« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 4 avril 2019

La loi "anti-casseurs" devant le Conseil constitutionnel, ou la satisfaction générale

Le Conseil constitutionnel a donc rendu sa décision le 4 avril 2019 sur la loi visant à renforcer et garantir le maintien de l'ordre public lors des manifestations. Il prononce une non-conformité partielle qui porte sur la procédure la plus contestée de la loi, c'est-à-dire la possibilité offerte à l'autorité administrative de prononcer une interdiction individuelle de manifester. 

La décision était d'autant plus attendue que, en plus des saisines parlementaires, la loi avait fait l'objet d'une "saisine blanche" du Président de la République, procédure suffisamment rare pour être remarquée. La procédure visait à préempter d'éventuelles questions prioritaires de constitutionnalité pour empêcher l'effet dévastateur dans l'opinion de l'abrogation des dispositions sur l'interdiction de manifester à l'occasion du recours déposé par un Gilet Jaune ayant fait l'objet d'une telle mesure. Aujourd'hui, la décision intervient en amont, c'est-à-dire à un moment où personne ne peut se présenter comme la victime d'une disposition anticonstitutionnelle.


 La liberté de manifester



A cette occasion, le Conseil rappelle "sur la base de l'article 11 de la Déclaration de 1789, que la liberté d'expression et de communication, dont découle le droit d'expression collective des idées et des opinions, est d'autant plus précieuse que son exercice est une condition de la démocratie (...)". La formule n'est pas récente, et le Conseil qualifiait déjà la liberté de manifester de "droit constitutionnellement" protégé dans sa décision QPC du 25 février 2010, sans pour autant lui accorder une réelle autonomie par rapport à la liberté d'expression. La conséquence en est l'exercice du contrôle de proportionnalité, puisque le Conseil s'assure que le législateur a opéré une conciliation satisfaisante entre les exigences de l'ordre public et la liberté de manifester. Dans sa décision du 4 avril 2019, le Conseil se livre à ce contrôle de proportionnalité et il s'y livre de manière très opportune car sa décision réussit finalement à satisfaire tout le monde.


Les opposants



Les opposants à la loi peuvent se réjouir. N'ont-ils pas obtenu l'annulation de la disposition la plus contestée, l'article 3 de la loi ? Il intégrait au code de la sécurité intérieure un nouvel article L 211-4-1 permettant au préfet d'interdire à une personne de participer à une manifestation lorsque "par ses agissements à l'occasion de manifestations sur la voie publique ayant donné lieu à des atteintes graves à l'intégrité physique des personnes ainsi qu'à des dommages importants aux biens ou par la commission d'un acte violent (...) elle "constitue une menace pour l'ordre public".

Le Conseil constitutionnel censure ces dispositions sans s'embarrasser de précautions. Il montre que l'arrêté d'interdiction peut être pris lorsque la personne a commis soit un "acte violent", soit un "agissement" à l'occasion de manifestations violentes, mais le législateur n'a pas prévu de lien autre que géographique entre le comportement de l'intéressé et les violences commises durant la manifestation. Il n'a pas précisé s'il devait en être l'auteur, le complice ou le simple témoin. Il n'a pas davantage défini l'ancienneté de ce comportement. Peut-on être interdit de manifestation en 2019 pour un "acte violent" commis vingt ans plus tôt ? La loi ne donne aucune précision sur ces points, et le Conseil affirme donc qu'elle laisse à l'autorité administrative une "lattitude excessive" dans l'appréciation des motifs susceptibles de justifier l'interdiction.

Sur ce point, la décision n'est guère surprenante, et les rédacteurs du texte auraient peut-être dû regarder un peu plus en détail la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Dans sa décision du 19 février 2016 rendue à propos de la loi de prorogation de l'état d'urgence, il a déjà mentionné que la fermeture des lieux de réunion portait atteinte à la liberté d'expression collective des idées et de réunion et qu'à ce titre, il convenait d'exercer un contrôle de proportionnalité. La fermeture d'un lieu de réunion devait ainsi être justifié par le fait que cette réunion était "de nature à provoquer ou entretenir le désordre". Les motifs de la mesure de police doivent donc être en lien direct avec la menace pour l'ordre public, ce qui n'est pas le cas dans l'interdiction de manifester.

L'une des conséquences de cette annulation est de nature à réjouir particulièrement les opposants au texte. En l'absence d'interdiction de manifester, le fichage n'est plus utile et l'article 4 de la loi se trouve vidé de son contenu. Il prévoyait en effet l'inscription sur le fichier des personnes recherchées de celles interdites de manifester. Seules les personnes ayant fait l'objet d'une condamnation judiciaire à une telle interdiction peuvent, en l'état actuel des choses, figurer dans le fichier.

Quand les pavés volent. Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil.
Jean Yanne 1972

Les partisans


Alors qu'un pan entier de la loi semble s'être effondré, les partisans de ses dispositions devraient aussi être effondrés. Ils ont pourtant aussi quelques raisons de se réjouir.

Ils ne manqueront pas de faire observer que les autres dispositions ont été validées par le Conseil, sans réserve. Tel est le cas de l'article 2 qui autorise les contrôles et les fouilles sur les lieux d'une manifestation ou à ses abords immédiats, sur réquisition judiciaire. Le Conseil fait observer en effet que ces mesures ont une finalité de police judiciaire, en l'espèce la recherche des auteurs d'infractions de nature à troubler le déroulement d'une manifestation. Placées sous le contrôle d'un magistrat, ne visant que des lieux déterminés pour une période de temps limitées, ces mesures sont donc proportionnées à l'objectif poursuivi et n'ont pas pour effet de porter atteinte à la liberté de manifestation. L'article 6 qui fait de la dissimulation du visage un délit dès lors qu'elle intervient lors d'une manifestation n'est pas davantage sanctionné. Aux yeux du Conseil, l'infraction est définie de manière suffisamment précise et ne vise que les personnes qui entendent empêcher leur identification alors que les troubles à l'ordre public sont manifestes.

Même l'annulation de l'article 3 n'est pas une si mauvaise nouvelle pour les partisans de la loi. Car ce n'est pas le principe même de l'interdiction de manifester qui est censuré mais les conditions de sa mise en oeuvre. Le Conseil aurait pu, par exemple, estimer qu'une interdiction administrative était, en soi, une mesure disproportionnée, dès lors qu'il existe déjà une interdiction judiciaire de manifester. Il s'en est bien gardé et s'est borné à sanctionner l'imprécision des motifs de la décision individuelle d'interdiction. Sur le plan juridique, il suffirait donc de modifier la loi pour substituer à l'actuel charabia une rédaction un peu plus rigoureuse pour obtenir une décision de conformité.

Peut-être convient-il de rappeler, à ce propos, que le Président de la République conserve la faculté, sur le fondement de l'article 10 de la Constitution, de demander au parlement une nouvelle délibération avant la promulgation de la loi. Le cas s'est produit après la décision du 23 août 1985 sur la Nouvelle Calédonie, lorsque le président Mitterrand a demandé une nouvelle délibération pour mettre la loi en conformité avec la décision. Le Président Macron fera-t-il la même chose ? Ou choisira-t-il de promulguer la loi amputée de son article 3, au risque de mettre en oeuvre un texte à peu près sans intérêt ? A moins qu'il préfère qu'un nouveau projet de loi soit déposé, repoussant  l'entrée en vigueur de dispositions présentées comme indispensables à la gestion de la crise des Gilets Jaunes ? Toutes les options sont ouvertes, et il devra choisir la meilleure, ou plutôt la moins mauvaise.

Pour le moment, le grand vainqueur dans l'affaire est le Conseil constitutionnel lui-même, qui sera salué comme un grand protecteur des libertés par les uns et comme une assemblée pleine de sagesse par les autres.


Sur la liberté de manifestation : Chapitre 12 section 1 § 2 du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.

lundi 1 avril 2019

Tests osseux et intérêt supérieur de l'enfant

Dans sa décision rendue sur QPC le 21 mars 2019 Adama S., le Conseil constitutionnel déclare conformes à la Constitution les dispositions de l’article 388 du code civil qui offrent la possibilité, sur décision de l'autorité judiciaire, d’effectuer un examen radiologique osseux aux fins de détermination de l’âge d’une personne, en l’absence de documents probants et lorsque l’âge invoqué « n’est pas vraisemblable ». Cette pratique est utilisée dans le cas des jeunes migrants qui, s'ils sont reconnus comme mineurs, peuvent bénéficier de la protection due aux enfants et notamment de l'assistance éducative. En l'espèce, un jeune guinéen, Adama S., conteste donc les tests osseux qui ont conduit les experts à estimer son âge "entre vingt et trente ans", la décision ayant ensuite été prise de le considérer comme un adulte.


La question de la fiabilité



Nul ne pensait sérieusement que ces dispositions seraient annulées. Certes, les avocats qui sont intervenus à l'audience ont développé tous les arguments de nature à semer le doute sur ce test osseux et notamment sur le fait qu'il est loin d'être totalement fiable. Il repose sur des probabilités, des moyennes, des estimations, le test osseux du poignet ou de la clavicule étant utilisé en matière médicale pour diagnostiquer un éventuel retard de croissance chez un enfant. Mais la croissance d'un enfant peut évidemment varier selon ses origines génétiques et géographiques, et aussi selon ses conditions socio-nutritionnelles. Il y a donc, à l'évidence, une marge d'erreur.


Un faisceau d'indices



Tout cela est vrai mais totalement dépourvu d'effet juridique, car l'article 388 du code civil n'établit aucun lien d'automaticité entre le résultat du test et la décision qui est prise. Aucune "vérité scientifique" n'est imposée et le code civil contraint au contraire le médecin qui a procédé à l'examen à mentionner sa marge d'erreur. Les autorités doivent ainsi se prononcer au regard d'un faisceau d'indices, le test osseux étant considéré comme un indice parmi d'autres. Cette analyse est exactement celle des juges du fond.

Dans un arrêt du 23 janvier 2008, la Cour de cassation a ainsi fait prévaloir un acte de naissance établi "en conformité avec les formes requises par la loi" de la République démocratique du Congo sur un examen radiologique "ne pouvant être retenu en raison de son imprécision". L'importance de la marge d'erreur peut ainsi conduire à relativiser, voire à écarter purement simplement le test. Il est vrai que dans ce cas, l'enfant détenait un document démontrant sa minorité, alors que la plupart des tests osseux sont effectués sur des enfants qui ne produisent aucun document.

Mais précisément l'article 388 du code civil prend soin d'affirmer que "le doute profite à l'intéressé". Cela signifie que lorsque le médecin énonce une marge d'erreur incluant la minorité, par exemple situant l'âge de l'intéressé entre dix-sept et dix-huit ans, le résultat sera obligatoirement interprété comme concluant à sa minorité. La Cour de cassation, dans une décision du 3 octobre 2018, précise que la Cour d'appel qui "constate que deux des examens pratiqués par l'expert n'excluent pas que l'intéressée ait moins de 18 ans" ne peut fonder sur cet élément une décision concluant à la majorité de l'intéressé, sans violer le principe selon lequel le doute profite à l'intéressé. En revanche, rien ne lui interdit de faire reposer cette décision sur un autre motif, des pièces administratives faisant apparaître que sa mère aurait eu 52 ans à sa naissance.

Le Conseil constitutionnel s'est donc fondé sur les garanties apportées par l'article 388 du code civil pour écarter la QPC. Cela ne signifie pas que la décision soit sans intérêt, car il profite de l'opportunité qui lui est offerte pour affirmer "une exigence constitutionnelle de protection des intérêts de l'enfant".


Dry Bones. Delta Rhythm Boys. Circa 1955

L'exigence constitutionnelle de protection de l'intérêt supérieur de l'enfant



Dans sa décision du 21 mars 2019, le Conseil constitutionnel se fonde sur les dixième et onzième alinéas du Préambule de la Constitution de 1946 pour formuler une "exigence constitutionnelle de l'intérêt supérieur de l'enfant". Celle-ci impose que les mineurs présents sur le territoire national bénéficient de la protection légale qui est celle des enfants.

Dans un premier temps, notamment dans sa décision du 13 août 1993, le Conseil se référait seulement à "l'intérêt des enfants" pour justifier la mise en oeuvre du regroupement familial. A propos du PACS, dans sa décision du 9 novembre 1999, il constatait l'existence de dispositions assurant la "protection des droits de l'enfant", se fondant cette fois clairement sur le Préambule de 1946.

Par la suite, l'"intérêt de l'enfant" est directement invoqué, notamment dans la décision du 17 mai 2013 à propos de la loi sur l'ouverture du mariage aux couples de même sexe. Il est alors précisé que l'adoption par un couple homosexuel doit être "conforme à l'intérêt de l'enfant", comme d'ailleurs n'importe quelle adoption d'un mineur. De manière plus générale, l'intérêt de l'enfant est utilisé par le Conseil pour imposer au législateur la recherche d'un équilibre entre des intérêts contradictoires. Dans la décision du 6 septembre 2018, le Conseil affirme ainsi que la loi doit chercher à concilier le  principe selon lequel le mineur ne saurait être placé en rétention et celui selon lequel il ne saurait être séparé de sa famille. 


L'enfant est une personne



Ces décisions multiples, et nous n'en a avons cité que quelques exemples, portent toutefois sur l'intérêt de l'enfant "situé", au sens où l'entendait Georges Burdeau, en l'espèce situé au sein de sa famille. Le Conseil était d'ailleurs incité à cette interprétation par les dispositions même du Préambule de 1946 invoquant "l'individu et la famille" dans son alinéa 10 et "l'enfant, la mère et les vieux travailleurs" dans son alinéa 11.

Aujourd'hui, le Conseil se détache de cette analyse ancienne pour envisager l'enfant en tant que tel, et l'on passe en quelque sorte de Burdeau à François Dolto. L'enfant est une personne et non pas seulement un élément de la famille. Ne pouvant s'appuyer directement sur la Convention de 1989 sur les droits de l'enfant qui impose que chaque décision le concernant soit prise à la lumière de son intérêt supérieur, le Conseil constitutionnel modernise le Préambule de 1946 et lui donne un sens identique à celui développé dans la Convention. Considérée sous cet angle, la décision sur les tests osseux, qui ne présentait qu'un intérêt juridique bien modeste, offrait une occasion parfaite pour faire évoluer le droit sans bouleversement immédiat.



samedi 30 mars 2019

La cyberhaine devant le Parlement


Article publié le 20 mars 2019, dans The Conversation.

La députée Laetitia Avia a remis le 11 mars à son groupe parlementaire (LREM) sa proposition de loi « contre la cyberhaine » dont certaines dispositions ont déjà été communiquées à la presse. Dès lors que le texte n’a pas encore été officiellement déposé à l’Assemblée nationale, on ne connaît donc que ce qui a été diffusé dans les médias.

Ce terme de « proposition de loi » est en principe réservé aux textes législatifs trouvant leur origine dans une initiative parlementaire. Or, s’il est vrai que Laetitia Avia aura pour mission de défendre ses dispositions devant l’Assemblée nationale, l’origine du texte doit plutôt être recherchée dans la volonté du Président de la République. Son dépôt avait en effet été annoncé par Emmanuel Macron, lors du diner annuel du Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif) le 23 février. Sur ce plan, la future loi s’inscrit dans une démarche déjà observée d’instrumentalisation de l’initiative parlementaire, par exemple dans la loi du 30 juillet 2018 relative à la protection du secret des affaires ou dans la loi « Fake News » du 22 décembre 2018. Cette procédure n’est pas neutre, car elle permet à l’Exécutif de se dispenser de l’étude d’impact, obligatoire pour les projets de loi d’initiative gouvernementale et d’accélérer ainsi le débat parlementaire. 


La notion de « haine » ou l’influence américaine



Cette étude d’impact serait pourtant fort utile, car les notions de « haine » ou de « cyberhaine » employées par la proposition semblent particulièrement floues. On peut comprendre que la « cyberhaine » désigne les messages de haine diffusés par internet, et plus particulièrement par les réseaux sociaux. Mais cela ne permet pas de donner un sens juridique à la notion de haine. En effet, le droit a vocation à encadrer, voire à sanctionner, des comportements, mais pas des sentiments.

En termes juridiques, la notion de haine est une importation américaine. Elle est régulièrement utilisée aux Etats-Unis, dans un système juridique qui parle volontiers de « discours de haine » ou de « crimes de haine ». Le 7 mars dernier, la Chambre des Représentants a ainsi adopté une résolution condamnant la « haine » sous toutes ses formes, visant en réalité une élue du Minnesota, Ilhan Omar, qui avait avait dénoncé des « personnes favorables à l’allégeance à un pays étranger ». Beaucoup de représentants ont pensé qu’elle visait Israël et ils ont vu dans ces propos un « discours de haine ». Le problème est que les haines des uns ne sont pas les haines des autres.

C’est sans doute la raison pour laquelle le droit européen préfère se référer au concept de discrimination que la Cour européenne des droits de l’homme définit comme une atteinte au principe d’égalité, disproportionnée par rapport au but poursuivi et ayant des conséquences particulièrement graves sur les droits des tiers. Cette définition a été rappelée tout récemment, dans l’arrêt Salluti c. Italie du 7 mars 2019. Le rapport consacré au renforcement de la lutte contre le racisme et l'antisémitisme sur internet, remis au Premier ministre en septembre 2018 par Laetitia Avia, Karim Amelal et Gil Taïeb avait, quant à lui, choisi de se référer à « la lutte contre le racisme et l’antisémitisme sur internet », formulation qui renvoyait directement au principe de non-discrimination. Certes était-il utile d’élargir la sanction à d’autres types de discriminations, par exemples liées aux convictions religieuses ou politiques, ou encore à l’identité sexuelle, mais il n’était sans doute pas nécessaire de se référer à une notion de « cyberhaine » que les juges auront sans doute bien des difficultés à interpréter.

Le contenu de la proposition Avia n’est pas encore officiellement connu mais l’intéressée elle-même a laissé filtrer quelques éléments précisant l’objet du texte.

La Haine. Mathieu Kassovitz. 1995



Empêcher la diffusion virale des « discours de haine »



Les éléments qui ont filtré dans les médias à l’initiative de Laetitia Avia elle-même montrent que le texte se propose de discipliner les « accélérateurs de contenu », c’est-à-dire les réseaux sociaux ou les moteurs de recherche, dès lors qu’ils dépassent un seuil d’utilisateurs que Laetitia Avia souhaiterait voir fixer à deux millions de personnes. Le but n’est donc pas tant de supprimer les discours de haine sur internet que d’empêcher leur diffusion virale. Cette finalité donnera certainement lieu à débat au parlement, et certains feront valoir qu’un contenu haineux ou discriminatoire devrait disparaître d’internet, quel que soit le nombre d’utilisateurs du réseau. Sur un plan plus concret, on verra apparaître une dualité de régimes juridiques, les plateformes de moindre importance restant soumises au droit commun. Celui-ci permet d’obtenir la suppression des contenus litigieux, à condition toutefois que le site ne soit pas abrité dans un paradis de données, c’est-à-dire dans un Etat inaccessible à l’action des juges. Les sites inférieurs à deux millions d’utilisateurs donneront donc toujours lieu à des contentieux aussi longs qu’incertains.

La procédure envisagée est d’une grande simplicité, du moins en apparence. Les utilisateurs devront signaler, au moyen d’un « bouton unique », les « propos haineux » repérés sur un réseau ou un moteur de recherches. Ces derniers devront alors les supprimer dans un délai de vingt-quatre heures.

La procédure est simple, mais elle n’apporte rien de très nouveau. Le « bouton unique » existe déjà sous le nom de « Pharos », plateforme gérée par les policiers et les gendarmes, permettant de signaler les contenus illicites. Ce type d’outil peut d’ailleurs être créé par la voie réglementaire et n’a pas vraiment à figurer dans la loi. Quant au retrait des contenus illicites, il est déjà prévu par la  loi pour la confiance dans l'économie numérique du 21 juin 2004 qui impose aux fournisseurs d’accès de les retirer dès qu’une notification leur a été remise. Il est vrai que ce texte ne fixe pas de délai précis et se borne à exiger qu’ils agissent "promptement pour retirer ces données". Mais il appartient alors au juge des référés, éventuellement saisi, d’imposer un délai plus précis et plus contraignant. 


Les difficultés de mise en oeuvre



Si les mécanismes de la nouvelle procédure ne sont pas entièrement inconnus, son application à la « cyberhaine » laisse entrevoir des difficultés d’application. La première d’entre elles réside dans la distinction entre le licite et l’illicite. Son appréciation risque de se révéler délicate, difficulté accrue par l’incertitude de la notion de haine. Que se passera-t-il en cas de divergence entre le demandeur et le réseau social sur le caractère haineux, ou pas, des propos dénoncés ? Le parlement devra sans doute se poser la question d’une éventuelle « mise en quarantaine » du contenu litigieux, en attendant la décision de l’autorité de régulation.

Précisément, le choix de l’autorité de régulation est la seconde difficulté à laquelle risque de se heurter la mise en œuvre du texte. Celui-ci confie cette compétence au Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), qui pourra, le cas échéant, aller jusqu’à prononcer une amende égale à 4 % du chiffre d’affaires de l’entreprise. Or la protection des droits des personnes sur internet est en principe confiée à la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) qui a montré toute sa pugnacité dans les différents contentieux qui l’ont opposée à Google et qui a su user de son pouvoir de sanction de manière très volontariste. Pourquoi écarter cette compétence en quelque sorte naturelle de la CNIL ? Le débat parlementaire sera peut-être l’occasion d’élucider le mystère de ce choix.

Enfin, la dernière difficulté, mais ce n’est pas la moindre, touche à l’efficacité même du texte. Le délai de vingt-quatre heures pour retirer les discours de haine a quelque chose de séduisant dans sa brièveté même. Mais dans ce cas particulier, c’est un délai très long si l’on considère qu’un discours de haine peut se répandre de manière virale en quelques secondes sur un réseau social. Cette fois, c’est l’efficacité et donc l’utilité même du texte qui est en cause.

Nul ne conteste que les dernières semaines ont vu un inquiétant retour d’actes et de propos antisémites et racistes, et qu’il est nécessaire de combattre et de réprimer de tels comportements. Mais le vote d’une loi nouvelle n’est pas nécessairement la réponse la mieux adaptée à une telle situation, en particulier lorsque les dispositions envisagées révèlent une certaine forme d’improvisation. Il ne reste plus qu’à espérer que le débat parlementaire permettra de préciser le cadre juridique de la « cyberhaine ».

jeudi 28 mars 2019

Le consul de Los Angeles, ou Jupiter foudroyé

Philippe Besson ne sera pas consul de France à Los Angeles. Dans un arrêt du 27 mars 2019, le Conseil d'Etat annule un décret du 3 août 2018 ajoutant à la liste des emplois à la discrétion du gouvernement 22 postes de consul général. Parmi ceux-ci, le consulat de Los Angeles, celui qui aurait dû être confié à Philippe Besson, sans doute pour le récompenser d'avoir écrit un ouvrage un brin hagiographique sur la campagne électorale d'Emmanuel Macron.


La notion d'emploi à la discrétion du gouvernement



Le décret modifiait donc la liste des "emplois supérieurs pour lesquels la nomination est laissée à la décision du gouvernement", c'est-à-dire des emplois pour lesquels l'Exécutif se voit offrir une liberté de déroger aux règles gouvernant l'accès à la fonction publique pour nommer la personne de son choix. Ces emplois sont précaires par définition, car leur titulaire peut être révoqué pour n'importe quel motif, y compris simplement partisan. Pour les justifier, il est généralement fait état du lien qu'ils établissent entre le pouvoir politique et l'action administrative, ce qui explique aussi une obligation de loyauté tout à fait spécifique.

Depuis la loi du 11 janvier 1984, il est précisé que l'accès des non-fonctionnaires à ce type d'emploi n'entraine pas leur titularisation dans un corps de l'administration et qu'un décret en Conseil d'Etat dresse la liste de ces emplois.  C'est l'objet du décret du 24 juillet 1985 et dans sa liste, d'ailleurs assez courte, on trouve les préfets, recteurs d'académie et chefs de mission diplomatique. Ce texte avait donc été modifié par le décret du 3 août 2018 avec l'ajout d'une annexe mentionnant la liste des consulats concernés. 

Observons qu'un "emploi supérieur laissé à la décision du gouvernement" n'est pas un emploi à la discrétion du Président de la République. Son titulaire est nommé en conseil des ministres, conformément à l'article 13 de la Constitution. Le pouvoir de nomination est donc partagé entre le Premier ministre et le Président de la République. Nul n'ignore toutefois que le choix du Président demeure prépondérant, hors cohabitation. Ce choix peut-il être contesté ? Il convient à cet égard d'opérer une distinction entre les recours.


Nomination et révocation



La contestation par un tiers d'une nomination individuelle sur un emploi à discrétion du gouvernement est pratiquement impossible, dès lors que cet acte est considéré comme non créateur de droits au profit des tiers. L'intéressé en revanche, lorsqu'il est évincé un peu brutalement de son emploi, peut parfaitement contester sa révocation. Le juge administratif se prononce alors sur le caractère révocable ad nutum de l'emploi, et il doit donc préalablement le qualifier. Même lorsqu'il s'agit à l'évidence d'un emploi à discrétion du gouvernement, c'est-à-dire lorsqu'il figure dans la liste établie par le décret de 1985, le Conseil d'Etat exige le respect de certaines procédures, et notamment de la règle de la communication du dossier. Il a en été jugé ainsi pour la révocation d'un ambassadeur au Kazakhstan dans un arrêt du 12 novembre 1997, et pour celle d'un recteur qui avait été simplement averti par téléphone qu'il allait être "muté" ( 26 mai 2014). Dans un second arrêt du 26 mai 2014, le Conseil d'Etat précise toutefois que son contrôle ne s'étend pas aux motifs de la révocation qui demeurent, par hypothèse, à la discrétion du gouvernement.

La contestation par un tiers du décret fixant la liste des emplois à la discrétion du gouvernement demeure en revanche possible. L'allongement de liste à vingt-deux consulats a ainsi pu donner lieu à un recours déposé par une série de syndicats et d'associations représentant les fonctionnaires du ministères de l'Europe et des affaires étrangères. Précisément, dans ce cas, le juge administratif ne se limite pas aux questions de légalité externe mais il entre résolument dans le contrôle des motifs.


Monsieur le consul à Curityba. Patrice et Mario. 1950




 Le recours contre la liste des emplois



Il précise ainsi les fonctions qui sont celles des consuls, telles qu'elles sont définies par la Convention de Vienne sur les relations consulaires du 24 avril 1963 et par différents décrets. Ils sont "chargés de protéger les intérêts de la France et de ses ressortissants dans leur Etat de résidence, de favoriser le développement des relations commerciales, économiques, culturelles et scientifiques entre la France et cet Etat, de délivrer des passeports et des documents de voyage, ainsi que des visas aux ressortissants étrangers, de prêter secours et assistance aux ressortissants français, d’exercer des compétences notariales et d’état civil, de procéder aux inscriptions au registre des Français de l’étranger et sur les listes électorales consulaires, d’organiser les élections consulaires et d’exercer des missions d’assistance, de contrôle et d’inspection en matière de marine marchande." Ils ont donc une mission plus administrative que diplomatique, contrairement à l'ambassadeur qui, aux termes du décret du 1er juin 1979, est "dépositaire de l'autorité de l'Etat dans le pays où il est accrédité". Il est donc chargé, "sous l'autorité du ministre des affaires étrangères, de la mise en œuvre dans ce pays de la politique extérieure de la France. Il représente le Président de la République, le Gouvernement et chacun des ministres". L'ambassadeur est donc la seule autorité compétente pour mettre en oeuvre la politique extérieure de la France. Ce rôle de passerelle entre le pouvoir politique et l'administration, élément de la définition même de l'emploi à la discrétion du gouvernement, n'appartient qu'à l'ambassadeur, pas au consul.

Le Conseil d'Etat nuance tout de même son propos, en précisant, que dans certains cas exceptionnels, liés au "contexte local particulier ou à des difficultés et enjeux spécifiques", ce caractère d'emploi à discrétion peut être reconnu à un consul de France. Tel est le cas du consul de Jerusalem qui a des fonctions à peu près identiques de celles d'un ambassadeur « en raison du contexte local et du rôle qu’il est conduit à jouer dans les relations entre le gouvernement français et l’Autorité palestinienne ». Le consulat de Jerusalem peut donc être considéré comme un emploi à la discrétion du gouvernement, mais les vingt et un autres consulats mentionnés dans la liste sont annulés par le Conseil d'Etat.

Certes, on pourrait envisager que l'analyse du Conseil d'Etat soit écartée par une validation législative. L'hypothèse semble toutefois peu probable, l'Exécutif n'ayant sans doute pas intérêt à attirer l'attention sur cette jurisprudence.


Le bon plaisir



Le Conseil d'Etat avait déjà annulé des nominations au tour extérieur pour erreur manifeste d'appréciation. Il avait aussi annulé en 2012 la nomination de deux ambassadeurs par Nicolas Sarkozy, alors qu'ils ne répondaient pas à la condition d'ancienneté posée par leur statut. Aujourd'hui, le Conseil d'Etat ne conteste pas l'existence même de ces emplois à la discrétion du gouvernement. Il ne juge pas les choix effectués, et ne mentionne même pas la nomination de Philippe Besson. Il se borne à affirmer que le Président de la République, et son Premier ministre, n'ont pas le droit de modifier à leur guise, et selon leur bon plaisir, la liste des emplois qu'ils entendent placer sous leur contrôle pour placer leurs amis, récompenser les services rendus, voire éloigner des gêneurs. On peut seulement regretter qu'il soit nécessaire de faire des recours devant le Conseil d'Etat pour que soient rappelés des principes aussi élémentaires.


dimanche 24 mars 2019

385 paragraphes : le Conseil constitutionnel en dit trop, et pas assez

385 paragraphes et 93 pages, la décision du 21 mars 2019 sur la loi de programmation et de réforme pour la justice est certainement la décision la plus longue rendue à ce jour par le Conseil constitutionnel. Le résultat est qu'elle a été assez faiblement médiatisée, peut-être parce que les journalistes n'ont pas eu le courage d'aller jusqu'au bout d'une lecture quelque peu fastidieuse et aussi parce qu'il n'est pas facile de la synthétiser en quelques phrases. Sur les 109 articles de la loi, 57 étaient contestés par les quatre recours déposés par les députés et les sénateurs de l'opposition de droite comme de gauche.

La loi n'est pas sortie intacte de l'examen, et 13 de ses articles ont été censurés, articles qui ne sont pas sans importance même si ces censures ne modifient pas l'équilibre général du texte. Le plus important dans la décision réside sans doute dans les dispositions qui ne sont pas censurées et qui ont fait l'objet d'un contrôle presque inexistant.

Le volet civil



Sur le volet civil de la loi, une seule disposition a été annulée, qui confiait aux caisses d'allocations familiales, à titre expérimental et pour une durée de trois ans, la révision des pensions alimentaires. Or ces caisses sont des personnes privées qui devenaient donc compétente pour réviser une décision de justice, compétence qui avait été écartée par le Sénat mais réintroduite dans la loi par l'Assemblée. Le Conseil constitutionnel observe que, selon l'article L 581-2 du code de la sécurité sociale, ces mêmes caisses sont tenues de verser une allocation de soutien en cas de défaillance du parent débiteur. Elles ont donc tout intérêt à ce que la pension soit révisée à la baisse, puisque, dans ce cas, le parent débiteur ne sera plus défaillant et elles ne devront plus verser l'allocation de soutien.

Le Conseil constitutionnel aurait sans doute pu sanctionner durement cette disposition pour atteinte à la séparation des pouvoirs, et l'on observe qu'il cite sa décision QPC du 10 novembre 2011 dans le dossier documentaire diffusé pour éclairer sa décision. Il observait alors que la décision d'un ministre classant une information secret-défense avait pour conséquence d'empêcher les investigations d'un juge d'instruction. En l'espèce pourtant, il préfère se fonder sur la violation du principe d'impartialité, dès lors que les caisses avaient un intérêt financier dans la décision. On a tout de même un peu de mal à imaginer que les auteurs de la loi n'aient pas vu ce problème... A moins qu'ils aient préféré écarter le principe d'impartialité pour privilégier un intérêt purement financier ?

En dehors de ce cas, le volet civil de la loi est peu touché par la décision du Conseil. La fusion du tribunal d'instance et du tribunal de grande instance en un seul tribunal judiciaire n'est pas remise en cause. Il en est de même du recours aux modes alternatifs de règlement des différents (MARD) qui subordonne à une tentative de règlement amiable préalable la recevabilité de certaines demandes en matière civile (art. 3). Les litiges inférieurs à un certain montant devront ainsi être obligatoirement soumis à médiation, procédure amiable qui devient donc une condition de recevabilité du recours contentieux. Le Conseil précise cependant que le pouvoir réglementaire devra préciser la notion de "motif légitime" susceptible de justifier la saisine directe du juge, notamment en cas d'urgence.



Le volet pénal

 


Le volet pénal de la loi est davantage mis à mal par la décision du 21 mars 2019. et c'est évidemment son élément le plus remarqué.

L'article 44 prévoyait ainsi de généraliser à toutes les infractions la possibilité de recourir à l'interception des communications, possibilité déjà offerte durant l'enquête de flagrance et durant l'instruction, pour constater des crimes d'une complexité et d'une gravité particulières, rechercher des preuves et identifier leurs auteurs. Dans une jurisprudence constante, le Conseil affirme qu'une telle atteinte à la vie privée des personnes doit être à la fois nécessaire à la manifestation de la vérité et proportionnée à la gravité et à la complexité des infractions. En l'espèce, le législateur a élargi l'usage de ces techniques d'interception, sans prévoir aucune possibilité de contrôle de leur caractère nécessaire et proportionné. Aux yeux du Conseil, le législateur n'a donc pas opéré une conciliation équilibrée entre le droit au respect de la vie privée et l'objectif de valeur constitutionnelle de recherche des auteurs d'infractions. Cette annulation aurait sans doute pu être prévue car elle s'inscrit dans la droite ligne de la décision du 16 septembre 2010 relative au fichier des empreintes génétiques.

L'article 46 est également censuré, dans la mesure où il prévoyait le recours à des "techniques spéciales d'enquête" lors de l'enquête de flagrance et de l'enquête préliminaire, une nouvelle fois pour tous les crimes et plus seulement ceux relevant du terrorisme et de la grande criminalité. Ces "techniques spéciales" désignent des moyens d'ingérence dans la vie privée et de repérage, en particulier par la sonorisation de certains lieux, la captation d'images ou de communications. Là encore, l'absence de contrôle est sanctionnée, car il n'était pas prévu que le juge des libertés et de la détention, censé contrôler leur usage, ait accès à l'ensemble des éléments de la procédure. L'absence de conciliation entre les libertés individuelles et l'objectif de valeur constitutionnelle de recherche des auteurs d'infractions se trouve donc une nouvelle fois sanctionnée. D'une manière générale, le Conseil sanctionne une tendance lourde, bien antérieure à la présente loi, qui consiste à accroître les prérogatives du parquet lors de l'enquête préliminaire en ne conférant au juge des libertés et de la détention (JLD) qu'un pouvoir de contrôle purement symbolique.

Le Tribunal des Flagrants Délires. 
Réquisitoire de Pierre Desprogres au procès de Jean Marie Le Pen
France Inter. 28 septembre 1982 

Enfin, le Conseil censure l'article 54 de la loi qui autorisait l'utilisation de la visioconférence, sans accord de l'intéressé, pour la prolongation d'une décision de détention provisoire. Certes, le Conseil a reconnu que le législateur avait entendu "contribuer à la bonne administration de la justice et au bon usage des deniers publics, en évitant les difficultés et les coûts occasionnés par l'extraction de la personne". Mais le fait que cette procédure puisse être imposée à l'intéressé qui doit être entendu à cette occasion est considéré comme portant une atteinte excessive aux droits de la défense. L'analyse repose sur l'idée que l'intérêt financier de l'Etat n'est pas suffisant pour justifier une restriction des droits de la défense, sachant l'importance de la "présentation physique de l'intéressé devant le magistrat".

Cette fois, la décision était moins prévisible. Quelques mois plus tôt, le 6 septembre 2018, le Conseil avait en effet admis le recours à la "vidéo-audience" sans le consentement des intéressés lors des audiences de la Cour nationale du droit d'asile. On observe toutefois que la loi alors contestée prévoyait des garanties particulières, notamment en matière de droits de la défense.

Publicité des audiences et secret des décisions


Reste à s'interroger sur ce nouveau principe constitutionnel de publicité des audiences devant les juridictions civiles et administratives, déduit des articles 6 et 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Car il n'est consacré que pour, immédiatement, être accompagne d'une possibilité de restriction : "Il est loisible au législateur d'apporter à ce principe des limitations liées à des exigences constitutionnelles, justifiées par l'intérêt général ou tenant à la nature de l'instance ou aux spécificités de la procédure, à la condition qu'il n'en résulte pas d'atteintes disproportionnées au regard de l'objectif poursuivi". En l'espèce, le législateur a donc pu interdire une réutilisation des décisions de justice qui conduirait à un profilage des professionnels en fonction des décisions qu'ils rendent.
Du principe de publicité des audience, on glisse insensiblement et "en même temps" à celle des décisions de justice. Le Conseil valide ainsi la disposition "anti-Doctrine" qui autorise les juridictions administratives et judiciaires à "exceptionnellement refuser de délivrer aux tiers les copies de décisions de justice en cas de « demandes abusives, en particulier par leur nombre ou par leur caractère répétitif ou systématique ». Il s'agit très concrètement de mettre fin à un contentieux bien embarrassant, la Start Up ayant réussi à obtenir de deux cours d'appel l'injonction de lui communiquer des décisions de justice. Dans la précipitation, la ministre de la justice avait alors signé, le 19 décembre 2018, une circulaire autorisant les greffes à refuser la communication, lorsqu'ils estimaient gênantes  ces demandes répétitives. Une simple circulaire faisait ainsi obstacle à l'application de la loi Lemaire du 7 octobre 2016 qui consacre le droit à la "mise à disposition du public à titre gratuit" des décisions de justice. Par sa décision du 21 mars 2019, le Conseil constitutionnel vient, fort à propos, sortir le ministère de la justice d'un bien mauvais pas.

S'appuyant sur un principe au contenu imprécis, la "bonne administration de la justice",  le Conseil accepte une remise en cause directe de la loi Lemaire et de l'Open Data des décisions de justice qu'elle consacrait. Le Conseil constitutionnel peut-il ainsi remettre en question les dispositions d'une loi qui ne lui est pas déférée ? Cette question de l'ultra vires devant le Conseil constitutionnel mériterait sans doute d'être posée, mais le Conseil, lui, ne prend guère la peine de justifier ce qu'il entend par "bonne administration de la justice".

Quoi qu'il en soit, cette "bonne administration de la justice" conduit à ce que les décisions soient accessibles si les greffes le veulent bien, s'ils ont quelques minutes à consacrer à cette corvée. Même dans ce cas, elles seront accessibles caviardées du nom des parties, de celui des juges et des avocats, d'une manière générale de tout élément identifiant, et enfin de toute mention touchant au secret des affaires. Derrière l'affichage du principe de publicité des audiences se cache ainsi la protection du secret le plus opaque. Et sur ce plan, le Conseil constitutionnel n'a pas rendu une décision. Il a rendu un service.


jeudi 21 mars 2019

Prise d'otages dans un syndicat de gynécologues

Le Syndicat national des gynécologues obstétriciens de France (Syngof) a fait savoir qu'il envisageait de faire la grève des interruptions volontaires de grossesses pour obtenir un rendez-vous avec la ministre de la santé, madame Agnès Buzyn. Leur revendication n'a officiellement rien à voir avec leur éventuelle opposition à l'IVG en tant que telle, même si l'on se souvient que le responsable de ce même syndicat a, tout récemment, suscité quelque émoi en assimilant cette intervention à un "homicide". Aujourd'hui, affirment ces médecins d'une même voix, il s'agit de protester contre la condamnation à de lourds dommages et intérêts d'une quinzaine de confrères pour erreur médicale. 

Ils n'hésitent cependant pas à "prendre en otage" selon les termes de la ministre, les femmes souhaitant interrompre leur grossesse. L'IVG chirurgicale est enfermée en effet dans un délai de douze semaines, et la grève des gynécologues peut donc empêcher certaines d'entre elles d'en bénéficier. Si la grève se prolongeait, et si elle était suivi par l'ensemble de la profession, les femmes se verraient ainsi privées du droit à l'IVG.

Une liberté de la femme


Car l'IVG est un droit. Certes, elle n'était pas considérée comme tel dans la loi du 17 janvier 1975 et on se souvient que Simone Veil affirmait alors qu'elle devait "rester l'exception, l'ultime recours pour des situations sans issue". L'IVG était alors perçue comme une tolérance, et surtout un moyen de lutter contre les avortements illégaux qui mettaient en danger la vie des femmes. Depuis cette époque, les choses ont bien changé, et le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 27 juin 2001, évoque "une liberté de la femme qui découle de l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen"

Les médecins et le syndicat qui les représente peuvent-ils être poursuivis pour avoir entravé une liberté ? 


L'intervention. Fred Grivois. 2018


Les obligations légales et déontologiques



En l'état actuel du droit, un gynécologue peut refuser de pratiquer une IVG. Il lui suffit d'invoquer la "clause de conscience" qui figure dans les articles L 2212-8, et R 4127-18 du Code de la santé publique. Il s'agit là d'une prérogative purement individuelle, qui ne saurait donc reposer sur une directive d'ordre général. La loi du 4 juillet 2001 a ainsi supprimé la prérogative dont disposait tout chef de service d'un hôpital public de refuser que des IVG soient pratiquées dans son service. Il peut certes faire le choix de ne pas pratiquer lui-même l'intervention, mais il ne peut l'imposer aux autres. Il semble donc exclu qu'un syndicat puisse invoquer une "clause de conscience" collective, mais rien n'interdit à chacun de ses membres, pris individuellement, de l'invoquer.

Mais cette clause de conscience n'est pas suffisante dans le cas d'espèce, car ces mêmes dispositions du code de la santé publiques impose au gynécologue qui refuse de pratiquer une IVG d'informer "sans délai" l'intéressée de son refus, et de " lui communiquer immédiatement le nom de praticiens ou de sages-femmes susceptibles de réaliser cette intervention (...)".  Or le principe même du mouvement initié par les membres du Syngof est d'empêcher que les femmes puissent pratiquer une IVG, ce qui les oblige à s'abstenir de cette obligation d'information. Agissant ainsi, les membres du syndicat violent la loi. Il est probable qu'ils pourraient aussi être poursuivis sur le fondement de l'article 47 du code de déontologie médicale, qui a valeur réglementaire et qui est d'ailleurs intégré dans le code de la santé publique. Celui-ci énonce un principe de "continuité des soins aux malades", qui semble mis à mal par une pratique visant précisément à interrompre l'accès des femmes à un acte médical. 


Le délit d'entrave à IVG



La question de savoir si les praticiens commettent un délit d'entrave à IVG est plus délicate. Cette infraction est apparue avec la loi du 27 janvier 1993, à une époque où l'IVG suscitait des actions violentes destinées à empêcher sa mise en oeuvre. Certains militants s'enchaînaient aux tables d'opérations, d'autres cherchaient à faire pression sur les femmes et sur les médecins par différents procédés d'intimidation. Il s'agissait alors d'une entrave physique à l'IVG et la loi punissait de deux ans d'emprisonnement et 30 000 € d'amende, le fait de perturber " de quelque manière que ce soit l'accès aux établissements (...) , la libre circulation des personnes à l'intérieur de ces établissements ou les conditions de travail des personnels médicaux et non médicaux".   

Plus récemment, le délit d'entrave à été élargi à l'intimidation sur internet, intégrant ainsi dans l'entrave la pratique de certains sites de de désinformation et de propagande hostile à l'IVG, souvent cachés sous l'apparence de services plus ou moins rattachés au service public hospitalier. Pour essayer d'empêcher cette utilisation partisane d'internet, la loi du 20 mars 2017  a étendu le délit d'entrave à l'IVG au fait de perturber l'accès des femmes à l'information sur l'intervention. L'article L 2223-2 du code de la santé publique est désormais augmenté d'un nouvel alinéa qui punit de la même peine le fait d'exercer "des pressions morales et psychologiques, des menaces ou tout acte d'intimidation à l'encontre (...) par tout moyen de communication au public, y compris en diffusant ou en transmettant, par voie électronique ou en ligne, des allégations ou indications de nature à induire intentionnellement en erreur, dans un but dissuasif, sur les caractéristiques ou les conséquences médicales d'une interruption volontaire de grossesse". Ces dispositions ont été déclarées conformes à la Constitution par une décision rendue par le Conseil constitutionnel le 16 mars 2017. Cette infraction est aujourd'hui punie, quelle que soit sa forme, d'une peine de deux ans d'emprisonnement et de 30 000 € d'amende. 

Cette infraction est-elle applicable au cas des adhérents du syndicat de gynécologues ? A priori, la règle de l'interprétation stricte de la loi pénale semble l'interdire. Les dispositions en vigueur ne prévoient en effet que deux types d'entraves, l'une qui interdit physiquement l'accès aux services pratiquant des IVG, l'autre consistant en une intimidation sur internet. Pour être claire, la loi ne prévoit pas la prise d'otage des femmes en attente d'IVG. 

Peut-être serait-il utile de rédiger la loi autrement ? On pourrait ajouter un troisième cas d'entrave, mais il serait sans doute plus judicieux de simplifier la norme au lieu d'accroître sa complexité, en édictant tout simplement une interdiction d'entraver l'accès à l'IVG. Le juge étant alors en mesure d'interpréter cette règle avec davantage de liberté et de l'adapter à l'imagination toujours en éveil des opposants à l'IVG. 


Le droit au respect de la vie privée



Une telle évolution serait conforme à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme. Dans un arrêt R.R. c. Pologne du 26 mai 2011, elle sanctionne en effet une pratique des médecins polonais qui ont rendu inopérante la loi sur l'IVG. Dans ce pays, la grossesse ne peut être interrompue que pour motifs thérapeutiques, et les médecins avaient choisi de s'opposer à tout dépistage d'une anomalie sur le foetus. De fait, l'interruption de la grossesse devenait matériellement impossible. Aux yeux de la Cour, une telle manoeuvre emporte une atteinte grave à la vie privée de la personne dès lors qu'elle n'a pas pu bénéficier de tests de dépistage auxquels elle aurait dû accéder. Cette décision sanctionne ainsi une pratique très proche de celle que les gynécologues du Syngof envisagent. Les juges français pourraient ainsi adapter cette jurisprudence et considérer que les femmes éventuellement prises en otage par le syndicat et empêchées de bénéficier d'une IVG dans les délais légaux ont subi une atteinte au droit au respect de leur vie privée, dès lors qu'elles n'ont pu exercer leur droit de ne pas avoir d'enfant.

Les voies de droit ne manquent donc pas pour sanctionner un comportement qui n'a vraiment rien à voir avec l'obligation qui pèse sur le médecin d'apporter à ses patients "son concours en toutes circonstances" (art. 2 du code de déontologie). Bien entendu, la menace du Syngof restera probablement sans effet, ne serait-ce que parce que tous les gynécologues, loin de là, n'en sont pas membres. L'écrasante majorité d'entre eux est constituée de praticiens dévoués à leurs patientes, qui savent entendre la détresse d'une femme qui choisit de subir une IVG. C'est si vrai que la sanction la plus efficace, et sans doute la plus adaptée à la situation, peut être directement exercée par les femmes. Car ceux qui les considèrent comme de simples instruments de chantage méritent tout simplement qu'elles changent de médecin.




Sur l'IVG : Chapitre 7 section 3 § 1 B du manuel de Libertés publiques sur internet, version e-book, ou version papier.