« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 14 janvier 2021

Les Invités de LLC. Aude Bréjon : Le droit international de la détention : entre dystopie et utopie

Aude Brejon, docteur en droit international public, Université Panthéon Assas, et membre du CRDH, a bien voulu accepter la diffusion de cet article publié sur ThucyBlog. Liberté Libertés Chéries remercie l'auteur ainsi que les responsables de ThucyBlog qui ont permis cette publication.

 


L’incarcération des condamnés par la justice pénale nationale était sous l’Ancien régime, l’apanage du souverain, la démonstration de son pouvoir de punir. Du fait de leurs actes ou comportements criminels menaçant les intérêts du roi ou du peuple, les détenus étaient plongés dans les profondeurs des abîmes des établissements pénitentiaires. Pourtant, il est souvent oublié que, sous l’Ancien régime, l’emprisonnement témoignait d’une sophistication de la punition du condamné. Après tout, les condamnés étaient responsables de leur sort et des conditions déplorables de leur détention. En effet, sous l’influence d’Alexis de Tocqueville, l’emprisonnement a remplacé le bannissement et les châtiments corporels. Aujourd’hui, les gouvernants et la population persistent à penser que la réclusion criminelle est une preuve de mansuétude à l’égard de l’auteur du crime. Les limites à cette « bienveillance » s’illustrent cependant par les conditions de détention pour le moins précaires auxquelles sont confrontés la grande majorité des détenus aujourd’hui.

Le XXe siècle a toutefois connu l’avènement d’une nouvelle conception de la justice pénale, à savoir la réhabilitation des condamnés, afin de les réintégrer dans le giron de la société. Par conséquent, la condition juridique des condamnés n’est plus l’apanage du souverain. Seulement, le droit international de la détention n’est qu’incidemment contraignant pour les États, relativisant la protection qu’il entend accorder aux détenus, face à un pouvoir discrétionnaire encore présent. Dès lors, les détenus et les conditions de l’exécution de leur peine demeurent soumis à l’approche étatique. Or cette dépendance peine à permettre la réalisation des buts de l’incarcération, à savoir la neutralisation et la réhabilitation des condamnés, faisant osciller le droit international de la détention entre utopie et dystopie.

 

 L’utopie : la protection du détenu par le droit international

   

Les détenus ne sont pas considérés par les organisations internationales comme un objet particulier de protection. Une protection spécifique de cette population est pourtant fondamentale du fait de l’atténuation importante de leurs droits fondamentaux causée par l’incarcération. Afin de permettre leur réinsertion au terme de leur détention, cette atténuation doit, en effet, être encadrée par un ensemble normatif susceptible de limiter la vengeance étatique. Pourtant, le droit international vient seulement corriger les abus réalisés contre les détenus dans le cadre de conventions plus larges de protection des droits fondamentaux. Les détenus sont ainsi rattachés à des ensembles d’individus spécialement protégés (Convention sur la détention des prisonniers de guerre en 1949) ou aux conventions plus générales en matière de protection des droits de l’homme.

Ainsi, l’article 6.4 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants de 1984 protège la « personne détenue » sans toutefois la définir. Le Conseil de l’Europe n’a pas plus comblé les manques en matière de protection internationale des personnes détenues. Les différentes conventions produites par cette organisation internationale protègent en effet le détenu au travers de son statut général d’individu sans prendre en compte ses spécificités. Ainsi les détenus sont protégés par l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme relatif à l’interdiction des traitements inhumains ou dégradants. Même la Convention de Strasbourg sur le transfèrement des personnes condamnées de 1983, dont on aurait pu penser qu’elle marquerait un tournant en matière de droit international de la détention, ignore la possibilité d’établir une protection juridique internationale de la personne détenue.

Une protection spécifique apparaît timidement au travers de la délimitation des conditions de la détention. Or, les règles internationales en matière de détention ne constituent que des principes directeurs pour les États qui n’ont aucun effet contraignant. Les organisations internationales s’étaient pourtant saisies de la question pénitentiaire au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Les Nations Unies avaient ainsi établi la Commission internationale pénale et pénitentiaire de l’Assemblée générale, dissoute en 1950 (Résolution 415(V) de l’Assemblée générale du 1er décembre 1950). Depuis ont lieu tous les 5 ans des Congrès des Nations Unies pour la prévention du crime et la justice pénale qui n’abordent qu’à la marge les problématiques liées aux conditions de détention. Il reste de ces réflexions onusiennes un ensemble de règles a minima pour le traitement des détenus, adopté en 1955 et revu en 2015 (règles Nelson Mandela).

Toutefois, ces règles, l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime le précise d’emblée, n’ont pas vocation à établir un modèle pénitentiaire standard. Le pouvoir discrétionnaire du titulaire originel du pouvoir de punir demeure donc entier. Le Conseil de l’Europe a également choisi la voie de la soft law pour améliorer les conditions de détention. Seulement, malgré une volonté affichée de renforcer l’encadrement des conditions de détention, cette organisation internationale et sa Charte pénitentiaire européenne rencontrent une résistance étatique persistante (V. proposition pour une Charte pénitentiaire européenne). Pourtant, la situation carcérale demeure préoccupante et les détenus semblent aujourd’hui comme hier condamnés aux oubliettes de la société qui est censée les protéger. 

 


 Sing Sing song. Claude Nougaro

Emission "Qui êtes-vous Claude Nougaro ?". 1967

 

La dystopie : la protection du détenu, auteur de crimes de droit international, par le droit international

 

 

Le cas particulier des détenus auteurs de crimes de droit international confirme le besoin d’une protection particulière de la part du droit international à deux titres. D’une part, un des principes majeurs du droit de l’exécution des peines suppose une égalité de traitement entre les détenus. Ces derniers doivent pouvoir bénéficier d’une égalité de traitement avec les détenus de droit commun. D’autre part, ces détenus ont non seulement perturbé l’ordre public d’un ou plusieurs États, mais également ont mis à mal les valeurs de la société internationale. Les velléités de punition au détriment du respect des droits fondamentaux sont donc accrues.

Or, l’exemple des détenus de la prison de Guantanamo démontre les risques d’une insuffisance de protection des détenus par le droit international. Le statut juridique contesté de cet établissement pénitentiaire américain situé à Cuba exclut toute application des droits de l’homme et abandonne les détenus au pouvoir discrétionnaire de l’État des États-Unis d’Amérique.

L’émergence de la justice pénale internationale pouvait certes laisser présager la consécration d’une protection des détenus par le droit international, mais l’ensemble des juridictions pénales internationales confie les condamnés aux « bons » soins de l’État. Les condamnés des tribunaux militaires de Tokyo et de Nuremberg ont en effet purgé leur peine dans les établissements pénitentiaires mis en place par les puissances d’occupation. Les rédacteurs des statuts des tribunaux pénaux internationaux se sont également reposés de manière exclusive sur les systèmes pénitentiaires nationaux qui pourtant présentaient des caractéristiques peu propices à un tel laissez-faire.

En effet, en ex-Yougoslavie, l’Etat n’existe plus, au Rwanda, l’Etat survit, mais n’est plus en mesure d’assurer les droits fondamentaux des détenus. Dans les territoires où l’État a disparu, l’administrateur onusien agit à la place de ce dernier. Cependant, la célérité, objectif consacré par les systèmes de common law en tant qu’élément à part entière de protection des droits de l’accusé, ainsi que le caractère ponctuel des actions sous chapitre VII, ont empêché une anticipation de la question carcérale. De ce fait, les juridictions internationalisées, compte tenu de leur rattachement au système pénal étatique, ont « bénéficié » des établissements pénitentiaires locaux, assujettis au droit de l’exécution des peines du for delicti (État sur le territoire duquel a été commis le crime).

La mise en place de la Cour pénale internationale laissait espérer une révolution du droit international de la détention. Seulement, les rédacteurs du Statut de Rome ont persisté dans le maintien de l’État comme autorité chargée de l’exécution des peines, en faisant appel aux normes « largement acceptées » en matière de détention (Article 106-2 du Statut de Rome). Toutefois, comment protéger des détenus au moyen des normes qui renvoient à l’appréciation étatique de manière extensive ? Ce renvoi indirect aux normes nationales d’exécution des peines ne permet pas la prise en compte de la spécificité du phénomène criminel international et de ses auteurs. Ces détenus ne bénéficient donc ni d’une protection contre le risque de vengeance des acteurs de la chaîne pénale locale, bien souvent victimes des crimes perpétrés, ni d’une structure désireuse de les réhabiliter.

À l’heure actuelle, le lien entre le droit international de la détention et l’État demeure prégnant. Les efforts réalisés en matière de lutte contre la criminalité, tant au niveau national qu’international, sont mis en péril si la réhabilitation demeure aux mains des « victimes » de ce phénomène. Par conséquent, tant les normes à destination des États que celles à destination des juridictions pénales internationales doivent être approfondies afin de correspondre aux spécificités de ces individus qui nécessitent une attention et une protection particulières, les condamnés.


dimanche 10 janvier 2021

Fichage et sûreté de l'Etat


Dans quatre décisions du 4 janvier 2021, le juge des référés du Conseil d'Etat refuse de suspendre l'exécution de trois décrets du 2 décembre 2020 qui ont pour objet d'élargir de manière très substantielle les catégories de données susceptibles d'être collectées et conservées dans trois fichiers. Il s'agit des traitements Enquêtes administratives liées à la sécurité publique (EASP), Prévention des atteintes à la sécurité publique (PASP) et  Gestion de l’information et prévention des atteintes à la sécurité publique  (GIPASP).

Ces trois décrets s'inscrivent dans un mouvement général de renforcement de la lutte contre le terrorisme. Dans le cas du fichier EASP, il s'agit d'approfondir les enquêtes administratives précédant le recrutement des agents publics dans des domaines sensibles, en évitant d'accueillir des personnes radicalisées. Quant aux deux autres traitements automatisés, PASP et GIPASP, l'un est géré par la police, l'autre par la gendarmerie. Tous deux sont particulièrement sensibles, car ils traitent des données relatives à la sûreté de l'Etat, c'est à dire qui "révèlent des activités susceptibles de porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation ou de constituer une menace terroriste portant atteinte à ces mêmes intérêts". Selon les ministre de l'intérieur, en novembre 2020, 60 686 étaient fichées dans le PASP, 67 000 au GISAP et 221 711 à l'EASP.

La loi du 6 janvier 1978 repose sur un principe simple énoncé dans son article 6 qui interdit la collecte et de la conservation des données sensibles, sauf exception. Aux termes de l'article 31 de ce même texte, les traitements autorisés à déroger à cette règle, et notamment les fichiers de police, doivent être autorisés par décret en Conseil d'Etat après avis motivé et publié de la CNIL. 

 

 Les données concernées


Les données relatives à la sûreté de l'Etat, objet des trois décrets contestées, sont définies comme celles que les autorités jugent utile de conserver dans le but de "protéger les intérêts fondamentaux de la Nation". Les décrets énumèrent ainsi un certain nombre d'informations susceptibles d'être collectées et stockées, parmi lesquelles les lieux fréquentés, les identifiants et les activités sur les réseaux sociaux, les "éléments ou signes de radicalisation", les "comportements et habitudes de vie" ainsi que les éventuelles vulnérabilités. On observe par ailleurs que ces informations peuvent concerner les personnes physiques mais aussi les associations ou groupements, voire les abonnés d'une page Facebook.

Ces informations susceptibles d'être conservées sont parfois peu précises, et la CNIL, dans ses avis sur les projets de décret, avait noté une rédaction particulièrement large. Tout en admettant qu'il est difficile de définir une liste exhaustive des données susceptibles d'être collectées, car elles peuvent varier selon les nécessités opérationnelles propres à chaque situation, la Commission avait souhaité que le texte du décret définisse de manière plus fine les catégories d'informations concernées. Elle n'a pas été entendue, pas plus qu'elle n'a été entendue lorsqu'elle a demandé que soit formellement mentionnée l'interdiction d'une collecte automatisée de ces données. 

L'importance attribuée par le gouvernement à l'avis de la CNIL est révélée par le fait que, dans le cas des fichiers PASP et GIPASP, la collecte des opinions syndicales, politiques, religieuses ou philosophiques a été ajoutée au décret après que l'autorité indépendante se soit prononcée. Aux yeux du juge des référés, cette omission est sans influence, dès lors que le texte relatif au fichier EASP prévoyait déjà un tel fichage (art. L 236-3 du code de la sécurité intérieure). 

 

Les fichiers de police sous le Directoire

 

Les promesses de l'administration


Sur le fond, la décision du juge des référés repose sur une confiance totale dans le dossier transmis par l'administration. Ainsi le juge observe-t-il que "l'administration a fait valoir que la possibilité d'enregistrer des données relatives aux activités susceptibles de porter atteinte à la sécurité publique sur les réseaux ne pourra provenir que de données collectées individuellement ou manuellement". Il semble donc que l'enregistrement automatisé soit exclu, du moins c'est ce qui est affirmé devant le juge des référés. 

Mais quelle est la valeur de cette affirmation ? L'interdiction de la collecte automatisée ne figure pas dans les seuls textes dotés d'une valeur contraignante, c'est-à-dire les décrets eux-mêmes. Une décision du juge des référés ne fait pas jurisprudence, et personne ne pourra se prévaloir des motifs mentionnés dans l'ordonnance pour contester une éventuellement collecte automatisée. 

Quoi qu'il en soit, le juge des référés considère que l'élargissement des données collectées et stockées dans ces fichiers ne porte pas une atteinte disproportionnée aux libertés fondamentales, et notamment aux libertés d'opinion, de conscience, de religion ainsi qu'à la liberté syndicale. Il fait notamment observer que seuls ont accès à ces fichiers les personnels qui ont intérêt à en connaître et que la durée de conservation de ces informations n'est pas modifiée et demeure limitée à cinq ans. Il précise, et la précision est importante, que la seule appartenance syndicale ou politique ne suffit pas à justifier le fichage d'une personne, et que cette information ne peut être conservée que si elle est rattachée à des activités réelles portant atteinte à la sûreté de l'Etat.

 

Les zones d'incertitude

 

Il n'en demeure pas moins de larges zones d'incertitude. C'est ainsi que le juge des référés mentionne que seules pourront être conservées sur ces fichiers les condamnations pénales devenues définitives, mais il oublie que la connexion est désormais autorisée avec le Traitement des antécédents judiciaires (TAJ) qui intègre les rappels à la loi qui ne sont pas des "condamnations". De même la question de la reconnaissance faciale n'est pas évoquée, mais elle ne semble pas exclue 

On ne peut guère nier que l'importance de la menace terroriste justifie le recours au fichage de données sensibles. Le danger pour les libertés ne réside pas tant dans la collecte et la conservation des informations que dans les garanties qui les entourent : la procédure, automatisée ou manuelle, la liste de ceux qui ont "intérêt à en connaître", le contrôle strict des détournement de finalité, notamment le fichage d'opposants politiques n'ayant pas le moindre lien avec un mouvement terroriste. 

Ces décisions rendues par le juge des référés témoignent d'abord d'une absence de débat démocratique sur ces questions. Le fichage est mis en oeuvre par l'Exécutif, après un passage rapide devant la CNIL dont l'avis n'est guère entendu. Cette opacité suscite  des réactions extrêmes, et certains n'hésitent pas à dénoncer des détournements de fichiers avant qu'ils se soient produits, estimant que l'Exécutif crée ces traitements dans l'unique but de ficher les opposants. Tout cela est évidemment excessif, mais l'absence du débat favorise le complotisme.


Sur les fichiers de police : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 8, section 5 § 3, A.

mercredi 6 janvier 2021

La définition de l'inceste, quelques précisions


L'inceste est souvent perçu comme un crime commis par des personnes peu socialisées, isolées et éloignées du monde moderne. Cette approche est erronée et l'annonce de l'ouverture d'une enquête préliminaire mettant en cause Olivier Duhamel montre, au contraire, qu'il est répandu dans toutes les sphères de la société, des plus modestes aux plus bourgeoises. 

Certes l'intéressé bénéficie de la présomption d'innocence, et il appartiendra à la justice de se prononcer sur les faits dont sa belle-fille l'accuse, dans un livre à paraître très prochainement, livre dont le contenu a déjà été divulgué par la presse.

L'affaire soulève toutefois des problèmes juridiques qui dépassent largement la situation personnelle d'Olivier Duhamel.


La définition de l'inceste

 

Pendant de longues années, le droit pénal a ignoré la notion d'inceste, préférant sanctionner la qualité d'ascendant de la victime comme circonstance aggravante de l'infraction. Seul le droit civil envisageait l'inceste, pour interdire le mariage entre les membres d'une même famille (art. 161 à 164 du Code civil). 

La loi du 8 février 2010 est venue mettre en terme à cette situation en affirmant clairement une volonté de donner une définition pénale de l'inceste. L'article 222-31-1 du code pénal punissait alors le viol et l'agression sexuelle, lorsque ces deux infractions pouvaient être qualifiées d'incestueuses. Ce texte était ainsi rédigé : "Est qualifié d'incestueux lorsqu'il est commis au sein de la famille sur la personne d'un mineur par un ascendant, un frère, une soeur ou par toute autre personne, y compris s'il s'agit d'un concubin ou d'un membre de la famille ayant sur la victime une autorité de droit ou de fait". 

Le Conseil constitutionnel, dans une décision rendue sur QPC le 16 septembre 2011, Claude N., avait abrogé ces dispositions pour violation du principe de légalité des délits et des peines garanti par l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. De ce principe résulte en effet "la nécessité pour le législateur de définir les infractions en termes suffisamment clairs et précis pour exclure l'arbitraire". Or les dispositions contestées étaient bien imprécises. Que signifiait cette référence à un acte "commis au sein de la famille", lorsqu'il peut être commis par un proche, ascendant, un frère ou une soeur, ou encore et surtout "toute autre personne", dès lors qu'elle a autorité sur la victime ? En tout état de cause, la notion de famille n'était pas clairement définie, et l'on ignorait jusqu'à quel degré de parenté, ou de proximité, une personne pouvait être poursuivie pour viol ou agression sexuelle, dans un contexte incestueux. 

Cette jurisprudence est ensuite réaffirmée dans une seconde décision rendue sur QPC le 17 février 2012, le Conseil abrogeant cette fois d'autres dispositions pénales régées exactement dans les mêmes termes, mais relatives au délit d'atteinte sexuelle.

Il faut donc attendre la loi du 14 mars 2016 relative à la protection de l'enfant, modifiée par la loi du 3 août 2018 renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes pour que l'inceste soit défini avec davantage de précision. L'article 222-31-1 du code pénal qualifie désormais d'incestueux les viols et agressions sexuelles, lorsqu'ils sont commis par : " 1° un ascendant ; 2° un frère, une soeur, un oncle, une tante, un neveu ou une nièce ; 3° Le conjoint, le concubin d'une des personnes mentionnées aux 1° et 2° ou le partenaire lié par un pacs (...) s'il a sur la victime une autorité de droit ou de fait".

La liste est donc relativement large, et tient compte de la réalité des familles recomposées. Le beau-père peut donc être incestueux s'il comment un viol ou une agression sexuelle sur l'enfant de son épouse, dès lors qu'il a autorité une autorité, même de pur fait. 

 


 

Le Petit Poucet et l'ogre

Gravure de Gustave Doré et Perrichon, Hetzel, 1862

La rétroactivité de la définition de l'inceste

 

Il faut tout de même s'interroger sur le caractère rétroactif de cette nouvelle définition de l'inceste. Dans un arrêt du 20 juin 2018, la Cour de cassation a refusé de renvoyer une question prioritaire de constitutionnalité portant précisément sur l'article 222-31-2 du code pénal et qui posait la question de la qualification rétroactive comme incestueux de viols et agressions sexuelles commis antérieurement à la loi du 14 mars 2016. Pour la Cour, la question ne présentait pas de "caractère sérieux", d'une part parce que l'inceste était désormais clairement défini, d'autre part parce que cette définition ne modifie pas les éléments constitutifs des infractions de viol et d'agression sexuelle ni les peines encourues. En d'autres termes, ces dispositions ne sont pas concernées par le principe de non-rétroactivité de la loi pénale plus sévère. Cette analyse a ensuite été confirmée dans une seconde décision de la Chambre criminelle, le 27 novembre 2019


La prescription du crime de viol sur mineur


Dans le cas d'Olivier Duhamel, la question qui est posée n'est donc pas celle de la définition de l'inceste ni de la rétroactivité de cette définition, mais bien davantage celle de la prescription de l'action publique. Les années récentes ont vu se multiplier les réformes destinées à créer un régime dérogatoire au droit commun au profit des mineurs victimes de violences sexuelles. La loi du 3 août 2018 a ainsi introduit un alinéa 3 à l'article 7 du code de procédure pénale qui prévoit que le délai de prescription du crime de viol commis à l'encontre d'un mineur est de trente ans et ne commence à courir qu'à la majorité de la victime. Pour un viol commis à l'âge de treize ans, elle peut donc porter plainte jusqu'à ses 48 ans. 

Mais la situation n'est pas si simple, car la question demeure posée de savoir si ce texte est applicable en l'espèce, c'est-à-dire si cette règle de prescription est rétroactive ou non. L'article 112-2 du code pénal précise que "sont applicables immédiatement à la répression des infractions commises avant leur entrée en vigueur (...), lorsque les prescriptions ne sont pas acquises, les lois relatives à la prescription de l'action publique (...)". Dans l'affaire qui concerne Olivier Duhamel, il appartiendra évidemment à la justice de déterminer quel était le droit applicable, compte tenu des faits et de l'éventuelle interruption des délais de prescription.

Au-delà de son retentissement médiatique, cette affaire illustre parfaitement la complexité des affaires d'inceste. Le problème en effet n'est pas tant de sanctionner un auteur que d'apprécier un contexte familial, souvent caractérisé par une certaine forme d'omerta. On loue aujourd'hui celle qui a eu le courage de dénoncer le crime, dans la droite ligne des mouvements #MeToo ou #Balancetonporc, mais les victimes des crimes incestueux souffrent aussi de l'indifférence, voire de l'abandon de leurs proches qui, bien souvent, connaissent la situation, et se taisent, violant leur obligation de protéger leur enfant. Comme bien souvent, la culpabilité n'est pas celle d'une seule personne mais celle d'un milieu.



 

samedi 2 janvier 2021

Lieuron : Rave ou cauchemar ?


La "rave party" qui s'est déroulée à Lieuron (Ille-et-Vilaine) du 31 décembre au 2 janvier suscite bon nombre de commentaires. Un rassemblement de plus de deux mille personnes a en effet quelque chose de choquant au moment précis où le Covid-19 se diffuse de nouveau très rapidement dans la population, contraignant les autorités à maintenir le couvre-feu durant la nuit du réveillon, interdisant donc les festivités de masse. Face à cette fête qui a été perçue comme une véritable provocation, certains ont salué une stratégie centrée sur la non-violence, consistant à attendre la fin de la fête pour verbaliser les participants. D'autres, plus sévères, ont dénoncé une véritable improvisation. Les forces de gendarmerie, peu nombreuses sur place, n'ont pas été informées à temps de l'évènement et n'ont donc pas été immédiatement en mesure de procéder à l'évacuation le site. In fine, bon nombre de participants sont parvenus à s'échapper et on recherche toujours les organisateurs.


Des "Nouveaux rassemblements de personnes"


Dès la fin du siècle dernier, les rave ont été rattachées aux "nouveaux rassemblements de personnes" (NRP), formule dépourvue de contenu juridique mais utilisée pour désigner des manifestations qui se déroulent sur la voie publique, et qui sont initiées par les réseaux sociaux. De l'apéro-géant au  "diner en blanc" en passant par la "Flash Mobs", toutes ont pour point commun de refuser la procédure de déclaration préalable imposée par le droit des manifestations et de contraindre les forces de l'ordre à une certaine forme d'improvisation.

Les "rave" ont, quant à elles, été rapidement perçues comme dangereuses, et dès 1995,  une  circulaire de la Direction générale de la Police nationale, intitulée « Les soirées Rave, des situations à hauts risques », les présentait comme « des points de vente et d’usage des stupéfiants ». Ce texte était d’ailleurs le fruit d’un travail réalisé par la Mission de lutte anti-drogue (MILAD), surtout préoccupée par le fait que ces rassemblements étaient le lieu d’une initiation de masse à l’ecstasy, produit qui pénétrait alors massivement en France et dont les jeunes participants à ces Rave Parties ne mesuraient pas la dangerosité. 

 

Un « rassemblement festif à caractère musical »

 

Perçues comme des manifestations permettant aux trafiquants de drogue d'élargir leur marché, les "rave", rebaptisées en « rassemblement festif à caractère musical », ont finalement été l'objet d'une police spéciale initiée par la loi du 15 novembre 2001 relative à la sécurité quotidienne. Ce rassemblement est alors défini par cinq critères cumulatifs. 

Le rassemblement festif doit d’abord être organisé dans des espaces qui ne sont pas aménagés à cette fin, et c'était le cas à Lieuron, la fête se déroulant dans un hangar industriel. Il doit ensuite être susceptible de présenter des risques pour les participants. Jusqu'à aujourd'hui, les risques étaient surtout liés à la configuration des lieux, à leur difficulté d’accès, à l’absence de salubrité, ou encore aux nuisances sonores. A Lieuron, le risque était surtout d'ordre épidémique, lié à la grande promiscuité entre les participants. Le rassemblement doit donner lieu à diffusion de musique, et un décret du 3 mai 2002 précise qu’il s’agit de musique « amplifiée », ce qui suppose un important matériel de sonorisation. 

Ensuite, l’effectif prévisible des participants doit être susceptible de dépasser 500 personnes, seuil qui permet de ne soumettre à la nouvelle police administrative que les opérations de grande ampleur, celle de Lieuron dépassant les 2000 participants. Enfin, le dernier critère de définition réside dans l’annonce du rassemblement, faite par « tout moyen de communication ou de télécommunication », formulation extrêmement large qui permet d’intégrer les rassemblements initiés par les réseaux sociaux. Lorsque ces cinq critères sont réunis, une police spéciale est mise en œuvre, reposant sur l’obligation d’une concertation préalable entre les organisateurs et les autorités, appuyée sur un régime déclaratoire considérablement durci par rapport au droit commun des manifestations. 

 


 Amusez-vous. Albert Préjean. 1934

W. Heymans, S. Guitry, A. Willemetz

 

Une sanction symbolique ?

 

Dans le cas de la rave de Lieuron, la procédure de concertation n'a pas eu lieu, d'autant que le rassemblement était déjà interdit sur le fondement de l'état d'urgence sanitaire. De fait, l'organisation sans déclaration préalable d'une rave party est sanctionnée pénalement, par une simple contravention (Crim., 17 janvier 2017).

Est-ce à dire que les organisateurs de la rave de Lieuron ne seront sanctionnés que symboliquement ? On pourrait le penser si l'on considère que l'état d'urgence permet seulement d'ajouter une seconde contravention, également applicable aux participants, celle qui prévoit une amende de 135 € pour manquement aux obligations du couvre-feu. 

 

Des sanctions bien réelles

 

En réalité, le code pénal recèle d'autres dispositions permettant de diligenter des poursuites autrement plus sérieuses à l'encontre des organisateurs de la rave de Lieuron, à la condition évidemment qu'ils soient identifiés. L'article 223-1 du code pénal sanctionne ainsi la mise en danger de la vie d'autrui. Elle est définie comme "le fait d'exposer directement autrui à un risque immédiat de mort ou de blessures de nature à entraîner une mutilation ou une infirmité permanente par la violation manifestement délibérée d'une obligation particulière de sécurité ou de prudence imposée par la loi ou le règlement". Il ne s'agit plus cette fois d'une modeste contravention, mais d'un délit puni d'un an d'emprisonnement et de 15000 euros d'amende.

Ce délit a déjà été utilisé pour sanctionner les organisateurs d'une rave party. La cour d'appel de Paris a ainsi jugé, dans une décision du 31 mai 2000, que la violation de la réglementation sur les lieux ouverts au public mettait en danger la vie d'autrui, en raison de la "surpopulation de personnes dans les lieux qui ne sont pas aménagés à cet effet" et du "manque de dispositif particulier pour la sécurité des personnes" qui pouvait "s'avérer désastreux". Il ne fait guère de doute que cette jurisprudence pourrait directement permettre de sanctionner un comportement plus grave, les organisateurs de la rave de Lieuron ne pouvant ignorer le danger épidémiologique d'un tel rassemblement et n'ayant fait aucun effort pour inciter les participants à respecter les gestes barrières. 

A ces peines traditionnelles s'ajoute une sanction propre aux rave parties. L'article L 211-15 du code de la sécurité intérieure autorise en effet la saisie du matériel utilisé, et notamment du matériel sonore, pour une durée de six mois, en vue de sa confiscation par le tribunal. Or les organisateurs de rave parties ne sont généralement pas de gentils jeunes gens amateurs de musique, mais des professionnels du secteur ayant investi dans un matériel sonore extrêmement onéreux. La confiscation de celui-ci met donc fin brutalement à l'activité de l'entreprise, et a certainement une portée dissuasive pour les autres professionnels. 

Les sanctions sont possibles, et elles peuvent être lourdes. Il n'en demeure pas moins que le dommage le plus grand causé par cette rave-party réside dans l'image qu'elle a donnée. Elle a d'abord contribué à donner l'impression que la jeunesse veut ignorer le danger que représente un tel rassemblement, se conduisant ainsi avec une joyeuse inconscience. Or les jeunes ne sont pas nécessairement plus imprudents que les moins jeunes, et les participants à cette rave party ne représentent qu'une infime minorité de la jeunesse. Cette rave party a aussi, et surtout, donné l'impression d'un Exécutif dépassé, attentiste, plus enclin sanctionner les petites transgressions que les grandes violations de l'état d'urgence sanitaire. En terme d'image, la rave party de Lieuron tient plutôt du cauchemar.



Sur les rave parties : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 12, section 1 § 2 B

mercredi 30 décembre 2020

Liberté Libertés Chéries vous souhaite une heureuse année 2021

Liberté Libertés Chéries remercie ses lecteurs et ses invités qui ont contribué au débat sur les libertés durant une année 2020 où il s'est révélé à la fois vif et passionnant. 

Pour leur souhaiter une excellente année 2021, elle leur offre en étrennes cet extrait des Indes Galantes de Jean-Philippe Rameau, la "danse du grand calumet", celle qui fait venir la paix sur les "forêts paisibles" des libertés publiques.

 


 

Danse du grand calumet ("Forêts paisibles")

Les Indes Galantes. Jean-Philippe Rameau

Orchestre Cappella Mediterranea, direction Leonardo Garcia Alarcon

Mise en scène : Clément Cogitore

Chorégraphie : Bintou Dembele

Opera Garnier, octobre 2019



samedi 26 décembre 2020

Le portrait-robot ou les limites du droit à l'information


Dans son arrêt Sellami c. France rendu le 17 décembre 2020, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) considère que la condamnation d'un journaliste pour recel de secret professionnel n'emporte pas violation de l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, celui-là même qui garantit le droit à l'information. Une telle décision ne plaira sans doute pas au monde de la presse, toujours enclin à revendiquer une liberté d'expression absolue, et qui avait pourtant trouvé dans la jurisprudence européenne un soutien relativement puissant. Il semble aujourd'hui que celle-ci cherche un nouvel équilibre entre le droit à l'information et les secrets protégés par l'Etat.

Le requérant, journaliste au Parisien, a été condamné par les juges français pour recel de violation du secret professionnel. A la suite de trois viols commis en quelques jours, à Paris et en région parisienne, à la fin décembre 2011, il avait publié un portrait-robot établi par les services de l'identité judiciaire après la première agression. Hélas, ce premier portrait ne correspondait pas du tout à la personne recherchée, et la police avait été inutilement assaillie de nombreux appels de personnes prétendant la reconnaître. Elle avait ensuite été contrainte de publier un appel à témoin sur la base d'une photo représentant le suspect de manière certaine. La publication du portrait-robot erroné avait donc ralenti l'enquête. Bien entendu, il avait été impossible d'identifier l'auteur de la fuite, le journaliste ayant invoqué le secret des sources. 

L'article 321-1 du code pénal définit le recel comme "le fait de dissimuler, de détenir ou de transmettre une chose, ou de faire office d'intermédiaire afin de la transmettre, en sachant que cette chose provient d'un crime ou d'un délit". Certes, celui qui a transmis le portrait-robot au journaliste n'a pas été identifié, mais les juges français, et notamment la Cour de cassation, ont admis qu'il ne pouvait s'agir que d'une personne travaillant au sein des forces de police, c'est-à-dire nécessairement soumise au secret professionnel. 


Secret professionnel ou secret de l'instruction


Pour le requérant, ces poursuites pour recel de violation du secret professionnel constituent une atteinte au principe de prévisibilité de la loi. Il estime en effet qu'un journaliste ne saurait être poursuivi que pour violation du secret de l'instruction, sur le fondement de l'article 38 de la loi du 29 juillet 1881. Mais le commissaire D., en charge de l'enquête et particulièrement furieux de cette publication, avait pu ainsi se porter partie civile et demander de substantiels dommages et intérêts. 

Comme on pouvait s'y attendre, la CEDH considère que l'existence d'un délit de presse sanctionnant la violation du secret de l'instruction n'a pour effet d'interdire de diligenter des poursuites sur le fondement du recel de violation du secret professionnel. La Cour a d'ailleurs déja considéré, dans sa décision Hacquemand c. France du 30 juin 2009, que le choix de l'article 321-1 du code pénal répond à l'exigence de prévisibilité de la loi. Comment pourrait-il en être autrement, dès lors que le journaliste ne pouvait ignorer que sa source violait le secret professionnel en lui communiquant le portrait-robot ?

En statuant ainsi, la CEDH reconnaît que deux des conditions posées par l'article 10 de la Convention européenne soit remplies : l'ingérence dans la liberté d'expression du journaliste est prévue par la loi et elle répond à but légitime, puisqu'il s'agit d'empêcher la divulgation d'informations confidentielles. 



Les amours de journaux. Salvatore Adamo, 1968


Le débat d'intérêt général

 

Reste la troisième et plus délicate condition à l'ingérence dans la liberté de presse : sa "nécessité dans une société démocratique". En l'espèce, le requérant estime que son article s'analyse comme une contribution au débat d'intérêt général. On se souvient en effet que la CEDH avait utilisé cette notion purement prétorienne pour faire prévaloir la liberté de l'information sur les secrets protégés. Dans l'arrêt Morice c. France du 23 avril 2015, elle avait ainsi considéré que "des propos relatifs au fonctionnement du pouvoir judiciaire" se rattachaient à un débat d'intérêt général nécessaire dans une société démocratique, la presse jouant précisément un rôle de "chien de garde" de la démocratie .Par la suite, la Cour avait considérablement élargi l'espace de ce débat d'intérêt général, l'appliquant notamment à la révélation de "l'enfant caché" du prince Albert de Monaco. A priori, le fait de rendre compte d'une affaire pénale relève donc du "débat d'intérêt général". 

L'arrêt Sellami s'inscrit toutefois dans une jurisprudence plus restrictive, qui refuse désormais de faire prévaloir la liberté de presse dans deux situations bien précises, qui sont réunies dans la décision. 

 

La déontologie du journaliste

 

La première touche directement à la déontologie du journaliste qui doit vérifier l'exactitude des informations qu'il publie (par exemple : CEDH, 21 janvier 1999, Fressoz et Roire c. France). Dans le cas présent, le portrait-robot réalisé à l'aide d'une description faite par une seule victime, ne correspondait plus, au moment de sa publication, au signalement de l'auteur présumé des faits. Or, le journaliste l'a présenté comme correspondant au signalement du violeur en série, sans vérifier sa fiabilité.


Le sensationnalisme

 

Ceci nous conduit à la seconde situation dans laquelle la Cour écarte la prééminence de la liberté de presse, celle de la recherche exclusive du sensationnalisme. Elle est d'ailleurs liée à l'absence de préoccupation déontologique. Le journaliste cherchait le "scoop". Il s'agissait de satisfaire la curiosité des lecteurs, fût-ce au prix de la rigueur professionnelle.

Dans l'arrêt Bédat c. Suisse du 29 mars 2016, la CEDH était déjà saisie de la manière dont un journal avait rendu compte d'un fait divers. Elle notait alors que "le style de l'article ne laisse aucun doute sur l'approche sensationnaliste que le requérant a entendu donner à son article". Dans l'affaire Sellami, la Cour se place davantage sur le terrain des choix éditoriaux, notant que la publication du portrait-robot s'accompagne d'une "mise en scène particulière", présentée "dans une colonne spécifique, sur un fond de couleur différente", et titrée : "Il agit comme un prédateur". De toute évidence, la démarche relevait du sensationnalisme.

L'arrêt Sellami illustre ainsi une évolution du droit européen qui tend à se soustraire à une influence américaine devenue très prégnante. Alors que la jurisprudence de la CEDH s'inspirait largement d'une conception absolutiste de la liberté de presse inspirée du Premier Amendement, elle tend aujourd'hui à reprendre son autonomie. Si la liberté de presse est indispensable à la démocratie, elle ne doit pas pour autant prévaloir sur la protection de la justice ou de la vie privée des personnes. La Cour européenne refuse ainsi la confusion entre l'intérêt public et l'intérêt du public, protégeant ainsi in fine la qualité de la presse. 


Sur le débat d'intérêt général : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 8, section 4 § 1, B, c.