« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 4 juin 2019

Tempête dans un bénitier

Ce dimanche 2 juin 2019, a été célébrée dans l'église du Planquay (Eure) une "messe anti-Macron". Médias et réseaux sociaux ont montré la chorale des "Vieux Chanteurs au gilet jaune", avec pour soliste l'abbé Michel en habits sacerdotaux, entonnant le psaume "Emmanuel Macron, ô tête de con, on vient te chercher chez toi". Le caractère répétitif de l'oeuvre n'était pas sans rappeler le chant grégorien, mais l'auteur ayant renoncé au latin, son sens résolument profane ne pouvait échapper à personne.

L'étrange initiative de l'abbé Michel n'a évidemment ni été sollicitée, ni soutenue par l'Eglise. L'évêque d'Evreux, un tantinet désemparé, déclare que "ce qu'il fait est une défiguration de ce que doit être l'Eglise" et ajoute qu'"il devient un peu fou". Jugé pour détournement de fonds en 2015, et suspendu a divinis en 2016, l'abbé refuse pourtant les sanctions de sa hiérarchie et continue joyeusement de célébrer sa messe.

Il ne nous appartient par de déterminer si, au sens du droit canon, l'abbé avait ou non le droit de dire une messe, ni même de nous interroger sur la diligence de l'Eglise pour assurer l'exécution de ses décision. En revanche, l'abbé Michel a réussi un petit miracle : en quelques minutes, il a enfreint à plusieurs reprises la loi de l'Etat, commettant une belle série d'infractions. Le préfet de l'Eure a d'ailleurs procédé à un signalement sur le fondement de l'article 40 du code de procédure pénale qui impose à "toute autorité constituée(...) qui, dans l'exercice de ses fonctions, acquiert la connaissance d'un crime ou d'un délit (... ) d'en donner avis sans délai au procureur de la République (...)".


Outrage au Président de la République



La première infraction est celle de l'article 433-5 du code pénal : le délit d'outrage à une personne dépositaire de l'autorité publique. Selon une jurisprudence remontant à une décision Déroulède rendue par la Haute Cour de justice le 18 novembre 1899, le Président de la République doit être considéré comme un "magistrat" au sens de l'article 222 l'ancien code pénal, c'est à dire précisément comme une "personne dépositaire de l'autorité et de la force publique". Cette définition est maintenue sous la Vè République.

Le délit d'outrage est une infraction de droit commun, qui s'applique à l'ensemble des personnes "dépositaires de l'autorité et de la force publique" et qui ne relève pas des délits de presse. En cela, il se distingue de l'ancienne "offense" au chef de l'Etat. Créé par l'article 26 de la loi du 29 juillet 1881, ce délit a été supprimé par la loi du 5 août 2013. Il n'a pas résisté au ridicule suscité par le président Sarkozy, qui avait obtenu sur ce fondement la condamnation d'un manifestant qui avait brandi, sur son passage, une affichette sur laquelle était écrite la célèbre formule : "Casse toi, pôv' con". Condamné à une peine exemplaire de 30 € d'amende, l'intéressé avait fait un recours devant la Cour européenne des droits de l'homme. Dans sa décision Eon c. France du 13 mars 2013, celle-ci avait finalement déclaré que le délit d'offense au chef de l'Etat portait une atteinte excessive à la liberté d'expression des manifestations, décision qui avait provoqué son abrogation.

En l'espèce, les éléments constitutifs de l'outrage sont bien présents. Il n'est retenu que si les formules employées sont "méprisantes, outrancières ou injurieuses", ce qui ne fait guère de de doute. Il doit aussi se traduire par des actes positifs, et le fait de reprendre en choeur une chanson constitue, à l'évidence, un tel acte. Comme souvent avec les gilets jaunes, ce sont eux qui apportent la preuve de l'infraction en la diffusant largement sur les réseaux sociaux.

Tempête dans un bénitier. Georges Brassens. 1975

La loi du 9 décembre 1905



L'abbé Michel risque aussi d'être condamné sur le fondement de la loi de Séparation des églises de l'Etat, dont il a violé deux dispositions combinées.

L'article 26 de ce texte interdit en effet "de tenir des réunions politiques dans les locaux servant habituellement à l'exercice d'un culte". Depuis la loi du 28 mars 1907, il est possible de tenir dans les églises des réunions sans autorisation préalable du maire, mais précisément cette liberté trouve sa limite dans le caractère politique. A dire vrai, cette disposition n'a jamais été appliquée. Les autorités de l'Etat se sont toujours montré conciliantes, même quand l'office du dimanche servait à faire de la propagande contre l'IVG ou le mariage pour tous. L'abbé Michel risque fort de créer une jurisprudence nouvelle sur un texte plus que centenaire. Là encore, le caractère politique de la réunion ne fait aucun doute, dès lors que l'auditoire affiche clairement sa détermination politique par le port du gilet jaune dans un lieu de culte. De même, les paroles de la chanson n'ont que peu de lien avec la liturgie de la messe. Quoi qu'il en soit, sur ce fondement, l'abbé Michel ne risque qu'une contravention.

Sa situation est plus délicate si est invoqué l'article 34 de la loi de 1905 qui punit d'une amende de 3750 € et/ou d'un an d'emprisonnement "tout ministre d'un culte qui, dans les lieux où s'exerce ce culte, aura publiquement par des discours prononcés, des lectures faites, des écrits distribués ou des affiches apposées, outragé ou diffamé un citoyen chargé d'un service public". Cette disposition prévoit une sanction moins lourde que celle du délit d'outrage à personne dépositaire de l'autorité publique, 15 000 € et un an d'emprisonnement.

Certes, mais il y a de bonnes chances que les propos tenus contre le chef de l'Etat soient réprimés sur le fondement de l'article 433-5 du code pénal sur l'outrage. En vertu du principe d'interprétation étroite du texte pénal, on peut en effet s'interroger sur l'applicabilité de l'article 34 de la loi de 1905 ? Le Président de la République est-il un "citoyen chargé d'un service public" ? La liste des comportements incriminés est-elle exhaustive ? En l'espèce l'abbé Michel n'a pas prononcé du discours, fait de lecture ou distribué des écrits. Il a chanté. Une nouvelle fois, il pourrait sur ce point susciter une jurisprudence susceptible d'éclairer une disposition jamais utilisée.

L'abbé Michel a effectivement la vocation. Il est sans doute appelé, non pas par Dieu mais par le justice d'ici-bas, à faire évoluer la jurisprudence. Mais derrière le caractère anecdotique, et même drôlatique de l'affaire, l'abbé aura eu le mérite de montrer que la loi de 1905, accusée par certains d'être désuète, inadaptée à notre société, sait répondre aux problèmes d'aujourd'hui. Et comme en 1905, elle sert avant tout à rétablir la paix.


Sur le principe de laïcité : Chapitre 10 section 1  du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.




jeudi 30 mai 2019

Le Parlement de Catalogne ou l'ordre constitutionnel devant la CEDH

Nul n'a oublié les efforts déployés par les mouvements indépendantistes catalans pour parvenir à leurs fins. Le 1er octobre 2017, un "référendum d'autodétermination" fut organisé en Catalogne, consultation organisée sans aucune des garanties offertes par la Constitution espagnole et à laquelle n'ont participé que les mouvements, et les électeurs, favorables à l'indépendance. De fait 90 % de cet étrange corps électoral approuva l'indépendance, avec 58 % d'abstentions. Forts de ce "succès", les membres indépendantistes du parlement de Catalogne demandèrent au bureau de convoquer une séance plénière, dans le but de faire voter une déclaration d'indépendance. 

Un certain nombre de députés socialistes ont alors déposé un recours d'amparo devant le tribunal constitutionnel espagnol, lui demandant de prendre une mesure provisoire de suspension de cette séance plénière. Le tribunal a fait droit à cette demande le 9 octobre 2017, ce qui n'a pas empêché le parlement, uniquement composé des membres des partis autonomistes, de se réunir le lendemain. Le chef du gouvernement catalan, Carles Puigdemont, a alors déclaré l'indépendance, acte qui est demeuré sans aucune suite puisque le gouvernement espagnol a finalement mis en oeuvre l'article 155 de la Constitution autorisant la mise sous tutelle d'une province.

Aujourd'hui, le combat se déplace vers le terrain contentieux. 76 députés indépendantistes du parlement catalan ont en effet déposé devant la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) un recours dirigé contre la décision rendue par le tribunal constitutionnel le 9 octobre 2017. L'arrêt rendu le 28 mai 2019 Forcadell I Lluis et a. ne leur donne pas satisfaction et déclare la requête purement et simplement irrecevable.

Sur le fond, les requérants invoquent les articles 10 et 11 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui protègent les libertés d'expression et de réunion, ainsi que l'article 3 du Protocole n° 1 qui garantir le droit à des élections libres. Il convient ainsi de préciser que la CEDH n'exerce pas un contrôle de la constitution espagnole, mais se limite effectivement à apprécier si les libertés consacrées par la Convention ont été atteintes par une décision du tribunal constitutionnel.

La qualité de victime


Avant de se prononcer sur ces questions, la Cour s'interroge sur la qualité de victime des requérants. Les droits prétendûment bafoués ne seraient-ils pas ceux du parlement catalan plutôt que ceux de simples citoyens ? L'irrecevabilité pourrait alors être immédiatement prononcée si l'ensemble des requérants pouvait être considéré comme une "organisation gouvernementale", entité qui, selon l'article 34 de la Convention, n'est pas compétente pour saisir la Cour.

Certes, la CEDH ne réduit pas cette notion aux seuls organes centraux de l'Etat, et l'étend aux collectivités autonomes et décentralisées, tout en précisant qu'elle ne saurait examiner des différends de nature politique ou institutionnelle (G.C., 8 avril 2004, Assanidzé c. Georgie). Mais en l'occurrence, la plupart des parlementaires requérants ont agi en leur nom personnel, même si certains ont précisé qu'ils étaient membres d'un groupe parlementaire indépendantiste, voire membres du bureau du parlement catalan. Les droits et libertés qu'ils invoquent, liberté d'expression, de réunion, et droit à des élections libres, les concernent individuellement. Ils peuvent donc être considérés comme un "groupe de particuliers" susceptible de saisir la Cour.

Observons que la Cour aurait sans doute pu estimer que le contentieux introduit devant elle portait précisément sur un différend de nature politique et institutionnelle, ce qui, au sens de la décision Assanidzé, aurait pu justifier une irrecevabilité immédiate, sans examen des autres moyens. Mais précisément, la Cour veut aller plus loin et déclarer l'irrecevabilité sur un autre fondement.

 Le soleil catalan. Paulette Merval et Marcel Merkès, circa 1960


Les libertés d'expression et de réunion


En matière de débat politique, la CEDH refuse de faire une distinction nette entre la liberté d'expression et celle de réunion. Comme elle l'affirme dans son arrêt Ezelin c. France du 26 avril 1991, la liberté d'expression est dans ce domaine la lex generalis, et la liberté de réunion la lex specialis. En l'espèce toutefois, la Cour estime que la suspension de la séance plénière du parlement catalan relève essentiellement de la liberté de réunion.

Nul ne conteste que la décision du tribunal constitutionnel constitue une ingérence dans la liberté de réunion des intéressés puisque, membres du parlement, ils n'ont pu s'y rassembler pour voter la déclaration d'indépendance. Mais une telle ingérence peut être licite si elle est prévue par la loi, si elle a un but légitime et si elle est "nécessaire dans une société démocratique".

On sait que l'expression "prévue par la loi" fait l'objet d'une définition très compréhensive par la CEDH qui déclare ce critère satisfait dès que la mesure prise repose sur un fondement solide en droit interne. En l'espèce, la loi organique espagnole relative au tribunal constitutionnel confère à ce dernier la compétence pour adopter des mesures provisoires, dès lors qu'elles sont indispensables pour éviter de vider de son contenu tout recours au fond. Tel était le cas en l'espèce, le tribunal devant suspendre les travaux du parlement pour empêcher une déclaration d'indépendance qui aurait rendu son intervention inefficace. La CEDH fait d'ailleurs observer que cette intervention du tribunal était parfaitement prévisible, dès lors qu'il avait déjà pris une mesure de ce type pour déclarer inconstitutionnel le pseudo-référendum d'autodétermination. En refusant de s'y plier, les leaders indépendantistes n'avaient fait qu'aggraver l'inconstitutionnalité de l'ensemble de la procédure.

Le but légitime évoqué par le tribunal constitutionnel espagnol n'est pas discuté par la CEDH. Il s'agit de protéger les droits des parlementaires minoritaires, la réunion n'ayant été demandée que par les 76 députés indépendantistes sur 135 membres que compte le parlement catalan. La CEDH rajoute d'ailleurs d'autres "buts légitimes" à ceux invoqués par les juges espagnols, qu'il s'agisse de la sûreté publique, de la défense de l'ordre et de la protection des libertés d'autrui (CEDH, 30 janvier 2009, Herri Batasuna et Batasuna c. Espagne). Derrière ces éléments, on voit se profiler l'idée que la décision des juges reposait sur la nécessité de protéger la constitution elle-même.


La protection de l'ordre constitutionnel



Reste la question de la nécessité de l'ingérence, appréciation qui implique un véritable contrôle de proportionnalité de la CEDH. Selon une formule employée dans l'arrêt Parti nationaliste basque, organisation régionale d'Iparralde c. France de 2007, la CEDH doit être convaincue que les autorités ont appliqué des règles conformément à l'article 11, en se fondant sur une interprétation acceptable des faits. Cette fois, la CEDH affirme nettement que le tribunal entendait affirmer le respect de ses propres décisions et, par là-même, "préserver ainsi l'ordre constitutionnel". En l'espèce, les parlementaires minoritaires, ceux attachés aux institutions en vigueur, risquaient, par les effets d'une procédure constitutionnellement irrégulière, de se voir empêcher d'exercer leurs fonctions. Par voie de conséquence, le tribunal empêchait en même temps une "atteinte indirecte au droit constitutionnel des citoyens à participer aux affaires publiques à travers leurs représentants". De ces éléments, la CEDH déduit donc que la décision du tribunal constitutionnel reposait sur un "besoin social impérieux" et qu'elle était "nécessaire dans une société démocratique".

La requête des membres indépendantistes du parlement catalan est donc déclarée irrecevable, car les griefs sont "manifestement mal fondés".  Cette irrecevabilité n'a rien à voir avec une irrecevabilité de procédure, et la décision de la Cour se montre particulièrement sévère à l'égard d'un mouvement qui attaquait les institutions mêmes d'un Etat partie à la Convention européenne des droits de l'homme. En témoigne le moyen tiré de l'atteinte au droit à des élections libres, écarté au motif que la réunion du parlement était la conséquence de la violation d'une loi, celle sur l'organisation du référendum, elle-même suspendue par le tribunal constitutionnel. La Cour affirme ainsi très clairement que la démocratie s'exerce au sein des institutions démocratiques, et non pas dans la rue ou à travers des parodies de consultations populaires.




lundi 27 mai 2019

QPC Mario S. : La prescription de l'action publique entre PFLR et PGD

Le Conseil constitutionnel a rendu, le 24 mai 2019, une décision sur question prioritaire de constitutionnalité (QPC) déclarant conformes à la Constitution les dispositions de l'article 7 du code de procédure pénale. Il énonce que la prescription de l'action publique en matière criminelle court à compter du jour où l'infraction a été commise. La Cour de cassation, dans une jurisprudence également déclarée conforme à la Constitution,  précise que lorsque l'infraction est continue, c'est-à-dire lorsque l'élément matériel se prolonge dans le temps, ce même délai court à partir du jour où l'infraction a pris fin. 


Extradition et nationalité



L'origine de cette QPC se trouve dans un recours déposé par Mario S. contre le décret d'extradition dont il est l'objet. L'Argentine souhaite juger cet ancien responsable de la police politique durant la dictature du général Videla, accusé d'être responsable de la disparition d'un jeune étudiant en architecture, Hernan Abriata. Après la chute du régime, Mario S. est venu en France où il a refait sa vie. Il a même acquis la nationalité française en 1997. 

La France a pour principe de ne pas extrader ses ressortissants. Mais l'article 696-4 du code de procédure pénale précise que "lorsque la personne réclamée a la nationalité française, cette dernière est appréciée à l'époque de l'infraction pour laquelle l'extradition est requise". A l'époque de la disparition de l'étudiant, Mario S. n'avait donc pas la nationalité française et son extradition demeure possible. Saisi par ce même requérant d'une précédente QPC, le Conseil constitutionnel avait affirmé, en décembre 2014, qu'une telle exception n'emporte aucune violation du principe d'égalité devant la loi. Cette différence de traitement est en effet en rapport direct avec l'objet de la loi qui est de faire obstacle à ce que les règles d'acquisition de la nationalité puissent être utilisées pour échapper à l'extradition.

Don't cry for me Argentina. Joan Baez

Le PFLR


Aujourd'hui, le débat est tout autre, et le requérant a l'ambition d'obtenir du Conseil constitutionnel la reconnaissance d'un nouveau Principe fondamental reconnu par les lois de la République (PFLR). 

On sait que la notion de PFLR, qui figure dans le Préambule de 1946 sans que lui ait été attribué un contenu bien précis, joue désormais le rôle d'une sorte de boîte à outils. En fonction des besoins, le Conseil y fait entrer certains droits et certaines libertés qui ont été consacrés par une loi républicaine antérieure à 1946, c'est-à-dire votée à une époque où la loi était la norme suprême, en l'absence de constitution formelle. La qualité de PFLR fut ainsi attribuée, par la grande décision du 16 juillet 1971, à la liberté d'association. Issue de la célèbre loi du 1er juillet 1901, la liberté d'association a donc pris en 1971 une sorte d'ascenseur normatif qui lui a permis d'acquérir une valeur constitutionnelle. 

Dans le cas présent, Mario S. revendique la reconnaissance d'un PFLR obligeant le législateur à prévoir un délai de prescription de l'action publique en matière pénale, principe qui concernerait les infractions autres que celles qui sont par nature imprescriptibles comme les crimes contre l'humanité. Mais pour qu'il y ait PFLR, il faut que trois éléments soient réunis.

Premier élément, le PFLR doit consacrer un droit ou une liberté. Sur ce point, il n'est peut-être pas impossible de considérer que la prescription relève du droit à l'oubli, qu'elle repose sur la recherche de la paix sociale, et prend finalement acte du reclassement la personne non condamnée dans la société.

Le second élément réside dans l'ancrage textuel du supposé PFLR et la situation devient plus délicate. Le requérant se réfère au code des délits et des peines du 3 brumaire an IV. Les lois de la République peuvent elles être celles du Directoire, alors que ce régime était doté d'une Constitution au sens formel du terme ? Aux yeux du Conseil constitutionnel, les PFLR sont en effet issus de la IIIè République, parfois de la Seconde, mais pas du Directoire. Quant à la référence au code d'instruction criminelle de 1818, référence pourtant mentionnée par l'avocat de Mario S., on remonte cette fois à la première Restauration, sous Louis XVIII, régime encore moins républicain.

Le troisième élément consiste en l'appréciation du caractère continu du principe ainsi consacré. Il faut, en quelque sorte, qu'il ait survécu après 1946 et jusqu'à nos jours. Or, le Conseil constitutionnel, dans la présente décision, fait observer que le législateur, en 1928 et en 1938, a décidé d'écarter la prescription pour les infractions de désertion avec fuite à l'étranger. Le principe de prescription n'est donc pas réellement d'application continue.

Dès lors, la Cour de cassation, saisie en 2018 d'un pourvoi déposé par ce même Mario S. contre l'avis favorable à son extradition formulé par la Chambre de l'instruction de la cour d'appel de Versailles, n'a pas violé un PFLR en estimant que la prescription des infractions continues ne court qu'à partir du jour où elles ont pris fin, règle qui n'était pas expressément formulée par le législateur.

Contrairement à ce qu'affirmait l'avocat de Mario S., le choix fait par la Cour de cassation n'entraîne aucune imprescriptibilité de fait, des lors que des éléments prouvant le décès du jeune étudiant argentin peuvent toujours être retrouvés, éléments d'archives voire découverte de sa tombe. Elle ne contraint pas davantage Mario S. à s'auto-incriminer , car la détermination du dies a quo ne repose pas nécessairement sur ses révélations, ce qui d'ailleurs aurait pu effet de renverser la charge de la preuve. Des preuves scientifiques peuvent notamment intervenir, en particulier avec l'entreprise d'identification ADN des victimes de la dictature argentine engagée par les autorités de ce pays.


Un nouveau PGD



S'il ne consacre pas un nouveau PFLR, le Conseil constitutionnel affirme l'existence d'un autre principe constitutionnel qui, selon lui, résulte du principe de nécessité des peines garanti par l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ainsi que de la garantie des droits affirmée dans son article 16. Ce nouveau principe général est formulé en ces termes : "Il appartient au législateur, afin de tenir compte des conséquences attachées à l'écoulement du temps, de fixer des règles relatives à la prescription de l'action publique qui ne soient pas manifestement inadaptées à la nature ou à la gravité des infractions."

Certes, le Conseil s'était déjà penché sur cette question, mais uniquement en matière d'imprescriptibilité, estimant dans sa décision du 22 janvier 1999, qu'était conforme à la Constitution l'imprescriptibilité « des crimes les plus graves qui touchent l'ensemble de la communauté internationale » est conforme à la Constitution. Il s'agissait alors d'apprécier le traité portant statut de la Cour pénale internationale, et le Conseil considérait que l'oubli légal que constitue la prescription devait être apprécié, dans sa durée, au regard de la gravité des crimes commis.

Contrairement aux PFLR, les PGD n'ont pas pour vocation d'accroître directement les droits et libertés des personnes. Certains d'entre eux imposent au législateur certaines règles gouvernant l'élaboration de la loi. Dans la QPC Mario S., il est mentionné que les règles relatives à la prescription doivent être proportionnées à la nature et à la gravité des infractions. Et le Conseil affirme qu'en l'espèce, le choix de faire remonter le dies a quo au moment où l'infraction continue prend fin est parfaitement proportionné à l'infraction concernée. Comme bien souvent en matière d'évolution jurisprudentielle, le Conseil commence donc par reconnaître un PGD, sans le mettre en oeuvre dans cette première décision.

Ce PGD ressemble étrangement à l'article 8 de la Convention internationale pour la protection de toutes les  personnes contre les disparitions forcées. Il stipule que le délai de prescription doit être de "longue durée et proportionné à l'extrême de ce crime", l'article 5 le qualifiant de crime contre l'humanité.

Ce nouveau PGD a aussi pour objet d'affirmer l'étendue du contrôle exercé par le Conseil constitutionnel lui-même. Car in fine, c'est lui qui, exerçant son contrôle de proportionnalité, apprécie le choix fait par le législateur.  Il s'agit très concrètement de lui poser des bornes et de l'empêcher de bouleverser les règles de la prescription, à chaque fois que change la majorité parlementaire.

Certes, la décision va avoir pour effet immédiat de permettre l'extradition d'une personne demandée par l'Argentine pour répondre d'un crime particulièrement grave et qui, depuis bien des années, use de tous les recours possibles pour ne pas avoir à rendre compte de ses actes devant les juges argentins.

Au-delà de cet élément conjoncturel, on constate que la décision va dans le sens des récentes réformes gouvernant la prescription. On sait que la loi Tourret du 27 février 2017 fait passer de dix à vingt ans la durée de la prescription en matière criminelle. Ce choix ne repose pas sur une volonté répressive, mais bien davantage sur le désir de tenir d'une évolution considérable intervenue en ce domaine. Contrairement à ce qu'affirmait l'avocat de Mario S. à l'audience, il est de moins en moins vrai que le temps entraine la disparition des éléments de preuve. Au contraire, la preuve scientifique ne cesse de progresser, parfois extrêmement rapidement. Il n'est pas rare que la culpabilité d'une personne soit démontrée par un traitement de l'ADN qui n'était pas techniquement accessible dix années plus tôt. Les règles de prescription sont ainsi de plus en plus dictées par les nécessités de la preuve plus que par la volonté de garantir un droit à l'oubli aux personnes qui n'ont jamais été poursuivies. De même que la prescription commence à courir à partir du jour où l'infraction a eu lieu, le droit à l'oubli commence à courir le jour où la personne a répondu de ses actes devant un juge et, le cas échéant, a purgé sa peine.


jeudi 23 mai 2019

Liberté Libertés Chéries : le contact est rétabli












Chers Amis et fidèles abonnés de Liberté Libertés Chéries, 





A la suite d'un malencontreux bug, il était devenu impossible de poster un commentaire sous les articles de Liberté Libertés Chéries, et malheureusement je n'ai pas immédiatement vu cette panne. J'espère que vous n'avez pas pensé que je pratiquais une censure systématique de tous vos commentaires.

Heureusement, l'accès aux est rétabli, et vous pouvez de nouveau vous exprimer librement, avec pour seule limite le respect de la courtoisie, valeur à laquelle nous sommes tous attachés. Liberté Libertés Chéries a pour objet d'engager le débat, de susciter la disputatio, de créer aussi une communautés de personnes intéressées par les libertés dans notre pays. N'hésitez donc pas à poster vos commentaires. Ce blog est aussi le vôtre.

Amitiés à tous, 

Roseline Letteron


Brenda Lee. I'm sorry. 1960





mardi 21 mai 2019

Vincent Lambert : la cour d'appel contre le droit

Par une décision intervenue dans la soirée du 20 mai 2019, la Cour d'appel de Paris ordonne "à l'Etat (...) de prendre toutes mesures aux fins de faire respecter les mesures provisoires demandées par le Comité international des droits des personnes handicapées (CIPDH) le 3 mai 2019". La mère de Vincent Lambert obtient ainsi des juges une injonction faite aux autorités françaises de suivre cette demande de mesures provisoires prise par le Comité international des droits des personnes handicapées (CIPDH), demandant de suspendre la procédure d'interruption des soins, en attendant l'issue de l'enquête du Comité.

Le service hospitalier de l'hôpital de Reims se voit donc contraint de reprendre l'alimentation et l'hydratation de Vincent Lambert. Si la mère de Vincent Lambert se réjouit de cette décision, les juristes, quant à eux, ne peuvent guère s'en réjouir. La Cour d'appel ne parvient en effet à ce résultat qu'au prix d'une analyse pour le moins surprenante du droit positif.

La première question posée est celle de la compétence du juge judiciaire. La décision contestée est en effet le refus de mettre en oeuvre les mesures provisoires indiquées par le CIPDH et il s'agit, à l'évidence, d'un acte de puissance publique relevant du juge administratif. Qu'à cela ne tienne !  Pour affirmer sa propre compétence, la cour d'appel se fonde sur la voie de fait, au prix d'une remise en cause de sa définition même.


La voie de fait 



La voie de fait vise à sanctionner une décision tellement irrégulière qu'elle dénature l'action de l'administration. La compétence du juge judiciaire apparaît alors comme une sanction infligée à l'administration, en quelque sorte dépossédée de son juge.  Depuis l'arrêt rendu en juin 2013 par le tribunal des conflits Bergoend c. Société ERDF Annecy Léman, la voie de fait est définie par deux critères cumulatifs, critères que la Cour d'appel dénature allègrement pour estimer qu'ils sont remplis en l'espèce.

Le premier critère est rempli lorsque l'administration est "manifestement sortie de ses attributions", soit parce qu'elle a pris un acte grossièrement illégal, soit parce qu'elle a exécuté un acte légal de manière grossièrement irrégulière. En l'espèce, la Cour estime qu'"en se dispensant d'exécuter les mesures provisoires demandées par le Comité", la France a pris un "acte insusceptible de se rattacher à ses prérogatives". Avouons qu'il faut un beau sang froid pour considérer comme grossièrement illégale la décision de ne pas appliquer une demande de mesures provisoires dont le caractère "obligatoire et contraignant" ne résulte aucunement de la Convention.

Le second critère résulte, soit d'une atteinte au droit de propriété, soit d'une atteinte aux libertés individuelles. En l'espèce, la Cour considère que le droit à la vie, consacré par l'article 2 de la Convention européenne des droits de l'homme, "constitue un attribut inaliénable de la personne humaine et forme la valeur suprême dans l'échelle des droits de l'homme, et donc dans celles des libertés individuelles". Cette formulation très embarrassée n'a pas d'autre objet que de parvenir à intégrer le droit à la vie dans la notion de liberté individuelle, par une véritable acrobatie juridique. 

L'arrêt Bergoend avait en effet modifié la jurisprudence sur la voie de fait, en affirmant que celle-ci est constituée en cas d'atteinte à une liberté individuelle et non plus fondamentale. Or cette notion de liberté individuelle voit son contenu limité au cadre défini par l'article 66 de la Constitution : " Nul ne peut être arbitrairement détenu. L'autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, assure le respect de ce principe dans les conditions prévues par la loi". Le champ de la liberté individuelle est ainsi celui que Marcel Waline appelait « l’Habeas Corpus à la française », c’est-à-dire au droit de ne pas être arrêté ou détenu arbitrairement.

Cette définition étroite est celle du Conseil constitutionnel. Celui-ci est intervenu sur QPC à propos précisément de la loi Léonetti portant sur les droits des patients en fin de vie. Dans sa décision du 2 juin 2017, il écarte ainsi un grief fondé sur le droit à la vie, comme il l'a toujours fait en matière éthique, aussi bien lorsqu'il s'agissait de contester le droit à l'IVG que la fécondation in vitro ou la recherche sur l'embryon. Aujourd'hui, la cour d'appel de Paris écarte résolument l'ensemble de cette jurisprudence du Conseil constitutionnel.

Elle écarte en même temps celle de la Cour européenne des droits de l'homme. Dans son arrêt de 2015 portant déjà sur l'affaire Vincent Lambert, elle affirme que dans ce domaine qui touche à la fin de vie, comme dans celui qui touche au début de la vie, il convient de laisser une marge d'appréciation aux Etats, dont le système juridique peut ménager un équilibre entre le droit à la vie du patient et le choix d'arrêter un traitement maintenant artificiellement en vie. Le droit à la vie impose donc des devoirs à l'Etat mais n'a jamais été analysé comme un "attribut inaliénable de la personne humaine".

Après avoir ainsi détruit la notion de voie de fait, la Cour d'appel peut se prononcer sur l'exécution des mesures provisoires demandées par le CIPDH.

 La Cour d'appel de Paris
L'église de Villateneuse. Maurice Utrillo


Vincent Lambert est-il une "personne handicapée" ?



Là encore, la première question à se poser était celle de l'applicabilité de la la convention relative aux droits des personnes handicapées, que la Cour d'appel semble bien mal connaître, au point qu'elle la qualifie de "Pacte". Quoi qu'il en soit, la Cour ne se pose pas la question, comme si cette applicabilité était une évidence. Or la lecture de la convention montre que Vincent Lambert n'est probablement pas une personne "handicapée" au sens de cette convention.

Aux termes de son article 1er, par personnes handicapées on entend "des personnes qui présentent des incapacités physiques, mentales, intellectuelles ou sensorielles durables dont l'interaction avec diverses barrières peut faire obstacle à leur pleine et effective participation à la société sur la base de l'égalité avec les autres".

Derrière cette formulation opaque, on comprend que la finalité de la Convention, réaffirmée à plusieurs reprises, est d'oeuvrer à une société inclusive permettant aux personnes handicapées de bénéficier des mêmes droits que les personnes valides. L'article 9 § 1 énonce ainsi qu'il s'agit de "permettre aux personnes handicapées de vivre de façon indépendance et de participer à tous les aspects de la vie". Le Préambule précise la nécessité de reconnaître "l'importance (...) de leur autonomie et de leur indépendance individuelles, y compris la liberté de faire leurs propres choix". On pourrait citer bon nombre d'autres extraits de cette convention, mais ceux-ci suffisent à montrer que Vincent Lambert est bien loin de cette recherche d'autonomie, et que précisément il est incapable de faire ses proches choix et de "participer à tous les aspects de la vie". Il n'est donc  pas en situation de handicap au sens du traité, car il n'est malheureusement pas en mesure de faire entendre sa voix.



La procédure devant le Comité



Sans se poser ce type de question, la Cour d'appel affirme que "indépendamment du caractère obligatoire ou contraignant de la mesure de suspension demandée par le Comité, l'Etat français s'est engagé à respecter ce pacte international". Nul ne conteste que la France a signé et ratifié la convention , ainsi que le Protocole facultatif d'acceptation de la compétence du Comité. Observons qu'elle n'est pas liée par les communications du Comité. Lorsqu'il est saisi sur plainte d'un particulier, ces communications sont qualifiées d'"adoption de vue", terminologie qui montre bien qu'il s'agit d'une simple interprétation du Comité, interprétation qui peut être écartée par l'Etat. Autrement dit, l'Etat est lié par le traité, mais il peut avoir de ses dispositions une interprétation différente de celle du Comité. 

Ce principe est solidement ancré dans la jurisprudence,  et l'assemblée plénière de la Cour de cassation rappelle, dans un arrêt du 18 novembre 2016, que "il ne peut être retenu que les constatations du Comité constituent une décision juridictionnelle ayant valeur contraignante pour les Etats auxquels elles sont adressées". Certes, cette décision concerne le Comité des droits de l'homme créé pour surveiller la mise en oeuvre du Pacte des Nations Unis sur les droits civils et politiques de 1966, mais son statut est identique à celui du Comité des droits des personnes handicapées.

Pour sortir de ce problème, la Cour d'appel se place sur le seul plan de la procédure. Dès lors que l'Etat s'est engagé à respecter la Convention, il s'est aussi engagé à respecter les procédures prévues par le texte. L'idée est que la mesure provisoire n'est qu'un élément destiné à permettre au Comité d'exercer son pouvoir d'enquête avant de procéder à son "adoption de vue". Celle-ci ci n'aura aucune puissance contraignante s'imposant à l'Etat, mais celui-ci, en signant et ratifiant la Convention, s'est engagé à respecter la procédure, c'est-à-dire à laisser le Comité faire son enquête.

Certes, le raisonnement peut être utilisé, même s'il ne serait pas impossible de considérer que la procédure n'est pas détachable de l' "adoption de vue" qu'elle prépare... Mais encore faudrait-il que le cas de Vincent Lambert entre dans le champ de la convention, ce qui n'est pas le cas.

De toute évidence, il y a matière à pourvoi en cassation, et la décision de la Cour d'appel de Paris devrait sans doute être annulée. Le caractère tiré par les cheveux de l'analyse juridique laisse penser que la cour d'appel de Paris voulait donner satisfaction à la mère de Vincent Lambert et ne s'est guère préoccupée de rigueur juridique. La loi de Dieu n'est-elle pas supérieure à celle de l'Etat ? Mais derrière cette affaire qui, dans le fond, n'est que le miroir contentieux d'une querelle de famille dont le malheureux Vincent Lambert est la victime, se cache une constatation plus générale et également fort triste. Le droit, et même celui qui est applicable en matière de libertés, celui qui devrait être le plus soucieux du respect des règles, est désormais le simple produit de l'action des différents lobbies.


Sur le droit de mourir dans la dignité : Chapitre 7 section 2 § 2 A  du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.


vendredi 17 mai 2019

QPC Bygmalion : Nicolas Sarkozy en route vers le tribunal correctionnel

Le Conseil constitutionnel a rejeté le 17 mai 2019 la question prioritaire de constitutionnalité posée par Nicolas S., portant sur la conformité à la Constitution d'un alinéa de l'article L 113- du code électoral et de l'article 3 de la loi du 6 novembre 1962 relative à l'élection du Président de la République au suffrage universel. Ces deux dispositions ont en commun de sanctionner le dépassement des dépenses électorales. Comme beaucoup de requérants objets à la fois de sanctions pénales et de sanctions fiscales, douanières, disciplinaires, ou administratives, Nicolas S. invoque le non-respect principe "Non bis in idem", principe souvent invoqué à des fins dilatoires, dans le but de retarder autant que possible un procès pénal.

Le côté quelque peu surréaliste de cette QPC ne peut manquer de frapper. Elle illustre d'abord le caractère illusoire de la règle de l'anonymat que l'on souhaite désormais imposer aux décisions de justice, comme si personne n'était en mesure de reconnaître Nicolas Sarkozy derrière Nicolas S. Elle met ensuite en lumière, et c'est plus grave, le caractère joyeusement délirant des règles gouvernant la composition du Conseil constitutionnel. On voit ainsi Alain Juppé, nouveau membre du Conseil constitutionnel et ancien ministre de Nicolas Sarkozy, contraint de se déporter. On voit également ce même Nicolas Sarkozy déposer une nouvelle requête devant le Conseil, dont il est et demeure membre de droit, même s'il a, pour le moment, décidé de ne pas siéger. Il avait en effet déjà contesté devant le Conseil le rejet de son compte de campagne en 2014. Et le Conseil constitutionnel est ainsi conduit à apprécier la constitutionnalité d'une disposition qu'il avait alors lui-même mise en oeuvre en confirmant ce rejet.

Quant au représentant du secrétariat général du gouvernement, qui a pour mission de défendre à l'audience les textes contestés, il se borne à déclarer au Conseil : "Le Gouvernement me charge de s'en remettre à la sagesse du Conseil". La formule montre bien qu'il n'y a vraiment rien, mais alors rien de personnel dans ce choix de ne pas défendre les textes. Le Premier ministre souhaiterait-il ne pas gêner le recours de Nicolas Sarkozy ? Ou au contraire estime-t-il qu'il n'a pas besoin de défendre ces deux textes, la QPC n'ayant aucune chance de conduire à une abrogation ? C'est sans doute la seconde réponse la plus probable, la QPC n'ayant que peu de chances de prospérer.


Le principe Non bis in idem



Déjà connu du droit romain, le principe Non bis in idem énonce que nul ne peut être poursuivi ni condamné deux fois pour les mêmes faits. Cette règle figure dans l'article 368 du code de procédure pénale, le Protocole n° 7 de la Convention européenne des droits de l'homme (art. 4), l'article 15 § 7 du Pacte international sur les droits civils et politiques et enfin l'article 50 de la Charte européenne des droits fondamentaux.

Sa valeur constitutionnelle est moins claire. Le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 25 février 2010, se réfère ainsi à "la règle Non bis in idem",  sans davantage de précision, et notamment sans la dissocier clairement du principe de nécessité de la peine, lui-même rattaché à l'article 8 de la Déclaration de 1789. Dans sa décision du 18 mars 2015, il invoque cette fois le "principe Non bis in idem", sans toutefois lui accorder formellement une valeur constitutionnelle. Il est cependant plus clairement rapproché des "principes de nécessité des délits et des peines et de proportionnalité des peines et du droit au maintien des situations légalement acquises", principes également garantis par l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789.


Un changement de circonstances de droit



En l'espèce, le Conseil aurait pu considérer qu'il avait déjà examiné les dispositions de l'article 3 de la loi du 6 novembre 1962, dans leur rédaction issue de la loi du 5 avril 2006. Dans sa décision du même jour, le Conseil avait en effet déclaré conforme à la Constitution la disposition aujourd'hui contestée "La Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques approuve, rejette ou réforme, après procédure contradictoire, les comptes de campagne et arrête le montant du remboursement forfaitaire (...)".

Sans doute, mais depuis cette date, la jurisprudence du Conseil a évolué, avec deux décisions intervenues le 24 juin 2016, dont l'une était initiée par Jérôme C. Il avait alors considéré que le principe de nécessité des délits et des peines peut, dans certains cas, faire obstacle à des cumuls de poursuites. Trois critères doivent alors être réunis. D'abord, les faits doivent être qualifiés de manière identique dans les deux textes. Ensuite, les sanctions doivent être de même nature. Enfin, ces sanctions doivent poursuivre des intérêts sociaux identiques. Cette évolution jurisprudentielle a été considérée par la Cour de cassation, dans sa décision de renvoi, comme un changement de circonstances de droit justifiant un réexamen par le Conseil constitutionnel.


 Moi Nico Sarko. Les Guignols de l'Info, octobre 2016


Les critères exigés par les décisions de 2016

 

Il ne faisait toutefois guère de doute que ces trois critères cumulatifs n'étaient pas remplis. Certes, et le Conseil le reconnaît de bonne grâce, les faits sont qualifiés en termes identiques par les deux textes contestés.  Mais les sanctions ne sont pas de même nature. Devant la Commission nationale des comptes de campagne, le candidat est tenu de s'acquitter d'une pénalité égale au dépassement du plafond. La sanction financière est donc "systématique", car elle s'applique de manière uniforme à tout dépassement. En revanche, la sanction pénale, comme toute sanction pénale, est appréciée par le juge en fonction de la gravité de faits et des circonstances de l'infraction. Et précisément, ces deux types de sanctions ne sont pas de même nature parce qu'elles poursuivent des intérêts sociaux bien différents. La Commission des comptes de campagne a pour mission de sanctionner un manquement au bon déroulement de l'élection, manquement entrainant une rupture d'égalité entre les candidats. Le juge pénal, quant à lui, sanctionne un manquement à la probité.

Deux critères sur les trois exigés par la jurisprudence de 2016 ne sont pas réunis. Le Conseil en déduit donc que le principe de nécessité ne saurait, en l'espèce, faire obstacle au cumul des poursuites. Nicolas Sarkozy s'est déjà acquitté, grâce au Sarkoton, de la sanction financière. Il doit maintenant répondre du manquement à la probité, et cette sanction ne sera pas payée par les militants du parti. La situation est évidemment délicate, car la pénalité financière a été payée à une époque où le dépassement du plafond était encore modeste, avant la découverte de l'affaire Bygmalion. L'affaire pénale porte évidemment sur des montants de fraude bien plus élevés.

Comme bien souvent, trop souvent, une QPC fondée sur Non bis in idem se retourne contre son auteur. Plus rien ne s'oppose désormais à ce que Nicolas Sarkozy soit renvoyé devant le tribunal correctionnel. Surtout, les poursuites contre l'ancien Président de la République sont encore plus solides, maintenant que la constitutionnalité des textes qui les fondent a, une nouvelle fois, été affirmée par le Conseil. Et il est plutôt satisfaisant de constater que c'est la jurisprudence Cahuzac qui permet le renvoi de Sarkozy en correctionnelle.



Sur la composition du Conseil constitutionnel : Chapitre 3 section 2 § 1 A  du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.