Dans ces deux décisions, certains ont voulu voir l'adhésion de la CEDH à une laïcité dite "inclusive", c'est-à-dire très accommodante envers les différentes communautés religieuses. Menace-t-elle pour autant le système française de laïcité ? La réponse à cette question n'est pas simple...
Les signes religieux durant le procès
Les justiciables, les témoins et le public, quant à eux, ne sont pas des agents publics et ne sont pas soumis à une quelconque obligation de neutralité. Dans une hypothèse semblable à l'affaire Lachiri, dans laquelle la requérante est partie civile à un procès pénal, le droit français ne s'opposerait pas au port du voile, à la condition, bien sûr, que le visage ne soit pas dissimulé, dès lors qu'un prétoire est un espace public au sens de la loi du 11 octobre 2010.
La décision Lachiri dépasse cependant la seule question du port du voile durant les procès. Elle donne une interprétation tout-à-fait discutable de la dérogation prévue à l'article 9 al. 2 de la Convention européenne qui autorise les ingérences de l'État dans la liberté religieuse, dès lors qu'elles "constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l'ordre, de la santé ou de la morale publique, ou à la protection des droits et liberté d'autrui".
Dans l'affaire Lachiri, comme précédemment dans l'arrêt Hamidovic, l'origine du contentieux se trouve dans une initiative du président du tribunal. qui ordonne à une personne, un témoin dans l'affaire Hamidovic, une partie civile dans l'arrêt Lachiri, de retirer le signe religieux qu'elle arbore. Les deux refusent, le premier étant condamné pour outrage à magistrat, la seconde expulsée de la salle. Dans les deux cas, les autorités invoquent un pouvoir de police de l'audience, effectivement confié par les textes au Président.
Henry Monnier. Le procès. circa 1830 |
La question de la loi
La Cour de ne conteste pas que le maintien de l'ordre durant un procès constitue un "but légitime". En revanche le lecteur de la décision ne peut qu'être surpris de la désinvolture avec laquelle la question de l'existence d'une loi est éludée. La CEDH déclare qu'elle "ne juge pas nécessaire de trancher cette question". A ses yeux, dès lors qu'elle considère que l'ingérence n'est pas "nécessaire dans une société démocratique", il lui semble inutile de rechercher si cette ingérence est "prévue par la loi".
Elle écarte ainsi tout l'argumentaire développé par l'Etat belge qui ne se fondait pas sur le port des signes religieux mais plus simplement sur l'égalité devant la justice et la bonne tenue de l'audience. Et précisément, il existe une loi belge, et même une loi très précise sur la question. L'article 759 du code judiciaire de ce pays énonce que "celui qui assiste aux audiences se tient découvert, dans le respect et le silence ; tout ce que le juge ordonne pour le maintien de l'ordre est exécuté ponctuellement et à l'instant". Au regard du droit belge, le fait d'être "découvert" témoigne du respect que l'on porte à la justice et ceux qui la rendent. Cette disposition est donc utilisée aussi bien pour demander de retirer une casquette ou un chapeau qu'un voile ou une calotte. Peu importe le couvre-chef, dès lors qu'il est tout simplement interdit dans la salle d'audience. Peu importe aussi l'attitude respectueuse de la requérante, sur laquelle insiste la Cour pour juger que la mesure n'était pas nécessaire, puisque la requérante, comme tout le monde, doit respecter les règles applicables à la tenue de l'audience.
La loi était pourtant claire, mais la Cour refuse tout simplement de la voir. Elle l'écarte purement et simplement, et c'est finalement elle qui confère une dimension religieuse à une mesure de police prise par le président du tribunal.
La marge d'appréciation des Etats
Comme le montre bien l'opinion dissidente de la juge Mourou-Vikström, cette volonté de la Cour d'ignorer le droit positif des Etats pose la question de leur marge d'appréciation. La Cour reconnaît ainsi aux Etats une large autonomie en matière religieuse, particulièrement dans l'adoption d'un système de laïcité. C'est ainsi qu'elle a estimé, dans son arrêt Leyla Sahin c. Turquie du 10 novembre 2005, qu'une loi turque pouvait interdire le port de signes religieux dans les universités. Elle a même admis l'existence d'un "modèle français de laïcité" notamment dans la décision Ebrahimian du 26 novembre 2015. Dans les deux cas cependant, les Etats concernés avaient voté des lois spécifiques imposant la neutralité dans l'espace public.
Le problème est que, dans l'état actuel de la jurisprudence, la neutralité peut être imposée dans les administrations et les établissements d'enseignement, dans les entreprises privées par le règlement intérieur, mais pas dans les salles d'audience. Ce résultat est absurde car un tribunal n'est pas un espace public comme un autre. C'est un lieu où il est naturel de gommer les différences personnelles, notamment vestimentaires, pour placer le débat judiciaire au centre du procès et assurer la sérénité de la justice. La seule solution est donc pour les autorités belges, comme pour les autres Etats désireux d'assurer la sérénité de leur justice, de voter une loi imposant la neutralité dans le prétoire. La Cour européenne ne pourra plus, dans ce cas, ignorer complètement la loi de l'Etat, comme elle vient de le faire.