« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 6 mars 2022

Pas de signes religieux sur la robe des avocats

 

 


Dans un arrêt du 2 mars 2022, la 1ère chambre civile de la Cour de cassation confirme que le conseil de l'ordre des avocats peut modifier son règlement intérieur pour interdire aux avocats de porter sur la robe des signes distinctifs, et notamment des signes religieux. En l'espèce, la modification concernait les membres du Barreau de Lille, et était clairement rédigée : "L'avocat ne peut porter avec la robe ni décoration ni signe manifestant ostensiblement une appartenance ou une opinion religieuse, philosophique, communautaire ou politique" .

Concrètement, il s'agit d'imposer une obligation de neutralité, en interdisant aux avocats de manifester, même discrètement, leurs convictions politiques ou religieuses dans leurs activités judiciaires, celles qui précisément imposent le port de la robe. L'obligation de neutralité trouve son fondement dans le principe d'égalité devant la loi. Elle garantit que l'activité de ces professionnels du droit sera assurée de manière indifférenciée, quelles que soient les convictions des avocats ou de leurs clients. 

C'est la raison pour laquelle la Cour de cassation avait admis le port de décorations sur la robe, dans un arrêt du 24 octobre 2018. A ses yeux, le fait d'arborer le Mérite ou la Légion d'Honneur n'emportait aucune rupture d'égalité entre confrères, et encore moins entre les clients. Pour le Barreau de Lille, il s'agissait d'afficher un strict respect de la neutralité, en imposant que la robe soit la même pour tous. On note qu'il n'y a pas de véritable contradiction en l'espèce. La Cour de cassation autorise le port des décorations sur la robe, mais n'interdit pas aux Barreaux de réglementer cet usage.


Le principe de neutralité


La décision du Conseil de l'Ordre s'inscrit dans un mouvement général d'élargissement du principe de neutralité, qui dépasse désormais largement le champ étroit du service public. Depuis l'arrêt de l'Assemblée plénière rendu le 25 juin 2014 dans la célèbre affaire Baby Loup, la neutralité peut désormais être imposée à la salariée d'une crèche associative. De même, la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE), dans deux décisions du 14 mars 2017, reconnaît aux entreprises le droit d'imposer la neutralité à leurs employés, à la condition toutefois que les motifs de ce choix soient clairement formulés dans le règlement intérieur.

Précisément, l'arrêt du 2 mars 2022 reconnait à l'ordre des avocats le droit de modifier son règlement intérieur pour imposer la neutralité. Ce n'est guère surprenant, si l'on considère que les avocats sont des auxiliaires de justice, donc participent au service public de la justice. Depuis le décret du 2 nivôse an XI, le port de la robe est davantage considéré comme un devoir que comme un droit. Ce principe est confirmé par l'article 3 de la loi du 31 décembre 1971 qui énonce : "L'avocat revêt, dans l'exercice de ses fonctions judiciaires, le costume de sa profession". A contrario, en est-il dispensé lorsqu'il exerce des fonctions non directement judiciaires, par exemple recevoir un client à son cabinet.

 


Les bonnes causes. Christian-Jaque, 1963, Marina Vlady et Pierre Brasseur

 

La requérante n'était pas avocate

 

La 1ère Chambre civile, dans son arrêt du 2 mars 2022, commence par reconnaître l'irrecevabilité du pourvoi déposé par une demanderesse qui, dans son enthousiasme militant, avait oublié qu'elle n'était pas avocate.

Les textes sont pourtant clairs. L'article 19 de la loi du 31 décembre 1971 donne compétence à la cour d'appel pour annuler, sur réquisitions du procureur général, les délibérations ou décisions du conseil de l'ordre. Le décret du 27 novembre 1991, affirme quant à lui, que le recours est ouvert à "tout avocat s'estimant lésé dans ses intérêts professionnels". Il doit alors saisir préalablement le bâtonnier, avant de déférer la décision en litige à la cour d'appel.

Or, en l'espèce, la requérante était une élève-avocate qui entendait porter le voile avec sa robe. Mais elle ne pouvait invoquer aucun "intérêt professionnel lésé", dès lors qu'elle n'exerçait pas encore la profession, n'étant pas encore titulaire du CAPA. Elle n'était donc pas soumise au port de la robe.

La jeune élève était toutefois en stage dans un cabinet, dont le responsable, cette fois avocat, s'était joint au pourvoi. Cette situation permet à la Cour de cassation de se prononcer sur les autres moyens du pourvoi.

Elle écarte, logiquement, celui reposant sur l'incompétence du conseil de l'ordre pour modifier le règlement intérieur en matière de port des signes religieux. La Cour de cassation se fonde sur l'article 17 de la loi de 1971 qui donne attribution au conseil pour traiter de "toutes questions intéressant l'exercice de la profession". De même, l'article 21-1 lui confère une compétence générale pour unifier "les usages de la profession". On ne peut être surpris de ce rejet, d'autant que les Barreaux de Paris et Toulouse avaient déjà adopté ce type de réglementation. La Conférence des bâtonniers, en 2016, avait même appelé à une réglementation "disposant que les avocats se présentent tête nue dans l'exercice public de leurs fonctions d'assistance et de représentation".

 

L'avocat n'était pas décoré

 

Quant au dernier moyen, il repose sur les textes organisant la Légion d'honneur, l'Ordre du Mérite et la Médaille Militaire qui, tous, mentionnent que la personne décorée a le droit de porter les insignes liés à sa décoration. Il s'agissait donc d'obtenir l'annulation de la délibération, dans la mesure où elle interdisait le port de décorations. Hélas, le maître de stage se retrouve dans la même situation que sa stagiaire. N'étant titulaire d'aucune décoration, il ne peut se plaindre de ne pas pouvoir en porter sur sa robe d'avocat. 

La stagiaire n'était pas avocate, et le maître de stage n'était pas décoré. Il faut reconnaître que ce pourvoi avait bien peu de chances de prospérer. Mais ces recours militants teintés de prosélytisme ont, le plus souvent, un intéressant effet boomerang. Ils donnent l'occasion aux juges d'affirmer le droit positif avec clarté. Et contrairement à ce qui est parfois affirmé, le droit positif ne va pas du tout dans le sens de la reconnaissance d'un droit de porter des signes religieux dans toutes les activités professionnelles. Il tend au contraire, pas à pas, à étendre le principe de neutralité et à renforcer l'égalité devant la loi. Il faut donc remercier la stagiaire qui n'était pas avocate et le maître de stage qui n'était pas décoré pour leur effort remarquable en faveur du principe de laïcité.


Sur le principe de neutralité : Chapitre 10 section 2 § 2  du Manuel





jeudi 3 mars 2022

La réforme de l'adoption


La loi du 21 février 2022 visant à réformer l'adoption a été présentée comme un texte bouleversant le droit positif. Techniquement il s'agit d'une proposition de loi déposée par la députée Monique Limon (LaRem), faisant suite à un rapport publié en octobre 2019, et sobrement intitulé : "Vers une éthique de l'adoption. Donner une famille à un enfant". Bien entendu, comme bon nombre de propositions de loi déposées par des députés LaRem, le texte est finalement rédigé par l'Exécutif et défendu par l'auteur de la proposition. Cette technique permet au gouvernement d'éviter la contrainte de l'étude d'impact et surtout de se placer en retrait, lorsque les divergences politiques sont importantes. 

C'était le cas en l'espèce. Malgré la procédure accélérée, il s'est passé quatorze mois entre le dépôt de la proposition le 7 décembre 2020, et son vote définitif en février 2022. Les divergences politiques ont finalement conduit à un échec de la commission mixte paritaire en novembre 2021, le dernier revenant à l'Assemblée nationale

La lecture de la loi laisse une impression bien éloignée de la communication qui l'a accompagnée. Bien loin de présenter une réforme globale visant à sécuriser l'adoption et à renforcer les droits des enfants, elle se présente comme l'un de ces textes fourre-tout, qui, il y a encore quelques années, aurait été modestement qualifié de loi "portant diverses dispositions (...)". Car la spécificité du texte réside sans doute dans la diversité de ses dispositions, au point que les commentateurs ont dénoncé un "agrégat d'articles hétérogènes".

 

La "valorisation" de l'adoption simple

 

L'objectif annoncé de "valoriser" l'adoption simple n'apparaît pas clairement, dans un texte qui ne modifie pas réellement le droit positif. Le législateur opère ainsi une réécriture de l'article 364-1 du code civil : "L'adoption simple confère à l'adopté une filiation qui s'ajoute à sa filiation d'origine. L'adopté conserve ses droits dans sa famille d'origine". Est donc supprimée la référence ancienne qui, depuis 1996, mentionnait que l'adopté conservait ses droits dans sa famille d'origine, "y compris ses droits héréditaires". Bien entendu, il ne faut pas comprendre que la nouvelle rédaction prive la personne de son héritage. Le législateur entend simplement insister sur le fait que l'adoption simple ajoute un nouveau lien de filiation, alors que l'adoption plénière substitue un lien de filiation à celui qui existait à la naissance. Le droit n'est donc pas modifié, et seule la rédaction change quelque peu.

De manière plus générale, la loi s'inscrit dans un mouvement de développement d'un droit du couple, désormais clairement détaché du droit du mariage. L'article 343 de ce même code civil est ainsi réécrit : "L'adoption peut être demandée par un couple marié non séparé de corps, deux partenaires liés par un pacte civil de solidarité ou deux concubins. Les adoptants doivent être en mesure d'apporter la preuve d'une communauté de vie d'au moins un an ou être âgés l'un et l'autre de plus de vingt-six ans". C'est évidemment un des points qui a suscité la plus forte opposition du Sénat, toujours dominé par une majorité attaché à une conception traditionnelle de la famille. A ses yeux, la cellule familiale ne saurait exister sérieusement hors mariage, à la condition qu'il s'agisse d'un mariage hétérosexuel. 

Mais précisément, la loi tire les conséquences des évolutions récentes du droit en facilitant l'adoption par des couples, qu'ils soient hétérosexuels ou homosexuels, mariés ou non mariés. La durée de communauté de vie est abaissée de deux à un an, et l'âge minimum pour adopter de 28 à 26 ans. Il s'agit là de modestes ajustements, mais ils vont néanmoins dans un sens libéral. 

Dans ce domaine de l'adoption, la loi n'innove pas vraiment mais, au contraire, témoigne tout simplement des évolutions de la société.


 Les enfants trouvés. Magritte


L'adoption intra-familiale

 

La première de ces évolutions est purement statistique. Il apparaît en effet que les adoptions intra-familiales sont les plus nombreuses. Pour ce qui est de l'adoption simple, 90 % des adoptés le sont par le conjoint de leur parent, le plus souvent un homme (78 %), et en couple dans 90 % des cas. La personne adoptée est âgée de 34, 5 ans en moyenne. Quant à l'adoption plénière, elle concerne essentiellement l'enfant du conjoint. Dans 83 % des cas, l'adoptant vit en couple avec une personne de même sexe, conséquence du recours aux techniques d'assistance médicale à la procréation. 

La seconde évolution porte précisément sur les conséquences de cette situation. Car si l'adoption intra-familiale est facilitée dans le droit positif, celle des enfants orphelins, délaissés ou abandonnés, demeure extrêmement difficile. C'est particulièrement vrai en matière d'adoption plénière des enfants de plus de quinze ans. La nouvelle rédaction de l'article 345-1 du code civil autorise leur adoption par le conjoint de l'un de leurs parents, lorsque l'autre parent est décédé ou s'est vu privé de l'autorité parentale, lorsque leurs parents y ont consenti, ou enfin lorque l'enfant est pupille de l'État ou déclaré judiciairement délaissé. La loi étend même cette adoption plénière au-delà de la majorité officielle de l'intéressé, jusqu'à l'âge de 21 ans.

 

L'adoption internationale

 

L'adoption internationale, quant à elle, n'est guère modifiée, si ce n'est que la loi rappelle la nécessité de l'agrément délivré par les autorités françaises et impose un consentement formel des parents biologiques à l'adoption de leur enfant. Le but est, à l'évidence, d'empêcher l'intervention d'officines qui, dans certains États, se livrent purement et simplement à la vente d'enfants.

La loi porte en elle toutefois une évolution substantielle dans ce domaine, avec une nouvelle définition de l'adoption internationale. Elle est tout simplement définie par le déplacement d'un mineur d'un État étranger vers la France où résident les adoptants. Cette définition écarte ainsi toute référence à la nationalité de l'enfant ou à celle des adoptants, simplification qui est dans l'intérêt de l'enfant et qui trouve son origine dans une jurisprudence qui privilégie désormais le critère de sa résidence habituelle pour apprécier sa nationalité.

 

Adoption et séparation du couple homosexuel

 

Enfin, la loi du 21 février 2022 vient combler une lacune de la loi du 2 août 2021 relative à la bioéthique. On se souvient que celle-ci prévoit une reconnaissance conjointe de la filiation de l'enfant par ses deux mères, lorsqu'il est issu d'une assistance médicale à la procréation (AMP). Or, rien n'était prévu concernant la pratique antérieure à ce texte, c'est-à-dire lorsque l'AMP avait eu lieu à l'étranger, dans l'hypothèse où la mère biologique de l'enfant, celle figurant dans l'acte de naissance, refuse la reconnaissance de son ex-conjointe. Certes, il s'agit d'une hypothèse rare, mais il n'en demeure pas que le droit positif ne supprime pas la filiation paternelle, lorsque le couple hétérosexuel s'est séparé avant la naissance de l'enfant. Au nom du principe d'égalité devant la loi, il est désormais possible à l'ex-conjointe d'apporter la preuve du projet parental commun et de l'AMP réalisée à l'étranger pour obtenir la reconnaissance de son lien de filiation. 

On observe avec intérêt que le Sénat s'est vivement opposé à cette disposition. A ses yeux, elle ne repose pas sur l'intérêt supérieur de l'enfant mais se borne à régler un litige entre adultes. Sans doute, les membres du Sénat ont-ils oublié leur combat contre le mariage pour tous, durant lequel ils invoquaient le droit de l'enfant d'avoir deux parents ? Alors que ce droit peut aujourd'hui être revendiqué en faveur des couples homosexuels, il ne leur semble plus aussi fondamental.

On peut s'étonner que la loi du 21 février 2022 ait suscité une telle opposition au Sénat. En effet, elle peut être présentée comme un toilettage utile du droit positif, mais qui ne témoigne d'aucune vision globale de l'adoption. Contrairement à ce qu'affirmait le rapport de 2019, il ne s'agit pas de "donner une famille à un enfant", car la procédure d'adoption n'est pas fondamentalement modifiée. Au contraire, la rigueur nouvelle des procédures risque de tarir l'adoption internationale et, peut-être, d'accroître le recours à la gestation pour autrui à l'étranger. Il serait sans doute utile que le parlement prévoie une évaluation de ce texte, après quelques années de pratique. Hélas, contrairement aux lois bioéthique, celle-ci ne comporte aucune "clause de revoyure".



 

dimanche 27 février 2022

Conseil de l'Europe : la Russie suspendue de ses droits de représentation


Le Comité des ministres du Conseil de l'Europe a décidé, lors d'une réunion extraordinaire du 25 février 2022, de prononcer la suspension immédiate des droits de représentation de la Fédération de Russie. La motivation de cette décision se trouve dans le compte-rendu d'une première décision datée du 24 février, dans laquelle les délégués  "condamnent avec la plus grande fermeté l’agression armée contre l’Ukraine par la Fédération de Russie en violation du droit international" et décident "d’examiner sans tarder, et en coordination étroite avec l’Assemblée parlementaire et la Secrétaire Générale, les mesures qu’il convient de prendre en réponse à la grave violation par la Fédération de Russe de ses obligations statutaires comme État membre du Conseil de l’Europe". 

 

Article 8 du Statut

 

La mesure a donc été prise dès le lendemain. Elle repose sur l'article 8 du statut qui énonce que "tout membre du Conseil de l'Europe qui enfreint gravement les dispositions de l'article 3 peut être suspendu de son droit de représentation (...)". Quant à l'article 3, c'est évidemment la disposition essentielle, par laquelle les États membres reconnaissent "le principe de la prééminence du droit et le principe en vertu duquel toute personne placée sous sa juridiction doit jouir des droits de l'homme et des libertés fondamentales". Il ne fait guère de doute que l'agression contre l'Ukraine, pays souverain également membre du Conseil de l'Europe s'analyse comme une violation du droit international et une atteinte aux droits de l'homme les plus élémentaires, notamment le droit à la vie garanti par l'article 2 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.

Observons tout de même que seuls sont suspendus les "droits de représentation" au Comité des ministres et à l'Assemblée parlementaire, ce qui signifie que la Russie se voit seulement privée de son droit de vote dans ces instances, et n'est pas exclue du Conseil de l'Europe. En particulier, la Russie demeure partie à la Convention européenne des droits de l'homme et conserve un juge à la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH)es d. Cette mesure permet de conserver le droit de recours ouvert aux citoyens russes victimes d'atteintes aux droits de l'homme. En même temps, elle affirme une position commune des quarante-sept pays membres du Conseil de l'Europe, et ce consensus continental traduit l'isolement diplomatique de la Russie.


Le précédent de 2014


Les conséquences de cette suspension seront probablement limitées. On peut en effet évoquer le précédent de 2014, lorsqu'une mesure identique avait déjà frappé la Russie, après son annexion de la Crimée. A l'époque, la Russie avait riposté par une politique de la chaise vide, refusant non seulement de participer aux sessions mais aussi de s'acquitter de sa participation financière aux dépenses de l'organisation. Après de longues négociations, la Russie avait été réintégrée en 2019, non sans que l'Ukraine ait protesté contre cette réintégration.

Le ministère des affaires étrangères russe a déjà fait savoir qu'il préparait une réponse à cette nouvelle sanction, et on peut penser qu'au minimum, il reprendra la même politique de la chaise vide. Il n'est pas tout-à-fait exclu, cependant, qu'il aille plus loin en retirant son acceptation de la juridiction de la Cour. 

 


 

Calvin & Hobbes. Bill Watterson

 

La Russie, en délicatesse avec la CEDH

 

Ce serait certainement une très mauvaise nouvelle pour les citoyens Russes privés d'un recours contre les nombreuses atteintes aux droits de l'homme relevées dans le pays. Sur 70 000 requêtes pendantes au 1er janvier 2022, 17 000 viennent de Russie, soit 24,7 %. Ce pourcentage important fait de ce pays le plus attaqué des quarante-sept États parties à la Convention européenne. 

Certes, on pourra objecter que le deuxième est précisément l'Ukraine, avec 11 400 requêtes, soit 16, 1% des recours. Mais la Cour elle-même a constaté une amélioration de la situation de l'Ukraine, qui s'efforce de modifier son droit interne pour mieux répondre aux standards européens. Le 16 février 2022, le Comité des ministres du Conseil de l'Europe a ainsi choisi de clore la surveillance de l'exécution des arrêts Bochan 2 c. Ukraine. Après avoir refusé d'appliquer les règles du procès équitable et essuyé plusieurs condamnations de la CEDH, la Cour suprême ukrainienne avait en effet fait évoluer sa jurisprudence, permettant la levée de la surveillance.

La Russie n'est plus dans la situation d'un État qui se rapproche des standards, même si elle l'a été dans les années qui ont suivi son adhésion au Conseil de l'Europe, en 1996.  Certes, la Russie a décidé un moratoire sur la peine de mort et a même signé le protocole n° 6 visant une abolition définitive, sans toutefois le ratifier. Mais d'importantes atteintes aux droits de l'homme sont toujours commises dans ce pays, notamment au regard de l'absence de pluralisme politique, et des libertés d'association, de réunion et de manifestation qui sont loin d'être sérieusement garanties. Quant à la répression contre les Tchétchènes, elle a donné lieu à plusieurs sanctions de la CEDH, notamment parce que les autorités russes faisaient obstruction à toute enquête sur les interventions des forces de l'ordre. On pourrait citer une multitude des décisions de la Cour, intervenant sur les mêmes questions, et ne donnant lieu à aucun commencement d'exécution.

 

S'affranchir de la juridiction de la CEDH

 

Après la condamnation de la Russie dans l'affaire Ioukos, la Douma a voté une loi qui lui permet de s'affranchir des décisions de la CEDH, la Cour constitutionnelle de Russie exerçant désormais une autorité supérieure à celle des juges européens dans l'interprétation de la Convention européenne. Or, la Cour constitutionnelle n'est pas précisément un modèle en matière d'indépendance de la justice, ce qui permet à l'Exécutif russe de se soustraire comme il le souhaite aux décisions de la CEDH.

Le projet, caressé depuis quelque temps déjà par le Kremlin, a pris forme. La Russie entend s’affranchir des décisions de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), l’organe judiciaire du Conseil de l’Europe. Mardi 1er décembre, la Douma, la Chambre basse du Parlement russe, a voté en première lecture une loi qui place la Cour constitutionnelle de Russie au-dessus de la juridiction internationale destinée à assurer le respect des engagements souscrits par les Etats signataires de la Convention européenne des droits de l’homme, ratifiée par la Russie depuis 1998.

Depuis lors, le conflit entre la CEDH et la Russie est gelé. D'un côté, un État qui refuse d'appliquer les décisions des juges européens et qui s'en donne les moyens juridiques, dans son droit interne. De l'autre, une Cour qui ne veut pas engager de mesures coercitives susceptibles de conduire à l'exclusion de la Russie, tout simplement pour laisser ouvert un recours aux citoyens russes victimes d'atteintes graves aux droits de l'homme. 

Considérée à la lumière de cette histoire récente, la décision de suspension de la Russie de ses droits de représentation au Conseil de l'Europe risque d'être utilisée comme prétexte par le Président Poutine pour sortir de la juridiction de la Cour européenne. Cette nouvelle marque de mépris pour les droits de l'homme serait une décision grave, non seulement pour la Russie, mais aussi pour l'ensemble du système européen de protection. L'idée d'un standard européen des droits de l'homme serait alors singulièrement fragilisée. 


Sur la CEDH : Chapitre 1 section 2 § 2  du Manuel

jeudi 24 février 2022

Le camping, pas vraiment indispensable à la vie de la nation


On s'en doutait un peu, mais le choc est tout de même rude pour tous les campeurs. Dans un arrêt du 17 février 2022, le Conseil d'État, sans précaution oratoire ni préparation psychologique, énonce en effet que le camping n'est pas une activité qui contribue à la vie de la nation.

 

La fermeture des terrains de camping

 

L'origine de cette grave question se trouve dans un recours déposé par une entreprise exploitant un terrain de camping. Elle a été contrainte de fermer cette installation durant l'état d'urgence sanitaire lié à l'épidémie de Covid-19, puis à la fin de cet état d'urgence, durant la période transitoire de sortie de crise. Or, cette période transitoire impliquait la possibilité de sortir hors de son domicile, dans un rayon de cent kilomètres. L'entreprise aurait donc apprécié de pouvoir ouvrir son camping à des campeurs "de proximité".

La requérante demande donc l'annulation pour excès de pouvoir du décret du 20 mai 2020 qui faisait figurer parmi les activités susceptibles de recevoir du public les terrains de camping, "lorsqu'ils constituent pour les personnes qui y vivent un domicile régulier". Ce décret complétait un premier texte du 11 mai 2020 qui dressait la liste des mesures susceptibles d'être prises dans le cadre de l'état d'urgence. Dans le cas présent, le terrain de camping n'accueillait malheureusement pas de résidents permanents et n'avait pas d'autre fonction que de permettre à des joyeux vacanciers de s'esbaudir au soleil.

Les moyens juridiques susceptibles d'être invoqués par l'entreprise gérant un terrain de camping n'étaient pas très nombreux. Comme on pouvait s'y attendre, celui reposant sur le caractère disproportionné de la mesure au regard de l'objectif de protection de la santé publique n'a pas prospéré. Le Conseil d'État se borné à mentionner que l'interdiction totale a été levée dès le 20 juin 2020, soit un mois après la publication du décret. Il ajoute que la mesure ne s'appliquait pas si le camping abritait le domicile régulier des résidents, dérogation montrant que la fermeture n'était pas une mesure absolue. 

 



Y'a du soleil et des nanas. Les Bronzés. Patrice Leconte. 1978. Michel Blanc

 

Egalité devant la loi

 

La société requérante a donc préféré s'appuyer sur la rupture du principe d'égalité devant la loi. Elle note que le décret du 11 mai 2020 ordonne la fermeture des campings, de villages vacances, maisons familiales et auberges collectives, mais, en revanche, autorise les hôtels à recevoir du public. Cette dérogation repose sur la nécessité d'assurer la poursuite des activités professionnelles qui nécessitent des déplacements, et donc un hébergement sur place. Aux yeux de l'entreprise requérante, les terrains de camping font l'objet d'une discrimination non justifiée, puisqu'ils peuvent aussi offrir un hébergement.

Mais pour le Conseil constitutionnel, le principe d'égalité ne s'oppose pas "le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général", principe acquis depuis la décision du 16 janvier 1982. Dans le cas présent, il note que les activités des terrains de camping ont "une visée principalement touristique", et ne sont pas vraiment utilisés pour les voyages d'affaires.

 

La continuité de la vie de la Nation

 

Les hôtels se voient donc investis d'une mission particulière liée à la "nécessité de garantir la continuité de la vie de la Nation", qui justifie un traitement différent.

La "nécessité de garantir la continuité de la vie de la Nation" est une notion qui n'est pas inconnue du système juridique. Elle trouve son fondement juridique dans l'article L 1111-1 du code de la défense, dans sa rédaction issue de la loi de programmation militaire du 29 juillet 2009 : "La stratégie de sécurité nationale a pour objet d'identifier l'ensemble des menaces et des risques susceptibles d'affecter la vie de la Nation, (...) et de déterminer les réponses que les pouvoirs publics doivent y apporter". Ce même code de la défense dresse ensuite une liste des secteurs d'activités d'importance vitale (SAIV) classés en quatre catégories, à savoir les dominantes humaine, régalienne, économique et technologique. On y trouve aussi bien la gestion de l'alimentation et de l'eau que les services civils, militaires et judiciaires de l'État, les communications, ou encore l'espace et la recherche.

La gestion de l'épidémie de Covid-19 a conduit à dresser la liste des services indispensables à la  continuité de la vie de la Nation, qui devaient rester accessibles pendant le confinement. L'article 12 du décret du 11 mai 2020 impose ainsi l'accueil dans les établissements scolaires des enfants des personnels indispensables à la gestion de la crise sanitaire et "à la continuité de la vie de la nation". 

Le juge administratif a garanti le respect de cette disposition. C'est ainsi que le juge des référés a suspendu à plusieurs reprises, en particulier à la Réunion et en Guadeloupe, des arrêtés municipaux ordonnant la fermeture totale des écoles, sans accueil des enfants des personnels soignants. Le tribunal judiciaire d'Aix en Provence, dans un jugement du 30 avril 2020, rattache, quant à lui, les postiers aux "activités nécessaires à la continuité de la vie de la nation".

En revanche, les épiceries de nuit (T.A. Montpellier, 3 avril 2020) comme les fêtes foraines (T.A. Toulouse, 4 septembre 2020) ou les terrains de pétanque (TA Toulon, 23 avril 2020) ne sont pas considérés comme des "activités nécessaires à la continuité de la vie de la nation". Il en est de même des campings, et c'est précisément ce que vient d'affirmer le Conseil d'État. 

Certes, on pourrait dire que les membres du Conseil d'État ne fréquentent sans doute pas souvent les terrains de camping, préférant peut-être organiser un barbecue dans les jardins du Palais Royal. Ce serait sans doute leur faire un mauvais procès. Le droit de l'exception, celui des temps de tempête et des épidémies, se construit de manière purement réactive. L'"importance vitale pour la continuité de la vie de la nation" est définie en  fonction de la menace, en adaptant une grille définie par le Secrétariat générale de la défense nationale. En dehors de ces périodes d'exception, on retrouve un droit du temps normal, et même du beau temps et du soleil, un temps des vacances qui remplit les terrains de camping.


Sur l'urgence sanitaire : Chapitre 2 section 2 § 2 du Manuel


lundi 21 février 2022

Les invités de LLC. Serge Sur : Elections présidentielles : comment obtenir les 500 signatures

 


Il y a dix ans, le 17 février 2012, la question des parrainages nécessaires pour se porter candidat à l'élection présidentielle se posait déjà avec acuité. Marine Le Pen introduisait alors, sans succès, une QPC pour contester une procédure qui, à l'époque, reposait sur le caractère secret des signatures et l'opacité de la procédure. Depuis cette date, la loi du 25 avril 2016 est venue imposer la transparence des parrainages. Mais rien n'a changé et la recherche des signatures demeure extrêmement difficile pour certains candidats. De fait, la suggestion que faisait le professeur Serge Sur sur LLC le 17 février 2012 demeure d'une brûlante actualité.

 

ÉLECTIONS PRÉSIDENTIELLES : COMMENT OBTENIR LES 500 SIGNATURES

Serge Sur, professeur à l'Université Panthéon-Assas



La campagne présidentielle entre dans une phase active, dans la mesure où les principaux candidats sont désormais déclarés et assurés de participer à l’élection – tous sauf Madame Le Pen, qui semble toujours courir derrière les cinq cents signatures de maires nécessaires à la validation de sa candidature. Elle s’en plaint beaucoup, incrimine les forces politiques dominantes, UMP et PS, en les accusant de bloquer les parrainages indispensables. Ils ne le contestent au demeurant que mollement et refusent d’inciter leurs élus militants ou sympathisants à compenser la prudente abstention des maires, sollicités au nom du pluralisme légitime de l’expression démocratique. Ils ne craignent pas, parallèlement et presque dans le même souffle, de souhaiter que Madame Le Pen puisse être candidate au nom du même pluralisme.

Ce qui fait apparemment obstacle est la publication du nom des maires qui parrainent une candidature. La plupart d’entre eux redoutent de s’exposer à la vindicte de leurs électeurs s’ils semblaient soutenir une candidate qui, en dépit de ses efforts pour dédiaboliser le Front National, sent toujours le souffre. En vain souligne-t-on à l’envi que parrainer n’est pas approuver, mais simplement considérer qu’un courant politique enraciné mérite de se présenter au suffrage de l’élection politique majeure. Le sentiment général est en faveur de sa candidature, mais personne ne se précipite pour en accepter la  responsabilité.

La saisine du Conseil constitutionnel qui tend à remettre en cause la publicité des parrainages pourra-t-elle remédier à la difficulté ? Le Conseil pourrait-il écarter la publicité des signatures avec effet immédiat ? Madame Le Pen n’est pas seule en cause, puisque d’autres candidats – candidates – la rejoignent à l’appui de sa requête, Madame Christine Boutin et Madame Corinne Lepage. Le retrait de la première ne change pas la question de principe, qui est d’une portée plus générale que le sort d’une candidate virtuelle dans une élection particulière. La question a déjà été évoquée ici sous l’angle juridique, et l’on n’y reviendra pas.

Mr Smith au Sénat. Frank Capra. 1939
James Stewart


Il est en revanche une solution simple, facile à mettre en œuvre, et qui peut s’appliquer dès demain matin, sans aucun changement du droit en vigueur. Elle permettrait aux maires d’exercer leur rôle, sans conduire à un blocage démocratiquement difficile à justifier. Elle pourrait par exemple être initiée par l’Association des maires de France. Il suffirait que soit constitué entre eux un pool de maires qui acceptent de parrainer les candidats des partis légalement constitués, sans manifester de préférence pour un candidat particulier. Ils le feraient simplement au nom du pluralisme politique et de la libre expression des suffrages, qui sont des principes républicains.

Ces maires s’engageraient à accorder leur parrainage aux candidats répondant à ces critères, et un tirage au sort entre eux déterminerait le candidat qu’ils présentent. On s’assurerait que tous obtiennent le nombre de parrainages nécessaires. Ainsi aucun des maires participants ne pourrait se voir reprocher d’avoir soutenu un candidat particulier, puisqu’ils ne l’auraient pas eux-mêmes choisi. Le tirage au sort est une formule démocratique, utilisée dans d’autres situations, et personne ne la conteste. Y aurait-il multiplication indue des candidatures ? Sans doute pas si l’on se limitait aux formations politiques constituées et qui, lors d’élections précédentes, même récentes, ont obtenu un nombre minimal de voix.

 Pour les autres, le jeu ne serait pas fermé, puisque cette formule du tirage au sort ne serait pas exclusive. Rien n’empêcherait les autres candidats de tenter parallèlement leur chance auprès de leurs sympathisants, et rien ne leur interdirait de récuser la formule, de se soustraire au tirage au sort voire de récuser les parrainages qui en résulteraient. La formule de tirage au sort des parrainages serait une soupape de sécurité démocratique, interdisant à de grandes formations de bloquer indûment la compétition électorale et de s’en réserver le monopole. Pour les maires, parrainer n’est pas un privilège mais une fonction qui les fait participer à la libre expression du suffrage. Une fonction, c’est un devoir. Qu’ils l’assument !

Serge Sur
17 février 2012

 

mercredi 16 février 2022

Entre-soi et connivence au Conseil constitutionnel

 


Les propositions de nomination au Conseil constitutionnel se suivent et se ressemblent. Il y a trois ans, en 2017, on observait déjà une forte politisation de l'institution, politisation qui marque de nouveau les propositions intervenues le 16 février 2022. Les trois nouveaux membres proposés ont une caractéristique commune : ils ont fait une carrière proche des personnalités politiques qui les ont désignées.
 
 

Jacqueline Gourault

 

 
En 2017, le Président de la République proposait Jacques Mézard, ancien sénateur et ministre de la cohésion des territoires. Aujourd'hui, il propose Jacqueline Gourault, également ministre de la cohésion des territoires. Faut-il nécessairement détenir ce portefeuille pour être désigné au Conseil constitutionnel ? On serait tenté de le penser. 
 
Les deux profils diffèrent à peine. M. Mézard s'était rallié à LaRem alors qu'il était sénateur, ancien membre du Parti radical de gauche. Avocat d'origine, même si ses fonctions parlementaires l'avaient éloigné des prétoires, il conservait sans doute quelques compétences juridiques. Mme Gourault, également sénatrice, s'était ralliée à LaRem en venant de l'UDF, puis du Modem. L'un venait de la gauche en 2017, l'autre vient de la droite en 2022, évolution qui va finalement dans le sens de l'histoire ou plutôt dans celui du quinquennat. Quant à ses compétences, Mme Gourault est professeur d'histoire-géographie dans un lycée religieux. Sa familiarité avec les subtilités de la jurisprudence du Conseil constitutionnel la désigne donc tout naturellement pour être membre d'une juridiction suprême.

La différence la plus sensible entre ces deux désignations se trouve dans le fait que M. Mézard avait quitté ses fonctions ministérielles en octobre 2018, trois mois avant sa nomination au Conseil constitutionnel, où il avait succédé à Lionel Jospin. Madame Gourault, quant à elle, est proposée pour une nomination au Conseil, alors même qu'elle exerce toujours sa mission ministérielle. Un membre de l'Exécutif, ministre en exercice, peut donc être proposé comme membre d'une autorité qui se présente comme une juridiction suprême et une autorité supra-législative. Inutile d'attendre sa démission, et tant pis pour la séparation des pouvoirs.
 
 

François Seners

 

 
Le Président du Sénat, quant à lui, propose le conseiller d'État François Seners. Il faut toujours un conseiller d'État dans toutes les institutions où il y a des postes à pourvoir. Celui-là ne manque certainement pas de compétences, notamment dans le droit de l'outre-mer. Il n'en demeure pas moins qu'il fut directeur du cabinet de Rachida Dati, conseiller auprès du Premier ministre François Fillon, avant d'être directeur du cabinet de Gérard Larcher, président du Sénat, de 2014 à 2017. 
 
La précédente nomination décidée par le ce même président du Sénat, était celle de François Pillet, sénateur du Cher et vice-président de la Commission des lois. Autant dire que pour être proposé à la nomination par le Président du Sénat, il est plutôt souhaitable d'appartenir au sérail sénatorial. On ne recrute bien qu'au sein de sa famille.
 

Véronique Malbec


 
Le Président de l'Assemblée nationale, Richard Ferrand, serait-il le seul à avoir désigné une magistrate de l'ordre judiciaire, technicienne du droit et donc recrutée sur ses compétences ? Madame Véronique Malbec est certes un éminent membre du parquet et elle fut procureure générale près la Cour d'appel de Rennes avant d'être mutée à Versailles. 
 
A l'annonce de cette proposition, des bruits quelque peu venimeux ont pourtant circulé sur les réseaux sociaux. On a fait observer que le procureur de la République de Brest qui avait classé l'affaire des Mutuelles de Bretagne dans laquelle M. Ferrand avait été poursuivi, était précisément placé sous l'autorité hiérarchique de la procureure générale de Nantes. L'intéressé, saisi d'une légitime indignation face à un tel soupçon, a immédiatement publié un communiqué rappelant qu'un procureur de la République ne reçoit aucune instruction individuelle du procureur général sur tel ou tel dossier. 
 
C'est vrai, et ce n'est pas comme si les procureurs généraux ne demandaient jamais de remontées d'information aux procureurs de la République. On raconte, sans doute une "Fake News", qu'une ancienne procureure générale serait même l'objet d'une plainte déposée par l'Assemblée nationale pour parjure. Elle aurait déclaré sous serment n'avoir pas été informée de l'enquête du PNF dans l'affaire dite "des fadettes", alors que d'autres témoignages évoquaient d'incessantes remontées d'informations. Quoi qu'il en soit, tout cela relève du mauvais procès. Madame Malbec n'a aucun lien avec le monde politique, même si elle était, depuis 2020, directrice du cabinet du ministre de la justice. 

On rappellera que la précédente nomination effectuée par Richard Ferrand en 2017 fut celle d'Alain Juppé, ancien premier ministre. Il est vrai qu'à l'époque, certains observateurs avaient suggéré que ce choix très politique avait été soufflé par l'Elysée au président de l'Assemblée nationale.

Les choix de 2022 sont donc très semblables à ceux de 2017, marqués par une très forte politisation. L'origine de ce phénomène est bien antérieure. On se souvient que Nicolas Sarkozy avait nommé Michel Charasse en 2010, et en 2014 Claude Bartolone avait désigné Lionel Jospin. Deux exemples, parmi tant d'autres, qui montrent que le Conseil constitutionnel de Marcel Waline, François Luchaire ou Georges Vedel a bel et bien disparu. Pour être membre du Conseil constitutionnel, il est désormais souhaitable de tout ignorer du contentieux constitutionnel.

La question qui se pose alors est celle des instruments juridiques permettant de mettre fin à une telle dérive. Inutile en effet de compter sur les trois autorités de nomination, qui considèrent tout simplement, que le Conseil constitutionnel est une récompense que l'on offre à des amis politiques, en espérant qu'ils resteront parfaitement loyaux à l'autorité de nomination. 
 

With a litlle help from my friends. Beatles. 1967


La procédure de confirmation

 

La Constitution, dans son article 56, prévoit un contre-pouvoir de faible intensité.  Il précise que les propositions doivent être soumises à la Commission des lois de chaque assemblée, celle de l'Assemblée nationale se prononçant seule sur la proposition faite par son président, comme celle du Sénat se prononce seule sur la proposition faite par son président. Il est précisé que "Le Président de la République ne peut procéder à une nomination lorsque l'addition des votes négatifs dans chaque commission représente au moins trois cinquièmes des suffrages exprimés au sein des deux commissions". Cette procédure ne peut en aucun cas être considérée comme une soupape de sûreté permettant d'éviter des désignations politiques. Une telle majorité qualifiée est pratiquement impossible à réunir, d'autant que l'on imagine mal que les membres d'une commission parlementaire aillent à l'encontre du choix fait par leur Président. Cette procédure de confirmation apparaît donc largement cosmétique. 

En témoigne le cas de Michel Mercier, dont le nom avait d'abord été proposé par Gérard Larcher en 2017.  Ancien ministre de la justice, et surtout ancien sénateur centriste, tout le désignait pour entrer au Conseil constitutionnel. Hélas, sitôt la proposition de nomination formulée, la presse a révélé que l'intéressé employait sa fille comme collaboratrice parlementaire, situation qui a conduit le Parquet national financier à ouvrir une enquête préliminaire sur d'éventuels détournements de fonds public.  Rien que de très banal après le PenelopeGate et l'emploi des filles de Bruno Le Roux.

C'est dans cette pénible situation que Michel Mercier affronte l'audition devant la Commission des lois du Sénat. Mais que l'on se rassure. Il n'y a pas eu le moindre éclat. L'intéressé s'est borné, en propos liminaire, à annoncer qu'il produirait des pièces justifiant le travail de sa fille. Personne n'a suggéré non plus de suspendre le vote jusqu'à la production de ces pièces. On a parlé d'autre chose et la nomination de l'intéressé a été confirmée par 22 voix contre 7. Il est vrai que la situation n'était pas vraiment compliquée puisque Michel Mercier était lui-même membre de la Commission des lois, le Président Larcher ayant sans doute décidé, une bonne fois pour toutes, qu'il ne pouvait trouver des membres du Conseil constitutionnel ailleurs qu'au Palais du Luxembourg. La procédure de confirmation s'est donc déroulée entre soi, à la satisfaction générale et dans une parfaite connivence.

 

La démission d'office

 

Il reste évidemment un contre-pouvoir, sorte d'arme de destruction massive que le Conseil constitutionnel est seul à détenir. Sorte de dissuasion juridique, arme de non-emploi, il n'a pas besoin d'être formellement utilisé pour être efficace.

Un décret du 13 novembre 1959 énonce que ses membres doivent "s'abstenir de tout ce qui pourrait compromettre l'indépendance et la dignité de leurs fonctions". Si un des membres a manqué à cette obligation, le Conseil peut constater sa démission d'office. La mise en examen constitue, à l'évidence, un évènement de ce type. Il n'a pas été nécessaire de mener à terme cette procédure pour pousser Roland Dumas à la démission en février 2000, à l'époque où il était mis en examen dans l'affaire Elf. La menace seule a été suffisante. Dans le cas de Michel Mercier, le Conseil s'est borné à publier un communiqué extrêmement concis et ne mentionnant jamais le nom de l'intéressé. Il se bornait, en fait, à rappeler l'existence de ces dispositions. L'ancien Garde des Sceaux a compris le message et il a immédiatement renoncé à sa nomination au Conseil constitutionnel, immédiatement remplacé par François Pillet, un autre sénateur.

Cette procédure reste cependant extrêmement rare et ne peut guère s'appliquer qu'à une personne mise en examen. Elle ne saurait être mise en oeuvre à l'égard d'un membre désigné qui avait été condamné auparavant et qui a purgé sa peine au moment de la proposition. Tel fut le cas d'Alain Juppé qui a trouvé au Conseil constitutionnel un cadre propice à sa réinsertion. 

Il reste à s'interroger sur l'avenir de l'institution. La question de son impartialité objective est évidemment posée. Rappelons que, aux yeux de la Cour européenne, le procès équitable suppose une institution qui paraît impartiale et qui, à ce titre, inspire confiance au justiciable. Or, depuis la mise en oeuvre de la question prioritaire de constitutionnalité, le Conseil constitutionnel intervient directement dans les procédures contentieuses, à la fois de l'ordre judiciaire et de l'ordre administratif. Imaginons un instant que la Cour européenne des droits de l'homme, saisie d'un contentieux quelconque, soit conduite à se prononcer sur la conformité d'une QPC au droit au procès équitable. On ne doute pas qu'elle serait fondée à s'interroger sur l'impartialité objective du Conseil constitutionnel, composé d'amis politiques bien souvent dépourvus de titre leur permettant de prétendre exercer des fonctions juridictionnelles. 

Imaginons aussi qu'Emmanuel Macron soit battu aux prochaines élections présidentielles. Comme ancien président, il pourra alors siéger au Conseil comme membre de droit. Au moins, il y retrouverait quelques amis.


Sur le Conseil constitutionnel : Chapitre 3 section 2 § 1 du Manuel