Dans une décision Communauté genevoise d'action syndicale (CGAS) c. Suisse du 15 mars 2022, la Cour européenne (CEDH) estime que la réglementation suisse limitant le droit de se réunir publiquement durant l'épidémie de Covid-19 était excessive au regard de la menace sanitaire et donc n'était pas "nécessaire dans une société démocratique". Immédiatement, certains commentateurs ont vu dans cette décision une sanction indirecte d'un droit français qui, lui aussi, a interdit les réunions publiques lorsque le virus circulait avec une intensité particulière. Mais l'arrêt CGAS c. Suisse est loin d'être aussi simpliste, et c'est bien le droit suisse, et seulement le droit suisse qu'il sanctionne.
La "situation particulière" liée à la Covid-19
La CGAS est un syndicat suisse qui organise chaque année un grand nombre de manifestations dans le canton de Genève. Comme la plupart des pays touchés par la pandémie, la Suisse a adopté une législation d'urgence et, dès le 28 février 2020, le Conseil fédéral déclarait une "situation particulière", système reposant sur une loi sur les épidémies, assez proche du régime de l'urgence sanitaire mis en oeuvre en France. Les manifestations de plus de mille personnes sont alors interdites. Le 13 mars, cette interdiction est étendue aux rassemblements de plus de cent personnes, puis le 20 mars à ceux de plus de cinq personnes. Ces restrictions ont duré jusqu'au 11 mai 2020, date à laquelle la Suisse a commencé de sortir du confinement. Précisément, la CGAS a donc dû renoncer à organiser le traditionnel défilé du 1er mai, et s'est donc abstenue de solliciter l'autorisation administrative indispensable.
Le droit suisse des manifestations
Le droit suisse est en effet loin de constituer un exemple de libéralisme en matière de liberté de manifestation. Alors que le droit français l'organise selon un régime de déclaration préalable, le droit suisse soumet la manifestation à un régime d'autorisation préalable. En mars 2012, le canton de Genève a même, par une votation adoptée à 53, 9 % des voix, mis en place un système plus rigoureux qui soumet les organisateurs d'une manifestation à la volonté de l'administration genevoise. Celle-ci peut leur imposer
l'itinéraire, ou prescrire que la manifestation se tiendra dans un lieu
déterminé, sans déplacement. Enfin, elle peut aussi les contraindre à prévoir un service d'ordre qui devra "collaborer avec la police et se co
nformer à ses injonctions".
Le syndicat requérant invoque donc une violation de l'article 11 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui énonce que "Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats (...)". Contrairement au droit français qui fait de la liberté de manifester une facette de la liberté d'expression, le droit européen la rattache à la liberté de réunion.
Manifestation autorisée en Suisse
L'épuisement des recours internes
La première question posée à la CEDH est évidemment celle de la recevabilité du recours. Pour le gouvernement suisse, le fait que le syndicat n'ait pas déposé de demande d'autorisation de manifester pour le 1er mai suffit à montrer qu'il n'entendait pas épuiser les voies de recours internes. Mais la CEDH s'attarde davantage sur la procédure et montre que le droit suisse n'a pas prévu de recours d'urgence ou de référé dans le cas des mesures prises pour la gestion de l'épidémie. C'est seulement un an plus tard, le 24 mars 2021, que le tribunal fédéral suisse a sanctionné cette lacune en considérant comme inconstitutionnelle une interdiction de manifestations culturelles excluant tout recours contre les interdictions intervenues dans ce domaine. En mai 2020, la CGAS n'avait aucun recours à sa disposition, lui permettant en particulier d'obtenir la suspension du refus d'autorisation.
Cette lacune va directement à l'encontre de la jurisprudence de la CEDH qui, dans un arrêt Lashmankin et a. c. Russie du 7 février 2017, estime que le droit au recours effectif exige que le contrôle d’un refus d’autorisation intervienne avant la date même de la réunion ou du rassemblement. En l'espèce, la Cour admet donc la recevabilité de la requête, en estimant que le syndicat requérant ne bénéficiait pas d'un droit de recours effectif, en l'absence de juge susceptible de procéder à un examen au fond des ingérences dans les libertés réalisées dans la lutte contre la pandémie.
Le contrôle de proportionnalité
La Cour examine donc le fond et, s'appuyant sur l'article 11 de la Convention européenne, elle vérifie que l'ingérence dans la liberté de manifester était « prévue par la loi », inspirée par un "but légitime" et « nécessaire dans une société démocratique ». Les deux premières conditions sont évidemment remplies. L'interdiction de manifester repose sur une loi, et la lutte contre la pandémie constitue un "but légitime".
Dans son arrêt Kudrevicius et a. c. Lituanie du 15 octobre 2015, la CEDH affirme qu'en matière de liberté de manifestation, le contrôle de proportionnalité doit conduire à un examen particulièrement attentif de l'ensemble de l'affaire : "La Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés par l’article 11 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents". La CEDH précise toutefois, notamment dans une décision Animal Defenders International c. Royaume‑Uni du 22 avril 2013, que l'État conserve la possibilité d'adopter des mesures générales dans ce domaine, même si elles suscitent des difficultés dans certains cas particuliers.
La Suisse bénéficie donc d'une certaine autonomie dans sa gestion de la liberté de manifestation en période d'épidémie, mais cette autonomie n'est pas illimitée. En l'espèce, la Suisse a décidé d'une interdiction générale et absolue des rassemblements de plus de cinq personnes, durant une période allant du 17 mars au 30 mai 2020. La Cour ne dit pas que cette interdiction était, en soi, illicite, mais elle affirme qu'une mesure aussi attentatoire aux libertés devait être spécialement motivée et soumise à un contrôle très sérieux des tribunaux.
Or, il est apparu que les juges suisses ne disposaient pas des instruments juridiques leur permettant d'intervenir pour suspendre une interdiction de manifester en amont, avant le rassemblement. Cette absence de contrôle est d'autant plus "préoccupante" affirme la Cour que l'interdiction totale de manifester a duré plus de deux mois. Quant à l'absence de justification convaincante, elle apparaît dans la comparaison faite par la CEDH entre le droit applicable à l'entreprise et le droit applicable aux manifestants. A la même époque en effet, le droit suisse n'interdit pas l'accès aux lieux de travail, bureaux ou usine, même s'ils accueillent plusieurs centaines de personnes. En revanche, il interdit les manifestations qui se déroulent en plein air, et donc avec un risque bien moins élevé de contamination. Pour toutes ces raisons, la Cour considère donc que la mesure prise par la Suisse n'était pas "nécessaire dans une société démocratique". Elle fait d'ailleurs observer que la Suisse n'avait pas activé le mécanisme de l'article 15 de la Convention européenne qui permet à un État de déroger aux obligations qu'elle prévoit en cas de danger menaçant la vie de la nation.
La décision CGAS c. Suisse sanctionne ainsi ce pays, et seulement ce pays. Le rapprochement avec le système français est juridiquement erroné. D'une part, la liberté de manifestation est organisée en France selon un régime déclaratoire et non pas selon un régime d'autorisation, ce qui conduit à une véritable négociation entre les organisateurs et l'autorité de police. D'autre part, l'interdiction d'une manifestation peut toujours donner lieu à un contrôle du juge des référés, et ce fut le cas en période de Covid. C'est précisément parce que les autorités suisses n'avaient pas prévu de procédure d'urgence qu'elles sont sanctionnées. La CEDH aurait-elle été quelque peu agacée par un système juridique dont le libéralisme privilégie la libre circulation des capitaux, pas celle des manifestants ?
Sur la liberté de manifestation : Chapitre 12 section 1 § 2 du Manuel
Votre excellente analyse soulève in fine deux questions importantes portant sur la substance et sur la procédure.
RépondreSupprimer1. Question de substance
Comment définir objectivement un véritable contrôle de proportionnalité entre les faits et la sanction qui en découle ? Une question simple est posée : comment contrôler des motifs que l’on ne connaît pas ou que l'on ne connait qu'imparfaitement ? Faut-il y voir une trace d’humour strasbourgeois ? La Cour ne travaille que sur dossier (mémoires des parties) sans procéder à une véritable instruction avec procédure contradictoire dès le départ. L'audience se résume souvent à un simulacre de procès, la décision de la Cour étant souvent arrêtée bien avant.
2. Question de procédure
Elle porte sur le respect par la Cour du délai raisonnable. Sur quels critères objectifs, la CEDH décide-t-elle de traiter une affaire remontant à 2021 avant celles remontant à la décennie 2010, pour ne prendre que cet exemple ? S'agit-il de critères d'opportunité ou de critères que nous ne connaissons pas (tirage au sort) ? Bonjour la transparence.
« Une seule injustice tolérée suffit à remettre en cause l’idée même de justice » écrit Dominique de Villepin.