Le Comité des ministres du Conseil de l'Europe a décidé, lors d'une réunion extraordinaire du 25 février 2022, de prononcer la suspension immédiate des droits de représentation de la Fédération de Russie. La motivation de cette décision se trouve dans le compte-rendu d'une première décision datée du 24 février, dans laquelle les délégués "condamnent avec la plus grande fermeté l’agression armée contre l’Ukraine par la Fédération de Russie en violation du droit international" et décident "d’examiner sans tarder, et en coordination étroite avec l’Assemblée parlementaire et la Secrétaire Générale, les mesures qu’il convient de prendre en réponse à la grave violation par la Fédération de Russe de ses obligations statutaires comme État membre du Conseil de l’Europe".
Article 8 du Statut
La mesure a donc été prise dès le lendemain. Elle repose sur l'article 8 du statut qui énonce que "tout membre du Conseil de l'Europe qui enfreint gravement les dispositions de l'article 3 peut être suspendu de son droit de représentation (...)". Quant à l'article 3, c'est évidemment la disposition essentielle, par laquelle les États membres reconnaissent "le principe de la prééminence du droit et le principe en vertu duquel toute personne placée sous sa juridiction doit jouir des droits de l'homme et des libertés fondamentales". Il ne fait guère de doute que l'agression contre l'Ukraine, pays souverain également membre du Conseil de l'Europe s'analyse comme une violation du droit international et une atteinte aux droits de l'homme les plus élémentaires, notamment le droit à la vie garanti par l'article 2 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.
Observons tout de même que seuls sont suspendus les "droits de représentation" au Comité des ministres et à l'Assemblée parlementaire, ce qui signifie que la Russie se voit seulement privée de son droit de vote dans ces instances, et n'est pas exclue du Conseil de l'Europe. En particulier, la Russie demeure partie à la Convention européenne des droits de l'homme et conserve un juge à la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH)es d. Cette mesure permet de conserver le droit de recours ouvert aux citoyens russes victimes d'atteintes aux droits de l'homme. En même temps, elle affirme une position commune des quarante-sept pays membres du Conseil de l'Europe, et ce consensus continental traduit l'isolement diplomatique de la Russie.
Le précédent de 2014
Les conséquences de cette suspension seront probablement limitées. On peut en effet évoquer le précédent de 2014, lorsqu'une mesure identique avait déjà frappé la Russie, après son annexion de la Crimée. A l'époque, la Russie avait riposté par une politique de la chaise vide, refusant non seulement de participer aux sessions mais aussi de s'acquitter de sa participation financière aux dépenses de l'organisation. Après de longues négociations, la Russie avait été réintégrée en 2019, non sans que l'Ukraine ait protesté contre cette réintégration.
Le ministère des affaires étrangères russe a déjà fait savoir qu'il préparait une réponse à cette nouvelle sanction, et on peut penser qu'au minimum, il reprendra la même politique de la chaise vide. Il n'est pas tout-à-fait exclu, cependant, qu'il aille plus loin en retirant son acceptation de la juridiction de la Cour.
Calvin & Hobbes. Bill Watterson
La Russie, en délicatesse avec la CEDH
Ce serait certainement une très mauvaise nouvelle pour les citoyens Russes privés d'un recours contre les nombreuses atteintes aux droits de l'homme relevées dans le pays. Sur 70 000 requêtes pendantes au 1er janvier 2022, 17 000 viennent de Russie, soit 24,7 %. Ce pourcentage important fait de ce pays le plus attaqué des quarante-sept États parties à la Convention européenne.
Certes, on pourra objecter que le deuxième est précisément l'Ukraine, avec 11 400 requêtes, soit 16, 1% des recours. Mais la Cour elle-même a constaté une amélioration de la situation de l'Ukraine, qui s'efforce de modifier son droit interne pour mieux répondre aux standards européens. Le 16 février 2022, le Comité des ministres du Conseil de l'Europe a ainsi choisi de clore la surveillance de l'exécution des arrêts Bochan 2 c. Ukraine. Après avoir refusé d'appliquer les règles du procès équitable et essuyé plusieurs condamnations de la CEDH, la Cour suprême ukrainienne avait en effet fait évoluer sa jurisprudence, permettant la levée de la surveillance.
La Russie n'est plus dans la situation d'un État qui se rapproche des standards, même si elle l'a été dans les années qui ont suivi son adhésion au Conseil de l'Europe, en 1996. Certes, la Russie a décidé un moratoire sur la peine de mort et a même signé le protocole n° 6 visant une abolition définitive, sans toutefois le ratifier. Mais d'importantes atteintes aux droits de l'homme sont toujours commises dans ce pays, notamment au regard de l'absence de pluralisme politique, et des libertés d'association, de réunion et de manifestation qui sont loin d'être sérieusement garanties. Quant à la répression contre les Tchétchènes, elle a donné lieu à plusieurs sanctions de la CEDH, notamment parce que les autorités russes faisaient obstruction à toute enquête sur les interventions des forces de l'ordre. On pourrait citer une multitude des décisions de la Cour, intervenant sur les mêmes questions, et ne donnant lieu à aucun commencement d'exécution.
S'affranchir de la juridiction de la CEDH
Après la condamnation de la Russie dans l'affaire Ioukos, la Douma a voté une loi qui lui permet de s'affranchir des décisions de la CEDH, la Cour constitutionnelle de Russie exerçant désormais une autorité supérieure à celle des juges européens dans l'interprétation de la Convention européenne. Or, la Cour constitutionnelle n'est pas précisément un modèle en matière d'indépendance de la justice, ce qui permet à l'Exécutif russe de se soustraire comme il le souhaite aux décisions de la CEDH.
Le projet, caressé depuis quelque temps déjà par le Kremlin, a pris forme. La Russie entend s’affranchir des décisions de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), l’organe judiciaire du Conseil de l’Europe. Mardi 1er décembre, la Douma, la Chambre basse du Parlement russe, a voté en première lecture une loi qui place la Cour constitutionnelle de Russie au-dessus de la juridiction internationale destinée à assurer le respect des engagements souscrits par les Etats signataires de la Convention européenne des droits de l’homme, ratifiée par la Russie depuis 1998.
Depuis lors, le conflit entre la CEDH et la Russie est gelé. D'un côté, un État qui refuse d'appliquer les décisions des juges européens et qui s'en donne les moyens juridiques, dans son droit interne. De l'autre, une Cour qui ne veut pas engager de mesures coercitives susceptibles de conduire à l'exclusion de la Russie, tout simplement pour laisser ouvert un recours aux citoyens russes victimes d'atteintes graves aux droits de l'homme.
Considérée à la lumière de cette histoire récente, la décision de suspension de la Russie de ses droits de représentation au Conseil de l'Europe risque d'être utilisée comme prétexte par le Président Poutine pour sortir de la juridiction de la Cour européenne. Cette nouvelle marque de mépris pour les droits de l'homme serait une décision grave, non seulement pour la Russie, mais aussi pour l'ensemble du système européen de protection. L'idée d'un standard européen des droits de l'homme serait alors singulièrement fragilisée.
Sur la CEDH : Chapitre 1 section 2 § 2 du Manuel
Votre présentation juridique très précise et très documentée peut être complétée par trois autres approches qui la replacent dans son contexte plus général.
RépondreSupprimer1. Son approche institutionnelle
En dehors de sa dimension normative, l'un des objectifs du Conseil de l'Europe est d'être une instance de dialogue entre ses 47 Etats membres (dont la Russie, la Turquie, l'Ukraine ...). Il est assez cocasse de décréter que le dialogue signifie l'exclusion au moment où il est le plus utile.
2. Son approche juridique
Il relève de l'évidence que les standards juridiques des 47 ne sont pas au même niveau. Le Conseil de l'Europe s'attache à les en rapprocher. Les récentes décisions prises par le Comité des ministres - en fait par leurs représentants que sont les ambassadeurs - mettent en exergue ce problème. Pour sympathique qu'elle soit, l'approche de la Cour européenne des droits de l'homme est souvent manichéenne et pas exempte de critiques. Comme vous le signalez, certains Etats (Royaume-Uni en son temps) n'acceptent plus ce qu'ils considèrent comme les Diktats de la Cour - envisagent de la quitter. D'autres pourraient les suivre comme la Russie et bien d'autres. Veut-on que la Cour soit le juge des gouvernements ou un gouvernement des juges ? Vaste programme. Paix par le droit ou droit contre la paix ?
3. Son approche diplomatique.
La diplomatie d'exclusion pratiquée, pour des raisons morales, a largement démontré ses limites dans le passé dans le règlement de nombreuses crises internationales. Certains experts des relations internationales poussent à la pratique de la vieille diplomatie de l'inclusion dont le but est de privilégier le dialogue à la violence. C'est un choix qu'il convient de trancher.
En dernière analyse, cette décision du Conseil de l'Europe est-elle efficace et contribue-t-elle à apaiser les tensions ou à les aviver ? Chacun apportera la réponse qui lui conviendra.... Seul l'avenir nous le dira.