« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 21 mai 2019

Vincent Lambert : la cour d'appel contre le droit

Par une décision intervenue dans la soirée du 20 mai 2019, la Cour d'appel de Paris ordonne "à l'Etat (...) de prendre toutes mesures aux fins de faire respecter les mesures provisoires demandées par le Comité international des droits des personnes handicapées (CIPDH) le 3 mai 2019". La mère de Vincent Lambert obtient ainsi des juges une injonction faite aux autorités françaises de suivre cette demande de mesures provisoires prise par le Comité international des droits des personnes handicapées (CIPDH), demandant de suspendre la procédure d'interruption des soins, en attendant l'issue de l'enquête du Comité.

Le service hospitalier de l'hôpital de Reims se voit donc contraint de reprendre l'alimentation et l'hydratation de Vincent Lambert. Si la mère de Vincent Lambert se réjouit de cette décision, les juristes, quant à eux, ne peuvent guère s'en réjouir. La Cour d'appel ne parvient en effet à ce résultat qu'au prix d'une analyse pour le moins surprenante du droit positif.

La première question posée est celle de la compétence du juge judiciaire. La décision contestée est en effet le refus de mettre en oeuvre les mesures provisoires indiquées par le CIPDH et il s'agit, à l'évidence, d'un acte de puissance publique relevant du juge administratif. Qu'à cela ne tienne !  Pour affirmer sa propre compétence, la cour d'appel se fonde sur la voie de fait, au prix d'une remise en cause de sa définition même.


La voie de fait 



La voie de fait vise à sanctionner une décision tellement irrégulière qu'elle dénature l'action de l'administration. La compétence du juge judiciaire apparaît alors comme une sanction infligée à l'administration, en quelque sorte dépossédée de son juge.  Depuis l'arrêt rendu en juin 2013 par le tribunal des conflits Bergoend c. Société ERDF Annecy Léman, la voie de fait est définie par deux critères cumulatifs, critères que la Cour d'appel dénature allègrement pour estimer qu'ils sont remplis en l'espèce.

Le premier critère est rempli lorsque l'administration est "manifestement sortie de ses attributions", soit parce qu'elle a pris un acte grossièrement illégal, soit parce qu'elle a exécuté un acte légal de manière grossièrement irrégulière. En l'espèce, la Cour estime qu'"en se dispensant d'exécuter les mesures provisoires demandées par le Comité", la France a pris un "acte insusceptible de se rattacher à ses prérogatives". Avouons qu'il faut un beau sang froid pour considérer comme grossièrement illégale la décision de ne pas appliquer une demande de mesures provisoires dont le caractère "obligatoire et contraignant" ne résulte aucunement de la Convention.

Le second critère résulte, soit d'une atteinte au droit de propriété, soit d'une atteinte aux libertés individuelles. En l'espèce, la Cour considère que le droit à la vie, consacré par l'article 2 de la Convention européenne des droits de l'homme, "constitue un attribut inaliénable de la personne humaine et forme la valeur suprême dans l'échelle des droits de l'homme, et donc dans celles des libertés individuelles". Cette formulation très embarrassée n'a pas d'autre objet que de parvenir à intégrer le droit à la vie dans la notion de liberté individuelle, par une véritable acrobatie juridique. 

L'arrêt Bergoend avait en effet modifié la jurisprudence sur la voie de fait, en affirmant que celle-ci est constituée en cas d'atteinte à une liberté individuelle et non plus fondamentale. Or cette notion de liberté individuelle voit son contenu limité au cadre défini par l'article 66 de la Constitution : " Nul ne peut être arbitrairement détenu. L'autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, assure le respect de ce principe dans les conditions prévues par la loi". Le champ de la liberté individuelle est ainsi celui que Marcel Waline appelait « l’Habeas Corpus à la française », c’est-à-dire au droit de ne pas être arrêté ou détenu arbitrairement.

Cette définition étroite est celle du Conseil constitutionnel. Celui-ci est intervenu sur QPC à propos précisément de la loi Léonetti portant sur les droits des patients en fin de vie. Dans sa décision du 2 juin 2017, il écarte ainsi un grief fondé sur le droit à la vie, comme il l'a toujours fait en matière éthique, aussi bien lorsqu'il s'agissait de contester le droit à l'IVG que la fécondation in vitro ou la recherche sur l'embryon. Aujourd'hui, la cour d'appel de Paris écarte résolument l'ensemble de cette jurisprudence du Conseil constitutionnel.

Elle écarte en même temps celle de la Cour européenne des droits de l'homme. Dans son arrêt de 2015 portant déjà sur l'affaire Vincent Lambert, elle affirme que dans ce domaine qui touche à la fin de vie, comme dans celui qui touche au début de la vie, il convient de laisser une marge d'appréciation aux Etats, dont le système juridique peut ménager un équilibre entre le droit à la vie du patient et le choix d'arrêter un traitement maintenant artificiellement en vie. Le droit à la vie impose donc des devoirs à l'Etat mais n'a jamais été analysé comme un "attribut inaliénable de la personne humaine".

Après avoir ainsi détruit la notion de voie de fait, la Cour d'appel peut se prononcer sur l'exécution des mesures provisoires demandées par le CIPDH.

 La Cour d'appel de Paris
L'église de Villateneuse. Maurice Utrillo


Vincent Lambert est-il une "personne handicapée" ?



Là encore, la première question à se poser était celle de l'applicabilité de la la convention relative aux droits des personnes handicapées, que la Cour d'appel semble bien mal connaître, au point qu'elle la qualifie de "Pacte". Quoi qu'il en soit, la Cour ne se pose pas la question, comme si cette applicabilité était une évidence. Or la lecture de la convention montre que Vincent Lambert n'est probablement pas une personne "handicapée" au sens de cette convention.

Aux termes de son article 1er, par personnes handicapées on entend "des personnes qui présentent des incapacités physiques, mentales, intellectuelles ou sensorielles durables dont l'interaction avec diverses barrières peut faire obstacle à leur pleine et effective participation à la société sur la base de l'égalité avec les autres".

Derrière cette formulation opaque, on comprend que la finalité de la Convention, réaffirmée à plusieurs reprises, est d'oeuvrer à une société inclusive permettant aux personnes handicapées de bénéficier des mêmes droits que les personnes valides. L'article 9 § 1 énonce ainsi qu'il s'agit de "permettre aux personnes handicapées de vivre de façon indépendance et de participer à tous les aspects de la vie". Le Préambule précise la nécessité de reconnaître "l'importance (...) de leur autonomie et de leur indépendance individuelles, y compris la liberté de faire leurs propres choix". On pourrait citer bon nombre d'autres extraits de cette convention, mais ceux-ci suffisent à montrer que Vincent Lambert est bien loin de cette recherche d'autonomie, et que précisément il est incapable de faire ses proches choix et de "participer à tous les aspects de la vie". Il n'est donc  pas en situation de handicap au sens du traité, car il n'est malheureusement pas en mesure de faire entendre sa voix.



La procédure devant le Comité



Sans se poser ce type de question, la Cour d'appel affirme que "indépendamment du caractère obligatoire ou contraignant de la mesure de suspension demandée par le Comité, l'Etat français s'est engagé à respecter ce pacte international". Nul ne conteste que la France a signé et ratifié la convention , ainsi que le Protocole facultatif d'acceptation de la compétence du Comité. Observons qu'elle n'est pas liée par les communications du Comité. Lorsqu'il est saisi sur plainte d'un particulier, ces communications sont qualifiées d'"adoption de vue", terminologie qui montre bien qu'il s'agit d'une simple interprétation du Comité, interprétation qui peut être écartée par l'Etat. Autrement dit, l'Etat est lié par le traité, mais il peut avoir de ses dispositions une interprétation différente de celle du Comité. 

Ce principe est solidement ancré dans la jurisprudence,  et l'assemblée plénière de la Cour de cassation rappelle, dans un arrêt du 18 novembre 2016, que "il ne peut être retenu que les constatations du Comité constituent une décision juridictionnelle ayant valeur contraignante pour les Etats auxquels elles sont adressées". Certes, cette décision concerne le Comité des droits de l'homme créé pour surveiller la mise en oeuvre du Pacte des Nations Unis sur les droits civils et politiques de 1966, mais son statut est identique à celui du Comité des droits des personnes handicapées.

Pour sortir de ce problème, la Cour d'appel se place sur le seul plan de la procédure. Dès lors que l'Etat s'est engagé à respecter la Convention, il s'est aussi engagé à respecter les procédures prévues par le texte. L'idée est que la mesure provisoire n'est qu'un élément destiné à permettre au Comité d'exercer son pouvoir d'enquête avant de procéder à son "adoption de vue". Celle-ci ci n'aura aucune puissance contraignante s'imposant à l'Etat, mais celui-ci, en signant et ratifiant la Convention, s'est engagé à respecter la procédure, c'est-à-dire à laisser le Comité faire son enquête.

Certes, le raisonnement peut être utilisé, même s'il ne serait pas impossible de considérer que la procédure n'est pas détachable de l' "adoption de vue" qu'elle prépare... Mais encore faudrait-il que le cas de Vincent Lambert entre dans le champ de la convention, ce qui n'est pas le cas.

De toute évidence, il y a matière à pourvoi en cassation, et la décision de la Cour d'appel de Paris devrait sans doute être annulée. Le caractère tiré par les cheveux de l'analyse juridique laisse penser que la cour d'appel de Paris voulait donner satisfaction à la mère de Vincent Lambert et ne s'est guère préoccupée de rigueur juridique. La loi de Dieu n'est-elle pas supérieure à celle de l'Etat ? Mais derrière cette affaire qui, dans le fond, n'est que le miroir contentieux d'une querelle de famille dont le malheureux Vincent Lambert est la victime, se cache une constatation plus générale et également fort triste. Le droit, et même celui qui est applicable en matière de libertés, celui qui devrait être le plus soucieux du respect des règles, est désormais le simple produit de l'action des différents lobbies.


Sur le droit de mourir dans la dignité : Chapitre 7 section 2 § 2 A  du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.


9 commentaires:

  1. Je tombe des nues : une cour d'appel qui manifestement et en un temps record se soumet à la volonté d'une personne qui ne détient même pas le pouvoir de tutelle !
    La colère qui fait accuser les médecins de nazisme horrifie car, vrai, on en vient à douter du chagrin.

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  2. Je ne ferai que deux commentaires, qui illustrent l'intégralité de votre raisonnement :

    " Le droit à la vie impose donc des devoirs à l'Etat mais n'a jamais été analysé comme un "attribut inaliénable de la personne humaine"".

    le droit à la vie n'a jamais été considéré comme un attribut inaliénable de la personne humaine.

    Ah bon. Mince alors. Moi qui croyait que la peine de mort était interdite, moi qui croyait que pour qu'il y ait une personne humaine il fallait qu'elle vive.

    Ah bah tiens, il pourrait y avoir une personne humaine sans "droit à la vie" ? Faudra qu'on m'explique.

    "Il n'est donc pas en situation de handicap au sens du traité, car il n'est malheureusement pas en mesure de faire entendre sa voix". Voilà de l'argument plus que fallacieux ! Une personne dans le coma ne serait pas en situation de handicap ? Une personne en état de locked-in syndrom ne serait pas en situation de handicap ? N'est-ce pas plutôt là l'objectif même de la Convention que de redonner une certaine place et une certaine voix à des personnes humaines en situation de handicap et qui, du fait de ce handicap, se retrouvent totalement exclues de la vie en société ? Dans le cas de Vincent Lambert la situation est infiniment plus complexe que ce que votre article veut faire croire...

    Alors en revanche, oui la décision de la Cour d'appel vient en contradiction, au moins apparente, avec la jurisprudence de la Cour de cassation et de la CEDH, mais le juge reste toujours libre de sa décision et n'est pas tenu par la jurisprudence antérieure, c'est bien comme cela que des revirements, ou des précisions de jurisprudence ont eu lieu...

    Libre à la Cour de cassation de choisir de confirmer ou d'infirmer cette position ensuite, mais de là à qualifier la décision de la CA de Paris de "contre le droit" et d'accuser les juges de céder à un lobby en octroyant un délai de 6 mois pour permettre au CIDPH de rendre un avis non-contraignant dans une affaire éminamment complexe et qui est loin de faire consensus, il y a un pas délibéremment orienté et partisan...

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  3. Bonjour Madame,
    Un grand merci pour votre analyse.
    Comment expliquer que le Tribunal des Conflits n'ait pas été saisi avant que la Cour ne rende son arrêt ?
    Bien à vous

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  4. Excellente analyse. Toutes mes félicitations !

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  5. Vincent Humbert était tétraplégique, aveugle et muet, mais il était conscient. Profondément handicapé, il parvenait à s'exprimer, grâce à l'immense patience de sa mère.
    Vincent Lambert, lui, n'a plus de voix à faire entendre, son cerveau fonctionne minimalement, mais il n'est pas conscient. Parler de handicap, même profond, le concernant a-t-il un sens ?

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  6. La distorsion de la voie de fait est indéniable, au point que certains s'interrogent sur la temporalité de l'intervention du juge judiciaire...

    Il ne fait pas oublier que le respect des mesures provisoire conditionne le droit au recours (cf mut mut Cour EDH, 17 janvier 2006, Aoulmi, n°50278/99).

    De plus la saisine du comité est irrecevable (cf article 2 c du protocole) car la Cour européenne est saisie du même litige (2e affaire Lambert, toujours pendante, dont les mesures provisoires ont été rejetées par deux fois)...

    Mais l’État français n'a pas demandé la levée des mesures provisoires ordonnées par le Comité (en opposant l'irrecevabilité de la requête !!!)...

    Cqfd on a rien appris de 30 années de présence à la Cour EDH !!!!

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  7. Quel représentant de l'État français est habilité à demander, en la justifiant, la levée des mesures provisoires préconisées par le CIPDH ?

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    1. La Direction des Affaires juridiques du Ministère des Affaires étrangères...

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    2. Je pense que. Cette dame ne se rend pas compte de la souffrance de son fils.sinon elle prierai ces docteur pour faire le nécessaire pour qù̀il parte en paix

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