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« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.
vendredi 1 mai 2020
Où l'on reparle d'audience par visio-conférence
lundi 27 avril 2020
Covid-19 : "StopCovid" devant la CNIL
La Commission était saisie par le secrétaire d'Etat en charge du numérique, Cédric O, conformément à l'article 8-I-2°-e de la loi du 6 janvier 1978 qui oblige les pouvoirs publics à solliciter son avis préalablement à toute création d'un traitement collectant et conservant des données à caractère personnel.
Un traitement de données personnelles
La recherche d'un fondement légal
Quelques avertissements
La CNIL adresse aussi au gouvernement un autre avertissement portant cette fois sur la procédure suivie. Elle avertit que le présent avis est donné en l'état actuel du dossier et que "les modalités exactes de mise en oeuvre, sur les plans juridique, technique et pratique ne sont pas encore arrêtés à ce stade". Elle affirme donc qu'elle devra être de nouveau saisie "après la tenue du débat au Parlement, et s'il était décidé de recourir à un tel instrument". Or on se souvient que ce débat parlement a donné lieu à quelques atermoiements. Dans un premier temps, le Premier ministre avait accepté un débat, sans vote. Ensuite, le Président de la République a accepté l'idée d'un débat suivi d'un vote. Enfin, et sans doute parce que les députés LaRem ne semblent pas tous d'accord sur cette question, il a été décidé de "noyer" le débat sur StopCovid dans la discussion plus générale sur le plan de déconfinement. Sur ce point, la CNIL risque d'être déçue. Car l'organisation du débat parlementaire qu'elle appelait de ses voeux témoigne surtout d'une volonté, à peine dissimulée, d'empêcher toute discussion de fond.
vendredi 24 avril 2020
Covid-19 : L'article 15 de la Convention européenne, ou pari sera toujours pari
L'article 15
Un danger public menaçant la vie de la nation
Le Secrétaire général du Conseil de l'Europe considère, dans un "document d'information" du 7 avril 2020, destiné à donner aux Etats membres une "boîte à outils" pour la gestion de l'épidémie, que l'article 15 est applicable dans une telle situation. Le choix de la France de déclarer un "état d'urgence sanitaire" semble aller dans ce sens. La loi du 23 mars 2020 précise en effet qu'il peut être mis en oeuvre "en cas de catastrophe sanitaire mettant en péril, par sa nature et sa gravité, la santé de la population". Le "danger public" semble donc établi.
Un pouvoir discrétionnaire de l'Etat
Mais pour autant, cette appréciation du "danger public" appartient à l'Etat et il demeure libre de ne pas utiliser ce droit de dérogation qui lui est offert par l'article 15. La thèse, développée par certains juristes, selon laquelle la France dérogerait "de facto" aux droits garantis par la Convention durant la crise du Covid-19 et violerait ainsi ses obligations conventionnelles ne repose sur aucune disposition de la Convention et pas davantage sur une jurisprudence de la Cour.
Dans le cas de la présente crise, dix Etats membres ont déclaré au Secrétaire général du Conseil de l'Europe leur volonté d'exercer ce droit (Albanie, Arménie, Estonie, Géorgie, Lettonie, Macédoine du Nord, Moldova, Roumanie, Saint-Marin, Serbie). Disons-le franchement, ce ne sont pas les membres les plus en vue du Conseil de l'Europe. L'Allemagne, le Royaume-Uni se sont abstenus, comme la France qui pourtant avait eu recours à l'article 15 lors de l'état d'urgence déclaré après les attentats de 2015.
Il est toujours délicat de rechercher les motifs d'une abstention. Il convient en effet de peser le pour et le contre, et donc d'apprécier les avantages et les inconvénients de cet article 15, en retenant qu'il ne permet en aucun cas de s'exonérer totalement du contrôle de la CEDH.
L'utiliser
En utilisant l'article 15, l'Etat s'engage à informer le Secrétaire général de toutes les mesures prises et des motifs qui les ont inspirées. Il notifie ainsi sa décision de recourir à l'article 15, et le non-respect de cette procédure lui interdit de s'en prévaloir ensuite devant la Cour, principe confirmé par l'arrêt Brogan et autres c. Royaume-Uni du 29 novembre 1988. La CEDH admet toutefois une notification sommaire, qui ne mentionne pas les articles de la Convention auxquels l'Etat entend déroger (CEDH 20 mars 2018, Şahin Alpay c/ Turquie). En revanche, une fois poursuivi devant la Cour, l'Etat ne saurait invoquer une décision implicite de recourir à l'article 15, principe affirmé dans l'arrêt Hassan c. Royaume-Uni du 16 septembre 2004.
L'avantage de cette procédure réside dans le fait que le contrôle de la CEDH va alors s'exercer de manière allégée. Il se borne en effet à vérifier que les conditions sont réunies pour que le droit de dérogation puisse s'exercer. Dans le cas du Covid-19, le contrôle se limiterait ainsi à la constatation que l'épidémie continue de sévir, justifiant des mesures exceptionnelles. Aucun contrôle de proportionnalité ne pourrait donc s'exercer sur l'action de l'Etat.
Alors pourquoi ne pas utiliser une procédure qui semble si favorable aux intérêts de l'Etat ? Sans doute parce que le contrôle de la CEDH sur les mesures prises durant la crise du Covid-19 n'est pas une préoccupation des autorités.
Ne pas l'utiliser
En n'utilisant pas l'article 15, la France choisit de demeurer dans le droit commun. Une fois les voies de recours internes épuisées, des requêtes pourront donc être déposées devant la CEDH par des personnes s'estimant victimes d'une violation des garanties offertes par la Convention. Rien n'interdira alors à la CEDH d'utiliser ses modes de contrôle habituels. Là encore, les juristes dénoncent le "pari risqué" qu'il y a à écarter les droits de la Convention et à encourir ainsi une condamnation.
On ne peut s'empêcher de penser à la désormais célèbre ordonnance du juge des référés du Conseil, qui ne voit aucun manquement au droit au juste procès dans une prolongation des détentions provisoires prononcée par une ordonnance, c'est-à-dire par l'autorité administrative. On peut penser, à la lumière de la jurisprudence européenne, que la CEDH raisonnerait autrement et exigerait l'intervention d'un juge indépendant et impartial.
Sans doute, mais précisément les autorités françaises apprécient le risque aujourd'hui. D'abord, elles n'ont rien à craindre des juges internes qui ne semblent guère exercer le contrôle de conventionnalité dans le cas des mesures prises sur le fondement de l'état d'urgence sanitaire. Certes, les choses pourraient évoluer avec l'arrivée du juge judiciaire dans ce contrôle, mais, pour le moment, il est largement assuré par le juge des référés du Conseil d'Etat qui se borne à reprendre les motifs suggérés par le gouvernement. La Convention européenne est, à ce stade, largement absente du débat contentieux.
Les autorités françaises ne craignent pas vraiment l'éventuelle condamnation de la CEDH, tout simplement parce qu'elle n'est pas une menace immédiate. Au mieux, elle pourrait intervenir dans quatre ans, dans six ans, plus tard encore ? Imagine-t-on réellement que l'actuelle équipe au pouvoir soit effrayée par l'idée que ses successeurs lointains auront peut-être à assumer une condamnation de la Cour pour des actes qu'ils n'auront pas pris, et qui, au moment où elle interviendra, ne relèveront plus du droit positif, l'état d'urgence sanitaire ayant été levé depuis longtemps ? La condamnation sera donc sans aucun effet et passera probablement inaperçue.
En raisonnant in abstracto, les juristes oublient que le choix d'user de la procédure de l'article 15 est, avant tout, un choix politique. Il ne s'agit pas du tout de garantir le respect du droit positif, mais de protéger les intérêts d'une équipe en place, qui ne souhaite pas du tout se voir contrainte de notifier les mesures qu'elle prend au Secrétaire général du Conseil de l'Europe. La Convention, au moins tacitement, ne réfute pas ce caractère politique, car, dans le cas contraire, elle aurait rendu obligatoire l'activation de l'article 15 dans toute déclaration d'un état d'urgence dérogeant aux droits qu'elle garantit. On peut le déplorer, constater que le standard européen des libertés disparaît en tant de crise au profit d'un repli sur le droit interne. Mais c'est ainsi.
lundi 20 avril 2020
Covid-19 : Amazon v. Métallurgie
Deux référés
Des référés différents
En revanche, les deux décisions présentent le point commun de se présenter comme susceptibles d'évolution. L'ordonnance de Nanterre ne prononce pas la fermeture définitive des entrepôts Amazon. Elle se borne à exiger une évaluation des risques, et c'est l'entreprise elle-même qui a décidé la fermeture, officiellement pour procéder à cette évaluation tout en faisant appel de la décision. Bien entendu, il ne saurait être question de voir dans cette fermeture une forme nouvelle de Lock Out. Du côté du juge des référés du Conseil d'Etat, le discours est moins net, mais le juge affirme néanmoins que l'absence de carence des autorités publiques est constatée "en l'état de l'instruction". Autant dire que les choses pourraient peut-être changer, un jour.
La simple lecture des deux décisions permet toutefois de mesurer les différences dans l'étendue du contrôle et dans la motivation.
Un conflit du travail
Le juge des référés de Nanterre se place résolument au coeur d'un conflit du travail et il rappelle les faits. Il note en effet que plusieurs alertes pour "danger grave et imminent" (DGI) ont été déclenchées chez Amazon, que des salariés ont fait valoir un droit de retrait qui a été contestée par la direction, et qu'une plainte pour mise en danger de la vie d'autrui a été déposée. Différentes mises en demeure ont été adressées à l'entreprise par les services de l'Etat, des lettres d'observations ont été envoyées, sans autre résultat que des recours gracieux et hiérarchiques formulés contre ces demandes. Suit ensuite une longue énumération des manquements d'Amazon en matière de protection de ses salariés, le juge constatant surtout l'absence de procédures formalisées de nature à prévenir les risques. En obligation son obligation de sécurité et de prévention de la santé de ses salariés, l'entreprise a donc causé un trouble manifestement illicite qu'il convient de faire cesser. C'est pourquoi le juge lui enjoint de procéder à une évaluation des risques professionnels et de "restreindre" l'activité dans ses entrepôts.
Le juge des référés du Conseil d'Etat, comme à chaque fois depuis le début de l'épidémie, reprend les motifs qui lui sont fournis, clé en main, par l'Exécutif.
L'entreprise essentielle à la vie de la Nation
L'ordonnance témoigne ainsi d'un embarras certain au regard de la notion d'"entreprise essentielle à la vie de la Nation", notion pourtant employée le Premier ministre et les membres du gouvernement. L'article 8 du décret du 23 mars 2020 dresse ainsi une liste de catégories d'entreprises qui ne peuvent plus accueillir du public, "jusqu'au 15 avril 2020" (sans doute cette date sera-t-elle modifiée prochainement...). Figure en annexe une liste d'exceptions, essentiellement consacrée au commerce de détail. En principe, tout le monde avait compris que ces entreprises constituaient le secteur "essentiel à la vie de la Nation".
Il est vrai que la notion même ne figure pas dans ce décret, et qu'elle n'est pas davantage mentionnée dans l'article L 3131-15 du code de la santé publique qui attribue de vastes compétences au Premier ministre, notamment celle d'ordonner la fermeture d'entreprises, "à l'exception des établissements fournissant des biens ou des services de première nécessité". La notion de "première nécessité" n'est, à l'évidence, pas tout à fait synonyme d'entreprise "essentielle à la vie de la Nation". Dans un cas, il s'agit de maintenir la continuité d'un service fourni à la population, dans l'autre c'est la continuité de l'Etat qui est en cause. On serait alors plus proche de la notion d'opérateur d'importance vitale, issue dans l'arrêté du 2 juin 2006, mais le texte n'en donne aucune définition, et la liste, bien qu'annoncée comme consultable en annexe, a disparu du Journal officiel.
Quid de la métallurgie ? Le juge des référés commence par affirmer que le gouvernement a choisi de ne pas interdire la poursuite des activités dans la métallurgie, en se fondant sur "l'exigence de continuité des activités professionnelles essentielles". Cette affirmation ne repose pas sur le décret, puisque ce secteur ne figure pas dans la liste des exceptions au principe de fermeture. Pour le juge, elle résulte de "l'instruction" et des "déclarations faites à l'audience". Le gouvernement a donc simplement fait connaître sa décision au moment de l'audience, et le juge des référés reprend benoîtement les éléments de langage qui lui sont proposés, en déclarant qu'un "confinement total n’est pas nécessaire pour combattre l’épidémie", surtout dans un secteur où les activités, indispensables et non indispensables sont "étroitement intriquées".
Retour à l'employeur
Surtout, le juge des référés du Conseil d'Etat n'hésite à rappeler que la responsabilité de la santé et de l'hygiène relève de l'employeur, et que la décision de l'Etat de maintenir l'activité n'emporte aucune conséquence dans ce domaine. Il n'existe donc aucune carence des autorités publiques, puisque le syndicat requérant peut saisir l'inspection du travail, compétente en matière d'hygiène et de santé. Selon une formule désormais bien rodée, le juge note qu'il n'existe donc aucune atteinte grave et manifestement illégale au droit à la santé ne peut être reprochée au gouvernement.
Il ne reste donc au syndicat requérant qu'à se tourner vers la seule voie de droit actuellement ouverte aux plaideurs : le juge judiciaire. Celui-ci a eu le courage d'affronter les menaces de Lock Out d'Amazon et de poser une astreinte extrêmement lourde, ce qui montre sa volonté d'assurer un contrôle réel de l'état d'urgence sanitaire et des obligations des employeurs dans ce domaine. C'est un résultat très positif, si l'on considère qu'il s'agit du premier référé intervenu devant le juge judiciaire dans ce domaine.
De son côté, le juge des référés du Conseil d'Etat liste sur son site une quinzaine de décisions soigneusement triées. Mais la liste est loin d'être exhaustive, car il y a les ordonnances de référé sur lesquelles le Conseil préfère ne pas communiquer. Et il y a surtout celles qui sont rejetées sur le fondement de l'article L 522-3 du code de la justice administrative, en statuant sans instruction contradictoire ni audience publique, lorsqu’elles ne présentent pas un caractère d’urgence ou qu’il est manifeste qu’elle ne relèvent pas de la juridiction administrative, qu’elles sont irrecevables ou mal fondées. Il est impossible de connaître le nombre de ces recours ainsi rejetés dans l'opacité la plus totale et que l'on ne trouve pas sur la base de données Ariane. Il est vrai que cette avalanche de rejets devrait, à court terme, dissuader les requérants qui vont rapidement comprendre que le référé-liberté vise effectivement à protéger la liberté... de l'administration. Ils comprendront alors que le juge judiciaire est sans doute nettement plus efficace dans la protection des libertés.
vendredi 17 avril 2020
Covid-19 : La Cour de cassation fourbit ses armes
La continuité du contrôle de cassation
La Cour de cassation, au secours de l'Etat de droit