Le chantier de la future mosquée turcophone Eyyub Sultan de Strasbourg, généralement présentée comme la plus grande d'Europe, a commencé en 2017 pour s'interrompre en 2020, en l'absence des financements nécessaires pour mener à terme la construction. Le coût de l'opération s'élève en effet à 32 millions d'euros. Le nouveau conseil municipal de la ville, dirigé par la maire écologiste Jeanne Barseghian a décidé d'apporter son aide à l'opération. Il a voté le principe d'une subvention de 2 500 000 € pour achever les travaux.
Cette subvention est aujourd'hui très contestée. Le ministre de l'intérieur reproche à l'association Millî Görüs qui porte le projet et qui est proche de l'État turc de "défendre un islam politique", et de ne pas avoir signé la "Charte de la laïcité". Il annonce en même temps un déféré devant le tribunal administratif. Cette procédure permettra en effet
à l'État de contester la légalité d'une délibération d'un conseil
municipal, en l'espèce de l'acte votant le principe et le montant de cette subvention. Il faut donc s'interroger sur le contexte juridique de cette opération.
Les chartes
Gérald Darmanin ne peut faire allusion à la "charte de la laïcité" figurant dans le projet de loi contre le séparatisme dont le Sénat vient de commencer l'examen. Son article 6 prévoit en effet un "contrat d'engagement républicain" auquel une association devra impérativement adhérer si elle sollicite une subvention publique. Ce contrat lui imposera ensuite de "ne pas remettre en cause le caractère laïque de la République". L'idée est donc de ne pas financer des groupements qui contestent les principes figurant dans notre constitution. En l 'espèce, Millî Görüs prône un islam anti-occidental, islam politique proche du régime turc. A ce titre, l'association peut être perçue comme un vecteur d'influence pour Recep Erdogan. Il n'empêche qu'il demeure impossible de lui opposer un "contrat d'engagement républicain" qui ne figure pas encore dans le droit positif.
En revanche, Millî Görüs a bel bien refusé de signer la Charte des principes de l'islam rédigée par le Conseil français du culte musulman, voulue par Emmanuel Macron et annoncée dans son discours des Mureaux en octobre 2010. Ce texte vise certes davantage la formation des imams que la construction des mosquées, mais elle implique, elle aussi, une adhésion aux valeurs de la République : « Ni nos convictions religieuses ni toute autre raison ne sauraient supplanter les principes qui fondent le droit et la Constitution de la République ». De même, impose-t-elle le respect de l 'égalité entre les hommes et les femmes. Ces principes ne sont pas au goût de Millî Görüs, et la maire de Strasbourg ne semble pas attachée à ces valeurs. Cette double résistance témoigne sans doute de la nécessité de légiférer dans ce domaine.
Blue rondo à la Turk
Dave Brubeck Quartet, circa 1959
Le financement
L’article 2 de la loi de 1905 énonce avec vigueur que « la République (…) ne subventionne aucun culte ». Sans doute, mais il faut reconnaître que la jurisprudence du Conseil d'État a offert aux élus des moyens permettant de contourner cette interdiction.
Le premier réside dans la notion d'intérêt général, et le juge s 'est ainsi appuyé sur la notion d 'hygiène publique pour admettre la légalité d'une décision de la communauté urbaine du Mans mettant à la disposition des musulmans de la ville un lieu d'abattage des ovins financé par l'argent public. Dans le cas présent, on ne voit pas exactement comment la subvention d'une mosquée pourrait être justifiée par l'intérêt général.
Le second moyen employé par le Conseil d 'Etat pour contourner l'interdiction formulée dans la loi de 1905 réside dans une définition très étroite de la notion de subvention. Dans un arrêt d’assemblée du 19 juillet 2011, il autorise ainsi la commune de Montreuil-sous‑Bois à conclure avec une association cultuelle musulmane un bail emphytéotique portant sur une dépendance de son domaine public, précisément pour permettre l’édification d’une mosquée. En l’espèce, le loyer annuel s’élève à un euro symbolique et le Conseil refuse de qualifier l’opération de subvention. En revanche, il qualifie de subvention la construction, par la ville de Montpellier d 'une "salle polyvalente à caractère associatif" mise ensuite à la disposition d'une "association des Franco-marocains" pour qu'elle soit utilisée comme lieu de culte. L'affaire montpelliéraine n'est guère éloignée de celle de Strasbourg car, dans les deux, il s'agit d'une aide financière directe et décomplexée, en violation de l 'article 2 de la loi de 1905.
Le Concordat
Pour venir au secours de la maire de Strasbourg, certains commentateurs invoquent le Concordat. Ils affirment, un peu rapidement, que le droit concordataire applicable en Alsace-Moselle a pour effet d'écarter la mise en oeuvre de la loi 1905. Il est exact que les cultes sont subventionnés dans cette région, mais le Concordat ne s 'applique qu'aux quatre cultes reconnus en Alsace-Moselle : catholique, luthérien, réformé et israélite. L'islam n'est pas concerné par ses dispositions.
Il est vrai que le Conseil constitutionnel, dans une décision rendue sur QPC le 5 août 2011 énonce un principe fondamental reconnu par les lois de la République (PFLR), selon lequel les dispositions particulières du droit local peuvent être aménagées, à la condition que l'objet soit un rapprochement avec le droit national. Cette jurisprudence ne saurait donc être appliquée dans le cas de la subvention par la mairie de la construction d 'une mosquée. Il s 'agit en effet de rompre avec le droit national, celui issu de la loi de 1905, et non pas de s'en rapprocher.
La délibération du conseil municipal de Strasbourg risque donc d'être annulée à l'occasion du déféré annoncé par le ministre de l 'intérieur. Mais cette affaire met surtout en lumière les lacunes du droit, la répugnance à définir des normes juridiques claires.
Le Conseil d'Etat a donné aux élus, au fil de ses décisions, des moyens de contournement de la loi de 1905 et le gouvernement lui-même affirme une politique qu'il est le premier à ne pas respecter. Le Canard Enchaîné du 1er avril 2021 nous apprend ainsi que le ministère de l'intérieur subventionne l'association Millî Görüs, en lui versant annuellement une somme de 2 500 € au titre de la "politique de la ville", ainsi qu'une somme de 22 400 €, cette fois au titre "de la prévention de la délinquance". Certes, ces montants n'ont rien à voir avec les 2 500 000 € accordés par la ville de Strasbourg, mais il n'en demeure pas moins qu'une association qui refuse les valeurs de la République est financée sur le budget de cette même république.
Un grand ménage s'impose donc, d'autant qu'il convient sans doute de réfléchir aux moyens d'offrir aux musulmans de France des lieux de culte qui ne soient pas autant d'ingérences étrangères destinées à diffuser des principes de discrimination et d'obscurantisme. Le contrôle par l'Etat du financement des associations devenues des associations cultuelles, celui de la formation des imams qui devrait être assurée en France dans le respect du principe de laïcité, tous ces éléments pourraient constituer le préalable d 'une réflexion nouvelle sur les lieux d 'exercice du culte musulman.
Sur le financement des cultes : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 10, section 2, § 1