Aujourd'hui, la question posée est celle des responsabilités pénales, dès lors que le caractère frauduleux de l'arbitrage est attesté par la justice. La plupart de ceux qui ont organisé cet arbitrage sont poursuivis pour escroquerie en bande organisée ou complicité de détournement de fonds publics. Figurnt parmi les personnes mises en examen Bernard Tapie, Maurice Lantourne sont avocat, Pierre Estoup, l'un des trois arbitres, Stéphane Richard ancien directeur de cabinet de Christine Lagarde avant de prendre la direction d'Orange. Ils seront jugés par le tribunal correctionnel.
Une infraction liée à l'exercice des fonctions ministérielles
Christine Lagarde, quant à elle, est poursuivie devant la CJR parce qu'elle était, à l'époque, ministre des finances. L'article 68-1 de la Constitution, issu de la révision constitutionnelle de 1993, énonce que "les membres du gouvernement sont pénalement responsables des actes accomplis dans l'exercice de leurs fonctions et qualifiés crimes ou délits au moment où ils ont été commis". Les ministres sont donc poursuivis devant la CJR pour les infractions commises durant leurs fonctions.
Le partage des compétences se trouve précisément dans l'appréciation de l'exercice des fonctions. Christine Lagarde est poursuivie devant la CJR pour des fait liés à ses fonctions ministérielles, dès lors qu'elle est accusée d'avoir, par négligence, laissé organiser un arbitrage frauduleux et terriblement onéreux pour les deniers de l'Etat. En revanche, les faits détachables des fonctions ministérielles relèvent des tribunaux de droit commun. C'est la raison pour laquelle Jérôme Cahuzac, jugé pour fraude et blanchiment à des fins personnelles a été poursuivi et condamné par le tribunal correctionnel.
Ce partage des compétences a été clairement explicité par la Cour de cassation, dans un arrêt rendu par la Chambre criminelle le 16 février 2000. A propos de l'affaire Elf, elle a jugé que les poursuites contre Roland Dumas n'avaient "aucun lien direct avec la détermination et la conduite de la Nation et des affaires de l'Etat". Elles pouvaient donc être diligentées devant les tribunaux ordinaires.
Ce privilège de juridiction a pour objet d'empêcher l'impunité des actes des ministres liés à leur fonction, sans pour autant les placer sous la menace de la vindicte politique. Le problème est que la CJR ne parvient pas réellement à assurer l'équilibre recherché.
Ô ministres intègres. Ruy Blas. Victor Hugo. Gérard Philipe. 1954
Les limites de l'accusation
Observons d'emblée l'une des caractéristiques essentielles de la CJR : si toute personne s'estimant lésée par un crime ou un délit commis par un membre du gouvernement dans l'exercice de ses fonctions peut engager un recours devant une commission des requêtes rattachée à la Cour, il lui est interdit de se porter partie civile.
En l'espèce, ce sont des parlementaires socialistes qui sont à l'origine de la saisine de la CJR. Par des courriers d'avril 2011 adressés au procureur général près la Cour de cassation, ils ont fait état des nombreuses anomalies qui ont entouré l'arbitrage et qui peuvent faire soupçonner que Christine Lagarde ait commis diverses infractions. Le procureur a donc saisi pour avis la Commission des requêtes de la CJR en mai 2011. Composée de sept magistrats (Conseillers à la Cour de cassation, Conseillers d'Etats et conseillers-maîtres à la Cour des comptes), cette commission a pour fonction de filtrer le recours. Le 4 août 2011, elle a rendu un avis favorable à la saisine de la Cour.
Par la suite, la procédure a suivi son cours et la formation d'instruction, composée de trois magistrats de la Cour de cassation élus par leurs pairs, a décidé le renvoi de Christine Lagarde devant la CJR. Conformément à l'article 24 de la loi organique du 23 novembre 2016, celle-ci a fait un pourvoi en cassation qui a été rejeté par un arrêt du 22 juillet 2016.
Le problème est que, dans cette affaire, personne ne porte l'accusation. En effet, le procureur général Jean-Claude Marin avait requis un non-lieu. Certes, il n'a pas été suivi lors de la décision de renvoi, mais c'est également lui qui est chargé de l'accusation durant l'audience qui vient de s'ouvrir. Autrement dit, le procureur va oeuvrer pour que l'innocence de l'accusée soit reconnue par la CJR. La situation n'est pas banale et on peut penser que les autres accusés de l'affaire Tapie, ceux qui seront jugés devant le tribunal correctionnel, ne bénéficieront pas du même avantage. Dans l'affaire Lagarde, le procureur joue, en pratique, le rôle d'un avocat supplémentaire de l'accusée.
Les limites du jugement
Les premiers compte-rendu d'audience parus dans la presse montrent que la Présidente de la Cour de justice de la République, Martine Ract-Madoux s'efforce de remédier à l'absence d'accusation et se montre particulièrement pugnace dans ses interrogatoires. Il n'empêche que la composition de la Cour est conçue pour limiter le rôle des magistrats professionnels.
La formation de jugement est composée de quinze juges, six députés, six sénateurs et seulement trois magistrats de la Cour de cassation, dont la présidente. Il est vrai que les parlementaires prêtent serment devant leur assemblée d'origine de "se conduire en tout comme dignes et loyaux magistrats" (art. 2 de la loi organique). Ils sont ainsi soumis au secret des délibérations, et le sénateur Autain a été condamné par le tribunal correctionnel, le 14 novembre 2000, pour l'avoir enfreint lors de l'affaire du sang contaminé.
On peut penser néanmoins que les parlementaires sont plus enclins à pardonner les faiblesses des personnalités politiques que les magistrats professionnels. Les peines prononcées par la CJR sont généralement modestes, sauf quand il est vraiment impossible de faire autrement. Ainsi, en 2004, Michel Gillibert a-t-il été condamné à une peine d'emprisonnement de trois années avec sursis et à une amende de 20 000 € pour avoir détourné des fonds publics. En 2010, Charles Pasqua a également été condamné à un an de prison avec sursis pour complicité et recel d'abus de biens sociaux dans l'affaire de la SOFREMI. Jusqu'à aujourd'hui, même dans ses verdicts les plus sévères, la CJR n'a donc envoyé personne en prison.
Dans le cas de l'affaire Lagarde, les partisans de l'indulgence ont déjà fait connaître leur argumentaire. Ils estiment que l'ancienne ministre ne devrait pas être jugée avant que le tribunal correctionnel se soit prononcé sur le cas des autres personnes mises en examen dans l'affaire Tapie. Patrick Maisonneuve, son avocat, estime ainsi que "ce n'est pas la CJR qui peut arbitrer l'existence d'un détournement de fonds publics, alors que c'est l'objet de l'instruction en cours". Verrait-il des arbitrages partout ? La décision à venir n'a pas pour objet d"arbitrer l'existence d'un détournement de fond", notion étrange qui ne relève pas du droit pénal. Comme n'importe quelle juridiction pénale, la CJR doit seulement décider si Christine Lagarde est l'auteur d'une négligence ayant permis un détournement de fonds. Elle a juste à qualifier des faits et n'est pas liée par une éventuelle décision, passée ou à venir, d'un tribunal correctionnel. L'argument vise en réalité à présenter l'ancienne ministre comme la malheureuse victime d'une procédure inique.
Il ne fait aucun doute que la Cour de justice de la République va se heurter à bien des difficultés dans l'affaire Lagarde. L'accusation n'existe pas et les juges sont largement issus d'un milieu politique peu enclin à l'auto-flagellation. Surtout, ces juges risquent d'être sensibles à un autre argument, si puissant qu'il n'a même pas besoin d'être explicitement formulé. L'éventuelle condamnation de Christine Lagarde remettrait évidemment en cause la présidence française du FMI, raison d'Etat sans aucun rapport avec sa culpabilité ou son innocence, mais argument auquel certains pourraient ne pas être insensibles.