La liberté de manifester
Les opposants
Le Conseil constitutionnel censure ces dispositions sans s'embarrasser de précautions. Il montre que l'arrêté d'interdiction peut être pris lorsque la personne a commis soit un "acte violent", soit un "agissement" à l'occasion de manifestations violentes, mais le législateur n'a pas prévu de lien autre que géographique entre le comportement de l'intéressé et les violences commises durant la manifestation. Il n'a pas précisé s'il devait en être l'auteur, le complice ou le simple témoin. Il n'a pas davantage défini l'ancienneté de ce comportement. Peut-on être interdit de manifestation en 2019 pour un "acte violent" commis vingt ans plus tôt ? La loi ne donne aucune précision sur ces points, et le Conseil affirme donc qu'elle laisse à l'autorité administrative une "lattitude excessive" dans l'appréciation des motifs susceptibles de justifier l'interdiction.
Sur ce point, la décision n'est guère surprenante, et les rédacteurs du texte auraient peut-être dû regarder un peu plus en détail la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Dans sa décision du 19 février 2016 rendue à propos de la loi de prorogation de l'état d'urgence, il a déjà mentionné que la fermeture des lieux de réunion portait atteinte à la liberté d'expression collective des idées et de réunion et qu'à ce titre, il convenait d'exercer un contrôle de proportionnalité. La fermeture d'un lieu de réunion devait ainsi être justifié par le fait que cette réunion était "de nature à provoquer ou entretenir le désordre". Les motifs de la mesure de police doivent donc être en lien direct avec la menace pour l'ordre public, ce qui n'est pas le cas dans l'interdiction de manifester.
L'une des conséquences de cette annulation est de nature à réjouir particulièrement les opposants au texte. En l'absence d'interdiction de manifester, le fichage n'est plus utile et l'article 4 de la loi se trouve vidé de son contenu. Il prévoyait en effet l'inscription sur le fichier des personnes recherchées de celles interdites de manifester. Seules les personnes ayant fait l'objet d'une condamnation judiciaire à une telle interdiction peuvent, en l'état actuel des choses, figurer dans le fichier.
Les partisans
Alors qu'un pan entier de la loi semble s'être effondré, les partisans de ses dispositions devraient aussi être effondrés. Ils ont pourtant aussi quelques raisons de se réjouir.
Ils ne manqueront pas de faire observer que les autres dispositions ont été validées par le Conseil, sans réserve. Tel est le cas de l'article 2 qui autorise les contrôles et les fouilles sur les lieux d'une manifestation ou à ses abords immédiats, sur réquisition judiciaire. Le Conseil fait observer en effet que ces mesures ont une finalité de police judiciaire, en l'espèce la recherche des auteurs d'infractions de nature à troubler le déroulement d'une manifestation. Placées sous le contrôle d'un magistrat, ne visant que des lieux déterminés pour une période de temps limitées, ces mesures sont donc proportionnées à l'objectif poursuivi et n'ont pas pour effet de porter atteinte à la liberté de manifestation. L'article 6 qui fait de la dissimulation du visage un délit dès lors qu'elle intervient lors d'une manifestation n'est pas davantage sanctionné. Aux yeux du Conseil, l'infraction est définie de manière suffisamment précise et ne vise que les personnes qui entendent empêcher leur identification alors que les troubles à l'ordre public sont manifestes.
Même l'annulation de l'article 3 n'est pas une si mauvaise nouvelle pour les partisans de la loi. Car ce n'est pas le principe même de l'interdiction de manifester qui est censuré mais les conditions de sa mise en oeuvre. Le Conseil aurait pu, par exemple, estimer qu'une interdiction administrative était, en soi, une mesure disproportionnée, dès lors qu'il existe déjà une interdiction judiciaire de manifester. Il s'en est bien gardé et s'est borné à sanctionner l'imprécision des motifs de la décision individuelle d'interdiction. Sur le plan juridique, il suffirait donc de modifier la loi pour substituer à l'actuel charabia une rédaction un peu plus rigoureuse pour obtenir une décision de conformité.
Peut-être convient-il de rappeler, à ce propos, que le Président de la République conserve la faculté, sur le fondement de l'article 10 de la Constitution, de demander au parlement une nouvelle délibération avant la promulgation de la loi. Le cas s'est produit après la décision du 23 août 1985 sur la Nouvelle Calédonie, lorsque le président Mitterrand a demandé une nouvelle délibération pour mettre la loi en conformité avec la décision. Le Président Macron fera-t-il la même chose ? Ou choisira-t-il de promulguer la loi amputée de son article 3, au risque de mettre en oeuvre un texte à peu près sans intérêt ? A moins qu'il préfère qu'un nouveau projet de loi soit déposé, repoussant l'entrée en vigueur de dispositions présentées comme indispensables à la gestion de la crise des Gilets Jaunes ? Toutes les options sont ouvertes, et il devra choisir la meilleure, ou plutôt la moins mauvaise.
Pour le moment, le grand vainqueur dans l'affaire est le Conseil constitutionnel lui-même, qui sera salué comme un grand protecteur des libertés par les uns et comme une assemblée pleine de sagesse par les autres.