Didier Lemaire, professeur de philosophie au lycée de la plaine-de-Neauphle à Trappes, a reçu des menaces à la suite d'une lettre ouverte défendant Samuel Paty et dénonçant l'emprise du radicalisme musulman sur l'ensemble de la ville et, évidemment, sur les élèves du lycée. Le maire, Ali Rabeh (Génération.s), a rapidement réagi en faisant irruption dans l'établissement pour y distribuer un tract dénonçant les propos du professeur : "C'est insupportable car c'est injuste et cela ne correspond pas à la réalité. Cette réalité, vous la connaissez mieux que quiconque, puisque vous vivez ici, pour une grande partie d'entre vous et que vous y étudiez".
Sur le fond, le débat n'a rien de nouveau. Il montre que rien n'a changé depuis l'assassinat de Samuel Paty. Ceux qui veulent protéger l'école et enseigner dans le respect des principes républicains restent menacés et n'obtiennent aucun soutien. L'affaire présente toutefois un autre intérêt car l'élu local s'est manifestement cru autorisé à pénétrer dans le lycée pour y distribuer des tracts. Il n'a même tenu aucun compte de l'opposition du chef d'établissement qui lui refusait l'accès.
Une infraction pénale
Agissant ainsi, l'élu local a commis une infraction pénale. L'article 431-22 du code pénal punit en effet d'une peine d'un an d'emprisonnement et de 7 500 € d'amende "le fait de pénétrer ou de se maintenir dans l'enceinte d'un établissement d'enseignement scolaire sans y être habilité en vertu de dispositions législatives ou réglementaires ou y avoir été autorisé par les autorités compétentes, dans le but de troubler la tranquillité ou le bon ordre de l'établissement". Ces dispositions ont été déclarées conformes à la constitution par le Conseil constitutionnel, dans une décision du 25 février 2010.
En l'espèce, l'élu local n'était pas habilité à se rendre dans le lycée et son entrée n'avait pas été autorisée par le chef d'établissement. Il ne fait par ailleurs aucun doute que, dans les circonstances du moment, cette action avait pour but de troubler la tranquillité de l'établissement, en jetant l'opprobre sur une professeur de l'établissement, et en relançant un débat sur le radicalisme religieux, débat susceptible de provoquer le désordre. En agissant ainsi, le maire faisait en effet entrer les conflits religieux et politiques dans l'établissement scolaire, alors même que, précisément, il doit être à l'abri de telles intrusions.
Le lycée Papillon. Georgius. 1936
Le principe de neutralité
Présentée par le Conseil constitutionnel comme le "corollaire du principe d'égalité" dans sa décision du 18 septembre 1986, le principe de neutralité interdit que le service public soit assuré de manière différenciée en fonction des convictions politiques ou religieuses de son personnel ou de ses usagers. Il se rattache aux célèbres Lois de Rolland, principes d'égalité, de neutralité, de continuité, et d'adaptabilité, qui gouvernent le fonctionnement des services publics. Le juge administratif en assure le respect, quel que soit le service public concerné.
On doit observer que le principe de neutralité n'est pas seulement un devoir des fonctionnaires et agents publics. Il s'impose aussi, et avec la même vigueur, à certains lieux. En témoigne la célèbre jurisprudence du Conseil d'Etat qui, dans deux arrêts du 9 novembre 2016, pose un principe de neutralité des bâtiments publics que sont les hôtels de ville ou de région, faisant présumer l'illicéité de l'implantation d'une crèche de Noël. En témoigne aussi l'affaire Baby-Loup qui a permis à une crèche associative financée par une commune d'imposer le principe de neutralité par règlement intérieur, alors même que les employés étaient recrutés par contrat de droit privé.
Il est donc des espaces neutres, à l'abri des débats politiques et religieux. Par principe, l'école est évidemment l'un de ces espaces et le Conseil d'Etat se montre très attentif lorsqu'il contrôle les intervenants extérieurs chargés de missions particulières d'enseignement ou de sensibilisation auprès des élèves.
Dans un arrêt du 15 octobre 2014, Société Confédération nationale des associations familiales catholiques, il annule une "lettre" du ministre de l'éducation nationale, alors Vincent Peillon, qui le 4 janvier 2013 invitait les recteurs d'académie à "relayer avec la plus grande énergie (...) la campagne de communication relative à la Ligne Azur, ligne d'écoute pour les jeunes en questionnement à l'égard de leur orientation ou leur identité sexuelle". Le Conseil d'Etat ne voit aucun inconvénient à ce qu'une campagne de lutte contre l'homophobie soit développée à l'intérieur des établissements. En revanche, la "Ligne Azur" présentait l'usage de drogues comme susceptible de "faire tomber les inhibitions" sans mentionner l'illégalité de cette pratique ni les dangers qu'elle représente. De même la pédophilie était définie comme une "attirance sexuelle pour les enfants", sans allusion à son caractère pénalement sanctionné. Aux yeux du Conseil d'Etat, un tel discours constitue une violation du principe de neutralité dès lors qu'il semble présenter comme licites des pratiques illégales.
Il appartient au maire de Trappes de faire respecter le principe de neutralité sur sa commune. La jurisprudence n'hésite pas à le rappeler par exemple pour la neutralité religieuse dans les cimetières, en s'assurant notamment que l'inhumation des défunts se déroule dans des conditions décentes, "sans distinction de culte et de croyance". La neutralité politique est également une obligation en matière électorale. Dans une décision du 8 mars 2002, le Conseil d'Etat annule ainsi l'élection municipale dans une commune de Polynésie. Le maire sortant avait en effet présidé le bureau de vote en arborant non seulement son écharpe tricolore mais aussi un magnifique paréo aux couleurs de l'une des listes candidates.
Le maire de Trappes pourrait ainsi être poursuivi à la fois pour son intrusion illicite dans le lycée et pour violation du principe de neutralité. Dans une ville où son respect relève d'une ardente nécessité, il fait la démonstration de son incapacité à en comprendre le sens. En voulant mettre en cause les propos du professeur de philosophie, il les a finalement confirmés. Souvenons-nous de ce que disait Didier Lemaire dans une interview au Point : "Le maire colporte dans la ville des accusations mensongères et
haineuses qui me désignent en tant que cible potentielle. Il m'a traité
d'islamophobe et de raciste. (...) Il me jette en pâture et me met en
danger. C'est absolument irresponsable de la part d'un élu de la
République."
Sur le principe de neutralité dans l'enseignement : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 11, section 1 § 2