Il ne s'est donc rien passé en six ans, et, en soi, cela qui mérite réflexion. Car depuis six ans, le Conseil d'Etat persiste à refuser de contrôler si une procédure disciplinaire est conforme au principe d'impartialité objective, pourtant consacré par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). Depuis six ans aussi, il affirme exercer un contrôle maximum, mais il s'appuie exclusivement sur la qualification et l'interprétation des faits donnée par l'administration elle-même. Et il faut bien reconnaître que la CEDH, pourtant prompte à dénoncer les lenteurs de la justice française, semble avoir oublié l'affaire de 2013, alors même qu'elle a fait l'objet d'un recours déposé devant elle il y a maintenant six ans.
L'impartialité objective
Le Conseil reconnaît que la procédure disciplinaire diligentée à l'encontre de M.
A. B. se caractérise par l'omniprésence du directeur général de l'administration (DGA) du ministère des affaires étrangères. C'est lui qui a rappelé l'intéressé à Paris, a initié les poursuites disciplinaires, a nourri le dossier, et a finalement présidé lui-même le conseil de discipline qui propose la sanction au président de la République. Observons à ce propos que la procédure n'a pas changé depuis l'affaire de 2013.
Pour le Conseil d'Etat, reprenant exactement sa formulation de 2013, cette absence de distinction entre l'autorité
qui saisit le conseil et celle qui juge ne constitue pas une violation
du principe d'impartialité, dès lors qu'"il ne ressort pas des pièces
du dossier qu'il ait, dans la conduite des débats, manqué à
l'impartialité requise ou manifesté une animosité particulière à l'égard
de l'intéressé". La formule est directement issue d'un arrêt
Laniez du 15 mai 1960, tellement oublié qu'il ne figure même plus dans
les bases de données recensant le droit en vigueur.
De cette jurisprudence antique, on doit déduire qu'une seule personne
peut prendre toutes les décisions administratives concernant
l'intéressé, saisir le conseil de discipline et le présider, à la seule
condition qu'elle ne tienne aucun propos public qui pourrait révéler une
animosité à son égard. Cela serait d'ailleurs difficile car les membres
d'un conseil de discipline sont soumis au secret professionnel,
principe rappelé par le Conseil d'Etat lui-même dans un arrêt
Paillaud du 4 novembre 1992.
Le problème est que cette analyse viole aussi bien la jurisprudence du
Conseil constitutionnel que celle de la Cour européenne des droits de
l'homme.
Le Conseil constitutionnel, depuis sa
décision du 29 août 2002, rattache l'impartialité à l'article 16 de la
Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Dans une
décision QPC du 8 juillet 2011
rendue à propos de la justice des mineurs, il abroge ainsi pour manquement à l'impartialité une disposition qui permettait au juge des enfants d'instruire une affaire et de renvoyer le mineur devant une juridiction de jugement qu'il présidait. La situation de M.
A.B. n'est guère différente, car le DGA a tout à la fois géré sa carrière, ou plus exactement
l'interruption de sa carrière, avant de saisir le conseil de discipline
qu'il a lui-même présidé. Quant à l'objection tirée du fait qu'une sanction disciplinaire n'est pas une sanction pénale, elle ne résiste pas à la
décision QPC du 25 novembre 2011, dans laquelle
le Conseil affirme que les principes
d'indépendance et d'impartialité garantis par l'article 16 de la
Déclaration de 1789 doivent également être respectés, (...) "l
orsqu'est en cause une sanction ayant le caractère d'une punition". Le principe d'impartialité s'applique donc, avec une intensité identique aux sanctions pénales et aux sanctions disciplinaires. En reprenant sa vieille jurisprudence
Laniez, le Conseil d'Etat ignore donc celle du Conseil constitutionnel.
La CEDH, quant à elle, fonde l'exigence d'impartialité sur le droit au procès
équitable garanti par l
'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme. Dans sa décision
Adamkiewicz c. Pologne du 2 mars 2010, la Cour distingue deux critères permettant de mettre en cause l'impartialité d'une décision.
Le premier critère peut être qualifié de "subjectif" parce qu'il
consiste à pénétrer dans la psychologie du juge, à rechercher s'il
désirait favoriser un plaideur ou nuire à un justiciable. Tel est le cas, dans l'
arrêt Remli c. France du 23 avril 1996,
pour un jury de Cour d'assises jugeant un Français d'origine
algérienne, dont l'un des jurés a tenu des propos racistes, hors de la salle d'audience mais
devant la presse. C'est à ce critère
subjectif que se réfère le Conseil d'Etat lorsqu'il observe que le DAG du ministère des affaires étrangères, "
dans la conduite des débats", n'a pas "
manifesté une animosité particulière à l'égard de l'intéressé". Peu importe donc qu'il ait nourri le dossier d'accusation s'il a su se tenir convenablement durant les débats.
Le second critère, dégagé par la CEDH, est, quant à lui, entièrement ignoré par le Conseil d'Etat. Il est qualifié d'"objectif" parce qu'il porte sur l'organisation même de l'institution, en l'espèce le conseil de discipline, qui doit apparaître impartiale, et inspirer la confiance. Sur ce point, la Cour s'inspire directement d'un adage de droit britannique : "
Justice must not only be done : it must also be seen to be done". C'est ainsi que, dans l'arrêt du
22 avril 2010 Chesne c. France), la Cour affirme qu'un même juge ne peut exercer différentes fonctions juridictionnelles dans une même affaire. De son côté, la Cour de cassation avait, dès un arrêt du du
8 avril 2009, posé un principe d'impartialité fonctionnelle, bien proche de l'impartialité objective de la CEDH, interdisant à un magistrat de connaître d'une affaire pénale,
alors qu'il avait déjà eu à juger de son volet civil.
Dans
ce cas, ce n'est pas le juge qui est en cause, mais l'organisation
judiciaire qui ne satisfait pas au principe d'impartialité.
La CEDH exige que les garanties du droit au procès équitable s'appliquent en matière disciplinaire, Mais en l'espèce, le Conseil d'Etat refuse de se poser la question de l'impartialité objective, comme il avait refusé de se la poser en 2013.
La retraite. Les Couzins d'Octave. 2019
Le contrôle des motifs
Reste évidemment le grand apport de la décision du 13 novembre 2013, c'est à dire le contrôle de la proportionnalité de la sanction aux faits qui l'ont motivée.
Certes, cette jurisprudence a permis au moins une annulation de sanction. Dans un
arrêt du 14 mars 2016, le Conseil d'Etat a ainsi jugé disproportionnée une sanction de mise en non-activité pendant neuf mois d'un lieutenant de l'armée de terre. Durant l'opération Serval, il avait procédé, de son propre chef et sans avoir les qualifications requises, à une opération de destruction de munitions appartenant à l'ennemi. Mais le texte même de la sanction montrait l'existence de circonstances très particulières, la chaine hiérarchique ayant mal fonctionné.
Cette jurisprudence a donc été mise en oeuvre, mais dans un cas tout de même bien particulier, le Conseil d'Etat ayant trouvé la preuve du dysfonctionnement de l'administration dans la sanction elle-même.
La situation est évidemment bien différente dans l'arrêt d'octobre 2019. Il n'est évidemment pas question d'entrer dans le détail des faits reprochés à M. A.B., en l'espèce une pratique de délivrance des visas non conforme aux directives données par le Quai d'Orsay. On peut toutefois observer que le Conseil d'Etat reconnait l'exactitude des faits en se fondant sur un rapport d'inspection et un rapport d'auditions. L'inspection a évidemment été réalisée par les services du ministère, et les auditions concernent très probablement des agents soumis au pouvoir hiérarchique et qui ont tout intérêt à témoigner dans le sens souhaité... A dire vrai, il importe peu que les faits reprochés à M. A.B. soient vrais ou faux. Imaginons un instant, rien qu'un instant, que les faits soient faux et que l'on ait voulu, pour un motif ou pour un autre, écarter un agent qui dérangeait, le Conseil d'Etat serait-il en mesure de le constater ? Certainement pas s'il se fonde uniquement sur un dossier nourri par un directeur général de l'administration qui a rappelé l'intéressé, l'a accusé devant le conseil de discipline, instance qu'il a ensuite présidée.
Cette jurisprudence met ainsi en lumière l'impuissance du Conseil d'Etat, qui n'est pas en mesure de voir autre chose que les éléments fournis par l'administration. On se prend alors à rêver d'une juridiction qui pourrait refaire l'instruction à l'audience, entendre les témoins, bref qui aurait des compétences bien différentes, et des prérogatives qui seraient à peu près celles du juge pénal. Pour cela, il faudrait peut-être renoncer au vieux mythe du "Conseil-d'Etat-protecteur-des-libertés" pour envisager un pouvoir judiciaire unique. Pourquoi pas une Cour de cassation dotée de chambres administratives ? Mais cette idée relève, à l'évidence, du blasphème.
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