« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 8 novembre 2019

Accès aux données : Le Conseil d'Etat et le droit d'accès indirect

Dans un arrêt du 24 octobre 2019, le Conseil d'Etat délivre, une nouvelle fois, une lecture aussi étroite que possible de l'obligation de transparence pesant sur l'administration. Par une interprétation très restrictive de la loi, il affirme que l'accès aux données personnelles contenues dans des fichiers peut, dans certains cas, être mis en oeuvre par consultation et non par communication. 

La différence n’est pas anodine. Dans un cas, le demandeur peut seulement regarder, dans l'autre, il peut obtenir une copie. Or il a souvent besoin de ces informations pour nourrir un dossier contentieux, et il se trouve alors dans une situation beaucoup plus délicate, car le contenu de ces informations ne peut plus être attesté que par son seul témoignage.


Le droit d’accès indirect



La demande intervient dans le cadre de la procédure qualifiée de "droit d'accès indirect", utilisée pour obtenir communication et, éventuellement, rectification ou effacement des données personnelles contenues dans des fichiers particulièrement sensibles, en particulière les fichiers de police. Entendons-nous bien : ce "droit d'accès indirect" n'a rien d'un droit d'accès. La notion ne figure pas dans la loi et l’on pourrait même être surpris que le Conseil d’Etat l’emploie dans la rédaction de l’arrêt.

Lorsqu'une personne craint de figurer dans un fichier intéressant la "sûreté de l'Etat, la défense ou la sécurité publique", elle peut saisir la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) qui désigne parmi ses membres un magistrat, pour procéder aux investigations utiles ainsi qu'aux modifications éventuellement nécessaires si le contenu de la fiche n'est pas conforme à la loi. Tel est le cas lorsque les informations qui y figurent apparaissent "inexactes, incomplètes, équivoques ou périmées". Lorsque la Commission constate, en accord avec le gestionnaire du fichier, que les données stockées ne mettent pas en cause les finalités du traitement, elles peuvent être communiquées au requérant.

En l’espèce, le requérant, M. B., appuyait sa demande sur l’ancien article 41 de la loi du 6 janvier1978, mais les procédures n’ont guère changé et l’article 17 de la directive européenne « Police Justice » autorise aujourd'hui les Etats à maintenir ce droit d’accès indirect. Tout au plus observe-t-on que le décret du 1er août 2018 permet à la personne qui pense être fichée sur certains fichiers de police comme le Traitement des antécédents judiciaires (TAJ) d’adresser au ministère de l’intérieur une demande d’accès direct. Mais, en cas de refus, elle devra ensuite porter la question devant la CNIL, revenant ainsi au droit d’accès indirect.

M. B. a effectué ces démarches, en vue d’accéder aux informations le concernant, figurant dans un « fichier d’informations générales » géré par le ministère de l’intérieur. Il a obtenu un avis favorable de la CNIL, demeuré lettre morte. Il a ensuite obtenu du tribunal administratif une injonction sous astreinte à l’encontre du ministère. Celui-ci a finalement permis à M. B. de consulter sa fiche à la préfecture, mais il a refusé de lui en délivrer copie. Estimant que l’administration n’avait pas respecté son obligation de transparence, le requérant est donc retourné devant les juges, et il a, de nouveau, obtenu satisfaction. Le tribunal administratif, puis la Cour administrative d’appel (CAA) ont décidé de liquider l’astreinte et de donner au ministre une nouvelle injonction de délivrer copie des documents demandée. Heureusement pour le ministère de l’intérieur, il y a le Conseil d’Etat, qu’il a saisi en cassation.



 Administré cherchant à avoir copie de ses données personnelles
Labyrinthe de Paphos


Le pouvoir discrétionnaire du ministre



La question posée est assez simple : le droit d’accès peut-il s’exercer par simple consultation, sans communication du document demandé ?

La réponse du Conseil d'Etat est claire :  "Le responsable du traitement communique les informations sollicitées à la personne concernée selon les modalités qu'il définit". Et s'il limite l'information à une simple consultation, le demandeur doit tout simplement renoncer à obtenir copie du fichier. Le Conseil d'Etat attribue ainsi au ministre de l'intérieur le pouvoir discrétionnaire de refuser de communiquer des données personnelles concernant l'intéressé, alors même que celui-ci a obtenu de la CNIL et de la juridiction administrative une décision déclarant que ces informations ne sont couvertes par aucun secret et doivent lui être communiquées.

Le Conseil d'Etat heurte ainsi directement les principes généraux du droit de l'accès aux données. L'article L311-9 du code des relations avec le public prévoit ainsi qu'un document disponible sous forme électronique doit être communiqué "par courrier électronique et sans frais". Et la loi du 7 octobre 2016 pour une République numérique ajoute que « toute mise à disposition effectuée sous forme électronique en application du présent livre se fait dans un standard ouvert, aisément réutilisable et exploitable par un système de traitement automatisé ».

En l'espèce, le demandeur, au moment où il demande la liquidation de l'astreinte, n'est plus soumis au régime du droit d'accès indirect, puisque la CNIL comme les juges du fond ont estimé que les informations demandées étaient parfaitement communicables à l'intéressé. Ces dispositions législatives, concernant la procédure de droit commun de l'accès aux données, auraient donc dû être applicables. Mais le Conseil d'Etat a préféré ramener ce contentieux dans la procédure dérogatoire du droit d'accès indirect, offrant ainsi au ministère de l'intérieur le pouvoir de déroger au droit commun.

On pourrait ne voir dans cette décision que l'illustration d'une tendance traditionnelle du Conseil d'Etat à refuser la transparence administrative. A ses yeux, et ce n'est pas nouveau, le droit à l'information du citoyen est une prérogative inutile et même nuisible, dès lors que le juge administratif, protecteur-des-libertés-publiques, est le seul en mesure de comprendre l'action de l'administration et de la contrôler. Le citoyen est invité à dormir tranquille et ne pas ennuyer l'administration par des demandes intempestives, pendant que le Conseil d'Etat le protège.

En l'espèce, la décision profite essentiellement au juge administratif lui-même. Revenons en effet à la situation d'origine, et au cas d'une personne qui veut accéder à la fiche le concernant pour engager un contentieux contre l'administration. Après l'avoir empêché de se procurer la preuve incontestable d'un comportement illicite de l'administration, le Conseil d'Etat pourra agir en toute liberté dans le contentieux qui suivra. S'il veut écarter le recours, il lui suffira d'invoquer l'absence de preuve, absence incontestable puisque c'est sa propre jurisprudence qui empêche l'intéressé de se la procurer. SI le Conseil d'Etat veut en revanche accueillir le recours, il pourra se faire communiquer la fiche demandée et l'utiliser comme élément de preuve. Mais rien ne l'y contraint, et le juge administratif pourra donc protéger les libertés, quand il en aura envie.


Sur la protection des données : Chapitre 7 Section 5 du manuel de Libertés publiques sur internet

dimanche 3 novembre 2019

Le droit de ne pas avoir de convictions religieuses

L'arrêt Papageorgiou et autres c. Grèce rendu par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) le 31 octobre 2019 n'a rien d'inattendu ni d'imprévisible. Il rappelle que les autorités ne peuvent contraindre les citoyens à dévoiler leurs convictions religieuses. Chacun est donc libre de les maintenir dans le for intérieur, et chacun est également libre de ne pas avoir de convictions religieuses. Ce simple rappel se révèle très utile. Alors que la liberté religieuse est aujourd'hui de plus en plus invoquée pour affirmer le droit d'afficher ses convictions, le droit de les taire ou de ne pas en avoir n'est même plus évoqué.

L'affaire Papageorgiou concerne l'enseignement religieux, obligatoire dans tous les établissements scolaires grecs. Les requérants résident dans deux îles grecques de très petite taille, Milos et Sifnos. Leurs enfants sont scolarisés sur place, l'une en terminale au lycée de Milos, l'autre à l'école primaire de Sifnos. Pour dispenser leurs enfants de l'enseignement religieux obligatoire, ils doivent déclarer solennellement qu'ils ne sont pas chrétiens orthodoxes. Ils contestent cette procédure en s'appuyant à la fois sur l'article 2 du Protocole n° 1 à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui garantir le droit à l'instruction et sur l'article 9 de la Convention elle-même qui protège la liberté de conscience.

A la lecture de la décision, il ne fait guère de doute que les requérants auraient aussi pu invoquer une atteinte au droit à un procès équitable protégé par l'article 6. En effet, les juges grecs ont fait tout ce qu'ils ont pu pour retarder l'affaire, estimant d'abord que l'affaire n'était pas suffisamment importante pour qu'ils se prononcent en urgence, avant la rentrée scolaire, contraignant de facto les enfants à suivre l'enseignement religieux une année supplémentaire. Surtout, l'audience fut repoussée huit fois, jusqu'à ce qu'une seconde année soit commencée. En même temps, l'Eglise orthodoxe grecque faisait de nombreuses démarches auprès des autorités pour que le statu quo soit maintenu, thème qu'elle a également pu développer comme partie intervenante devant la juridiction administrative.

Quoi qu'il en soit, la question posée est celle du droit à l'instruction, examiné au regard de la liberté de conscience, et la CEDH estime que le droit grec viole sur ce point la Convention européenne.


Ni Dieu ni Maître, La Canaille, 2009


Le respect des convictions religieuses



Il est acquis depuis fort longtemps, et en particulier l'arrêt Kjeldsen, Busk Madsen et Petersen c. Danemark du 7 décembre 1976 que les parents peuvent exiger de l'Etat que l'éducation de leurs enfants respecte leurs convictions religieuses. L'Etat, selon la formule figurant dans l'arrêt de Grande Chambre Lautsi c. Italie du 18 mars 2011, donc doit veiller "à ce que les informations ou connaissances figurant au programme soient diffusées de manière objective, critique et pluraliste, permettant aux élèves de développer un sens critique à l’égard notamment du fait religieux dans une atmosphère sereine, préservée de tout prosélytisme".

Cela ne signifie pas qu'un Etat ne puisse pas prévoir un enseignement religieux dans les établissements publics. Il peut le faire, mais de manière à ne pas créer de conflit entre cette éducation religieuse et les convictions de leurs parents. Dans un arrêt du 9 octobre 2007 Hasan et Elyem Zengin c. Turquie, la CEDH impose ainsi aux Etats qui ont choisi de dispenser un enseignement religieux obligatoire dans les écoles publiques d'adopter l'une des trois pratiques suivantes : soit prévoir une procédure d'exemption, soit offrir un autre cours à la place de l'enseignement religieux, soit encore rendre ce dernier optionnel.


Les conditions de dispense



La CEDH doit ainsi se livrer à une évaluation extrêmement pragmatique de la situation des enfants et de leurs parents. Il ne suffit pas d'examiner si les enfants sont soumis à un enseignement religieux obligatoire et il n'est pas utile d'apprécier le contenu de ce dernier. Il faut surtout apprécier les conditions dans lesquelles ils peuvent en être dispensés, et si les conditions mises à cette dispense ne sont pas trop rigoureuses au point de devenir dissuasives.

En l'espèce, il n'est pas contesté que les autorités grecques ont mis en oeuvre une procédure d'exemption, puisqu'il suffit d'affirmer leur non-appartenance à la religion orthodoxe pour dispenser les enfants. Mais précisément, il s'agit d'une déclaration solennelle, contresignée par le professeur chargé de l'enseignement religieux. Et le directeur de l'établissement a la possibilité de vérifier la véracité de cette déclaration, en consultant l'acte de naissance des enfants, sur lequel figure leur religion. S'ils ont été déclarés orthodoxes à leur naissance, les parents peuvent ainsi être pénalement poursuivis pour fausse déclaration.

Devant une telle situation, la CEDH estime donc que la procédure choisie par les autorités grecques fait peser une charge beaucoup trop lourde sur les parents. L'un des éléments essentiels de leur vie privée, leurs convictions religieuses, ou leur absence de convictions religieuses, est ainsi divulgué. Le risque de stigmatisation est bien réel, surtout sur de petits îles comme Sifnos et Milos où l'écrasante majorité de la population se déclare orthodoxe. La CEDH fait également observer que cette procédure n'est pas davantage satisfaisante au regard du système scolaire car les enfants ainsi exemptés de l'enseignement religieux ne se voient proposer aucun cours de remplacement. Ils se voient donc privés d'heures d'enseignement au seul motif de leur convictions, ou de leur absence de convictions religieuses.

Athéisme et laïcité



Surtout, la CEDH rappelle, et il s'agit cette fois d'une position de principe, que la liberté des convictions religieuses implique le droit de ne pas en avoir. Dans la célèbre affaire Kokkinakis c. Grèce du 25 mai 1993, la Cour affirme ainsi clairement que la liberté de pensée, de conscience et de religion protégée par l'article 9 est "un bien précieux pour les athées, les agnostiques, les sceptiques ou les indifférents". Et dans l'arrêt de 1986 Angelini c. Suède, elle précise que l'athéisme ne fait "qu'exprimer une certaine conception métaphysique de l'homme qui conditionne sa perception du monde et justifie son action". Il doit donc être protégé par l'article 9, comme n'importe quelle autre conviction.

La CEDH considère ainsi que le droit grec porte atteinte aux droits garantis par les articles 2 et 9 de la Convention. Ce rappel de l'importance du droit de ne pas avoir de conviction vient à point pour montrer les dangers d'une idéologie qui met l'accent sur la liberté de religion, pour ensuite crier à la discrimination dès que l'Etat intervient pour empêcher un culte de s'exprimer dans l'espace public, voire d'y faire du prosélytisme. C'est oublier rapidement que chacun a le droit de choisir sa conviction spirituelle, y compris le droit de ne pas en avoir. Sur ce point le principe de laïcité apparaît comme le seul moyen de rassembler, d'unir une société en l'affranchissant de la tutelle religieuse. Le strict opposé du communautarisme qui conduit à la division et qui a suscité dans l'histoire bien des guerres de religion.



Sur le principe de laïcité : Chapitre 10, Section 1 du manuel de Libertés publiques sur internet


lundi 28 octobre 2019

Comment définir l'injure ?

L'Assemblée plénière de la Cour de cassation s'est prononcée, dans un arrêt du 25 octobre 2019, sur la définition juridique de l'injure. La décision mérite d'être étudiée, car il faut bien reconnaître que le contentieux de l'injure est peu lisible, comme en témoignent les divergences jurisprudentielles qui ont marqué cette affaire.

Elle remonte au 7 janvier 2012, lorsque, dans l'émission "On n'est pas couché", Laurent Ruquier diffuse une séquence dans laquelle, à l'issue de l'interview de l'un des candidats à l'élection présidentielle, sont montrés des dessins, publiés quelques jours auparavant par Charlie Hebdo. L'un d'entre eux représente un excrément surmonté de la mention "Marine Le Pen, la candidate qui vous ressemble". Mme Le Pen a donc porté plainte avec constitution de partie civile, estimant qu'était constituée l'infraction d'injure publique envers un particulier. 


Une question de principe



Les juges du fond et la Cour d'appel de Paris ayant écarté cette analyse, la plaignante s'est portée une première fois devant la Cour de cassation, le 20 septembre 2016. La chambre criminelle a alors considéré que "le dessin et la phrase poursuivis qui portaient atteinte à la dignité de la partie civile (...) dépassaient les limites admissibles de la liberté d'expression". L'injure était donc considérée comme constituée, et la décision fut renvoyée à la Cour d'appel de Paris autrement composée. Celle-ci a toutefois refusé de se plier à la décision de la Cour de cassation, confirmant notamment la relaxe de Laurent Ruquier. Mme Le Pen s'est donc pourvue une nouvelle fois en cassation, et, le 22 janvier 2019, la Chambre criminelle a renvoyé l'affaire devant l'Assemblée plénière, en application de l'article 431-6 du code de l'organisation judiciaire. Cette procédure est utilisée lorsqu'il s'agit de répondre à une question de principe qui a suscité des décisions divergentes. 

Dès lors que Laurent Ruquier a été relaxé par le tribunal correctionnel et que Mme Le Pen est la seule à contester la décision, seule subsiste l'action civile. Dans un arrêt du 12 avril 2012 Lagardère c. France, la Cour européenne des droits de l'homme CEDH) considère en effet qu'une cour d'appel porte atteinte à la présomption d'innocence si elle déclare coupable d'une infraction une personne qui a été relaxée en première instance. Depuis un arrêt du 5 février 2014, la Cour de cassation limite donc l'appel contre une relaxe à la seule responsabilité civile. En l'espèce, cette restriction est sans influence sur l'essentiel du débat : la définition de l'injure publique.


Étendue du contrôle de cassation



L'article 29 de la loi de 1881 la définit comme "toute expression outrageante, terme de mépris ou invective qui ne renferme l'imputation d'aucun fait presse". C'est précisément cette absence de fait précis qui distingue l'injure de la diffamation, sans pour autant lui conférer un contenu précis. Cette incertitude a conduit la jurisprudence à approfondir l'intensité de son contrôle, au point que la Cour de cassation elle-même, n'hésite pas à intégrer dans l'analyse de la qualification des faits l'examen de leur proportionnalité. La qualification d'injure implique en effet une appréciation du caractère excessif ou non des propos qui ont été tenus. Encore faut-il déterminer les critères permettant d'apprécier ce caractère excessif, et c'est tout l'intérêt de la décision de l'Assemblée plénière.

Le Pornographe. Georges Brassens, 1958

La dignité



Celle-ci commence par affirmer que le principe de dignité, invoqué par Mme Le Pen, ne saurait, à lui seul, justifier une atteinte à la liberté d'expression. Elle se fonde sur l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, qui ne mentionne pas la dignité dans la liste des "mesures nécessaires, dans une société démocratique", susceptibles de justifier une ingérence de l'Etat dans la liberté d'expression.

Cela ne signifie pas que le principe de dignité ne soit pas consacré par le droit positif. Le Conseil constitutionnel, dans une décision du 27 juillet 1994, a consacré la valeur constitutionnelle du principe "de sauvegarde de la personne humaine contre toute forme d'asservissement et de dégradation", principe qu'il fonde sur le Préambule de 1946. Le juge administratif en a fait un élément de l'ordre public dans sa célèbre décision commune de Morsang-sur-Orge du 27 octobre 1995. Quant au législateur, il l'a introduit un peu partout, et notamment dans le chapitre V du titre II du code pénal, intitulé "Des atteintes à la dignité de la personne". Y figurent pêle-mêle des incriminations comme le proxénétisme, les actes discriminatoires ou "les conditions de travail et d'hébergement contraires à la dignité de la personne".

Le principe de dignité existe donc, mais il n'est jamais défini avec précision. C'est la raison pour laquelle les juges ne s'y réfèrent qu'avec parcimonie, et l'on remarque ainsi que la jurisprudence Morsang-sur-Orge est demeurée isolée, la référence à la dignité apparaissant, dans ce cas, comme la seule voie de droite ouverte au juge. La commune de Morsang-s-ur Orge avait en effet omis d'invoquer l'article 3 de la Convention européenne et la notion de traitement inhumain ou dégradant pour contester l'attraction de "lancer de nain" que le maire avait interdite. La doctrine, de son côté, se montre réservée, insistant souvent le flou de cette notion et l'énorme marge d'interprétation qu'elle offre aux juges.

Dans sa décision du 20 septembre 2016, la Chambre criminelle avait pourtant estimé que le dessin de Charlie Hebdo "portait atteinte à la dignité de la partie civile, (...) fût-ce en la visant comme personnalité politique, lors d'une séance satirique". La décision était importante car c'était la première foie que la dignité était ainsi consacrée pour protéger les droits d'autrui en matière de liberté d'expression. Certains commentateurs avaient même vu dans cet arrêt la consécration d'un droit subjectif à la dignité de la personne, droit qui pourrait donc être invoqué directement pour s'opposer à une publication, même satirique.

L'Assemblée plénière revient sur cette analyse. Elle refuse de considérer la dignité comme un rempart rendant inutile la balance des intérêts en présence. Elle peut certes constituer un élément du contrôle de la proportionnalité, mais elle ne saurait empêcher son exercice même.


Le contrôle de proportionnalité



L'Assemblée revient donc à un contrôle de proportionnalité "classique", dans lequel la dignité n'est qu'un élément parmi d'autres, qui permet d'apprécier si, "au regard des circonstances particulières de l’affaire, la publication litigieuse dépasse les limites admissibles de la liberté d’expression".

Sur ce point, la décision reprend la jurisprudence de la CEDH. Le premier critère employé réside dans la manière dont les propos s'intègrent dans le débat d'intérêt général, critère dont la CEDH a précisé, dans un arrêt Haguenauer c. France du 22 avril 2010 qu'il était applicable en matière d'injure. La notion de "débat d'intérêt général" n'est pas clairement définie, mais la Cour a toujours adopté une position extrêmement libérale dans ce domaine, estimant par exemple que la révélation d'un "enfant caché" du prince de Monaco relevait du débat d'intérêt général, dans une principauté héréditaire. En l'espèce, l'Assemblée plénière considère que le dessin de Charlie Hebdo comme sa diffusion dans l'émission de Laurent Ruquier se borne à une "appréciation du positionnement politique de Mme Le Pen à l’occasion de l’élection présidentielle".

Ceci nous conduit directement au second critère, tiré de la notoriété de la personne visée. Une jurisprudence très ancienne considère en effet que le simple quidam bénéficie d'une protection de son anonymat, alors que la personne qui est entrée dans une carrière politique doit s'attendre à ce que ses propos et ses actions fassent l'objet d'un débat parfois vif (par exemple : CEDH, 12 juillet 2001, Feldek c. Slovaquie). Dans l'affaire Lindon, Otchakovsky et July c. France du 22 octobre 2007, la Cour a même considéré qu'un "homme politique prenant des positions extrêmes et condamné pour provocation à la haine raciale (...) "s'expose de lui-même (...) à une critique sévère". Observons tout de même que Marine Le Pen n'a jamais été condamnée pour de telles infractions et que l'on serait fondé à se demander pourquoi on aurait davantage le droit d'injurier les personnes placées aux extrémités de l'échiquier politique.

Le dernier critère qui réside dans le caractère satirique de l'expression. Dans son arrêt du 25 avril 2007 Vereinigung Bildender Künstler c. Autriche, la CEDH précise que la satire est "une forme d'expression artistique et de commentaire social qui, de par l'exagération et la déformation de la réalité qui la caractérisent, vise naturellement à provoquer et à agiter". En l'espèce, la CEDH a refusé l'interdiction d'un tableau représentant certaines personnalités politiques nues et se livrant à des activités sexuelles. Une jurisprudence abondante témoigne ainsi que l'expression satirique permet de repousser les limites de la liberté d'expression. L'Assemblée plénière observe ainsi que le dessin de Charlie Hebdo "émane d'un journal satirique et présente un caractère polémique".

La décision du 25 octobre 2019 invite ainsi les juges du fond à utiliser ces trois critères pour apprécier l'injure. Sur ce point, l'analyse rejoint très largement la jurisprudence de la CEDH. Si ce n'est tout de même que le contrôle de proportionnalité est généralement exercé pour apprécier si une sanction entraine une ingérence excessive dans la liberté d'expression. Or, en l'espèce, il n'y a pas eu de sanction. L'affaire pénale s'est terminée, rappelons-le, par une relaxe. La Cour de cassation, jugeant cette fois en matière civile, est ainsi conduite à exercer un contrôle de proportionnalité sur la manière dont le juge pénal a statué, dans une affaire dont le dossier est refermé depuis trois ans. Il est vrai que depuis 2007, "le criminel ne tient plus le civil en l'état". Mais précisément, si l'on détache ainsi l'action civile de l'action pénale, pourquoi ne pas envisager la question du préjudice, dans un système assez comparable à ce qui existe aux Etats-Unis en matière de liberté de presse ? Ne serait-il pas possible de reconnaître l'existence d'un dommage même symbolique, accompagné d'une réparation tout aussi symbolique ? 


Sur l'injure : Chapitre 9, Section 2 § 1 A du manuel de Libertés publiques sur internet

dimanche 27 octobre 2019

Les Invités de LLC : un peu de pub...

Un ami de Liberté Libertés Chéries, vraiment très talentueux, a décidé de renouveler la communication sur le manuel de Libertés publiques, en vente chez Amazon. Il a conçu ce "roman-photo" absolument irrésistible, accordant au livre une audience internationale qu'il n'a peut-être pas, ou pas encore.

C'est si drôle que nous ne pouvons résister au plaisir de partager ce "roman-photo" avec les lecteurs de LLC. Que son auteur soit vivement remercié, pour son talent évidemment, mais aussi parce qu'il nous montre que les libertés peuvent être étudiées dans la bonne humeur. 






jeudi 24 octobre 2019

Le droit de retrait, ou la manipulation du droit à des fins de communication

Le 16 octobre 2019, un TER reliant Charleville-Mézières à Reims percute un camion sur un passage à niveau, faisant onze blessés. Le conducteur du train, seul agent à bord, se voit contraint de prendre les mesures pour empêcher un sur-accident et de porter secours aux passagers, alors qu'il est lui-même blessé. A l'annonce de cette information, de nombreux agents SNCF cessent immédiatement le travail, invoquant le droit de retrait. 

Ils affirment que la présence d'une seule personne dans un train, le conducteur, constitue, en soi, un danger grave et imminent justifiant le droit de retrait. Cette affirmation a été reprise par bon nombre de médias qui ont donc présenté ce mouvement sous un jour particulièrement favorable. En cessant le travail pour garantir leur propre sécurité, les agents SNCF n'étaient-ils pas en lutte pour garantir la sécurité des usagers ? Le mouvement devenait ainsi parfaitement altruiste, bien éloigné des revendications corporatistes.


Un droit limité à la santé et à la sécurité



Si l'on s'éloigne de la communication pour entrer dans l'analyse juridique, on trouve le droit de retrait dans l'article L 4131-1 du code du travail pour les salariés du secteur privé, et dans l'article 5 al. 6 du décret du 28 mai 1982 pour les agents publics. Il les autorise à se retirer d'une situation de travail, lorsqu'elle présente "un danger grave et imminent pour (leur) vie ou (leur) santé". Si cela lui semble nécessaire, l'agent peut donc quitter son poste de travail pour garantir sa sécurité. Il ne peut être contraint de reprendre son activité si le danger persiste, et aucune sanction ni retenue sur salaire ne peut être prise à son encontre.

Observons d'emblée que ce droit de retrait n'est consacré que dans le domaine de l'hygiène et de la sécurité au travail. Aucun texte n'en fait une prérogative d'ordre général dont serait titulaire tout agent public, et applicable dans toutes les situations. C'est ainsi que la loi du 20 avril 2016 relative à la déontologie et aux droits des fonctionnaires n'en fait pas mention. Il en de même dans le secteur privé, le droit de retrait n'étant consacré que dans le titre du code du travail consacré à "la santé et sécurité au travail".

Les agents de la SNCF cessant le travail après l'accident du 16 octobre pouvaient-il se prévaloir du droit de retrait ? Ils n'ont pas manqué de le faire pour des raisons de communication, mais force est de constater que cette revendication ne résiste pas un instant à l'analyse juridique.

J'entends siffler le train. Richard Anthony. 1962


Un droit individuel



Le droit de retrait est, d'abord, un droit individuel, et c'est ce qui le distingue principalement du droit de grève, collectif dans son essence même. Il repose en effet sur le sentiment, de nature plus psychologique qu'objective, qu'il existe un danger grave et imminent. Plusieurs personnes peuvent partager ce sentiment, mais cela ne saurait transformer ce droit individuel en droit collectif. Encore moins peut-il susciter un appel syndical à arrêter le travail. 

Le droit de retrait repose donc sur l'appréciation du danger, réalisée par l'agent lui-même. Une marge d'erreur est donc possible, et la jurisprudence considère qu'il n'est pas nécessaire que le danger soit avéré. Il suffit que l'agent croie, de bonne foi, à un tel danger. Là encore, il est bien difficile de penser que les conducteurs qui ont collectivement cessé le travail le 16 octobre aient pu raisonnablement penser qu'ils allaient être victimes d'un accident lié à l'absence d'un second agent SNCF dans leur train, d'autant que ce n'était généralement pas le cas.


Un danger grave et imminent



Le conducteur du train accidenté le 16 octobre était, à l'évidence, dans une situation de "danger grave et imminent". En effet, son intégrité physique était atteinte et il risquait, lui et ses passagers, d'être victime d'un sur-accident. Et il était d'autant plus fondé à cesser le travail qu'il était blessé et donc plus en état d'assurer ses fonctions. 

La situation des autres agents SNCF est bien différente. Le juge administratif se montre en effet très rigoureux sur le caractère imminent du danger encouru. Le tribunal administratif (TA) de Besançon, dans un jugement du 10 octobre 1996, considérait ainsi comme licite le refus tout net d'un employé municipal de monter sur une échelle, elle-même posée sur la plate-forme d'un tracteur levée à quatre mètres du sol, pour suspendre des décorations de Noël. En revanche, le TA de Nîmes, dans un jugement du 15 octobre 2009, estime que le caractère imminent n'est pas avéré lorsque l'agent public dispose de la qualification requise pour exercer une fonction, même présentant un risque connu. S'il est vrai que la conduite d'un train n'est pas tout-à-fait sans danger, il est tout de même difficile de considérer que les agents ne sont pas formés aux fonctions qu'ils exercent, et qu'ils exercent d'ailleurs très bien. 


Un danger non hypothétique



Surtout, le danger ne saurait être purement hypothétique. La Cour administrative d'appel de Lyon, dans une décision du 22 décembre 2009, a ainsi écarté le droit de retrait d'un agent de service, dans le cas d'un arrêt de travail intervenu après que des collègues de l'intéressé aient été victimes de jets de pierre, menaces et insultes. De la même manière, les collègues du cheminot accidenté le 16 octobre ne peuvent invoquer qu'un danger hypothétique qui, au moment où ils invoquent le droit de retrait, ne les menace pas directement.

De toute évidence, les agents de la SNCF n'ont pas exercé le droit de retrait. Sur le plan juridique, ils ont cessé le travail, en se dispensant des procédures préalables à l'exercice du droit de grève. Le problème est qu'ils se retrouvent ainsi dans une position délicate et le Premier ministre a annoncé sa volonté d'en tirer les conséquences. La SNCF pourrait ainsi décider une retenue sur traitement pour service non fait, voire engager des sanctions disciplinaires pour absence injustifiée. Peut-être n'ira-t-on pas jusque-là, car la simple menace de ces mesures a finalement permis la reprise du service, mais l'hypothèse est loin d'être totalement écartée.

Le bilan de l'affaire est donc nuancé. Sur le plan de la communication, le droit de retrait est incontestablement une bénédiction. Le massage délivré, à l'usager comme aux médias, est celui de l'action menée dans le seul but de garantir la sécurité et la protection des personnes. C'est évidemment plus valorisant que le recours à la grève, vécue par l'usager comme une "galère", attente, trains annulés, service minimum plus ou moins assuré etc. Sur le plan juridique, le bénéfice est moins net, et le risque de sanction est élevé, si les autorités font preuve de fermeté. Car dans l'état actuel du droit, les chances contentieuses de voir reconnaître le droit de retrait dans une telle situation sont tout simplement inexistantes. La manipulation du droit à des fins de communication est toujours un exercice dangereux.

Sur le droit de grève : Chapitre 13, Section 2 § 2 B du manuel de Libertés publiques sur internet.




dimanche 20 octobre 2019

Sanctions disciplinaires : Le Conseil d'Etat persiste et signe

Dans un arrêt M. A. B. du 16 octobre 2019, le Conseil d'Etat affirme la légalité d'une sanction de mise à la retraite d'office prononcée en mars 2018 à l'encontre d'un ancien ambassadeur, accusé d'avoir favorisé la délivrance de visas irréguliers lorsqu'il représentait la France auprès de la Républicaine centrafricaine. La décision n'intéressera évidemment pas les commentateurs.

Les militants des droits de l'homme ne sont guère intéressés par ceux des hauts fonctionnaires, quand bien même ils auraient été bafoués. Les arrêtistes, quant à eux, ne verront dans la décision que la mise en oeuvre d'une jurisprudence précédente, issue d'un arrêt du 13 novembre 2013, lui-même relatif à une sanction identique infligée à un autre diplomate. A l'époque, ils avaient salué la décision du juge de l'excès de pouvoir d'exercer désormais un contrôle approfondi sur une sanction disciplinaire et donc de rechercher si les faits reprochés à l'agent constituent une faute de nature à la justifier.

Il ne s'est donc rien passé en six ans, et, en soi, cela qui mérite réflexion. Car depuis six ans, le Conseil d'Etat persiste à refuser de contrôler si une procédure disciplinaire est conforme au principe d'impartialité objective, pourtant consacré par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). Depuis six ans aussi, il affirme exercer un contrôle maximum, mais il s'appuie exclusivement sur la qualification et l'interprétation des faits donnée par l'administration elle-même. Et il faut bien reconnaître que la CEDH, pourtant prompte à dénoncer les lenteurs de la justice française, semble avoir oublié l'affaire de 2013, alors même qu'elle a fait l'objet d'un recours déposé devant elle il y a maintenant six ans.


L'impartialité objective



Le Conseil reconnaît que la procédure disciplinaire diligentée à l'encontre de M. A. B. se caractérise par l'omniprésence du directeur général de l'administration (DGA) du ministère des affaires étrangères. C'est lui qui a rappelé l'intéressé à Paris, a initié les poursuites disciplinaires, a nourri le dossier, et a finalement présidé lui-même le conseil de discipline qui propose la sanction au président de la République. Observons à ce propos que la procédure n'a pas changé depuis l'affaire de 2013.

Pour le Conseil d'Etat, reprenant exactement sa formulation de 2013, cette absence de distinction entre l'autorité qui saisit le conseil et celle qui juge ne constitue pas une violation du principe d'impartialité, dès lors qu'"il ne ressort pas des pièces du dossier qu'il ait, dans la conduite des débats, manqué à l'impartialité requise ou manifesté une animosité particulière à l'égard de l'intéressé". La formule est directement issue d'un arrêt Laniez du 15 mai 1960, tellement oublié qu'il ne figure même plus dans les bases de données recensant le droit en vigueur.
 
De cette jurisprudence antique, on doit déduire qu'une seule personne peut prendre toutes les décisions administratives concernant l'intéressé, saisir le conseil de discipline et le présider, à la seule condition qu'elle ne tienne aucun propos public qui pourrait révéler une animosité à son égard. Cela serait d'ailleurs difficile car les membres d'un conseil de discipline sont soumis au secret professionnel, principe rappelé par le Conseil d'Etat lui-même dans un arrêt Paillaud du 4 novembre 1992.
Le problème est que cette analyse viole aussi bien la jurisprudence du Conseil constitutionnel que celle de la Cour européenne des droits de l'homme. 
Le Conseil constitutionnel, depuis sa décision du 29 août 2002, rattache l'impartialité à l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Dans une décision QPC du 8 juillet 2011 rendue à propos de la justice des mineurs, il abroge ainsi pour manquement à l'impartialité une disposition qui permettait au juge des enfants d'instruire une affaire et de renvoyer le mineur devant une juridiction de jugement qu'il présidait. La situation de M. A.B. n'est guère différente, car le DGA a tout à la fois géré sa carrière, ou plus exactement l'interruption de sa carrière, avant de saisir le conseil de discipline qu'il a lui-même présidé. Quant à l'objection tirée du fait qu'une sanction disciplinaire n'est pas une sanction pénale, elle ne résiste pas à la décision QPC du 25 novembre 2011, dans laquelle le Conseil affirme que les principes d'indépendance et d'impartialité garantis par l'article 16 de la Déclaration de 1789 doivent également être respectés, (...) "lorsqu'est en cause une sanction ayant le caractère d'une punition". Le principe d'impartialité s'applique donc, avec une intensité identique aux sanctions pénales et aux sanctions disciplinaires. En reprenant sa vieille jurisprudence Laniez, le Conseil d'Etat ignore donc celle du Conseil constitutionnel.

La CEDH, quant à elle, fonde l'exigence d'impartialité sur le droit au procès équitable garanti par l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme. Dans sa décision Adamkiewicz c. Pologne du 2 mars 2010, la Cour distingue deux critères permettant de mettre en cause l'impartialité d'une décision. 
 
Le premier critère peut être qualifié de "subjectif" parce qu'il consiste à pénétrer dans la psychologie du juge, à rechercher s'il désirait favoriser un plaideur ou nuire à un justiciable. Tel est le cas, dans l'arrêt Remli c. France du 23 avril 1996,  pour un jury de Cour d'assises jugeant un Français d'origine algérienne, dont l'un des jurés a tenu des propos racistes, hors de la salle d'audience mais devant la presse. C'est à ce critère subjectif que se réfère le Conseil d'Etat lorsqu'il observe que le DAG du ministère des affaires étrangères, "dans la conduite des débats", n'a pas "manifesté une animosité particulière à l'égard de l'intéressé". Peu importe donc qu'il ait nourri le dossier d'accusation s'il a su se tenir convenablement durant les débats.

Le second critère, dégagé par la CEDH, est, quant à lui, entièrement ignoré par le Conseil d'Etat. Il est qualifié d'"objectif" parce qu'il porte sur l'organisation même de l'institution, en l'espèce le conseil de discipline, qui doit apparaître impartiale, et inspirer la confiance. Sur ce point, la Cour s'inspire directement d'un adage de droit britannique : " Justice must not only be done : it must also be seen to be done". C'est ainsi que, dans l'arrêt du  22 avril 2010 Chesne c. France), la Cour affirme qu'un même juge ne peut exercer différentes fonctions juridictionnelles dans une même affaire. De son côté, la Cour de cassation avait, dès un arrêt du du 8 avril 2009, posé un principe d'impartialité fonctionnelle, bien proche de l'impartialité objective de la CEDH, interdisant à un magistrat de connaître d'une affaire pénale, alors qu'il avait déjà eu à juger de son volet civil. Dans ce cas, ce n'est pas le juge qui est en cause, mais l'organisation judiciaire qui ne satisfait pas au principe d'impartialité. 
 
La CEDH exige que les garanties du droit au procès équitable s'appliquent en matière disciplinaire, Mais en l'espèce, le Conseil d'Etat refuse de se poser la question de l'impartialité objective, comme il avait refusé de se la poser en 2013.  
 
La retraite. Les Couzins d'Octave. 2019
 

Le contrôle des motifs



Reste évidemment le grand apport de la décision du 13 novembre 2013, c'est à dire le contrôle de la proportionnalité de la sanction aux faits qui l'ont motivée.

Certes, cette jurisprudence a permis au moins une annulation de sanction. Dans un arrêt du 14 mars 2016, le Conseil d'Etat a ainsi jugé disproportionnée une sanction de mise en non-activité pendant neuf mois d'un lieutenant de l'armée de terre. Durant l'opération Serval, il avait procédé, de son propre chef et sans avoir les qualifications requises, à une opération de destruction de munitions appartenant à l'ennemi. Mais le texte même de la sanction montrait l'existence de circonstances très particulières, la chaine hiérarchique ayant mal fonctionné. 

Cette jurisprudence a donc été mise en oeuvre, mais dans un cas tout de même bien particulier, le Conseil d'Etat ayant trouvé la preuve du dysfonctionnement de l'administration dans la sanction elle-même.

La situation est évidemment bien différente dans l'arrêt d'octobre 2019. Il n'est évidemment pas question d'entrer dans le détail des faits reprochés à M. A.B., en l'espèce une pratique de délivrance des visas non conforme aux directives données par le Quai d'Orsay. On peut toutefois observer que le Conseil d'Etat reconnait l'exactitude des faits en se fondant sur un rapport d'inspection et un rapport d'auditions. L'inspection a évidemment été réalisée par les services du ministère, et les auditions concernent très probablement des agents soumis au pouvoir hiérarchique et qui ont tout intérêt à témoigner dans le sens souhaité... A dire vrai, il importe peu que les faits reprochés à M. A.B. soient vrais ou faux. Imaginons un instant, rien qu'un instant, que les faits soient faux et que l'on ait voulu, pour un motif ou pour un autre, écarter un agent qui dérangeait, le Conseil d'Etat serait-il en mesure de le constater ? Certainement pas s'il se fonde uniquement sur un dossier nourri par un directeur général de l'administration qui a rappelé l'intéressé, l'a accusé devant le conseil de discipline, instance qu'il a ensuite présidée.

Cette jurisprudence met ainsi en lumière l'impuissance du Conseil d'Etat, qui n'est pas en mesure de voir autre chose que les éléments fournis par l'administration. On se prend alors à rêver d'une juridiction qui pourrait refaire l'instruction à l'audience, entendre les témoins, bref qui aurait des compétences bien différentes, et des prérogatives qui seraient à peu près celles du juge pénal. Pour cela, il faudrait peut-être renoncer au vieux mythe du "Conseil-d'Etat-protecteur-des-libertés" pour envisager un pouvoir judiciaire unique. Pourquoi pas une Cour de cassation dotée de chambres administratives ? Mais cette idée relève, à l'évidence, du blasphème.

Sur le principe d'impartialité : Chapitre 4, Section 1 § 2 A du manuel de Libertés publiques sur internet.