Avec son arrêt Tonkov c. Belgique du 8 mars 2022, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) revient une nouvelle fois sur le droit d'accès à un avocat durant la procédure pénale. Ce droit est en effet l'un des éléments essentiels du droit à un procès équitable, garanti par l'article 6 § 1 et § 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.
Le requérant, de nationalité bulgare, a été condamné par la Cour d'assises de Flandre orientale en mai 2013 à la réclusion criminelle à perpétuité pour assassinat. Les faits remontent à 2009, et la lenteur de la procédure s'explique en partie par le fait qu'après les premiers interrogatoires, M. Tonkov était rentré en Bulgarie. Les autorités belges avaient donc engagé une procédure d'extradition qui avait abouti à l'été 2010. Sa condamnation ayant été confirmée par la Cour de cassation belge, le requérant se tourne vers la CEDH.
Il invoque l'atteinte au procès équitable, dans la mesure où il n'a bénéficié de la présence d'un avocat que de manière quelque peu intermittente. Durant la garde à vue en particulier, il n'a pas eu accès à un conseil. Mais cette absence était conforme au droit belge de l'époque.
Après Salduz
On se souvient que la présence de l'avocat dès le début de la garde à vue a été imposée par la CEDH par l'arrêt Salduz c. Turquie du 27 novembre 2008. Cette décision est directement à l'origine de la condamnation de la France par la décision Brusco c. France du 14 octobre 2010, condamnation qui a suscité une évolution radicale du droit de la garde à vue. Il en a été de même en Belgique avec la "Loi Salduz" du 13 août 2011, modifiée par la loi du 27 novembre 2016 dite "Salduz bis". La directive européenne du 22 octobre 2013 est ensuite intervenue pour définir un droit du gardé à vue de s'entretenir confidentiellement avec un avocat avant la première audition, puis de se faire assister durant toute la procédure.
Au moment des faits, la jurisprudence de la Cour a donc évolué par une décision de 2008 qui ne concerne que la Turquie, et le droit belge n'a pas encore été modifié par les "lois Salduz". L'arrêt mentionne pourtant que "l’ensemble de la procédure concernant le requérant s’est déroulé après
le prononcé de l’arrêt Salduz dans lequel la Cour posa, en règle, le
droit d’accès à un avocat dès le premier interrogatoire d’un suspect par la
police". Si la Belgique n'était pas formellement tenue de faire évoluer son droit immédiatement après la décision Salduz, elle prenait néanmoins le risque d'une condamnation.
Aux yeux de la Cour cependant, la jurisprudence Salduz s'imposait immédiatement aux autres États parties à la Convention "l’ensemble de la procédure concernant le requérant s’est déroulé après le prononcé de l’arrêt Salduz dans lequel la Cour posa, en règle, le droit d’accès à un avocat dès le premier interrogatoire d’un suspect par la police". L'idée n'est pas nouvelle, et les États qui ne font pas évoluer leur droit à la suite d'un arrêt de la Cour savent qu'ils risquent, à leur tour, une condamnation. C'est exactement ce qui s'est produit pour la France.
L'arrêt Beuze c. Belgique
Après l'arrêt Salduz, la jurisprudence s'est affinée, au point que la présence de l'avocat dès le début de la garde à vue n'est plus apparue comme une obligation absolue. La décision Beuze c. Belgique du 9 novembre 2018 sanctionne déjà une procédure criminelle belge. La condamnation de l'intéressé, lui aussi à la réclusion à perpétuité, reposait sur des aveux obtenus durant la garde à vue, en l'absence d'avocat. Mais ces aveux avaient ensuite été réitérés devant le juge d'instruction, cette fois en présence du conseil. La Cour va donc constater une violation du procès équitable, non pas en se fondant sur l'absence d'avocat, mais sur l'absence de contrôle des conséquences de cette situation sur l'équilibre général du procès.
Depuis l'arrêt Beuze, la Cour envisage donc la procédure pénale, dans sa globalité. Elle recherche d'abord s’il existe ou non des raisons impérieuses justifiant les restrictions du droit d’accès à un avocat, ce qui n'est évidemment pas le cas en l'espèce, en l'absence de circonstances exceptionnelles.
L'équité globale de la procédure
Le contrôle de la Cour se concentre donc sur l'équité globale de la procédure. Celle-ci peut éventuellement ne pas avoir prévu d'avocat dès la garde à vue, si le requérant a néanmoins bénéficié globalement d’un procès pénal équitable La charge de la preuve pèse alors sur le gouvernement belge. Il doit montrer que l'ensemble du procès témoigne que l'on a pu remédier aux lacunes initiales en matière de droit de la défense. Or, en l'espèce, le requérant n'a pu obtenir l'assistance d'un avocat qu'à l'issue de son premier interrogatoire par le juge d'instruction. Et son conseil a été prévenu très tardivement des dates d'audition, ce qui a entravé leur préparation par la défense. La CEDH estime donc que les garanties offertes dans la suite du procès "n'ont pas eu un effet compensateur suffisant". Les juges belges ont failli à leur mission en ne procédant pas à cette analyse de l'incidence de l'absence d'avocat sur l'ensemble de la procédure.
Cette jurisprudence a pour conséquence de rendre aux États une certaine autonomie dans la gestion des droits de la défense durant le procès pénal. La CEDH autorise ainsi un certain pragmatisme, pour tenir compte notamment des contraintes de temps, de disponibilité des membres des Barreaux etc. La question est évidemment posée de la situation française. On sait, en effet, que l'avocat en garde à vue n'a pas encore accès au dossier et doit se contenter d'assister à l'audition, même si il a pu rencontrer son client au préalable. Il est peu probable que la Cour voit dans cette situation une rupture de l'équilibre global de la procédure. En effet, l'avocat aura accès au dossier dès que l'instruction sera ouverte et pourra alors jouer pleinement son rôle de défenseur. Dans son arrêt Doyle c. Irlande du 23 mai 2019, la Cour juge en effet, à propos du système irlandais, que l'intervention de l'avocat durant la garde à vue peut se limiter à un simple entretien préalable à l'audition, le conseil ne pouvant assister à l'interrogatoire. La Cour n'a pas vu de rupture d'équilibre dans ce système et il n'y a donc aucune raison de penser qu'elle pourrait se montrer plus sévère envers le droit français qui, lui, permet au moins au conseil d'assister à l'audition.
Sur le principe de neutralité : Chapitre 4 section 2 § 1 B du Manuel