« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 11 août 2020

Le Conseil constitutionnel, fossoyeur des mesures de sûreté

Après la loi Avia sur les contenus haineux sur internet, c'est au tour de la loi instaurant des mesures de sûreté à l'encontre des auteurs d'infractions terroristes à l'issue de leur peine d'être vidée de son contenu par le Conseil constitutionnel. Après sa décision intervenue le 7 août 2020, la loi du 10 août 2020 a été publiée le 11, amputée de trois articles sur quatre. L'unique survivant de ce naufrage porte sur le suivi socio-judiciaire de ces personnes, disposition qui ne modifie pas sensiblement le droit positif.

Le désastre était pourtant annoncé, notamment par l'avis du Conseil d'Etat du 11 juin 2020. Le Président de l'Assemblée nationale avait lui-même des doutes, comme en témoigne le fait qu'il avait saisi le Conseil constitutionnel d'un texte porté par la présidente de la Commission des lois Yael Braun-Pivet (LaRem) et votée par la majorité LaRem. 

Sur le fond, la décision est brève car le Conseil se fonde sur un motif unique, qui permet de déclarer inconstitutionnel la quasi-totalité du texte. 

Rappelons qu'il s'agissait d'ajouter au code de procédure pénale une disposition prévoyant que lorsqu'une personne était condamnée à une peine supérieure ou égale à cinq ans pour des faits liés au terrorisme, ou à trois ans dans le cas d'une récidive légale, la juridiction de la rétention de sûreté pouvait, sur réquisitions du procureur de la République, ordonner une mesure de sureté à la fin de l'exécution de la peine. Encore fallait-il que la personne condamnée "présente une particulière dangerosité caractérisée par une probabilité très élevée de récidive et par une adhésion persistante à une idéologie ou à des thèses incitant à la commission d’actes de terrorisme". Une ou plusieurs mesures pouvaient alors être prises, telles que le placement sous surveillance électronique, l'obligation de pointage régulièrement auprès des autorités de police, l'obligation de résidence dans un lieu déterminé, l'interdiction de se livrer à certaines activités ou de fréquenter certains lieux, voire le respect d'une prise en charge éducative ou psychologique "destinées à permettre la réinsertion et l'acquisition des valeurs de la citoyenneté".

 

Peine et mesure de sûreté


Le Conseil commence par affirmer que ces mesures ne sauraient s'analyser ni comme une peine ni comme une sanction, mais qu'elles relèvent de la catégorie des mesures de sûreté. L'objet n'est pas de punir l'auteur de l'infraction, qui a déjà purgé sa peine, mais de prémunir la société contre la dangerosité de certains individus à travers une diversité de mesures qui ont pour point commun d'être privatives ou restrictives de liberté. Ces mesures de sûreté sont déjà bien connues du droit positif, avec notamment la rétention de sûreté qui vise à prévenir la récidive dans le cas de crimes graves, l'assignation à résidence sous état d'urgence, ou l'hospitalisation psychiatrique sans le consentement de la personne. Le Conseil constitutionnel admet, dans sa décision du 21 février 2008, qu'elles participent à l’objectif constitutionnel de « prévention des atteintes à l'ordre public, nécessaire à la sauvegarde de droits et principes de valeur constitutionnelle ». 

Si les mesures de sûreté ne sont pas de même nature que les peines pénales, les régimes juridiques tendent toutefois à se rapprocher. La gravité même de la rétention de sûreté a ainsi conduit le Conseil, dans cette même décision de février 2008, à affirmer que cette mesure ne saurait être appliquée aux personnes déjà condamnées. Ce principe de non-rétroactivité vidait largement la loi de son contenu effectif, puisqu'elle ne pouvait pas être utilisée pour empêcher la sortie de détenus déjà lourdement condamnés. De même, certaines mesures de sûreté sont, en fait, prononcées par le juge pénal comme peines complémentaires, voire dans le cadre de l'application des peines.

 

 Complainte du Conseil constitutionnel

Le fossoyeur. Georges Brassens. Archives INA. 16 mars 1969

 

"Une rigueur non nécessaire"

 

Ce rapprochement entre les deux régimes juridiques s'étend à leur contrôle. Toute mesure qui porte atteinte à la liberté individuelle, peine ou mesure de sûreté, doit en effet "respecter le principe, résultant des articles 9 de la Déclaration de 1789 et 66 de la Constitution, selon lequel la liberté individuelle ne saurait être entravée par une rigueur qui ne soit nécessaire", principe déjà affirmé dans la décision de 2008. Et c'est précisément sur ce point que le Conseil constitutionnel fonde sa censure.

Il s'assure que le législateur a opéré une conciliation satisfaisante entre, d'une part, la prévention des atteintes à l'ordre public nécessaire à la sauvegarde de droits et principes de valeur constitutionnelle et, d'autre part, l'exercice des libertés constitutionnellement garantie. Or les mesures de sûreté envisagées par la loi portent atteinte à bon nombre de libertés, parmi lesquelles la liberté d'aller et venir, le respect de la vie privé, la liberté individuelle dont l'article 66 confie la garantie au juge judiciaire. Le Conseil s'assure donc que ces libertés ne sont pas entravées par une rigueur "excessive".

Le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 7 août 2020, énumère précisément tout ce qui lui semble excessif dans la loi qu'il contrôle. Il affirme d'abord que les mesures envisagées portent atteinte à bon nombre de libertés fondamentales. La durée de ces mesures en accroît la rigueur, puisqu'elles peuvent être prolongées pendant une dizaine d'années, sans d'ailleurs qu'il soit nécessaire de démontrer des éléments nouveaux de dangerosité. Enfin, elles sont prononcées, non pas au regard de la peine prononcée mais au regard de la peine encourue, la conséquence étant que les mesures de sûreté pouvaient être identiques pour une personne condamnée à une lourde peine de prison ferme et pour une personne condamnée avec sursis. De tous ces éléments, le Conseil déduit que les mesures de sûreté envisagées entravent les libertés avec une rigueur excessive.

C'était exactement la crainte du Conseil d'Etat qui, dans son avis, affirmait : "Il subsiste des interrogations sur le caractère nécessaire et adapté du dispositif tel qu’il est proposé. Il est en effet difficile de répondre avec certitude à la question de savoir si le texte, dans l’état dans lequel il est soumis à l’examen du Conseil d’Etat, opère (...) une conciliation équilibrée entre la prévention des atteintes à l’ordre public et le principe selon lequel la liberté personnelle ne saurait être entravée par une rigueur qui ne soit nécessaire". Lorsque le Conseil d'Etat affirme qu'il "subsiste des doutes", c'est bien qu'en réalité, il n'a aucun doute sur l'inconstitutionnalité, la formule couvrant l'hypothèse peu probable d'un revirement jurisprudentiel.

Le Conseil constitutionnel reprend exactement cette analyse, en s'efforçant toutefois de ne pas trop accabler les auteurs de la loi. Il écarte en effet la critique du Conseil d'Etat qui émettait des doutes sur l'utilité de l'ensemble du dispositif, alors qu'une bonne quinzaine de lois ont précisément pour unique objet de prévenir les actes de terrorisme, y compris par le suivi des personnes condamnées. Il est tout de même plus élégant de sanctionner la loi pour les mesures qu'elle met en oeuvre que pour son principe même.

Comme pour la loi Avia, on est évidemment conduit à s'interroger sur les causes de l'aveuglement ou l'entêtement des parlementaires qui ont voté un texte qu'ils savaient être porteur d'un gros risque juridique. Doit-on parler d'ignorance ? De légèreté ? D'une immense fatuité qui conduit à écarter avec mépris les signaux d'alerte ? A moins qu'il ne s'agisse d'une opération particulièrement perverse de communication. On donne alors quelques satisfactions rhétoriques aux alliés de droite en votant un texte qui leur donne satisfaction. S'il est finalement déclaré inconstitutionnel, ce n'est pas la faute de la majorité LaRem, c'est celle du Conseil. Ce serait sans doute la pire des explications, car nous serions alors confrontés à une instrumentalisation parfaitement cynique du contrôle de constitutionnalité, voire de la Constitution elle-même.

 

samedi 8 août 2020

Les Invités de LLC - Serge Sur : Le Parquet national financier et la séparation des pouvoirs : Chefs-d'oeuvre en péril

Tribune du Professeur Serge Sur, publiée dans Le Monde le 4 août 2020. Réduite pour des raisons éditoriales, cette tribune est publiée ci-dessous dans sa version originale, plus développée.

 

Depuis quelques semaines, le PNF est dans la tourmente. Il est accusé, par des avocats, par des responsables politiques, par les médias qu’ils inspirent, d’un véritable abus de pouvoir. Il aurait, en collectant les fadettes d’un certain nombre d’entre eux, en géolocalisant le plus célèbre, devenu depuis Garde des Sceaux, enfreint le secret professionnel des avocats.  Leurs réactions indignées ont provoqué l’émotion de la présidence et de la garde des sceaux de l’époque. Le président de la République, garant de l’indépendance de l’autorité judiciaire, a demandé l’avis du CSM sans que le contenu de sa demande soit public. La ministre de la Justice a saisi l’Inspection générale de la Justice d’une inspection sur les investigations du PNF. L’origine de cette agitation repose sur une déclaration faite par Mme Eliane Houlette, ancienne directrice du PNF, devant une commission d’enquête de l’Assemblée nationale au sujet des pressions dont elle aurait pu faire l’objet dans l’affaire Fillon. Elle a, en réponse à une question, estimé que les demandes de remontées de la procureure générale étaient d’une fréquence inhabituelle.

 

Derrière François Fillon, Nicolas Sarkozy

 

Ce propos a été immédiatement détourné et interprété comme l’aveu d’une enquête dévoyée et menée dans le cadre d’une conspiration politique contre François Fillon. Alors qu’il venait d’être lourdement condamné, l’un de ses avocats s’est précipité sans vergogne dans la brèche et devant les caméras pour dénoncer ladite conspiration. En réalité, derrière l’affaire Fillon en instance d’appel, l’émotion des politiques et des avocats a une autre dimension politique : celle de l’affaire Sarkozy-Bismuth, qui doit être débattue devant un tribunal correctionnel d’ici quelques semaines. Il faut en effet y voir une préparation d’artillerie pour protéger Nicolas Sarkozy, préparation médiatique qui coïncide avec la publication d’un nouveau livre de l’ancien président exaltant son œuvre. Ainsi le délit et le scandale ne sont apparemment pas qu’il ait utilisé un pseudonyme, usurpant au passage l’identité d’une personne qui n’y pouvait mais : il est que le PNF enquête sur cette affaire qui, rappelons-le, est liée à une incrimination de trafic d’influence et corruption. Les faussaires s’indignent, les avocats se drapent. Le PNF, voici le coupable ! Mais qui est dupe ?

 

Probablement pas les citoyens. En revanche, on peut s’interroger sur les réactions des autorités publiques, président, garde des sceaux, inspection générale de la justice qui ont implicitement appuyé cette offensive en jetant le soupçon sur le PNF. Sont-ils dupes ou complices ? Sans faire de procès d’intention, on peut et même on doit constater que ces réactions constituent autant d’atteintes à l’indépendance de la justice et donc à la séparation des pouvoirs - atteintes émanant, hélas, des autorités qui ont pour mission de les protéger. 

 


La conception présidentielle de la séparation des pouvoirs

 Je dis ce que je veux, je fais comme je veux. Antoine. 1966

 

 

Trois atteintes à la séparation des pouvoirs

 

La première atteinte est due au président de la République. Il est, aux termes de l’article 64 de la Constitution, le garant de l’indépendance de l’autorité judiciaire. Le parquet relève de cette autorité judiciaire, même si son indépendance est problématique, et là réside sans doute le cœur du problème, on va y revenir. Mais à première vue, face à des attaques aussi directes contre le PNF, on attendait du président qu’il rappelle urbi et orbi l’indépendance de la justice. Que nenni ! Il saisit le CSM, laissant ainsi penser qu’il n’y a pas de fumée sans feu. D’autant plus qu’il ne communique pas le texte de sa demande au CSM, dont l’intéressée même, auditionnée par le CSM, n’est pas destinataire. C’est désinvolte, cela accrédite le soupçon et cela fait douter de la volonté du président de défendre l’institution. Il est vrai qu’il y a de tristes précédents, François Mitterrand s’étonnant de l’action d’un juge d’instruction envers Bernard Tapie ou reconnaissant avoir ralenti la justice en faveur de René Bousquet, le héros de la rafle du Vel d’Hiv’. Le président de la République garant de l’indépendance judiciaire, c’est déjà, en soi, une atteinte à la séparation des pouvoirs, et la garantie risque fort de se retourner en gardiennage.

 

La deuxième atteinte est le fait de la garde des sceaux, qui saisit l’Inspection générale de la justice, sans davantage rendre publics les termes de la mission. L’IGJ, instituée en 2016 par le Premier ministre Manuel Valls, est un organe administratif. Anomalie en soi, un organe administratif qui inspecte des autorités judiciaires ! Malheureuse séparation des pouvoirs. Il est vrai que la Cour de cassation a obtenu d’être exonérée de ses diligences, mais pourquoi pas les autres juridictions ? Ne s’agit-il pas d’une ingérence incongrue dans le fonctionnement de l’institution judiciaire ? Surtout dès lors qu’il s’agit d’une affaire individuelle, d’une affaire en cours, en instance de jugement ? S’ajoute à ce vice initial le fait que le nouveau garde des sceaux, qui sera destinataire des résultats de l’inspection, est l’un de ceux concernés par son objet. Alors avocat, il avait porté plainte pour le suivi téléphonique dont il avait été l’objet. Il a certes retiré sa plainte après sa nomination, mais le conflit d’intérêts subsiste manifestement. Il serait sage d’annuler cette demande d’inspection, à laquelle en toute hypothèse Mme Houlette refuse à juste titre de coopérer.

 

La troisième atteinte procède de l’inspection générale elle-même. Elle n’est pas en effet tenue de procéder à cette inspection, qui est pour elle une simple faculté. Le décret qui l’institue   précise en effet que l’ISG « peut » effectuer des inspections, ce qui implique qu’elle puisse s’y refuser. C’est ce qu’elle aurait dû faire, puisqu’elle n’a pas à connaître des actes juridictionnels et qu’elle est conduite à interférer avec une affaire en cours. C’est ce que lui rappelle la lettre de Mme Houlette, rendue publique par Le Monde. Là encore, le principe de séparation des pouvoirs aurait dû conduire l’IGJ à s’abstenir. 

 

Derrière les atteintes ponctuelles, une atteinte structurelle à la séparation des pouvoirs

 

La question soulevée par cette affaire est plus grave que la conjoncture. Elle est, parmi d’autres, un révélateur d’une lacune criante des institutions françaises : l’absence d’un pouvoir judicaire. L’atteinte à la séparation des pouvoirs est alors structurelle. N’évoquons ici que la situation du parquet. Les membres du parquet relèvent de l’autorité judicaire en droit français, mais la Cour européenne des droits de l’homme leur refuse la qualité de magistrat, parce qu’ils ne sont pas réellement indépendants. Outre qu’ils sont nommés par le président de la République sur avis du CSM, ils sont soumis à l’autorité hiérarchique du garde des sceaux, ce qui est une évidente limite de leur indépendance. Si l’on veut que la justice soit respectée et qu’elle se respecte elle-même, il faut qu’elle soit réellement indépendante, ce qui est une condition de son impartialité. La tentation est grande pour les pouvoirs publics de s’ingérer dans les affaires de la justice, et ils n’y cèdent que trop. L’époque est aux états d’urgence. Il y a clairement un état d’urgence judicaire. On n’y fera face que par une réforme constitutionnelle reconnaissant un authentique pouvoir judiciaire, totalement coupé de la présidence aussi bien que du gouvernement et conforme, enfin, à la séparation des pouvoirs telle que conçue par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, composante de la Constitution.
 
Serge Sur
Professeur émérite de l'Université Panthéon-Assas (Paris 2).

mercredi 5 août 2020

Bioéthique : un projet en trompe l'oeil


Le projet de loi relatif à la bioéthique a été voté en seconde lecture par l'Assemblée nationale le 29 juillet 2020. Il a obtenu 60 voix favorables, 37 défavorables et 4 abstentions, ce qui signifie que 101 députés s'intéressent à cette question sur 577. Le parcours de ce texte se caractérise par son extrême lenteur. Déposé sur le bureau de l'Assemblée le 16 octobre 2019, il a été une victime collatérale du Covid-19 et ses débats ont été reportés jusqu'à l'été 2020. Le Sénat, quant à lui, ne se prononcera en seconde lecture que dans quelques mois, probablement au début de l'année 2021. Il est vrai que le projet bioéthique est l'un des rares textes auxquels le gouvernement n'a pas cru utile d'infliger la procédure accélérée.

Cette lenteur est évidemment regrettable si l'on considère que l'article 47 de la précédente loi de bioéthique, celle du 7 juillet 2011, prévoyait qu'elle ferait "l'objet d'un nouvel examen d'ensemble par le Parlement dans un délai maximal de sept ans après son entrée en vigueur". Rappelons que les lois bioéthiques ont pour particularité d'avoir une "clause de revoyure" imposant un réexamen périodique, afin de réévaluer régulièrement le droit à l'aune de l'évolution des moeurs comme des techniques.

Dans le cas présent, le débat politique sur le projet a été modeste, sans doute occulté par la crise sanitaire. Une communication soigneusement élaborée a ainsi pu se déployer sans difficulté, présentant le texte comme une audacieuse réforme de société. A la lecture de la presse, il faut préférer celle du projet de loi. Et force est de constater qu'il est loin d'être révolutionnaire. Les avancées qu'il propose en termes de libertés sont limitées, parfois timorées, et s'analysent même parfois comme de véritables reculs.


Le droit d'accès aux origines


Envisageons d'abord "le droit d'accès aux origines", dont serait désormais titulaire tout enfant issu d'un don de gamètes ou d'embryon.  Un nouvel article L 2143-2 du code de la santé publique lui permettrait "s'il le souhaite, d'accéder à sa majorité à l’identité du tiers donneur". Sans doute, mais il ne s'agit pas réellement d'un droit. Sur le plan juridique, il s'agit de la rencontre entre deux volontés, car cette identité ne peut être communiquée que "sous réserve du consentement exprès du donneur", exprimé au moment de la demande. Cette restriction est parfaitement fondée, dès lors que le donneur a, lui aussi, une vie privée qu'il a le droit de protéger.

Il reste à se demander quelles seront les suites d'un droit aussi cosmétique. Imaginons la situation de l'homme qui a fait un don de sperme anonyme par pur altruisme, et qui voit arriver, vingt ans plus tard, une demande d'accès aux origines formulée par l'enfant né avec ses gamètes. Avait-il envisagé une telle hypothèse ? On peut penser que les donneurs réfléchiront désormais longuement avant de procéder au don, peut-être même y renonceront-ils, pour ne pas être importunés vingt ans plus tard par des questions auxquelles ils n'auront pas envie de répondre ? Non seulement, il n'y a pas véritablement "droit d'accès aux origines", mais la procédure risque de dissuader les donneurs.

D'une certaine manière, cette disposition résume l'ensemble du projet de loi. Les droits des femmes sont traités de la même manière : en trompe-l'oeil.


L'ouverture de l'AMP aux femmes seules


L'ouverture de l'AMP aux femmes seules ou vivant en couple homosexuel ne fait que donner une garantie juridique à une pratique déjà largement utilisée. De manière très concrète, une femme seule pouvait déjà se rendre en Belgique ou dans un autre pays proche pour bénéficier d'une insémination avec donneur (IAD). En France même, il n'était pas rare que cette IAD soit pratiquée à partir du sperme d'un proche, de manière plus ou moins clandestine. La femme déclarait ensuite sa grossesse tout à fait normalement, car il n'est pas interdit à une femme seule d'avoir un enfant. Cette reconnaissance juridique évitera précisément ces pratiques plus ou moins opaques mais ne changera rien à la situation juridique de l'enfant à naître.

L'intérêt essentiel de cette évolution ne réside pas dans le fait que les femmes seules ou homosexuelles pourront désormais bénéficier d'une AMP, mais plutôt dans la justification apportée par le législateur. Celui-ci ne justifie plus l'AMP par l'infertilité, médicalement constatée, d'un couple, mais sur l'exigence d'un "projet parental". En effet, une femme seule ou en couple qui demande à bénéficier d'une IAD n'est pas nécessairement infertile, mais il est évident qu'elle porte un projet parental.

Ce projet parental n'est pas seulement une déclaration de volonté. Il doit être présenté et défendu par l'intéressée ou le couple intéressé. La candidate à l'AMP doit ainsi faire l'objet d'une "évaluation médicale et psychologique". Le Conseil d'Etat, dans son avis, fait observer que l'équipe médicale peut ainsi différer l'AMP, voire refuser de la pratiquer, si elle considère que le "projet parental" n'est pas clairement établi.

Unto us a Child is born
Le Messie. Haendel. London Symphony Orchestra. Direction : Sir Colin Davis


Le refus de l'insémination post mortem


Une femme seule a désormais le droit de se faire inséminer par un donneur anonyme, mais, étrangement, une femme devenue seule parce qu'elle est désormais veuve n'obtient pas le droit de se faire inséminer avec gamètes de son mari décédé.  Le Conseil d'Etat avait pourtant déclaré qu'"aucun obstacle juridique ne s'opposait" à la légalisation de cette pratique, dans son rapport de 2018 et, dans son avis portant sur le projet de loi, il s'était prononcé en faveur de l'insémination post-mortem, "dans un souci de cohérence d’ensemble de la réforme".

Dans une ordonnance de référé du 31 mai 2016, le juge des référés de ce même Conseil d'Etat avait même enjoint à l'Assistance publique d'exporter vers une clinique espagnole le sperme de l'époux de la requérante, jeune femme de nationalité espagnole, veuve d'un Italien décédé à Paris. Le juge avait alors précisé que cette insémination post mortem était licite, si des "circonstances particulières" la rendaient possible, notamment le fait que la requérante ait la nationalité d'un pays qui l'autorise. C'était admettre implicitement qu'aucun problème éthique ne s'opposait à une telle opération.

Aurore Bergé, rapporteur du texte à l'Assemblée nationale a pourtant refusé l'insémination post-mortem, en affirmant qu'elle n'est pas "éthiquement souhaitable". On ne sait pas exactement comment elle fonde cette affirmation, mais il ne fait aucun doute que l'éthique est un paravent commode pour cacher un choix purement politique. Au moment où Emmanuel Macron promettait la réforme de l'AMP, LaRem s'affirmait ni de droite, ni de gauche. Aujourd'hui, alors que la réforme, qui avait pris beaucoup de retard, est en cours d'adoption, les choses ont bien changé. Il convient de ne pas effaroucher les nostalgiques de "La Manif pour tous", de ne pas perdre les voix de droite après avoir perdu celles de gauche.

Mais ce choix politique n'est pas sans risque juridique. Ne peut-on voir une discrimination dans ce refus de l'insémination post-mortem ? Est-il absolument équitable d'autoriser une femme seule à faire un enfant avec le sperme d'un parfait inconnu en interdisant une veuve de porter l'enfant de son conjoint décédé ? Cette question ne semble pas avoir été posée.


Droit de la filiation et GPA : la punition


Certaines dispositions de la loi constituent un véritable retour en arrière par rapport au droit positif. Le projet de loi introduit ainsi dans le code civil un nouvel article 47-1 ainsi rédigé : "Tout acte de l’état civil ou jugement étranger, à l’exception des jugements d’adoption, établissant la filiation d’un enfant né à l’issue d’une convention de gestation pour le compte d’autrui ne peut être transcrit sur les registres en ce qu’il mentionne comme mère une femme autre que celle qui a accouché ou lorsqu’il mentionne deux pères".

Cette disposition a pour finalité de réduire à néant la jurisprudence récente de la Cour de cassation. Dans trois décisions du 18 décembre 2019, la Première chambre civile avait en effet affirmé qu'une gestation pour autrui (GPA) conforme au droit de l'Etat où elle a été effectuée ne fait pas, à elle seule, obstacle à la transcription sur les registres français de l'acte de naissance d'un enfant désignant à la fois le parent biologique et le parent d'intention.

Le projet de loi interdit au contraire au parent d'intention de figurer sur le registre d'état civil. On en revient ainsi à l'état du droit antérieur, celui-ci n'ayant plus d'autre option que d'adopter l'enfant de son conjoint pour créer le lien juridique. Encore ne s'agit-il que d'une adoption simple, puisqu'il est pratiquement impossible de démontrer que les liens avec la mère porteuse sont coupés. Aux yeux du droit français, la renonciation par une mère porteuse américaine de son lien de filiation avec l'enfant, renonciation opérée devant un juge, ne suffit pas à autoriser l'adoption plénière par le parent d'intention.

De toute évidence, le projet de loi vise ainsi à punir les parents qui recourent à la GPA, conformément à une idéologie traditionnelle, pour ne pas dire traditionnaliste, qui fait prévaloir le lien biologique sur tout autre lien. Mais c'est évidemment l'enfant qui est puni, enfant qui n'est pas responsable de la manière dont il a été conçu et qui, toute sa vie, devra en supporter les conséquences. Sur ce point, le projet de loi est loin d'être libéral. Il est même "réactionnaire" au sens premier du terme puisqu'il s'agit de revenir à une situation antérieure aux évolutions du droit positif.

Cette restriction pourra-t-elle tenir très longtemps ? Certes, la CEDH, sollicitée pour avis par l'Assemblée plénière, a décidé, le 10 avril 2019, de laisser les Etats choisir le mode d'établissement de la filiation du parent d'intention, entre la transcription directe dans les registres d'état civil français ou l'adoption. Mais c'est aussi la CEDH qui a affirmé que les parents sont ceux qui apportent aux enfants "l’environnement dans lequel ils vivent et se développent et (...) qui ont la responsabilité de satisfaire à leurs besoins et d’assurer leur bien-être". Et la CEDH n'est jamais insensible à l'intérêt supérieur de l'enfant, contrairement au législateur français.

Le projet de loi est d'abord un exercice de communication. On met l'accent dans les médias sur l'ouverture de l'AMP aux femmes seules et aux couples de lesbiennes, et l'on affirme mener à bien une grande réforme de société, même si elle a des effets relativement modestes. Mais ce que l'on donne aux femmes d'une main, on le leur retire de l'autre, puisque celles qui auront recours à la GPA à l'étranger se voient privées d'un droit dont elles disposaient depuis fin 2019. Ce second volet du projet est moins médiatisé, évidemment, ne serait-ce que parce que la presse ignore tout de la jurisprudence de la Cour de cassation. Considéré sous cet angle, le projet de loi bioéthique apparaît comme un exercice improbable visant à donner satisfaction à la fois aux homosexuelles et à la Manif pour tous, qui en l'occurrence avance masquée.



vendredi 31 juillet 2020

Le Président de la République, garant de l'indépendance de l'autorité judiciaire ?

L'article 64 de la Constitution énonce que "le Président de la République est garant de l'indépendance de l'autorité judiciaire". Il doit donc protéger les juges contre toute ingérence, et par là même protéger le principe de séparation des pouvoirs garanti par l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Sa seule compétence en matière judiciaire est mentionnée dans l'article 17 de la Constitution qui lui accorde "le droit de faire grâce à titre individuel", mesure qui ne supprime pas la condamnation mais se limite à dispenser l'intéressé de tout ou partie de la peine. En dehors de cette exception, il doit s'abstenir d'intervenir dans les affaires en cours et protéger les juges lorsque leur indépendance et leur impartialité sont mises en cause.

A mi-mandat de la présidence d'Emmanuel Macron, on dispose d'un certain nombre d'éléments permettant de comprendre la manière dont il interprète l'article 64. Disons-le nettement, le seul fil conducteur en la matière est un constant mépris pour la justice. Certes, l'Elysée a affirmé le 6 juillet dernier après la nomination de Gérald Darmanin, qu'il ne ferait "jamais de commentaires sur les affaires en cours". Mais l'entourage du Président a immédiatement atténué la portée de ce communiqué et laissé filtrer qu'il "semble que les choses vont dans le bon sens". C'est sans doute l'esprit du régime de commencer par dire que l'on ne fera pas de commentaire pour "en même temps" en ajouter un qui s'analyse précisément comme une ingérence dans une affaire en cours.

Et précisément, les ingérences sont nombreuses. On pourrait se borner à les énumérer, mais il est plus intéressant de s'interroger sur ce qu'elles révèlent de la manière dont la justice est considérée depuis 2017. Et l'on pourrait résumer la situation en invoquant un seul mot : le mépris.


Affaire Jacqueline Sauvage : La remise en cause d'une décision de justice



Le décès de Jacqueline Sauvage a suscité un tweet du Président Macron, affirmant qu'elle "était devenue le symbole de la lutte contre les violences faites aux femmes. Ce combat, grande cause du quinquennat, nous continuerons sans relâche à le mener (...)". Certes, il ne s'agit pas d'une ingérence dans une affaire en cours. Il s'agit de la remise en cause de deux décisions de justice qui, toutes deux, avaient écarté la légitime défense dans le cas d'une femme qui, en 2012, avait tiré trois balles dans le dos de son mari endormi.

Il est vrai que François Hollande avait accordé une grâce partielle, puis une grâce totale en 2016. Mais il ne s'agissait pas d'une mesure destinée à remédier à une erreur judiciaire. Jacqueline Sauvage n'était pas le capitaine Dreyfus, gracié en 1899 par Emile Loubet avant d'être réhabilité par la justice en 1906. Les faits reprochés à Jacqueline Sauvage étaient parfaitement établis. Mais le Président Hollande a sans doute considéré qu'elle avait été victime d'une bien mauvaise défense. En pratiquant une défense de "rupture", en invoquant une "légitime défense différée" qui n'avait aucune chance d'être admise par les juges, ses avocates ont finalement réussi à la faire condamner à dix ans de prison, une peine bien lourde pour une femme qui subissait des violences conjugales depuis de longues années. Si les avocates avaient plaidé les circonstances atténuantes, leur cliente aurait été condamnée plus légèrement et serait rapidement sortie de prison.

En présentant Jacqueline Sauvage comme un "symbole de la lutte contre les violences faites aux femmes", le Président de la République conteste une décision de justice, usurpe une fonction de dire le droit qui ne lui appartient pas, comme s'il jouait, à lui seul, le rôle de Cour Suprême. Sur le fond, il semble considérer comme conforme au droit qu'une femme s'arroge le droit d'infliger elle-même la peine de mort à un mari violent. Or, précisément, la justice n'a rien à voir avec la vengeance privée. Il y a une justice pour punir les maris violents et c'est cette justice qui se trouve méprisée.

Le pire de l'affaire réside sans doute dans les motivations du Président. Il s'agit en fait de donner satisfaction à certains groupes féministes, largement relayés dans les médias. D'une certaine manière, le Président oppose l'opinion, ou ce qu'il croit être l'opinion, à la justice. Le problème est que l'article 64 lui impose de faire le contraire, c'est-à-dire de protéger la sérénité de la justice contre les excès de certaines campagnes médiatiques.


Affaire Sarah Halimi : l'ingérence directe dans une affaire en cours



Le 3 avril 2017, Kobili Traoré a tué Sarah Halimi le 3 avril 2017 en la défenestrant du balcon de son appartement, après lui avoir fait subir diverses tortures. Cette fois, il ne s'agit plus de circontances atténuantes mais de circonstances aggravantes, le crime étant clairement antisémite.

Or, la chambre de l'instruction de la Cour d'appel de Paris a rendu, le 19 décembre 2019, une décision qui a immédiatement suscité un large débat. Se fondant sur le rapport d'un collège d'experts, elle a en effet considéré que les conditions de mise en oeuvre de l'article 122-1 du code pénal étaient remplies. Ils ont estime que Kobili Traoré était atteint, au moment des faits, d'un trouble psychique ayant aboli son discernement, et il a été déclaré irresponsable.

Certes la décision est choquante, dans la mesure où l'état de démence de Traoré était dû à l'importance et à l'ancienneté de sa consommation de stupéfiants. Mais on ne doit pas incriminer les juges qui ne faisaient qu'appliquer le droit en vigueur. C'est si vrai qu'une mission "responsabilité pénale" pluridisciplinaire a été créée le 8 juin 2020, avec pour mission de s'interroger sur la nécessité de modifier le droit positif.

Quoi qu'il en soit, en décembre 2019, le Président de la République n'a pas hésité à intervenir dans l'affaire en cours. Et il l'a fait de Jérusalem, lors des cérémonies pour le 75e anniversaire de la libération du camp d'Auschwitz-Birkenau. Il a alors évoqué la décision de la chambre de l'instruction et a estimé que "le besoin de procès était là". C'est évidemment une pression directe sur la Cour de cassation, saisie d'un pourvoi dans cette affaire. Elle ne s'y est d'ailleurs pas trompée. La Première Présidente Chantal Arens et le Procureur général François Mollins ont immédiatement publié un communiqué, aussi bref que sévère à l'égard du Président de la République, dans lequel ils "rappellent que l'indépendance de la justice, dont le président de la République est le garant, est une condition essentielle du fonctionnement de la démocratie. Les magistrats de la Cour de cassation doivent pouvoir examiner en toute sérénité et en toute indépendance les pourvois dont ils sont saisis ».

Une nouvelle fois, le Président Macron a donc privilégié l'opinion, ou du moins une partie d'entre elle, au détriment de l'indépendance de la justice. Il s'est cru autorisé à faire une pression directe sur la juridiction suprême de l'ordre judiciaire, pression qu'elle n'a pas vraiment apprécié.




Affaire François Fillon : L'ingérence à des fins politiques



L'ingérence dans l'affaire Fillon est d'une nature un peu différente, car il ne s'agit pas d'une infraction commise par un délinquant encore inconnu la veille de son crime. Il s'agit d'une infraction de détournement de fonds publics commise par le principal adversaire d'Emmanuel Macron lors des présidentielles de 2017.

Le 10 juin 2020, Eliane Houlette, ancienne Procureur de la République Financier. était entendue à l'Assemblée nationale par la Commission d'enquête parlementaire sur les obstacles à l'indépendance de l'autorité judiciaire. En réponse à une question, elle a affirmé que, durant l'enquête préliminaire concernant François Fillon et son épouse, le PNF avait fait l'objet de multiples demandes de "remontées d'informations" par le Parquet général. Les propos d'Eliane Houlette ont immédiatement été détournés par les nostalgiques de la candidature Fillon et par certains médias ayant le goût du scandale. Ils ont vu dans l'attitude du Parquet général une volonté d'accabler François Fillon alors qu'il s'agissait au contraire d'obtenir du PNF l'ouverture rapide d'une information judiciaire.

En l'espèce, le Président de la République, garant de l'indépendance de la justice, aurait dû protéger les magistrats et protéger le Parquet financier, l'une des institutions qui fonctionne le mieux dans l'institution judiciaire. La lutte qu'il mène contre les pratiques de corruption n'a-t-elle pas rapporté à l'Etat plus de dix milliards depuis 2013 ?

Mais le Président ne semble pas aimer le PNF, ni avoir beaucoup de respect pour son travail. Loin de protéger les magistrats du Parquet, il a fait une demande d'avis au Conseil supérieur de la magistrature (CSM), lui demandant si le PNF avait pu exercer son activité en toute sérénité et à l'abri de toute pression. Il interrogeait donc le CSM sur l'affaire Fillon qui est loin d'être close, car l'intéressé fait évidemment appel contre la lourde condamnation prononcée contre lui. Si le Président de la République décide la publication de l'avis du CSM, il commettra une nouvelle ingérence dans une affaire en cours.

Cette fois, les mobiles politiques ne font guère de doute, d'autant que les avocats, à leur tour, se sont directement attaqués au PNF. Dans l'affaire "Bismuth-Sarkozy", ils ont prétendu être victimes d'écoutes téléphoniques. La réalité est que, dans une affaire connexe destinée à rechercher qui avait pu informer Nicolas Sarkozy de certains éléments du dossier, le PNF avait procédé à quelques géolocalisations et s'était fait communiquer non pas des écoutes, mais des fadettes. Mais peu importe la vérité, peu importe qu'il n'y ait jamais eu d'écoutes et peu importe que l'affaire ait été classée sans suite. L'important était de lancer l'offensive contre le PNF, à quelques mois du procès Sarkozy. Et ils ont obtenu une victoire importante lorsque le Président de la République a nommé Garde des Sceaux un avocat qui a dû retirer, le matin même de sa nomination, la plainte qu'il avait déposée contre le Parquet financier.

Depuis 2017, on ne trouve pas d'exemple du soutien du Président de la République aux magistrats qui font leur travail dans des conditions souvent extrêmement difficiles. Pour satisfaire les médias, pour se donner un rôle de "grande conscience" auprès de l'opinion, voire pour des motifs de basse politique, le Président ignore purement et simplement les responsabilités que lui impose l'article 64 de la Constitution. Hélas, cette obligation qui pèse sur le Président d'être le "gardien de l'indépendance de l'autorité judiciaire" n'est assortie d'aucune sanction. Sans doute conviendrait-il de créer une infraction de "mépris des juges", sorte de "Contempt of Court" à la française ? Nul doute que le Président de la République serait alors perçu comme un multi-récidiviste.



mardi 28 juillet 2020

Le Conseil constitutionnel saisi de la loi instaurant des mesures de sûreté à l'encontre des auteurs d'infractions terroristes


Le Président de l'Assemblée nationale, Richard Ferrand, saisit le Conseil constitutionnel de la loi instaurant des mesures de sûreté à l’encontre des auteurs d’infractions terroristes à l’issue de leur peine. L'initiative peut surprendre, car ce texte est une "fausse" proposition de loi. Comme bien souvent sous le présent quinquennat, un parlementaire LaRem est chargé de déposer une proposition de loi qui, dans les faits, émane de l'Exécutif. L'avantage réside dans le fait que la proposition est dispensée d'étude d'impact. En l'espèce, Yaël Braun-Pivet, présidente de la commission des lois, a été chargée de cette mission. On peut dès lors se demander pourquoi le président de l'Assemblée nationale, lui-même issu de LaRem, saisit le Conseil constitutionnel d'un texte voté par la majorité LaRem. Quoi qu'il en soit, on annonce qu'il sera rejoint par un groupe de sénateurs socialistes.


La libération de 150 condamnés pour terrorisme



La proposition de loi trouve son origine dans une situation qui suscite des craintes, d'ailleurs légitimes : la libération prochaine d'environ 150 détenus condamnés pour des faits liés au terrorisme islamiste. Le gouvernement souhaite exercer un contrôle sur ces personnes, dans le but d'empêcher la récidive. La finalité poursuivie est donc tout à fait louable, et même le Garde des Sceaux qui s'était opposé à ce texte à l'époque où il était avocat, y est désormais favorable expliquant aux sénateurs que sa "pensée est un cheminement".

Le texte, très court, ajoute au code de procédure pénale un nouvel article 706-25-15 prévoyant que lorsqu'une personne est condamnée à une peine supérieure ou égale à cinq ans pour des faits liés au terrorisme (ou à trois ans dans le cas d'une récidive légale), la juridiction de la rétention de sûreté peut, sur réquisitions du procureur de la République, ordonner une mesure de sureté à la fin de l'exécution de la peine. Encore faut-il que la personne condamnée "présente une particulière dangerosité caractérisée par une probabilité très élevée de récidive et par une adhésion persistante à une idéologie ou à des thèses incitant à la commission d’actes de terrorisme". Une ou plusieurs mesures peuvent être prises, telles que le placement sous surveillance électronique, l'obligation de pointage régulièrement auprès des autorités de police, l'obligation de résidence dans un lieu déterminé, l'interdiction de se livrer à certaines activités ou de fréquenter certains lieux, voire le respect d'une prise en charge éducative ou psychologique "destinées à permettre la réinsertion et l'acquisition des valeurs de la citoyenneté".


Le précédent de la rétention de sûreté



Les auteurs de la proposition s'appuient sur un précédent texte, pur produit du quinquennat de Nicolas Sarkozy. La loi du 25 février 2008 modifiée par celle du 10 mars 2010 crée en effet une rétention de sûreté. Elle consiste à maintenir enfermé, à l’issue de sa peine, un criminel présentant un risque élevé de récidive, en raison notamment de son état psychiatrique.  Elle peut s'appliquer aux personnes condamnées à un emprisonnement d'une durée égale ou supérieure à quinze ans, pour des crimes particulièrement odieux, ceux qui sont commis sur une victime mineure, mais aussi l'assassinat ou le meurtre, les actes de torture ou de barbarie, l'enlèvement ou la séquestration.

Concrètement, la rétention de sûreté n'a abouti à rien, ou à pas grand-chose. Ses effets utiles ont été largement remis en cause par des jurisprudences convergentes de la Cour européenne des droits de l'homme et du Conseil constitutionnel. Du côté du juge européen, un arrêt du 24 novembre 2011 OH c. Allemagne, la CEDH énonce qu’une telle rétention doit être considérée comme une peine pénale et prononcée par un juge. Du côté du Conseil constitutionnel, la décision du 21 février 2008 précise qu'une décision de rétention, étant une peine, ne saurait être rétroactive. Autrement dit, la rétention de sûreté ne s'est appliquée qu'aux personnes condamnées après l'intervention de la loi de 2008, et elles se comptent sur les doigts d'une seule main.

Ce précédent ne semble pas avoir été étudié par les auteurs du texte aujourd'hui déféré au Conseil constitutionnel, car il pose le même type de problèmes, d'ailleurs mis en lumière par le Conseil d'Etat dans son avis.


Le placement sous surveillance électronique mobilie (PSEM)


Concrétisé par le port d'un bracelet électronique, le placement sous surveillance électronique mobile est effectivement une mesure de sûreté, mais il ne s'applique que pendant la durée de la peine. Il s'inscrit dans une procédure de liberté conditionnelle et de suivi socio-judiciaire ou de surveillance judiciaire. Géré par l'administration pénitentiaire, le dispositif permet de s'assurer que l'intéressé respecte les obligations qui lui ont été imposées par le juge.

Dans le cas du placement sous surveillance électronique prévu par la présente loi, la décision est certes prise par la juridiction de la rétention, celle-là même qui est compétente pour les rétentions décidées sur le fondement de la loi de 2008. On peut donc en déduire qu'il s'agit d'une peine. Le problème est que le champ d'application temporel de cette peine dépasse la durée de la peine initiale prononcée par le juge lors de la condamnation pour faits de terrorisme. Elle peut en effet être renouvelée jusqu'à dix ans après que l'individu ait purgé sa peine. On doit donc se demander si la personne n'est pas condamnée deux fois pour les mêmes faits, ce qui pourrait entrainer une atteinte au principe non bis in idem.

Pour tenter de résoudre le problème, une solution serait de considérer le PSEM comme une peine complémentaire, mais cette solution viderait la loi de son intérêt immédiat. Dans ce cas en effet, la peine complémentaire doit être prononcée en même temps que la peine principale, ce qui signifie que le PSEM ne s'appliquerait pas aux 150 détenus qui doivent être prochainement libérés. En tout état de cause, s'il s'agit d'une peine pénale, elle ne saurait être rétroactive.


Les Indégivrables. Xavier Gorce. 23 septembre 2010

La nécessité du dispositif



Si l'on considère, non plus le seul PSEM mais l'ensemble du dispositif, on peut s'interroger sur sa nécessité. Le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 21 février 2008 sur la rétention de sûreté, rappelle que le législateur doit opérer une conciliation entre les atteintes aux libertés nécessitées par la sauvegarde de l'ordre public et l'exercice des libertés constitutionnellement garanties.

Dans le cas présent, il est évident que la lutte contre le terrorisme peut fonder des atteintes à la liberté de circulation des personnes. Il n'en demeure pas moins que les instruments normatifs destinés à assurer sa prévention sont déjà fort nombreux. Dans son avis, le Conseil d'Etat ne manque pas de les énumérer, mentionnant que le délit d'association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste est devenu "l'instrument essentiel" de cette prévention. Il dresse aussi une liste importante de procédures de surveillance et de suivi socio-judiciaire susceptibles d'être imposées à une personne soupçonnée de liens avec l'islam radical. La loi du 3 juin 2016 permet ainsi un suivi socio-judiciaire des personnes condamnées pour terrorisme très proche de ce qui figure dans la loi soumise au Conseil.

Est-il nécessaire d'ajouter un dispositif supplémentaire à un ensemble déjà conséquent ? Il est difficile de prédire ce que sera la position du Conseil constitutionnel. Tout au plus peut-on observer que, dans sa décision QPC du 10 février 2017, il a considéré que le délit de consultation de sites internet terroristes n'était pas nécessaire, car il existait d'autres moyens de contrôler les sites terroristes et ceux qui les consultent.

D'autres interrogations apparaissent sur ce nouveau dispositif. Est-il réellement adapté à son objet ? Il est sans doute utile de contrôler les personnes condamnées pour terrorisme, mais ce dispositif législatif ne s'étend pas aux personnes condamnées pour des infractions de droit commun, alors même qu'elles sont identifiées comme radicalisées et proches de mouvements terroristes. Or nul n'ignore que bon nombre d'actes de terrorisme sont commis par des individus connus des services de police pour des actes de délinquance et même de petite délinquance.


La mise en oeuvre du dispositif



Si le Conseil examine la mise en oeuvre de ce dispositif, la question posée est cette fois celle de la sécurité juridique. Les auteurs de la loi semblent se référer au précédent de la loi de 2008 comme si les deux procédures étaient parfaitement identiques, la dangerosité d'un individu permettant, dans les deux cas, de justifier ces mesures de sûreté.

Mais les situations sont bien différentes. Dans le cas de la rétention de sûreté issue de la loi de 2008, la dangerosité de la personne est appréciée à travers sa situation psychiatrique, le risque de récidive étant apprécié par des experts. Dans la présente loi, il ne s'agit pas d'évaluer le risque de récidive mais la persistance d'une adhésion à un projet terroriste. Mais comment peut-on effectuer cette évaluation ? On sait que les terroristes sont entraînés à pratiquer la Taqîya, pratique consistant à dissimuler ses convictions pour faire aboutir son projet. Surtout, et c'est le point essentiel, les personnes condamnées pour terrorisme ne sont pas nécessairement atteintes de maladie mentale et l'expertise psychiatrique n'est pas un instrument pertinent pour évaluer leur dangerosité.

Cette dangerosité ne peut donc être évaluée qu'au moment du procès, à partir des faits qui ont eu lieu, et non pas à partir d'une menace hypothétique. Cette constatation pourrait conduire le Conseil constitutionnel à considérer que les mesures de sûreté envisagées devraient l'être dès la condamnation initiale, comme peines complémentaires. Le seul problème est que l'objectif initial de la loi, à savoir la surveillance des 150 condamnés qui vont sortir de prison, disparaît alors totalement.

La saisine du Conseil constitutionnel devrait permettre de lever quelques incertitudes, du moins on l'espère. Mais cette loi instaurant des mesures de sûreté constitue un nouvel exemple d'une législation rédigée rapidement, sur un coin de pupitre.  Personne n'a regardé les débats juridiques qui ont entouré la loi de 2008, conduisant à la vider de son contenu. Même si la majorité actuelle est constituée de parlementaires de qualité qui savent tout sans avoir jamais rien appris, il n'est pas mauvais, parfois, de consulter les précédents, de poser les questions en termes juridiques et non pas électoraux.


vendredi 24 juillet 2020

Une querelle d'allemand

La Cour administrative d'appel de Nancy (CAA) a rendu le 9 juillet 2020 une décision affirmant clairement qu'une décision administrative ne saurait trouver son fondement juridique dans un texte rédigé en langue allemande et dépourvu de traduction officielle. Le litige trouve en effet son origine dans l'application du droit local applicable, pour certaines de ses dispositions, dans les trois départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle.


Le droit local



Le droit local comprend des lois allemandes adoptées par l'Empire allemand entre 1871 et 1918, des dispositions propres à l'Alsace-Moselle adoptée par les collectivités locales de l'époque (notamment le régime juridique de la chasse) et enfin des lois françaises postérieures à 1918 et seulement applicables dans ces trois départements. Après la première guerre mondiale, un tri a été effectué, et il a été décidé de maintenir un certain nombre de ces textes dans le droit positif local, deux lois du 1er juin 1924 ayant ainsi garanti la permanence du droit local. Il n'a pas disparu, en particulier en matière de liberté des cultes, toujours organisée selon le régime concordataire.

L'affaire soumise à la CAA de Nancy par l'Association d'éducation populaire de l'Ecole Notre-Dame de la Sainte Espérance à Mulhouse porte sur l'enseignement, même si la dimension religieuse est loin d'être absente. L'association requérante demande l'annulation d'un jugement du tribunal administratif de Strasbourg admettant la légalité du refus du préfet du Haut-Rhin d'accorder à Madame C., l'autorisation d'enseigner en école primaire. Les causes de cette décision ne sont pas mentionnées mais elles importent peu, dès lors que l'association fonde son recours sur un autre moyen.

Dès lors qu'il s'agit d'une école privée hors contrat, le droit applicable est le droit local, en l'occurrence la loi du 12 février 1873 sur l'enseignement et l'article 9 de l'ordonnance du Chancelier du 10 juillet 1873. La loi place l'enseignement sous le contrôle de l'Etat, et l'ordonnance organise une procédure d'autorisation de recrutement, le chef d'établissement devant apporter des pièces justificatives constatant " l'âge et les bonnes vie et moeurs de la personne présentée, ainsi que son aptitude à l'enseignement qui doit lui être confié".

Sag Warum. Camillo Felgen. 1959


Un défaut de traduction



Ces deux textes, cités dans les visas de la décision de la CAA, sont issus du droit allemand impérial. Mais il y a tout de même un problème : Contrairement à la loi, l'ordonnance du Chancelier n'a jamais donné lieu à une traduction officielle. L'association se fonde donc sur le défaut d'intelligibilité de la loi et demande à la CAA, soit l'annulation de la décision refusant l'autorisation d'enseigner à Mme C., soit la transmission au Conseil d'Etat d'une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) portant sur précisément sur la conformité à la Constitution de l'article 9 de l'ordonnance du Chancelier.

En l'occurrence, la CAA reconnaît directement l'inconstitutionnalité de ces disposition et annule donc sur ce fondement la décision individuelle qui lui est déférée. De fait, elle n'a pas besoin de renvoyer la QPC au Conseil d'Etat.


Le précédent de 2012



Le Conseil constitutionnel lui-même avait indiqué la voie à suivre dans sa décision QPC Christian S. rendue le 30 novembre 2012.  Il s'agissait déjà d'apprécier la conformité à la Constitution de certaines dispositions du droit d'Alsace-Moselle, en l'espèce l'affiliation obligatoire des artisans de ces départements, qu'ils soient chefs d'entreprise ou salariés, à des corporations. Le Conseil constitutionnel avait déclaré inconstitutionnelle cette règle qui portait atteinte à la liberté d'entreprendre, la corporation étant compétente pour imposer à ses membres des sujétions très lourdes pour l'exercice de leur profession. Mais, là encore, la règle était rédigée en allemand et, alors même que le texte était déjà abrogé sur un autre fondement, le Conseil a précisé que l'objectif d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi pourrait, à titre exceptionnel, être invoqué lors d'une QPC s'il s'analysait comme une violation de l'article 2 de la Constitution, selon lequel "la langue officielle de la République est le français".

Cette formulation comportait une menace à peine voilée. Si les autorités françaises ne se donnaient pas le peine de traduire le droit local, le Conseil envisageait sérieusement son inconstitutionnalité. L'affaire jugée par la CAA Nancy le 9 juillet 2020 montre clairement qu'aucune traduction n'a pourtant été entreprise. Le juge fait observer qu'il existe certes une traduction réalisée en 1918 par le 2ème bureau de l'état-major général du ministère de la guerre et qu'elle est accessible sur Gallica, mais elle ne saurait être considérée comme une traduction authentique, dotée d'une valeur juridique et régulièrement publiée. La CAA s'appuie à l'évidence sur la jurisprudence du Conseil constitutionnel pour conclure à l'inconstitutionnalité de l'article 9 de l'ordonnance de 1873.

On peut se demander pourquoi la CAA ne se borne pas à transmettre la QPC au Conseil d'Etat, dès lors qu'il existence un "doute sérieux" sur la constitutionnalité de la norme. Elle préfère vraisemblablement annuler une décision individuelle prise sur son fondement plutôt que remettre frontalement en cause le droit local. En effet, dans sa décision du 5 août 2011, le Conseil constitutionnel avait affirmé que son maintien dans les trois départements du Bas Rhin, du Haut Rhin et de la Moselle était un principe fondamental reconnu par les lois de la République, c'est à dire un principe à valeur constitutionnelle. Il s'agit donc finalement de ne pas toucher au droit local. On sait que la population d'Alsace Moselle y est attachée, et qu'il contribue notamment à une cohabitation harmonieuse entre les religions. Et obliger les autorités françaises à le traduire constitue finalement un bon moyen pour le conforter, l'ancrer encore plus solidement dans notre système juridique.