« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 17 juillet 2021

CJUE : le tour de garde qui fâche


La décision rendue par la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) le 15 juillet 2021 sanctionne le droit slovène qui refusait à un militaire le droit au paiement d'heures supplémentaires. En l'espèce, le sous-officier se plaignait d'un système prévoyant un "service de garde" ininterrompu de sept jours par mois. En réalité, il s'agissait plutôt d'une astreinte, car cette semaine était partagée entre une garde effective et des périodes durant lesquelles il devait demeurer joignable en permanence au sein de la caserne où il était affecté. Et si le militaire touchait une prime d'astreinte de 20 % de sa solde pendant cette semaine, il n'était pas rémunéré en heures supplémentaires.

Au lieu de choisir un autre métier, ce qui aurait été judicieux car il n'avait manifestement pas la vocation militaire, le sous-officier slovène a préféré saisir les tribunaux. A l'occasion de ce contentieux, les juges slovènes interrogent la CJUE sur l'applicabilité au litige de la directive du 4 novembre 2003 concernant certains aspects de l'aménagement du temps de travail. La Cour répond positivement, ce qui a conduit certains commentateurs à déduire que la CJUE exigeait désormais que les militaires soient considérés comme des fonctionnaires comme les autres. 

 

Le "saucissonnage" des activités militaires

 

Les autorités françaises ont sans doute prêté le flanc à cette analyse car, comme les gouvernements allemand et espagnol, elles ont présenté des observations devant la Cour des observations plaidant pour que la directive soit globalement déclarée inapplicable aux armées. Elles invoquaient notamment le modèle français d'armée professionnelle et le statut des militaires qui précise qu'ils "peuvent être appelés à servir en tout temps et en tout lieu".

La CJUE refuse cette approche globale de la spécificité du statut militaire. Elle préfère "saucissonner" les activités des forces armées, en considérant que doivent être soumises à la directive les activités qui sont très proches de celles d'un "travailleur" public ou privé ordinaire. Ce "travailleur" est défini par la directive comme une "personne qui accomplit, en faveur d'une autre et sous la direction de celle-ci, des prestations en contrepartie desquelles elle reçoit une rémunération". 

 


 

Maître Péronilla. Jacques Offenbach

Acte 3 : Chanson militaire "Toujours fidèle à la consigne"

Orchestre national de France

    

Le militaire n'est pas un travailleur comme les autres

 

Cette démarche porte toutefois en elle sa propre destruction, car la CJUE est bien obligée de constater qu'un militaire n'est pas tout-à-fait un travailleur comme les autres. Parmi les activités relevant de la directive, elle cite celles "qui sont liées à des services d'administration, d'entretien, de réparation, de santé, de maintien de l'ordre ou de poursuite des infractions". A priori, le champ est assez vaste, allant du commissariat à la logistique, en passant par la prévôté et les missions des gendarmes mobiles. 

En revanche, ne sont pas soumises à la directive, les activités liées à la formation initiale des militaires, à l'entrainement opérationnel et, bien entendu, aux opérations militaires proprement dites. Il en est de même des activités "qui ne se prêtent pas à un système de rotation des affectifs", voire tout simplement à une planification du temps de travail, surtout lorsqu'une telle pratique ne pourrait exister "qu'au détriment du bon accomplissement des opérations militaires".


La notion d'"opération"

 

En prévoyant ces dérogations, la CJUE reconnaît la singularité de la fonction militaire et offre aux États, et notamment à la France, de larges possibilités de soustraire les forces armées aux exigences de la directive.  La notion d'"opération" telle qu'elle est actuellement utilisée dans l'armée est largement suffisante pour déroger très largement aux dispositions de la directive. 

Ainsi, les activités de patrouille sur le territoire pour lutter contre le terrorisme relèvent-elles de l'opération "Sentinelle". Les gendarmes mobiles, quand ils contrôlent une manifestation, se livrent à une "opération de maintien de l'ordre". Pour ce qui est de la prévôté, sa compétence est désormais limitée aux "opérations extérieures" etc.  Quant aux services de "réparation", ils sont chargés du "maintien en condition opérationnelle" des matériels et ne sont donc pas détachables des opérations qu'ils préparent. Que reste-t-il qui soit soumis à la directive ? Quelques tours de garde déjà organisés par rotation et sans heures supplémentaires, quelques activités de bureau, à la condition qu'elles ne préparent pas des "opérations"...

La décision du 15 juillet 2021 est donc bien loin d'une mise en cause radicale de la spécificité militaire française. C'est si vrai que la Cour ne parvient pas réellement à se prononcer sur la situation du sous-officier slovène, et répond donc que son tour de garde relève de la directive si il est sans lien avec l'une des situations dérogatoires qu'elle énonce. Ajoutons d'ailleurs que la portée de l'arrêt ne dépasse pas la question du temps de travail, champ d'application de la directive. Les autres éléments dérogatoires du statut des militaires français comme l'absence de liberté syndicale ou de droit de grève ne sont pas en cause. 

En fait, la décision pose sans doute un problème plus grave, cette fois pour le droit européen lui-même. Car la directive prévoit des dérogations, en faveur des pêcheurs, des gardiens d'immeubles et d'autres catégories de travailleurs, mais elle est muette sur les militaires. Certes, on peut considérer qu'ils y sont soumis, car son article 1er mentionne qu'elle s'applique "à tous les secteurs d'activités, privés ou publics". Mais les dérogations énoncées par la CJUE sont purement prétoriennes. 

A cet égard, la décision contient des éléments de fragilité à une époque où certains États de l'Union européenne n'hésitent pas à manifester leur agacement à l'égard des interventions de la Cour dans les domaines régaliens. Ils affirment ainsi, alors même que cette assertion est dépourvue de fondement juridique, qu'ils sont liés par les traités, mais pas par la jurisprudence. Surtout la question est maintenant la suivante : la directive devra-t-elle être modifiée pour tenir compte de cette jurisprudence ? Si c'est le cas, on ne doute pas que les autorités françaises feront entendre leur voix. Dans le cas contraire, chacun continuera à faire ce qu'il a envie de faire.


Sur les droits dans le travail : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 13, section 2, § 2.

mardi 13 juillet 2021

Laïcité : Fake News dans les bureaux de vote


Quelques semaines après les élections régionales, peut-être est-il temps de revenir sur la controverse relative à la présence de femmes voilées parmi les assesseurs de bureaux de vote ? L'une présidait un bureau de vote à Vitry-sur-Seine, l'autre était assesseur à Saint-Denis, choix judicieux pour les militants de l'islam politique, si l'on considère qu'il s'agissait du bureau dans lequel vote Jordan Bardella, candidat du Rassemblement national. Dans les deux cas, les deux dames voilées ont été rapidement remplacées, mais cela n'a pas empêché la controverse de se développer.

Sur le fond, elle ne présente pourtant guère d'intérêt, car le droit positif impose la neutralité à l'ensemble des membres d'un bureau de vote. Mais précisément, la simplicité même de l'analyse juridique révèle l'ampleur d'un phénomène que l'on pourrait qualifier de "Fake News juridique". Il consiste à faire dire au droit ce que l'on veut, sans se préoccuper de son contenu réel. On s'abrite ainsi derrière une pseudo-compétence juridique pour imposer une interprétation militante hors-sol, c'est à dire totalement détachée du droit positif.

Reprenons donc ces différents éléments.

 

Le principe de neutralité

 

Présentée par le Conseil constitutionnel comme le "corollaire du principe d'égalité" dans sa décision du 18 septembre 1986, le principe de neutralité interdit que le service public soit assuré de manière différenciée en fonction des convictions politiques ou religieuses de son personnel ou de ses usagers. Il se rattache aux célèbres Lois de Rolland, principes d'égalité, de neutralité, de continuité, et d'adaptabilité, qui gouvernent le fonctionnement des services publics. Le juge administratif en assure le respect, quel que soit le service public concerné. 

On doit observer que le principe de neutralité n'est pas seulement un devoir des fonctionnaires et agents publics. Il s'impose aussi, et avec la même vigueur, à certains lieux. En témoigne la célèbre jurisprudence du Conseil d'Etat qui, dans deux arrêts du 9 novembre 2016, pose un principe de neutralité des bâtiments publics que sont les hôtels de ville ou de région, faisant présumer l'illicéité de l'implantation d'une crèche de Noël. En témoigne aussi l'affaire Baby-Loup qui a permis à une crèche associative financée par une commune d'imposer le principe de neutralité par règlement intérieur, alors même que les employés étaient recrutés par contrat de droit privé. 

Il est donc des espaces neutres, à l'abri des débats politiques et religieux. Il en ainsi du bureau de vote et la jurisprudence du Conseil d'État ne laisse guère de doute sur ce point.


La jurisprudence du Conseil d'État


Un arrêt du 8 mars 2002  utilise une formulation particulièrement nette : "Considérant qu'au cours du déroulement du scrutin, le président du bureau de vote et les membres de ce bureau sont astreints à une obligation de neutralité". Il est bien précisé que cette obligation pèse avec la même intensité sur l'ensemble des membres du bureau, président et assesseurs. 

En l'espèce, il s'agissait d'un maire polynésien qui avait présidé toute la journée le bureau de vote, en portant une chemise "paréo" aux couleurs de la "liste d'entente communale de Vairao", liste qu'il dirigeait évidemment. Pour être moins pittoresque, la situation des femmes voilées de Vitry et de Saint-Denis n'est pas différente. En effet, le principe de neutralité concerne aussi bien les opinions politiques que religieuses. 

De la même manière que la neutralité dans l'enseignement a pour objet de respecter la liberté de conscience des élèves, la neutralité du bureau de vote a pour objet de ne pas influencer les électeurs. Dans une décision du 10 avril 2009, le Conseil d'Etat est saisi de l'élection municipale d'Apataki, toujours en Polynésie, le maire et ses adjoints ayant siégé dans le bureau de vote avec une chemise rouge, couleur de leur liste. Le Conseil note le manquement à l'obligation de neutralité, et ajouter qu'il n'est pas allégué que cette circonstance "se serait accompagnée d'autres pressions sur les électeurs". Il est donc clairement établi que le port d'un signe politique ou religieux constitue une pression sur les électeurs. Le juge ajoute qu'une telle situation peut conduire à l'annulation de l'élection dans l'hypothèse d'un faible écart de voix, critère essentiel de tout le contentieux électoral.


La circulaire de 2020


Cette jurisprudence a été rappelée par un circulaire du ministre de l'intérieur datée du 16 janvier 2020 adressée à tous les maires de France et qui précise l'organisation des opérations électorales pour toutes les élections se déroulant au suffrage universel direct. 

Son article 8-5 est ainsi rédigé : " Le juge de l'élection rappelle de manière constante que les bureaux de vote, par l'intermédiaire de leurs membres et de leur organisation, sont astreints à une obligation de neutralité. Une telle obligation vise essentiellement à préserver la sincérité du scrutin afin que les électeurs puissent exercer librement leur droit de vote sans faire l'objet d'un quelconque moyen de pression".

Le droit positif est donc d'une limpidité qui devrait faire taire toute controverse. Mais, dans le cas des femmes voilées de Vitry et Saint-Denis, on a vu se succéder une accumulation de Fake News. 

 


L'intox vient à domicile. Affiche mai 1968

 

Des vagues de Fake News

 

La première vague venait des intéressées elles-mêmes. La militante EELV de Vitry sur Seine a ainsi déclaré : "Je me couvre les cheveux comme certains couvrent leurs fesses", et de tenter maladroitement de démontrer que son voile n'était qu'un accessoire de mode. Devant une telle catastrophe, ses partisans eux-mêmes ont préféré la faire taire. 

La seconde vague est venue, sans doute involontairement, de la préfète du Val de Marne qui a développé un argumentaire en apparence plus convaincant. Elle affirme que le président du bureau de vote, le maire ou son représentant, est soumis au devoir de neutralité car il représente l'Etat. Tel ne serait donc pas le cas des assesseurs, désignés par les candidats. Hélas, cela semble plus juridique, mais c'est faux. Madame la préfète n'avait sans doute pas lu la circulaire du 16 janvier 2020, alors même que ce texte était transmis aux maires "sous couvert des préfets".

Enfin la troisième vague est venue de la presse. Dans une rubrique "Check News" censée opposer la vérité vraie aux actions des vilains manipulateurs de l'information, Libération affirme avoir posé la question suivante au ministre de l'intérieur : "Un assesseur a-t-il le droit de porter un signe religieux dans son bureau de vote ?". Enfin, une vision non militante de la question, pense le lecteur, et c'est là qu'il se trompe.

Le journal déclare avoir reçu une réponse du ministère de l'intérieur reprenant exactement les propos de la préfète du Val de Marne : les assesseurs ne seraient pas soumis à l'obligation de neutralité. Cette réponse a-t-elle réellement existé ? Si c'est le cas, elle ne manque pas de sel, le ministre allant à l'encontre de sa propre circulaire et de l'ensemble de la jurisprudence du Conseil d'État. Après cette énorme erreur juridique, l'article "Check News" se termine par l'analyse définitive d'une avocate présentée comme spécialiste du droit électoral : "Je ne vois rien qui interdise le port du voile pour un assesseur". Sans doute en effet n'a-t-elle pas vu le droit positif ?

Pour de l'information vérifiée, passée au crible des spécialistes et experts en tous genres, cela manque de sérieux. On en déduire que le "Fact Checking" réalisé par la presse doit susciter la méfiance et qu'il est préférable de ne compter que sur soi-même pour faire de telles vérifications. En soi, l'affaire des femmes voilées dans les bureaux de vote n'a sans doute pas beaucoup d'intérêt, d'autant que cette tentative d'y imposer des signes religieux a fait long feu. Elle illustre toutefois une tendance bien plus inquiétante qui consiste à utiliser le droit comme argument d'autorité pour lui faire dire n'importe quoi.


Sur le droit de suffrage : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 9, section 1, § 1.

vendredi 9 juillet 2021

Le Conseil constitutionnel et l'échange de renseignements


Dans une décision La Quadrature du Net et autres rendue sur question prioritaire de constitutionnalité du 9 juillet 2021, le Conseil constitutionnel censure l'article L. 863-2 du code de la sécurité intérieure, dans sa rédaction résultant de la loi du 21 juillet 2016 prorogeant l'état d'urgence et portant mesures de renforcement de la lutte antiterroriste.

Cette disposition autorisait les échanges d'informations entre les services spécialisés de renseignement et d'autres services désignés par décret en Conseil d'État, dès lors que ces échanges sont "utiles à l'accomplissement de leurs missions". D'une manière très générale, il s'agit de fluidifier la circulation du renseignement, en y associant clairement les services chargés d'une mission de sécurité et ceux qui peuvent y concourir, notamment les collectivités locales, les établissements publics administratifs et autres services gérant un service public administratif. 

Il arrive très souvent que des acteurs de terrain de la sécurité, policiers, gendarmes ou douaniers, voire agents du fisc ou élus locaux, apportent des informations utiles aux services spécialisés et la loi ne fait sur ce point que conférer un fondement juridique à des pratiques déjà en vigueur. De même est-il normal que les services de renseignement informent d'autres services, et parfois les collectivités locales, notamment lorsqu'il s'agit de lutter contre la menace terroriste. Rappelons que la loi du 21 juillet 2016 a précisément été votée quelques mois après les attentats de 2015, pour renforcer les instruments de lutte contre le terrorisme et organiser une coopération institutionnelle.

 

Finalité des échanges de renseignement

 

La finalité de cet échange d'informations est donc légitime, et le Conseil ne manque pas de le rappeler : "Le législateur a entendu organiser et sécuriser le partage d'informations entre les services de renseignement et améliorer leur capacité opérationnelle. Ce faisant, ces dispositions mettent en œuvre les exigences constitutionnelles inhérentes à la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la Nation". Il fait également observer que tous les services concernés, renseignement et services chargés d'une mission de sécurité, ont pour point commun de concourir à la défense des intérêts fondamentaux de la Nation. De fait, tous peuvent être autorisés à recourir aux techniques de recueil de renseignements soumises à autorisation, sonorisation, communication des fadettes, interception des communications.

 


 Échanges d'informations entre agents du renseignement

OSS 117, Le Caire nid d'espions. Michel Hazanavicius. 2006

 

L'incompétence négative

 

Mais cet échange d'informations doit être entouré de garanties précisées par le législateur. Et c'est précisément cette absence de garanties que sanctionne le Conseil constitutionnel. En effet, l'article L 863-2 du code de la sécurité intérieure se borne à mentionner que "les modalités et les conditions d'application du présent article sont déterminées par décret en Conseil d'Etat".

L'association requérante s'appuyait donc sur les lacunes de la loi, invoquant un cas d'incompétence négative. Elle notait ainsi qu'aucune disposition n'organisait la protection des données personnelles et le secret de la vie privée. Les types d'informations susceptibles d'être échangées n'étaient pas précisés, pas plus que les personnes habilitées à en connaître. Enfin l'absence de contrôle par la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement était également dénoncée.

Le Conseil ne reprend pas tous ces éléments, mais sanctionne, d'une manière générale, l'absence de garanties légales. Il observe que, potentiellement, un nombre immense de services peut être amené à pratiquer ces échanges d'informations et qu'elles peuvent concerner n'importe quelle catégorie de données, y compris celles relatives à la santé, aux opinions politiques ou aux convictions religieuses, toutes données également considérées comme sensibles. Or, la transmission de données sensibles doit nécessairement s'accompagner de garanties légales, ce qui n'est pas le cas en l'espèce. La disposition est donc considérée comme non conforme à la Constitution.


Le projet de loi relatif à la prévention d'actes de terrorisme et au renseignement


On peut toutefois se demander si l'intérêt essentiel de la décision ne réside pas dans la date différée de l'abrogation de la disposition contestée. Au motif que "l'abrogation immédiate (...) entraînerait des conséquences manifestement excessives", le Conseil la reporte au 31 décembre 2021.

Ces six mois de délai vont donc permettre d'attendre tranquillement le vote de la loi relative à la prévention d'actes de terrorisme et au renseignement, actuellement en nouvelle lecture au parlement après commission mixte paritaire, ce qui signifie que la procédure législative est presque terminée. Or l'article 7 du projet de loi montre que les rédacteurs du projet avaient largement anticipé la censure constitutionnelle. 

Ses dispositions subordonnent les échanges de renseignements à une autorisation préalable du Premier ministre après avis de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement, lorsque la transmission d'informations poursuit une finalité différente de celle qui en a justifié le recueil, et lorsque les renseignements sont produits par une technique d'interception à laquelle le service destinataire n'aurait pu recourir. De même, le législateur prévoit la destruction de ces renseignements, à la fin de la durée de conservation. 

La nouvelle loi vient ainsi corriger l'inconstitutionnalité de la première. Certes, on imagine mal le retour à un système dans lequel la lutte contre le terrorisme était censée se développer sans aucune synergie entre les services. Les échanges de renseignements sont aujourd'hui une nécessité qui n'est guère contestée. Il est donc préférables d'imposer des garanties légales, même relativement modestes, plutôt que voir proliférer ces échanges en dehors de tout dispositif législatif. Il n'empêche que l'on remarque que le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 9 juillet, est d'autant plus prompt à censurer une disposition au nom du respect des libertés qu'il sait que l'abrogation qu'il prononce sera finalement dépourvue d'effet


 Sur la protection des données : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 8, section 5.

 

mardi 6 juillet 2021

Le passe sanitaire devant le juge des référés


Saisi par l'association La Quadrature du Net, le juge des référés refuse, dans une ordonnance du 6 juillet 2021, de suspendre l'exécution du décret du 7 juin 2021 organisant le dispositif connu sous le nom de "passe sanitaire". Ce décret modifie un précédent texte antérieur d'une semaine, le décret du 1er juin 2021, lui-même pris en application de la loi du 31 mai 2021 relative à la sortie de crise. Concrètement, cette succession de textes a pour objet de mettre en oeuvre le passe sanitaire prévu par la loi.

 

La décision du Conseil constitutionnel

 

La situation de l'association requérante n'était pas juridiquement très confortable. Dans sa décision du 31 mai 2020, le Conseil constitutionnel a déjà déclaré constitutionnel le principe même du passe sanitaire. Il a notamment écarté des griefs tirés de la méconnaissance de l'objectif de valeur constitutionnelle d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi et de la méconnaissance par le législateur de l'étendue de sa compétence. Rien n'interdisait donc au gouvernement de recourir au décret pour fixer les conditions concrètes de mise en oeuvre du passe sanitaire. Certes, le Conseil constitutionnel juge de la conformité de la loi à la Constitution, alors que le Conseil d'État se prononce sur la conformité des actes réglementaires à la loi et aux traités, mais il n'empêche que le message envoyé par le juge constitutionnel n'était pas porteur d'optimisme pour La Quadrature du Net

 

Le passe sanitaire, définition

 

A cela s'ajoute le fait que le passe sanitaire est aujourd'hui en format européen, ce qui signifie qu'une suspension par le juge français risquait de conduire à la mise en cause d'un dispositif applicable désormais à l'ensemble de l'Union européenne. Il est vrai que le juge des référés a attendu trois semaines pour se prononcer alors qu'un référé-liberté devrait, en principe, être examiné dans un délai de 48 heures. Pendant ce délai, le passe sanitaire est devenu une réalité très concrète, à la satisfaction de ceux qui en bénéficient.

Son principe peut être défini simplement. Il consiste en la présentation numérique (via l'application TousAntiCovid) ou sur papier d'une preuve sanitaire. Concrètement, on peut fournir la preuve d'un parcours vaccinal complet, ou d'un test négatif de moins de 48 h, ou encore d'un test antigénique permettant d'indiquer, pour les anciens malades du Covid, qu'ils ne présentent pas de risque de réinfection rapide. Aux termes du décret du 7 juin 2021, ce passe sanitaire donne accès aux lieux et évènements accueillant plus de mille personnes et permet donc de rouvrir certaines activités. Il facilite également le passage des frontières, notamment dans l'Union européenne.

 

L'"analyse de l'impact"

 

La Quadrature du Net invoque d'abord un vice de procédure. Aux termes de l'article 35-1 du Règlement général de protection des données (RGPD), le responsable du traitement, lorsque celui-ci est "susceptible d'engendrer un risque élevé pour les droits et libertés des personnes physiques", peut préalablement à sa création procéder à une "analyse de l'impact" du traitement envisagé, notamment au regard de la protection des données personnelles. Autrement dit, la procédure demeure purement facultative, et l'on peut regretter que, sur ce point, le RGPD n'impose aucune contrainte. En l'espèce, cette "analyse de l'impact", qui aurait pu être confiée à la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL), n'a pas eu lieu. C'est évidemment regrettable mais le juge des référés constate que l'absence de consultation de la CNIL "est sans incidence sur la légalité de l'acte". 

En revanche, le juge des référés ne manque pas de mentionner que le pouvoir d'injonction dont il dispose lui permettrait d'ordonner au gouvernement de procéder à cette "analyse de l'impact". Encore faudrait-il que le passe sanitaire "engendre un risque élevé pour les droits et libertés des personnes physiques".


 Plantu. Le Monde, 5 mars 2021

 

La protection des données

 

C'est précisément à cette question que le juge des référés répond lorsqu'il évoque le moyen fondé sur l'atteinte à la vie privée et la protection des données personnelles. Il n'est évidemment pas contestable que le passe sanitaire repose sur un traitement de données personnelles faisant apparaître l'identité de la personne. Mais le juge des référés observe que des précautions ont été prises pour limiter le risque de dissémination de données personnelles. D'une part, il observe que la version numérique du passe est facultative et que nul n'est contraint de télécharger l'application. Il suffit en effet de télécharger le passe sur le site Ameli de la Sécurité sociale. D'autre part, le système est décentralisé, avec un contrôle local des données (mode "off-line") effectué par les personnes dont la liste est énumérée dans le décret. 

Invité par l'association requérante, le juge des référés s'interroge sur la "minimisation des données", principe prévu par l'article 5 du RGPD et l'article 4 de la loi du 6 janvier 1978. Il précise que les données personnelles collectées et stockées doivent être "adéquates, pertinentes et limitées à ce qui est nécessaire au regard des finalités pour lesquelles elles sont traitées". En l'espèce, le juge refuse de suivre l'association requérante qui estimait non pertinente la divulgation de l'identité de la personne. Cette information est en effet indispensable pour s'assurer que le passe présenté est bien celui de la personne qui s'en prévaut. Au demeurant, l'article 1er de la loi du 31 mai 2021 exige que l'information donnée à la personne qui effectue le contrôle consiste seulement dans la mention du droit d'user du passe sanitaire, sans qu'il soit possible de savoir si elle vaccinée, rétablie de la maladie, ou titulaire d'un test négatif. De tous ces éléments, le juge des référés déduit donc que le passe sanitaire n'engendre pas un risque élevé pour la vie privée et la protection des données personnelles.

L'analyse du juge des référés s'arrête là, et il ne croit pas utile de répondre aux autres moyens développés dans la requête. Il s'agissait en effet de dénoncer comme atteinte aux libertés de circulation et de manifestation un dispositif qui en effet porte atteinte à ces libertés, mais seulement au détriment de ceux qui ont refusé de se faire vacciner, ou refusé de faire un test. Pour les autres, le passe sanitaire a au contraire pour conséquence de réintroduire une liberté de circulation qui avait été fortement malmenée durant le confinement. Est également réintroduite la liberté d'entreprendre, dès lors que des activités auparavant fermées peuvent désormais reprendre leur activité

Certes, La Quadrature du Net se donne pour mission de lutter pour la protection des données personnelles et elle a souvent fait avancer le droit dans ce domaine. Sans doute n'avait-elle guère d'illusions sur le succès de son référé. Mais, bien au-delà de l'association requérante, ce type de contentieux s'inscrit dans une tendance générale qui consiste à invoquer une discrimination, une atteinte à telle ou telle liberté, pour se soustraire au principe d'égalité devant la loi et faire prévaloir ses convictions personnelles sur l'intérêt général. Il risque ainsi d'être perçu comme un soutien indirect apporté à ceux qui refusent de se faire vacciner et compter sur l'immunité collective apportée par les autres.

Il ne fait aucun doute que le passe sanitaire vise d'abord à permettre à ceux qui bénéficient d'une protection de retrouver une large partie de leur liberté. Mais il a aussi pour objet d'inciter les autres à se faire vacciner. En quoi serait-il illicite d'avoir une politique incitative en ce domaine ? Quant aux esprits chagrins qui se plaignent des atteintes que le passe sanitaire porte à leur liberté, ils ont une solution simple : se faire vacciner.


Sur l'état d'urgence sanitaire : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 2, section 3

 


dimanche 4 juillet 2021

Secret défense et archives publiques : des lendemains qui ne chantent pas


Dans un arrêt du 2 juillet 2021, le Conseil d'État annule l'arrêté du 13 novembre 2020 approuvant la nouvelle rédaction de l 'instruction interministérielle n° 1300 sur la protection du secret de la défense nationale. Le juge administratif sanctionne ainsi une disposition de cette instruction, l'article 63, qui avait pour effet de soumettre la communication de certaines archives à une procédure de déclassification, alors même que la loi en vigueur les affirme comme "communicables de plein droit". 

La loi du 15 juillet 2008 prévoit en effet un délai de confidentialité de cinquante ans pour les documents dont la communication porterait atteinte au secret de la défense nationale, voire cent ans pour ceux dont la communication est de nature à porter atteinte à la sécurité de personnes identifiables. A l'issue de ce délai, selon les dispositions de la loi codifiées dans l'article L213-2 du code du patrimoine, ces archives deviennent communicables "de plein droit". 

L'illégalité était donc particulièrement grossière. Un acte réglementaire, l'instruction interministérielle, allait directement à l'encontre de dispositions législatives. En réintroduisant une procédure de déclassification, le pouvoir réglementaire soumettait de nouveau l'accès aux archives au pouvoir discrétionnaire des autorités habilitées à classifier et à déclassifier. La loi était directement violée, et la liberté d'accès aux archives battue en brèche. 

Le Conseil d'État annule donc cette nouvelle rédaction pour erreur de droit, dès lors que le règlement n'est pas conforme à la loi. Observons toutefois qu'il aurait pu aussi se fonder sur l'incompétence, moyen d'ordre public, dès lors que le pouvoir réglementaire avait pris une disposition relevant du domaine de la loi, dès lors que l'accès aux archives est une liberté constitutionnelle.

Ce choix de ne pas mentionner la liberté d'accès aux archives ne relève évidemment pas du hasard, et il faut reconnaître que la décision est quelque peu pernicieuse. Elle annule en effet une illégalité grossière, mais offre à l'administration la possibilité d'utiliser d'autres voies pour porter atteinte à cette liberté. Après avoir célébré leur victoire, les associations requérantes vont devoir affronter des lendemains qui ne chantent pas réellement. 


J. Perrier. C'est secret, ça ne regarde personne. Affiche circa 1945

La voie législative

 

Dès le mois de mars 2021, le président de la République avait annoncé vouloir "permettre aux services d'archives de procéder aux déclassifications des documents couverts par le secret de la défense nationale (...) jusqu'aux dossiers de l'année 1970 incluse". Hélas, les contraintes du "en même temps" l'ont rapidement amené à préciser qu'il fallait "renforcer la communicabilité des pièces sans compromettre la sécurité et la défense nationales". Il devenait alors nécessaire d'engager un travail législatif  "d'ajustement du point de cohérence".

Cet "ajustement" est intervenu à l'occasion du dépôt du projet de loi relatif à la prévention d'actes de terrorisme et au renseignement, actuellement débattu au parlement et présenté comme un texte d'ouverture. Or précisément, cette ouverture apparaît plutôt comme une fermeture.

L'article 19 du projet annonce propose d'inscrire dans le code du patrimoine la disposition selon laquelle « toute mesure de classification [...] prend automatiquement fin à la date à laquelle le document qui en a fait l'objet devient communicable de plein droit ». Une telle formulation semble respecter parfaitement l'article 213-2 de ce même code, au point que l'on se demande bien pourquoi il semble nécessaire d'adopter une disposition aussi redondante. 

Elle est nécessaire parce que, "en même temps", elle s'accompagne d'exceptions au délai de cinquante ans prévu par l'article 213-2, "pour les documents d'une particulière sensibilité dont la communication serait de nature à nuire aux intérêts fondamentaux de la Nation". Ces "intérêts fondamentaux de la Nation" sont définis par l'autorité habilitée à classifier les documents, ce qui est bien commode. Pour faire bonne mesure, l'article 19 du projet précise les types d'informations visées par ces dérogations. 

On y trouve des éléments qui n'intéressent guère les historiens comme les caractéristiques techniques des installations sensibles ou des matériels de guerre et assimilés. On y trouve aussi, et cela semble logique, les informations relatives à l'organisation, à la mise en oeuvre et à la protection des moyens de la dissuasion nucléaire. Tous ces éléments deviendraient communicables à la date de la perte de leur valeur opérationnelle. Notons tout de même que l'appréciation de cette valeur opérationnelle peut être prolongée indéfiniment dès lors qu'elle relève exclusivement des autorités habilitées.

Reste ce qui gêne le plus les travaux historiques, c'est à dire les informations portant sur les procédure opérationnelles et les capacités techniques du renseignement, qui deviendraient elles aussi communicables à la date de la perte de leur valeur opérationnelle. Contrairement à ce qu'affirmait le président de la République, il ne s'agit pas d'ouvrir mais de fermer les archives antérieures à 1970, et notamment celles de la guerre d'Algérie. La notion de "valeur opérationnelle" en ce domaine demeure si floue qu'elle peut être utilisée pour empêcher toute recherche, voire pour l'influencer, ou tout au moins chercher à l'influencer, en déclassifiant certaines informations pour en conserver d'autres secrètes. Les historiens ne seront sans doute pas dupes et ils préfèreront sans doute inciter leurs étudiants à choisir d'autres objets de recherches. Le domaine du renseignement échapperait alors entièrement aux études historiques.

 

La saisine du Conseil constitutionnel

 

Il est probable que cet article 19 sera adopté par la Commission mixte paritaire qui doit être prochainement réunie. Une fois la loi votée, le Conseil constitutionnel sera saisi et il constituera le dernier espoir des historiens.

Dans une décision du 15 septembre 2017, le Conseil constitutionnel a en effet consacré l'existence d'un droit d'accès aux archives publiques. Ce n'était pas si évident si l'on considère que ce droit n'avait, jusque là, été affirmé que par la loi voie législative, notamment avec la loi fondatrice du 3 janvier 1979. Pour trouver un fondement constitutionnel à ce droit, le Conseil s'est tourné vers l'article 15 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, selon lequel "la Société a le droit de demander compte à tout Agent public de son administration". L'accès aux archives est alors présenté comme un élément du droit à l'information, au même titre que l'accès aux documents administratifs.

Le Conseil constitutionnel pourra-t-il s'appuyer sur cette jurisprudence pour faire sauter les verrous introduits par l'article 19 de la future loi ? Ce n'est pas impossible, mais ce n'est pas certain. L'analyse reposera en effet sur le contrôle de proportionnalité. Le Conseil appréciera alors si ces dispositions portent une atteinte excessive à la liberté d'accès aux archives. Et il faut reconnaître que, comme toujours en matière de contrôle de proportionnalité, le Conseil fera ce que bon lui semble.

 

Le contrôle exclusif du Conseil d'État

 

Si sa décision se révélait négative, il ne resterait que le contrôle du Conseil d'État. Après avis de la Commission d'accès aux documents administratifs, c'est en effet à lui d'apprécier la légalité du refus de communication dérogatoire d'archives classifiées, comme il l'avait fait dans son arrêt du 16 juin 2020. Il avait alors annulé la décision du ministre de la culture refusant au requérant l'accès dérogatoire à certaines archives du Président Mitterrand. 

A cet égard, l'arrêt du 2 juillet 2021 présente ainsi un triple avantage. D'une part, il sanctionne une grave illégalité et donne une satisfaction symbolique aux historiens. D'autre part, il laisse à l'Exécutif la possibilité de recourir à la loi pour rétablir, dans des termes très comparables, la disposition qu'il vient d'annuler. Le vote ne fait guère de doute si l'on considère qu'il existe actuellement une alliance entre LaRem et la droite plus traditionnelle pour privilégier le secret administratif sur la transparence. Enfin, l'arrêt protège le pouvoir du Conseil d'État lui-même, puisque, in fine, c'est sur lui que reposera l'exclusivité du contrôle des demandes d'accès dérogatoires. Tout est donc pour le mieux dans le meilleur des mondes.

mercredi 30 juin 2021

Les Invités de LLC : Jean-Jacques Rousseau, Lettres écrites de la montagne

A l'occasion des vacances, Liberté Libertés Chéries invite ses lecteurs à retrouver les Pères Fondateurs des libertés publiques. Pour comprendre le droit d'aujourd'hui, pour éclairer ses principes fondamentaux et les crises qu'il traverse, il est en effet nécessaire de lire ou de relire ceux qui en ont construit le socle historique et philosophique. Les courts extraits qui seront proposés n'ont pas d'autre objet que de susciter une réflexion un peu détachée des contingences de l'actualité, et de donner envie de lire la suite. 

Les choix des textes ou citations seront purement subjectifs, détachés de toute approche chronologique. Bien entendu, les lecteurs de Liberté Libertés Chéries sont invités à participer à cette opération de diffusion de la pensée, en faisant leurs propres suggestions de publication. Qu'ils en soient, à l'avance, remerciés.


Huitième lettre de la montagne

Jean-Jacques Rousseau. 1764



Portrait de Jean-Jacques Rousseau

Maurice Quentin de la Tour


" On a beau vouloir confondre l’indépendance et la liberté, ces deux choses sont si différentes que même elles s’excluent mutuellement. Quand chacun fait ce qu’il lui plaît, on fait souvent ce qui déplaît à d’autres, et cela ne s’appelle pas un état libre. La liberté consiste moins à faire sa volonté qu’à n’être pas soumis à celle d’autrui ; elle consiste encore à ne pas soumettre la volonté d’autrui à la nôtre. Quiconque est maître ne peut être libre, et régner, c’est obéir. Vos Magistrats savent cela mieux que personne, eux qui comme Othon n'omettent rien de servile pour commander. Je ne connois de volonté vraiment libre que celle à laquelle nul n'a le droit d'opposer de la résistance ; dans la liberté commune nul n'a droit de faire ce que la liberté d'un autre lui interdit, et la vraie liberté n'est jamais destructive d'elle-même. Ainsi la liberté sans la justice est une véritable contradiction ; car comme qu'on s'y prenne tout gêne dans l'exécution d'une volonté désordonnée.


 Il n’y a donc point de liberté sans Loix, ni où quelqu’un est au dessus des Loix : dans l’état même de nature, l’homme n’est libre qu’à la faveur de la loi naturelle qui commande à tous. Un peuple libre obéit, mais il ne sert pas ; il a des chefs et non pas des maîtres ; il obéit aux Loix, mais il n’obéit qu’aux Loix, et c’est par la force des lois qu’il n’obéit pas aux hommes. Toutes les barrières qu’on donne dans les Républiques au pouvoir des Magistrats ne sont établies que pour garantir de leurs atteintes l’enceinte sacrée des Loix : ils en sont les Ministres, non les arbitres, ils doivent les garder, non les enfreindre. Un peuple est libre, quelque forme qu’ait son Gouvernement, quand dans celui qui le gouverne il ne voit point l’homme, mais l’organe de la Loi. En un mot, la liberté suit toujours le sort des Lois, elle règne ou périt avec elles ; je ne sache rien de plus certain.» 

 

Rousseau  Lettres écrites de la montagne (1764) Huitième Lettre, in Oeuvres Complètes, t. III, Gallimard, La Pléiade, p. 841.