la Suisse a commencé de sortir du confinement. Précisément, la CGAS a donc dû renoncer à organiser le traditionnel défilé du 1er mai, et s'est donc abstenue de solliciter l'autorisation administrative indispensable.


Le droit suisse des manifestations


Le droit suisse est en effet loin de constituer un exemple de libéralisme en matière de liberté de manifestation. Alors que le droit français l'organise selon un régime de déclaration préalable, le droit suisse soumet la manifestation à un régime d'autorisation préalable. En mars 2012, le canton de Genève a même, par une votation adoptée à 53, 9 % des voix, mis en place un système plus rigoureux qui soumet les organisateurs d'une manifestation à la volonté de l'administration genevoise. Celle-ci peut leur imposer l'itinéraire, ou prescrire que la manifestation se tiendra dans un lieu déterminé, sans déplacement. Enfin, elle peut aussi les contraindre à prévoir un service d'ordre qui devra "collaborer avec la police et se co
nformer à ses injonctions
".

Le syndicat requérant invoque donc une violation de l'article 11 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui énonce que "Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats (...)". Contrairement au droit français qui fait de la liberté de manifester une facette de la liberté d'expression, le droit européen la rattache à la liberté de réunion. 




 

Manifestation autorisée en Suisse



L'épuisement des recours internes


La première question posée à la CEDH est évidemment celle de la recevabilité du recours. Pour le gouvernement suisse, le fait que le syndicat n'ait pas déposé de demande d'autorisation de manifester pour le 1er mai suffit à montrer qu'il n'entendait pas épuiser les voies de recours internes. Mais la CEDH s'attarde davantage sur la procédure et montre que le droit suisse n'a pas prévu de recours d'urgence ou de référé dans le cas des mesures prises pour la gestion de l'épidémie. C'est seulement un an plus tard, le 24 mars 2021, que le tribunal fédéral suisse a sanctionné cette lacune en considérant comme inconstitutionnelle une interdiction de manifestations culturelles excluant tout recours contre les interdictions intervenues dans ce domaine. En mai 2020, la CGAS n'avait aucun recours à sa disposition, lui permettant en particulier d'obtenir la suspension du refus d'autorisation. 

Cette lacune va directement à l'encontre de la jurisprudence de la CEDH qui, dans un arrêt Lashmankin et a. c. Russie du 7 février 2017,  estime que le droit au recours effectif exige que le contrôle d’un refus d’autorisation intervienne avant la date même de la réunion ou du rassemblement. En l'espèce, la Cour admet donc la recevabilité de la requête, en estimant que le syndicat requérant ne bénéficiait pas d'un droit de recours effectif, en l'absence de juge susceptible de procéder à un examen au fond des ingérences dans les libertés réalisées dans la lutte contre la pandémie.

 

Le contrôle de proportionnalité

 

La Cour examine donc le fond et, s'appuyant sur l'article 11 de la Convention européenne, elle vérifie que l'ingérence dans la liberté de manifester était « prévue par la loi », inspirée par un "but légitime" et « nécessaire dans une société démocratique ». Les deux premières conditions sont évidemment remplies. L'interdiction de manifester repose sur une loi, et la lutte contre la pandémie constitue un "but légitime".

Dans son arrêt Kudrevicius et a. c. Lituanie du 15 octobre 2015, la CEDH affirme qu'en matière de liberté de manifestation, le contrôle de proportionnalité doit conduire à un examen particulièrement attentif de l'ensemble de l'affaire : "La Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés par l’article 11 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents". La CEDH précise toutefois, notamment dans une décision Animal Defenders International c. Royaume‑Uni du 22 avril 2013, que l'État conserve la possibilité d'adopter des mesures générales dans ce domaine, même si elles suscitent des difficultés dans certains cas particuliers.

La Suisse bénéficie donc d'une certaine autonomie dans sa gestion de la liberté de manifestation en période d'épidémie, mais cette autonomie n'est pas illimitée. En l'espèce, la Suisse a décidé d'une interdiction générale et absolue des rassemblements de plus de cinq personnes, durant une période allant du 17 mars au 30 mai 2020. La Cour ne dit pas que cette interdiction était, en soi, illicite, mais elle affirme qu'une mesure aussi attentatoire aux libertés devait être spécialement motivée et soumise à un contrôle très sérieux des tribunaux. 

Or, il est apparu que les juges suisses ne disposaient pas des instruments juridiques leur permettant d'intervenir pour suspendre une interdiction de manifester en amont, avant le rassemblement. Cette absence de contrôle est d'autant plus "préoccupante" affirme la Cour que l'interdiction totale de manifester a duré plus de deux mois. Quant à l'absence de justification convaincante, elle apparaît dans la comparaison faite par la CEDH entre le droit applicable à l'entreprise et le droit applicable aux manifestants. A la même époque en effet, le droit suisse n'interdit pas l'accès aux lieux de travail, bureaux ou usine, même s'ils accueillent plusieurs centaines de personnes. En revanche, il interdit les manifestations qui se déroulent en plein air, et donc avec un risque bien moins élevé de contamination. Pour toutes ces raisons, la Cour considère donc que la mesure prise par la Suisse n'était pas "nécessaire dans une société démocratique". Elle fait d'ailleurs observer que la Suisse n'avait pas activé le mécanisme de l'article 15 de la Convention européenne qui permet à un État de déroger aux obligations qu'elle prévoit en cas de danger menaçant la vie de la nation.  

La décision CGAS c. Suisse sanctionne ainsi ce pays, et seulement ce pays. Le rapprochement avec le système français est juridiquement erroné. D'une part, la liberté de manifestation est organisée en France selon un régime déclaratoire et non pas selon un régime d'autorisation, ce qui conduit à une véritable négociation entre les organisateurs et l'autorité de police. D'autre part, l'interdiction d'une manifestation peut toujours donner lieu à un contrôle du juge des référés, et ce fut le cas en période de Covid. C'est précisément parce que les autorités suisses n'avaient pas prévu de procédure d'urgence qu'elles sont sanctionnées. La CEDH aurait-elle été quelque peu agacée par un système juridique dont le libéralisme privilégie la libre circulation des capitaux, pas celle des manifestants ?  

 

Sur la liberté de manifestation : Chapitre 12 section 1 § 2 du Manuel 

mercredi 16 mars 2022

Liberté de presse et délit d'initié


La Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) n'intervient pas très fréquemment en matière de liberté de presse, et son arrêt M. A. c. Autorité des marchés financiers (AMF) rendu le 15 mars 2022 se montre particulièrement libéral dans ce domaine. Il fait prévaloir en effet la liberté de presse sur la nécessité de restreindre la circulation des informations financières pour éviter les délits d'initié. Ce libéralisme connaît toutefois des limites, que la CJUE précise dans l'arrêt.

M. A. est un journaliste spécialisé dans les questions financières et travaillant pour différents quotidiens britanniques. Il y diffuse notamment les rumeurs de marché, et c'est précisément ce qui lui a été reproché. Dans deux articles publiés sur le site du Daily Mail en 2011 et 2012, il évoquait ainsi les rumeurs d'OPA de LVMH sur la société Hermès, puis d'autres bruits d'OPA sur l'entreprise Maurel & Prom. Dans les deux cas, le résultat a été identique, et une hausse significative des cours des actions a été constatée. Une enquête menée par l'AMF a ensuite montré que des résidents britanniques avaient acheté des actions Hermès et Maurel & Prom la veille de la publication des articles de M. A. Ces actions ont ensuite été revendues avec profit dès le lendemain. 

M.A. s'est donc vu infliger une amende de 40 000 € pour avoir divulgué à ces personnes des "informations privilégiées". Il a contesté cette sanction devant la Cour d'appel de Paris, et celle-ci a interrogé la CJUE à titre préjudiciel sur deux points essentiels. D'une part, une information sur la publication prochaine d'un article de presse peut-elle s'analyser comme une "information privilégiée" ? D'autre part, existe-t-il des exceptions à cette interdiction de diffuser ce type d'information, en particulier lorsque l'auteur de la divulgation est journaliste ?

 

L'information privilégiée

 

La notion d'"information privilégiée" trouve son origine dans la directive du 28 janvier 2003 sur les opérations d'initiés et les manipulations de marché. Elle est définie, dans l'article 1er, comme une information "à caractère précis qui n’a pas été rendue publique, qui concerne, directement ou indirectement, un ou plusieurs émetteurs d’instruments financiers, ou un ou plusieurs instruments financiers, et qui, si elle était rendue publique, serait susceptible d’influencer de façon sensible le cours des instruments financiers concernés ou le cours d’instruments financiers dérivés qui leur sont liés". La directive énonce ensuite, dans son article 2, que les États membres doivent interdire à toute personne qui détient une "information privilégiée" du fait de ses fonctions, de l'utiliser pour son propre compte ou pour le compte d'autrui, en acquérant ou cédant les instruments financiers auxquels elle se rapporte.

Pour la CJUE, il ne fait aucun doute que l'information divulguée par M. A. est une "information privilégiée". Deux critères sont alors successivement examinés. Le premier se trouve dans le fait que, au moment de la divulgation, on pouvait raisonnablement penser que l'article serait publié. Il est évidemment rempli, d'autant que M. A. est un journaliste connu dans les milieux boursiers. 

Le second critère est d'un maniement plus délicat, car il s'agit cette fois de s'intéresser à la "spécificité" de l'information, terminologie un peu obscure. En réalité, il s'agit pour le juge de se demander si l'information serait susceptible, si elle était rendue publique, d'influencer de manière sensible le cours des actions. En l'espèce, il s'agit seulement de "rumeurs" dont le journaliste se prépare à faire état dans la presse, et il est évidemment difficile d'apprécier l'impact d'une rumeur. Mais le cas des rumeurs boursières est évidemment particulier. La CJUE fait observer que la rumeur divulguée par M. A. va acquérir une valeur informative propre, du fait de sa publication. Une connaissance prématurée de cette rumeur ne peut donc que conférer à un investisseur un avantage qu'il peut exploiter dans son propre intérêt.

L'analyse permet de poursuivre aisément les délits d'initiés. En revanche, elle pourrait être critiquée sur le simple plan de la logique. Peut-on réellement imaginer une rumeur qui serait susceptible d'influencer le cours des actions, et qui ne constituerait pas une "information privilégiée" parce qu'elle serait considérée comme insuffisamment précise ? Sauf à prendre les investisseurs pour des pigeons, force est de constater qu'une rumeur qui risque d'influencer les cours présente, à l'évidence, un certain degré de précision.



Le sucre. Jacques Rouffio. 1978


Le rôle du journaliste

 

L'essentiel de la décision réside sans doute dans la seconde question préjudicielle, celle qui porte sur le rôle de la presse. Un journaliste peut-il invoquer la liberté de presse lorsqu'il divulgue une information privilégiée à l'une de ses sources d'information habituelle. Le règlement du Parlement européen et du Conseil du 16 avril 2014 sur les abus de marché précise, dans son article 21, que la diffusion d'informations dans les médias doit être appréciée "en tenant compte des règles régissant la liberté de la presse et la liberté d’expression dans les autres médias et des règles ou codes régissant la profession de journaliste". Il n'existe que deux exceptions à ce principe, lorsque le journaliste tire lui-même un avantage de ses divulgations, ou lorsqu'il a pour but d'induire le marché en erreur. 

Tel n'est pas le cas en l'espèce. Ses amis britanniques ont certes tiré bénéfice de ses confidences, mais pas lui. Il n'avait pas davantage pour objet de publier une fausse nouvelle. Sans doute, mais une rumeur diffusée verbalement avant d'être publiée, est-ce déjà une action réalisée "à des fins journalistiques" ?

Sur ce point, la CJUE se borne à donner des éléments d'analyse à la juridiction de renvoi. Elle indique qu'il faut sortir de la stricte interprétation des directives de 2003 et de 2014 pour envisager la liberté de presse de manière globale. Les juges doivent donc se référer directement à l'article 11 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne qui consacre la liberté d'expression. 

Indirectement, la CJUE semble s'appuyer aussi sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme. Certes, celle-ci affirme régulièrement, et notamment dans son arrêt Stoll c. Suisse du 10 décembre 2007 que les journalistes ne sauraient être dispensés du respect des lois pénales pour le seul motif que l'infraction a été commise dans l'exercice de leurs fonctions. Il n'en demeure pas moins que la CEDH prévoit une exception, lorsque le journaliste agit "à des fins journalistiques". Dans l'arrêt Stakunnan Markinapörrsi Oy c. Finlande du 27 juin 2017, elle déclare ainsi que l'accès à des données fiscales par des moyens illicites peut être protégé par l'article 10 de la Convention européenne, à la condition que la presse ne réalise pas une collecte de masse de données personnelles.

 

Les critères utilisés par les juges du fond

 

La CJUE demande donc aux juges du fond d'apprécier si M. A. a agi "à des fins journalistiques", dès lors que ses contacts avec ses sources sont un élément essentiel de son métier et que la divulgation était "proportionnée" aux exigences de la Charte. Pour cela, les juges devront voir si la divulgation était nécessaire pour vérifier l'information sur ces OPA, et s'il était tout aussi indispensable d'annoncer la publication prochaine d'un article sur le sujet.

De même, les juges français devront évaluer la proportionnalité de la divulgation aux intérêts en cause. Ceux de la presse d'abord, et il faudra voir si la sanction d'une telle divulgation risque d'avoir un effet dissuasif sur la liberté d'expression. Ceux des entreprises ensuite et, de manière plus générale, des marchés financiers en général, qui risquent de subir de graves préjudices du fait de ces divulgations.

Ces éléments laissent évidemment penser que M. A. risque fort de voir sa condamnation confirmée en France. En effet, les entreprises et les marchés ont souffert de sa divulgation intempestive. En outre, le droit français tend actuellement à renforcer le secret. En témoigne la directive secret des affaires, initiée par la France. Elle définit comme couvertes par le secret des affaires les informations qui sont secrètes, qui ont une valeur commerciale et qui ont fait l'objet de "dispositions raisonnables" pour protéger leur confidentialité. Il s'agit là d'une définition parfaitement tautologique : est secrète l'information que l'entreprise qualifie comme telle.  M. A. aurait peut-être aussi pu être poursuivi sur cette base, si la directive n'avait pas été adoptée cinq ans après sa malencontreuse divulgation. 

Quoi qu'il en soit, l'arrêt du 15 mars 2022 est fort révélateur de la démarche de la juridiction européenne. Elle affirme clare et intente un libéralisme extrêmement généreux sur la liberté de presse, mais offre finalement aux autorités françaises une large marge d'autonomie pour condamner le journaliste indélicat. Un partage des rôles qui satisfait tout le monde.

Sur la liberté de presse : Chapitre 9 du Manuel







samedi 12 mars 2022

Le Conseil constitutionnel soigne sa communication, et renforce sa puissance


Le Conseil constitutionnel publie, le 11 mars 2022, un nouveau règlement intérieur "sur la procédure suivie (...) pour les déclarations de conformité à la Constitution". Il avait bien besoin que l'on parle de lui autrement que pour s'amuser de récentes nomination placées sous le double signe de l'incompétence juridique et de la proximité politique. 

Comment s'affirmer comme une juridiction suprême, alors que le Président de la République se permet de nommer un membre du gouvernement, ancien professeur d'histoire-géographie, dont l'ignorance totale en matière de contentieux constitutionnel a suscité une onde de gaîté lors des ses auditions devant les commissions des lois de l'Assemblée Nationale et du Sénat ? Comment s'affirmer comme une juridiction suprême, alors qu'un ancien Président de la République, dont le compte de campagne a été rejeté par le Conseil, en est toujours membre de droit et pourrait choisir de revenir y siéger ? Comment s'affirmer comme une juridiction suprême, alors que cinq membres nommés sur neuf sont d'anciens ministres ou parlementaires ? 

La situation est d'autant plus délicate pour le Conseil qu'il ne bénéficie guère du soutien du Président de la République et du gouvernement. 

 

 La place du Conseil constitutionnel dans les institutions

 

Le premier n'a pas trouvé le temps, trop occupé à régler le conflit ukrainien, de recevoir les trois membres nouvellement nommés pour qu'ils prêtent serment devant lui. Le résultat est que les membres nommés le 12 février 2013, Mesdames Claire Bazy-Malaurie et Nicole Maestracci semblent toujours siéger au Conseil alors que leur mandat de neuf ans a pris fin il y a un mois.  De fait, on pourrait se demander si les décisions prises depuis le 13 février 2022 ne sont pas affectées par un vice de forme un peu fâcheux. C'est d'autant navrant que figure parmi ces décisions celle du 7 mars 2022 dressant la liste officielle des candidats à l'élection présidentielle. Il serait amusant qu'un candidat évincé fasse un recours contre cette décision en se fondant précisément sur ce vice de forme. Heureusement, il n'y a pas de recours possible contre les décisions du Conseil, sauf, peut-être, devant la Cour européenne des droits de l'homme.

Quant au gouvernement, il suffit de se référer aux propos de son porte-parole, Gabriel Attal. Invité sur CNews après le choix du Président de la République de nommer Jacqueline Gourault, il a déclaré : "Le Conseil constitutionnel, ce n'est pas une Cour Suprême". Cette affirmation lui permet ensuite de justifier la nomination d'une personne qui "a fait la loi" quand elle était membre du Sénat et qui "a été pendant vingt-cinq ans maire d'une commune de 4000 habitants, dans la ruralité". En revanche, le porte-parole n'éclaire pas le téléspectateur. On sait que le Conseil n'est pas une Cour Suprême, mais on ignore toujours ce qu'il est.


Une auto-désignation comme "haute juridiction nationale"


Le gouvernement aurait tout à fait le droit de considérer que le Conseil constitutionnel n'est pas une Cour Suprême... si seulement il ne l'avait pas laissé affirmer le contraire en décembre 2017. En visite à la Cour européenne des droits de l'homme en octobre 2017, le Président de la République a en effet annoncé la ratification par la France du Protocole n° 16 à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Ce traité met en place un mécanisme facultatif de consultation, pour avis, de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) par de « hautes juridictions nationales ». Cette ratification a été officiellement réalisée le 12 avril 2018, après le vote de la loi du 3 avril qui l'autorisait. Mais le Conseil constitutionnel n'a pas attendu l'achèvement de la procédure de ratification pour se proclamer, de sa propre autorité, "haute juridiction nationale", par un discret communiqué du 20 décembre 2017. A l'époque, aucune voix ne s'est fait entendre pour s'étonner d'une telle initiative. Aucun porte-parole n'a alors affirmé que le Conseil, "ce n'est pas une Cour Suprême". Il y avait pourtant un sujet d'étonnement dans cette démarche unilatérale. Le Conseil n'étant pas juge de la conformité de la loi à la Convention européenne des droits de l'homme, on pouvait en effet se demander à quoi pouvait bien servir cette question préjudicielle. A moins qu'il s'agisse uniquement de se qualifier de ""haute juridiction nationale" ?

De toute évidence, les évènements récents montrent que le Conseil constitutionnel n'est plus à l'abri des critiques. Le mythe des "sages" est quelque peu écorné. C'est la raison pour laquelle le Conseil lance aujourd'hui sa campagne de communication avec le règlement intérieur du 11 mars 2022. 

 

Parodie. Guy Béart. 1973

 


La QPC tire le contentieux vers le respect du contradictoire


Il s'agit cette fois d'approfondir la procédure contradictoire dans le domaine du contrôle de la loi a priori, avant la promulgation. Ce respect du contradictoire ne va pas de soi, et le constituant de 1958 n'y avait pas songé. Il a été introduit peu à peu par le Conseil constitutionnel lui-même. Peu à peu, les rapporteurs ont pris l'habitude de solliciter l'avis des auteurs de la saisine et des rapporteurs du texte contesté au Parlement. Le texte de la saisine et les observations en défense sont désormais accessibles sur le site du Conseil, comme d'ailleurs les contributions extérieures, dénommées les "portes étroites", depuis un communiqué du 24 2019.

Le contentieux de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) a eu évidemment pour effet de tirer celui de l'article 61 vers un respect accru du contradictoire. En effet, la QPC s'inscrit dans un contentieux qui se déroule devant les juridictions ordinaires, ce qui a imposé, dès l'origine, le respect de certaines procédures : procédure écrite contradictoire, audience publique avec plaidoirie de l'avocat du requérant et réponse du secrétariat général du gouvernement. 

Le règlement intérieur du 11 mars 2022 veut donc renforcer le contradictoire dans le contrôle de la loi avant promulgation. Certes, mais son contenu montre qu'il s'agit au moins autant d'affirmer la puissance du Conseil que de renforcer le contradictoire.

 

- Les parlementaires plaidant leur cause

 

Rappelons que cette saisine est le plus souvent effectuée par soixante députés et/ou soixante sénateurs. Jusqu'à présent, seule la lettre de saisine était publiée. Aujourd'hui, l'article 10 du règlement autorise le Conseil à procéder à l'audition des parlementaires désignés par le groupe des signataires, de la même manière qu'il peut entendre "les services compétents désignés par le Premier ministre". Il ne s'agit évidemment pas d'une audience, mais d'auditions successives, ce qui signifie que seul le Conseil a accès à l'ensemble des interventions. Surtout, on peut se demander s'il est tout-à-fait logique que des représentants du peuple, élus au suffrage universel, soient ainsi conduits à plaider leur cause devant le Conseil, institution dont les membres sont nommés par des amis politiques. Le Conseil semble ainsi affirmer son autorité sur les membres du pouvoir législatif.

 

- De la "porte étroite" à l'"amicus curiae"

 

Certains se réjouiront sans doute de voir institutionnalisée la pratique des "amici curiae". On le sait, l'amicus curiae est un expert, sollicité par une juridiction pour l'éclairer. Cela n'a rien de choquant, surtout si l'on considère qu'il est désormais demandé de n'avoir aucune compétence en contentieux constitutionnel pour être nommé au Conseil constitutionnel. Il n'est donc pas inutile de demander l'éclairage de ceux qui connaissent ces questions. 

Sans doute, mais la question est alors posée de l'articulation entre l'intervention de l'"amicus curiae" et celle de la "porte étroite". Cette formule étrange désigne les personnes, juristes, lobbyistes divers, militants de toutes tendances, qui envoient spontanément leurs analyses au Conseil, à propos de tel ou tel texte. Le problème est que ces "portes étroites" se sont multipliées, au point que le dossier mis en ligne par le Conseil sur la décision relative à la loi sur le passe vaccinal comportait 1742 pages. Compte tenu des délais imposés au Conseil pour rendre cette décision, il est bien clair que le dossier n'a pas été lu par les membres du Conseil, même ceux qui ont quelques lumières contentieuses.

Sans supprimer les "portes étroites", le Conseil fait désormais le choix d'officialiser le rôle de l'"amicus curiae", expert qui n'agit plus spontanément mais qui est sollicité par le Conseil. Il est fort probable que l'objet de cette évolution est de tarir le flux des "portes étroites" qui seront désormais conscientes du faible impact de leur intervention. Le débat juridique fera intervenir des experts choisis par le Conseil lui-même. Nul doute que les militants des "portes étroites" ne seront pas conviés.

 

Renforcer la puissance des conseils

 

Au terme de l'analyse, on s'aperçoit donc que cette nouvelle procédure contradictoire renforce la puissance du Conseil constitutionnel, mais aussi, plus discrètement, celle du Conseil d'État. Aux termes de l'article 4 du règlement, "le président désigne un rapporteur parmi les membres du Conseil constitutionnel". Rien que de très naturel. Mais imaginons un instant le cas d'un membre du Conseil totalement incapable, faute de connaissances, de rapporter sur une saisine. Dans ce cas, un peu d'aide s'impose. Les rapporteurs adjoints ont précisément cette mission d'assistance humanitaire aux malheureux membres égarés dans la jurisprudence. La plupart de ces rapporteurs adjoints sont des maîtres des requêtes au Conseil d'Etat, placés sous l'autorité du secrétaire général, actuellement M. Girardot, évidemment conseiller d'Etat. Renforcer la puissance du Conseil constitutionnel, c'est aussi, par ricochet, renforcer celle du Conseil d'Etat. Les liens entre les deux institutions sont puissants et indéfectibles. Ce n'est M. Seners, membre du Conseil d'Etat et nouvellement nommé au Conseil constitutionnel par le président du Sénat qui dira le contraire. Il fut Secrétaire général du Conseil d'Etat de 2012 à 2014, avant de rejoindre le cabinet de Gérard Larcher au Sénat.  Indépendance, sans doute, entre-soi certainement.


 Sur le Conseil constitutionnel : Chapitre 3 section 2 § 1 du Manuel


mercredi 9 mars 2022

L'assistance de l'avocat durant la procédure pénale, toute la procédure pénale


Avec son arrêt Tonkov c. Belgique du 8 mars 2022, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) revient une nouvelle fois sur le droit d'accès à un avocat durant la procédure pénale. Ce droit est en effet l'un des éléments essentiels du droit à un procès équitable, garanti par l'article 6 § 1 et § 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. 

Le requérant, de nationalité bulgare, a été condamné par la Cour d'assises de Flandre orientale en mai 2013 à la réclusion criminelle à perpétuité pour assassinat. Les faits remontent à 2009, et la lenteur de la procédure s'explique en partie par le fait qu'après les premiers interrogatoires, M. Tonkov était rentré en Bulgarie. Les autorités belges avaient donc engagé une procédure d'extradition qui avait abouti à l'été 2010. Sa condamnation ayant été confirmée par la Cour de cassation belge, le requérant se tourne vers la CEDH. 

Il invoque l'atteinte au procès équitable, dans la mesure où il n'a bénéficié de la présence d'un avocat que de manière quelque peu intermittente. Durant la garde à vue en particulier, il n'a pas eu accès à un conseil. Mais cette absence était conforme au droit belge de l'époque.

 

Après Salduz

 

On se souvient que la présence de l'avocat dès le début de la garde à vue a été imposée par la CEDH par l'arrêt Salduz c. Turquie du 27 novembre 2008. Cette décision est directement à l'origine de la condamnation de la France par la décision Brusco c. France du 14 octobre 2010, condamnation qui a suscité une évolution radicale du droit de la garde à vue. Il en a été de même en Belgique avec la "Loi Salduz" du 13 août 2011, modifiée par la loi du 27 novembre 2016 dite "Salduz bis". La directive européenne du 22 octobre 2013  est ensuite intervenue pour définir un droit du gardé à vue de s'entretenir confidentiellement avec un avocat avant la première audition, puis de se faire assister durant toute la procédure. 

Au moment des faits,  la jurisprudence de la Cour a donc évolué par une décision de 2008 qui ne concerne que la Turquie, et le droit belge n'a pas encore été modifié par les "lois Salduz". L'arrêt mentionne pourtant que "l’ensemble de la procédure concernant le requérant s’est déroulé après le prononcé de l’arrêt Salduz dans lequel la Cour posa, en règle, le droit d’accès à un avocat dès le premier interrogatoire d’un suspect par la police". Si la Belgique n'était pas formellement tenue de faire évoluer son droit immédiatement après la décision Salduz, elle prenait néanmoins le risque d'une condamnation.

Aux yeux de la Cour cependant, la jurisprudence Salduz s'imposait immédiatement aux autres États parties à la Convention  "l’ensemble de la procédure concernant le requérant s’est déroulé après le prononcé de l’arrêt Salduz dans lequel la Cour posa, en règle, le droit d’accès à un avocat dès le premier interrogatoire d’un suspect par la police". L'idée n'est pas nouvelle, et les États qui ne font pas évoluer leur droit à la suite d'un arrêt de la Cour savent qu'ils risquent, à leur tour, une condamnation. C'est exactement ce qui s'est produit pour la France.

 


 Un défenseur habile. Daumier

 

L'arrêt Beuze c. Belgique

 

Après l'arrêt Salduz, la jurisprudence s'est affinée, au point que la présence de l'avocat dès le début de la garde à vue n'est plus apparue comme une obligation absolue. La décision Beuze c. Belgique du 9 novembre 2018 sanctionne déjà une procédure criminelle belge. La condamnation de l'intéressé, lui aussi à la réclusion à perpétuité, reposait sur des aveux obtenus durant la garde à vue, en l'absence d'avocat. Mais ces aveux avaient ensuite été réitérés devant le juge d'instruction, cette fois en présence du conseil. La Cour va donc constater une violation du procès équitable, non pas en se fondant sur l'absence d'avocat, mais sur l'absence de contrôle des conséquences de cette situation sur l'équilibre général du procès.

Depuis l'arrêt Beuze, la Cour envisage donc la procédure pénale, dans sa globalité. Elle recherche d'abord s’il existe ou non des raisons impérieuses justifiant les restrictions du droit d’accès à un avocat, ce qui n'est évidemment pas le cas en l'espèce, en l'absence de circonstances exceptionnelles.

 

L'équité globale de la procédure

 

Le contrôle de la Cour se concentre donc sur l'équité globale de la procédure. Celle-ci peut éventuellement ne pas avoir prévu d'avocat dès la garde à vue, si le requérant a néanmoins bénéficié globalement d’un procès pénal équitable La charge de la preuve pèse alors sur le gouvernement belge. Il doit montrer que l'ensemble du procès témoigne que l'on a pu remédier aux lacunes initiales en matière de droit de la défense. Or, en l'espèce, le requérant n'a pu obtenir l'assistance d'un avocat qu'à l'issue de son premier interrogatoire par le juge d'instruction. Et son conseil a été prévenu très tardivement des dates d'audition, ce qui a entravé leur préparation par la défense. La CEDH estime donc que les garanties offertes dans la suite du procès "n'ont pas eu un effet compensateur suffisant". Les juges belges ont failli à leur mission en ne procédant pas à cette analyse de l'incidence de l'absence d'avocat sur l'ensemble de la procédure. 

Cette jurisprudence a pour conséquence de rendre aux États une certaine autonomie dans la gestion des droits de la défense durant le procès pénal. La CEDH autorise ainsi un certain pragmatisme, pour tenir compte notamment des contraintes de temps, de disponibilité des membres des Barreaux etc. La question est évidemment posée de la situation française. On sait, en effet, que l'avocat en garde à vue n'a pas encore accès au dossier et doit se contenter d'assister à l'audition, même si il a pu rencontrer son client au préalable. Il est peu probable que la Cour voit dans cette situation une rupture de l'équilibre global de la procédure. En effet, l'avocat aura accès au dossier dès que l'instruction sera ouverte et pourra alors jouer pleinement son rôle de défenseur. Dans son arrêt Doyle c. Irlande du 23 mai 2019, la Cour juge en effet, à propos du système irlandais, que l'intervention de l'avocat durant la garde à vue peut se limiter à un simple entretien préalable à l'audition, le conseil ne pouvant assister à l'interrogatoire. La Cour n'a pas vu de rupture d'équilibre dans ce système et il n'y a donc aucune raison de penser qu'elle pourrait se montrer plus sévère envers le droit français qui, lui, permet au moins au conseil d'assister à l'audition.


Sur le principe de neutralité : Chapitre 4 section 2 § 1 B  du Manuel

 

dimanche 6 mars 2022

Pas de signes religieux sur la robe des avocats

 

 


Dans un arrêt du 2 mars 2022, la 1ère chambre civile de la Cour de cassation confirme que le conseil de l'ordre des avocats peut modifier son règlement intérieur pour interdire aux avocats de porter sur la robe des signes distinctifs, et notamment des signes religieux. En l'espèce, la modification concernait les membres du Barreau de Lille, et était clairement rédigée : "L'avocat ne peut porter avec la robe ni décoration ni signe manifestant ostensiblement une appartenance ou une opinion religieuse, philosophique, communautaire ou politique" .

Concrètement, il s'agit d'imposer une obligation de neutralité, en interdisant aux avocats de manifester, même discrètement, leurs convictions politiques ou religieuses dans leurs activités judiciaires, celles qui précisément imposent le port de la robe. L'obligation de neutralité trouve son fondement dans le principe d'égalité devant la loi. Elle garantit que l'activité de ces professionnels du droit sera assurée de manière indifférenciée, quelles que soient les convictions des avocats ou de leurs clients. 

C'est la raison pour laquelle la Cour de cassation avait admis le port de décorations sur la robe, dans un arrêt du 24 octobre 2018. A ses yeux, le fait d'arborer le Mérite ou la Légion d'Honneur n'emportait aucune rupture d'égalité entre confrères, et encore moins entre les clients. Pour le Barreau de Lille, il s'agissait d'afficher un strict respect de la neutralité, en imposant que la robe soit la même pour tous. On note qu'il n'y a pas de véritable contradiction en l'espèce. La Cour de cassation autorise le port des décorations sur la robe, mais n'interdit pas aux Barreaux de réglementer cet usage.


Le principe de neutralité


La décision du Conseil de l'Ordre s'inscrit dans un mouvement général d'élargissement du principe de neutralité, qui dépasse désormais largement le champ étroit du service public. Depuis l'arrêt de l'Assemblée plénière rendu le 25 juin 2014 dans la célèbre affaire Baby Loup, la neutralité peut désormais être imposée à la salariée d'une crèche associative. De même, la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE), dans deux décisions du 14 mars 2017, reconnaît aux entreprises le droit d'imposer la neutralité à leurs employés, à la condition toutefois que les motifs de ce choix soient clairement formulés dans le règlement intérieur.

Précisément, l'arrêt du 2 mars 2022 reconnait à l'ordre des avocats le droit de modifier son règlement intérieur pour imposer la neutralité. Ce n'est guère surprenant, si l'on considère que les avocats sont des auxiliaires de justice, donc participent au service public de la justice. Depuis le décret du 2 nivôse an XI, le port de la robe est davantage considéré comme un devoir que comme un droit. Ce principe est confirmé par l'article 3 de la loi du 31 décembre 1971 qui énonce : "L'avocat revêt, dans l'exercice de ses fonctions judiciaires, le costume de sa profession". A contrario, en est-il dispensé lorsqu'il exerce des fonctions non directement judiciaires, par exemple recevoir un client à son cabinet.

 


Les bonnes causes. Christian-Jaque, 1963, Marina Vlady et Pierre Brasseur

 

La requérante n'était pas avocate

 

La 1ère Chambre civile, dans son arrêt du 2 mars 2022, commence par reconnaître l'irrecevabilité du pourvoi déposé par une demanderesse qui, dans son enthousiasme militant, avait oublié qu'elle n'était pas avocate.

Les textes sont pourtant clairs. L'article 19 de la loi du 31 décembre 1971 donne compétence à la cour d'appel pour annuler, sur réquisitions du procureur général, les délibérations ou décisions du conseil de l'ordre. Le décret du 27 novembre 1991, affirme quant à lui, que le recours est ouvert à "tout avocat s'estimant lésé dans ses intérêts professionnels". Il doit alors saisir préalablement le bâtonnier, avant de déférer la décision en litige à la cour d'appel.

Or, en l'espèce, la requérante était une élève-avocate qui entendait porter le voile avec sa robe. Mais elle ne pouvait invoquer aucun "intérêt professionnel lésé", dès lors qu'elle n'exerçait pas encore la profession, n'étant pas encore titulaire du CAPA. Elle n'était donc pas soumise au port de la robe.

La jeune élève était toutefois en stage dans un cabinet, dont le responsable, cette fois avocat, s'était joint au pourvoi. Cette situation permet à la Cour de cassation de se prononcer sur les autres moyens du pourvoi.

Elle écarte, logiquement, celui reposant sur l'incompétence du conseil de l'ordre pour modifier le règlement intérieur en matière de port des signes religieux. La Cour de cassation se fonde sur l'article 17 de la loi de 1971 qui donne attribution au conseil pour traiter de "toutes questions intéressant l'exercice de la profession". De même, l'article 21-1 lui confère une compétence générale pour unifier "les usages de la profession". On ne peut être surpris de ce rejet, d'autant que les Barreaux de Paris et Toulouse avaient déjà adopté ce type de réglementation. La Conférence des bâtonniers, en 2016, avait même appelé à une réglementation "disposant que les avocats se présentent tête nue dans l'exercice public de leurs fonctions d'assistance et de représentation".

 

L'avocat n'était pas décoré

 

Quant au dernier moyen, il repose sur les textes organisant la Légion d'honneur, l'Ordre du Mérite et la Médaille Militaire qui, tous, mentionnent que la personne décorée a le droit de porter les insignes liés à sa décoration. Il s'agissait donc d'obtenir l'annulation de la délibération, dans la mesure où elle interdisait le port de décorations. Hélas, le maître de stage se retrouve dans la même situation que sa stagiaire. N'étant titulaire d'aucune décoration, il ne peut se plaindre de ne pas pouvoir en porter sur sa robe d'avocat. 

La stagiaire n'était pas avocate, et le maître de stage n'était pas décoré. Il faut reconnaître que ce pourvoi avait bien peu de chances de prospérer. Mais ces recours militants teintés de prosélytisme ont, le plus souvent, un intéressant effet boomerang. Ils donnent l'occasion aux juges d'affirmer le droit positif avec clarté. Et contrairement à ce qui est parfois affirmé, le droit positif ne va pas du tout dans le sens de la reconnaissance d'un droit de porter des signes religieux dans toutes les activités professionnelles. Il tend au contraire, pas à pas, à étendre le principe de neutralité et à renforcer l'égalité devant la loi. Il faut donc remercier la stagiaire qui n'était pas avocate et le maître de stage qui n'était pas décoré pour leur effort remarquable en faveur du principe de laïcité.


Sur le principe de neutralité : Chapitre 10 section 2 § 2  du Manuel





jeudi 3 mars 2022

La réforme de l'adoption


La loi du 21 février 2022 visant à réformer l'adoption a été présentée comme un texte bouleversant le droit positif. Techniquement il s'agit d'une proposition de loi déposée par la députée Monique Limon (LaRem), faisant suite à un rapport publié en octobre 2019, et sobrement intitulé : "Vers une éthique de l'adoption. Donner une famille à un enfant". Bien entendu, comme bon nombre de propositions de loi déposées par des députés LaRem, le texte est finalement rédigé par l'Exécutif et défendu par l'auteur de la proposition. Cette technique permet au gouvernement d'éviter la contrainte de l'étude d'impact et surtout de se placer en retrait, lorsque les divergences politiques sont importantes. 

C'était le cas en l'espèce. Malgré la procédure accélérée, il s'est passé quatorze mois entre le dépôt de la proposition le 7 décembre 2020, et son vote définitif en février 2022. Les divergences politiques ont finalement conduit à un échec de la commission mixte paritaire en novembre 2021, le dernier revenant à l'Assemblée nationale

La lecture de la loi laisse une impression bien éloignée de la communication qui l'a accompagnée. Bien loin de présenter une réforme globale visant à sécuriser l'adoption et à renforcer les droits des enfants, elle se présente comme l'un de ces textes fourre-tout, qui, il y a encore quelques années, aurait été modestement qualifié de loi "portant diverses dispositions (...)". Car la spécificité du texte réside sans doute dans la diversité de ses dispositions, au point que les commentateurs ont dénoncé un "agrégat d'articles hétérogènes".

 

La "valorisation" de l'adoption simple

 

L'objectif annoncé de "valoriser" l'adoption simple n'apparaît pas clairement, dans un texte qui ne modifie pas réellement le droit positif. Le législateur opère ainsi une réécriture de l'article 364-1 du code civil : "L'adoption simple confère à l'adopté une filiation qui s'ajoute à sa filiation d'origine. L'adopté conserve ses droits dans sa famille d'origine". Est donc supprimée la référence ancienne qui, depuis 1996, mentionnait que l'adopté conservait ses droits dans sa famille d'origine, "y compris ses droits héréditaires". Bien entendu, il ne faut pas comprendre que la nouvelle rédaction prive la personne de son héritage. Le législateur entend simplement insister sur le fait que l'adoption simple ajoute un nouveau lien de filiation, alors que l'adoption plénière substitue un lien de filiation à celui qui existait à la naissance. Le droit n'est donc pas modifié, et seule la rédaction change quelque peu.

De manière plus générale, la loi s'inscrit dans un mouvement de développement d'un droit du couple, désormais clairement détaché du droit du mariage. L'article 343 de ce même code civil est ainsi réécrit : "L'adoption peut être demandée par un couple marié non séparé de corps, deux partenaires liés par un pacte civil de solidarité ou deux concubins. Les adoptants doivent être en mesure d'apporter la preuve d'une communauté de vie d'au moins un an ou être âgés l'un et l'autre de plus de vingt-six ans". C'est évidemment un des points qui a suscité la plus forte opposition du Sénat, toujours dominé par une majorité attaché à une conception traditionnelle de la famille. A ses yeux, la cellule familiale ne saurait exister sérieusement hors mariage, à la condition qu'il s'agisse d'un mariage hétérosexuel. 

Mais précisément, la loi tire les conséquences des évolutions récentes du droit en facilitant l'adoption par des couples, qu'ils soient hétérosexuels ou homosexuels, mariés ou non mariés. La durée de communauté de vie est abaissée de deux à un an, et l'âge minimum pour adopter de 28 à 26 ans. Il s'agit là de modestes ajustements, mais ils vont néanmoins dans un sens libéral. 

Dans ce domaine de l'adoption, la loi n'innove pas vraiment mais, au contraire, témoigne tout simplement des évolutions de la société.


 Les enfants trouvés. Magritte


L'adoption intra-familiale

 

La première de ces évolutions est purement statistique. Il apparaît en effet que les adoptions intra-familiales sont les plus nombreuses. Pour ce qui est de l'adoption simple, 90 % des adoptés le sont par le conjoint de leur parent, le plus souvent un homme (78 %), et en couple dans 90 % des cas. La personne adoptée est âgée de 34, 5 ans en moyenne. Quant à l'adoption plénière, elle concerne essentiellement l'enfant du conjoint. Dans 83 % des cas, l'adoptant vit en couple avec une personne de même sexe, conséquence du recours aux techniques d'assistance médicale à la procréation. 

La seconde évolution porte précisément sur les conséquences de cette situation. Car si l'adoption intra-familiale est facilitée dans le droit positif, celle des enfants orphelins, délaissés ou abandonnés, demeure extrêmement difficile. C'est particulièrement vrai en matière d'adoption plénière des enfants de plus de quinze ans. La nouvelle rédaction de l'article 345-1 du code civil autorise leur adoption par le conjoint de l'un de leurs parents, lorsque l'autre parent est décédé ou s'est vu privé de l'autorité parentale, lorsque leurs parents y ont consenti, ou enfin lorque l'enfant est pupille de l'État ou déclaré judiciairement délaissé. La loi étend même cette adoption plénière au-delà de la majorité officielle de l'intéressé, jusqu'à l'âge de 21 ans.

 

L'adoption internationale

 

L'adoption internationale, quant à elle, n'est guère modifiée, si ce n'est que la loi rappelle la nécessité de l'agrément délivré par les autorités françaises et impose un consentement formel des parents biologiques à l'adoption de leur enfant. Le but est, à l'évidence, d'empêcher l'intervention d'officines qui, dans certains États, se livrent purement et simplement à la vente d'enfants.

La loi porte en elle toutefois une évolution substantielle dans ce domaine, avec une nouvelle définition de l'adoption internationale. Elle est tout simplement définie par le déplacement d'un mineur d'un État étranger vers la France où résident les adoptants. Cette définition écarte ainsi toute référence à la nationalité de l'enfant ou à celle des adoptants, simplification qui est dans l'intérêt de l'enfant et qui trouve son origine dans une jurisprudence qui privilégie désormais le critère de sa résidence habituelle pour apprécier sa nationalité.

 

Adoption et séparation du couple homosexuel

 

Enfin, la loi du 21 février 2022 vient combler une lacune de la loi du 2 août 2021 relative à la bioéthique. On se souvient que celle-ci prévoit une reconnaissance conjointe de la filiation de l'enfant par ses deux mères, lorsqu'il est issu d'une assistance médicale à la procréation (AMP). Or, rien n'était prévu concernant la pratique antérieure à ce texte, c'est-à-dire lorsque l'AMP avait eu lieu à l'étranger, dans l'hypothèse où la mère biologique de l'enfant, celle figurant dans l'acte de naissance, refuse la reconnaissance de son ex-conjointe. Certes, il s'agit d'une hypothèse rare, mais il n'en demeure pas que le droit positif ne supprime pas la filiation paternelle, lorsque le couple hétérosexuel s'est séparé avant la naissance de l'enfant. Au nom du principe d'égalité devant la loi, il est désormais possible à l'ex-conjointe d'apporter la preuve du projet parental commun et de l'AMP réalisée à l'étranger pour obtenir la reconnaissance de son lien de filiation. 

On observe avec intérêt que le Sénat s'est vivement opposé à cette disposition. A ses yeux, elle ne repose pas sur l'intérêt supérieur de l'enfant mais se borne à régler un litige entre adultes. Sans doute, les membres du Sénat ont-ils oublié leur combat contre le mariage pour tous, durant lequel ils invoquaient le droit de l'enfant d'avoir deux parents ? Alors que ce droit peut aujourd'hui être revendiqué en faveur des couples homosexuels, il ne leur semble plus aussi fondamental.

On peut s'étonner que la loi du 21 février 2022 ait suscité une telle opposition au Sénat. En effet, elle peut être présentée comme un toilettage utile du droit positif, mais qui ne témoigne d'aucune vision globale de l'adoption. Contrairement à ce qu'affirmait le rapport de 2019, il ne s'agit pas de "donner une famille à un enfant", car la procédure d'adoption n'est pas fondamentalement modifiée. Au contraire, la rigueur nouvelle des procédures risque de tarir l'adoption internationale et, peut-être, d'accroître le recours à la gestation pour autrui à l'étranger. Il serait sans doute utile que le parlement prévoie une évaluation de ce texte, après quelques années de pratique. Hélas, contrairement aux lois bioéthique, celle-ci ne comporte aucune "clause de revoyure".