Le 26 février 2019, Nicole Belloubet, ministre de la justice, a adressé aux membres du parquet
une circulaire portant sur l'application de l'article 1235-3 du code du travail. Cette disposition met en oeuvre
la loi du 29 mars 2018, qui ratifie les ordonnances de "
renforcement de dialogue social". Etrange dialogue, car ces dispositions commencent par supprimer le débat contentieux sur le montant de l'indemnisation du salarié victime d'un licenciement dépourvu de cause réelle et sérieuse. Un tableau figure désormais dans le code du travail, qui détermine ces indemnités en fonction de montants
minimum et maximum prévus par la loi, et de l'ancienneté du salarié dans
l'entreprise. C'est ainsi que la réparation ne peut pas dépasser vingt mois de salaire brut pour un salarié employé depuis trente ans dans l'entreprise.
Le système a suscité une véritable fronde des juges du fond. Les conseils de prud'hommes se sont appuyés sur des traités internationaux, la
Convention 158 de l'Organisation internationale du Travail et la
Charte sociale européenne, pour écarter les dispositions de la loi. Il est vrai qu'elle va directement à l'encontre du droit commun de la responsabilité pour faute, et du principe selon lequel il appartient au juge de fixer la réparation qu'il considère appropriée en cas de licenciement abusif, y compris une indemnisation intégrale du préjudice.
Invoquant des jurisprudences convergentes du Conseil constitutionnel et du Conseil d'Etat, la Garde des Sceaux demande au parquet de se joindre à tous les appels déjà en cours et de faire connaître aux juges du fond la manière dont le droit doit être appliqué, du moins à ses yeux.
Le Conseil constitutionnel
Dans sa
décision du 21 mars 2018, le Conseil constitutionnel déclare le barème conforme à la Constitution. Il reconnaît certes que cette disposition emporte une dérogation au droit commun, dès lors que la loi prévoit un plafond d'indemnisation. Mais il affirme que "
cette dérogation n'institue pas des restrictions disproportionnées par rapport à l'objectif d'intérêt général poursuivi". Celui-ci consiste dans une volonté de garantir "
la prévisibilité des conséquences qui s'attachent à la rupture du contrat de travail". On comprend bien que cette prévisibilité joue en faveur des employeurs qui peuvent désormais chiffrer le risque maximum en cas licenciement abusif. Pour peu que le salarié n'ait pas trop d'ancienneté, ils pourront même s'offrir le luxe de se débarrasser du gêneur. En revanche, on ne voit pas trop l'intérêt de cette prévisibilité pour le salarié, désormais assuré qu'il ne pourra obtenir davantage que le plafond prévu, quelles que soient les circonstances de son licenciement, ses charges de famille ou son éventuel handicap. Le Conseil constitutionnel écarte en même temps l'atteinte au principe d'égalité, dès lors que le barème prévoit des indemnités différenciées selon l'ancienneté.
Une
décision du 5 août 2015 avait déjà déclaré conforme à la Constitution un dispositif de même nature, figurant dans une loi initiée par Emmanuel Macron, alors ministre des finances. Il s'agissait alors de "
libérer la croissance" et le barème avait tout de même été sanctionné dans la mesure où la taille de l'entreprise devenait un critère pris en considération au même titre que l'ancienneté du salarié. A l'époque, le Conseil avait fait observer que cet élément n'avait aucun lien avec le préjudice subi, le motif d'intérêt général invoqué résidant exclusivement dans la volonté de "
lever les freins à l'embauche"... autrement dit de permettre à l'employeur de licencier. Quoi qu'il en soit, le texte de 2018 ne reprend pas cet élément, et se limite aux critères déjà validés par le Conseil.
On pourrait se demander pourquoi une nouvelle disposition législative est ainsi venue reformuler un dispositif déjà adopté en 2015. Sans doute parce que les conseils de prud'hommes ont estimé n'être pas liés par une jurisprudence. En effet, le Conseil constitutionnel apprécie la loi par rapport aux seules normes de valeur constitutionnelles. Il n'est donc pas compétent pour apprécier la loi par rapport aux traités internationaux. Or précisément, les juges du fond écartent le barème d'indemnisation en s'appuyant sur des conventions internationales.
Devant le Conseil d'Etat
Le Conseil d'Etat avait été saisi par la CGT d'une demande de référé contre l'ordonnance, avant qu'intervienne la loi de validation, à une époque où ces dispositions avaient encore valeur réglementaire. Dans sa d
écision du 7 décembre 2017, le juge des référés refuse de suspendre l'ordonnance litigieuse.
Observons d'emblée que la ministre de la justice, pourtant professeur agrégé de droit public, oublie de mentionner, dans sa circulaire, que la décision du Conseil d'Etat émane du juge des référés. De fait, elle oublie aussi qu'une ordonnance de référé ne saurait faire jurisprudence dès lors qu'elle intervient à un moment où le juge administratif n'a pas encore statué au fond. Sans doute oublie-t-elle enfin que la position du Conseil d'Etat n'est pas la plus déterminante dès lors que c'est finalement le juge judiciaire qui apprécie la validité d'un licenciement.
Quoi qu'il en soit, le juge des référés du Conseil d'Etat écarte le moyen tiré de l'inconventionnalité du barème : "Il ne résulte ni des stipulations invoquées, ni, en tout état de cause,
de l'interprétation qu'en a donnée le comité européen de droits sociaux
dans sa décision du 8 septembre 2016 (...)
qu'elles interdiraient aux Etats signataires de prévoir des plafonds
d'indemnisation inférieurs à vingt-quatre mois de salaire en cas de
licenciement sans cause réelle et sérieuse".
La formule est pour le moins concise et il convient donc de s'intéresser contenu de ces conventions internationales.
You're Fired ! The Cat in the Hat. Bo Welch. 2003
Les traités internationaux
L'article 10 de la Convention de l'OIT impose en cas de licenciement abusif «
le versement d'une indemnité adéquate ou toute
autre forme de réparation considérée comme appropriée ». La formule est peu précise et ne mentionne pas l'exigence d'une réparation "intégrale", ce qui semble justifier la possibilité de la plafonner.
L'article 24 de la Charte sociale européenne reprend une formulation comparable en évoquant une «
indemnité
adéquate ou (...) une réparation appropriée ».
La Charte sociale européenne est une convention du Conseil de l'Europe signée en 1961 et révisée en 1995. Le contrôle de son application est confié à un comité qui peut être saisi de réclamations collectives, mais qui ne peut que faire des "recommandations" aux Etats concernés. Ce comité n'a toutefois pas hésité à affirmer que la Finlande violait l'article 24 de la Charte en plafonnant à 24 mois de salaire mensuel les indemnités pour licenciement injustifié. Si l'on considère que la loi française établit ce plafond à vingt mois, le risque d'une "recommandation" négative est loin d'être négligeable. Mais ce ne serait qu'une recommandation dépourvue de conséquences directes sur le droit positif.
Le précédent du CNE
Certes, mais il reste à se demander comment la Cour de cassation interprétera ces dispositions conventionnelles et, sur ce point, la ministre devrait peut-être s'inquiéter. En 2008, le Contrat nouvelles embauches (CNE) avait suscité une fronde identique des juges du fond. A l'époque, le CNE instaurait une période dite de consolidation de deux ans, durant laquelle le contrat de travail pouvait être rompu librement, sans indication de motif, tant par l'employeur que par le salarié. Les juges avaient alors invoqué cette même convention 158 de l'OIT pour écarter les dispositions relatives au CNE, mais en se fondant cette fois sur son article 4 qui énonce qu'un salarié ne peut être licencié « sans qu'il existe un motif valable de licenciement".
Comme aujourd'hui, le ministre de la justice de l'époque avait tempêté, rappelé à l'ordre etc... Toute cela en vain, car le
1er juillet 2008, la Cour de cassation avait donné raison aux frondeurs. Elle avait considéré qu'en privant les salariés du droit de se défendre préalablement à leur licenciement et en supprimant l'exigence d'une cause réelle et sérieuse, la loi violait la convention de l'OIT. Il convenait donc d'écarter purement et simplement les dispositions relatives au CNE. L'affaire s'est terminée fort piteusement pour l'Exécutif qui a finalement choisi d'anticiper l'arrêt de la Cour. La
loi du 25 juin 2008 (art. 9) a donc finalement abrogé le CNE, et les personnes embauchées sur ce fondement ont vu leur contrat automatiquement requalifié en CDI.
Certains seront surpris que cette décision de la Cour de cassation ne figure pas dans la circulaire de la ministre de la justice qui se borne à reprendre des décisions qui vont dans son sens, celles du Conseil constitutionnel et du Conseil d'Etat. Mais le problème est que le juge naturel du licenciement, celui qui sera évidemment appelé à se prononcer sera le juge judiciaire.
Précisément, la question est posée de savoir à qui s'adresse la ministre. Dans la forme, la circulaire est un texte qui demande aux procureurs de se joindre à tout recours déposé par des chefs d'entreprise contestant la décision d'un Conseil de Prud'hommes qui n'appliquerait pas le barème imposé par la loi. On observe toutefois que la circulaire est transmise "pour information" aux juges du fond, présidents des TGI et présidents des cours d'appel et que les procureurs sont invités à faire remonter à la ministre les décisions frondeuses. Les juges du fond ne sont donc pas les destinataires de la circulaire mais celle-ci s'analyse tout de même comme une forme d'avertissement qui leur est adressé. Personne ne peut dire qu'il y a atteinte à la séparation des pouvoirs. Personne ne peut dire non plus qu'elle est totalement respectée.