« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 21 octobre 2016

Contrôle des techniques de renseignement : premières décisions

Le 19 octobre 2016, la "formation spécialisée" du Conseil d'Etat chargée du contrôle des techniques de renseignement a rendu pas moins de quinze décisions. Ce sont les premières depuis la loi renseignement du 24 juillet 2015 qui met en place cette procédure nouvelle. Elles étaient donc très attendues, même si leur lecture révèle à la fois l'organisation et les limites du contrôle effectué par la formation spécialisée du Conseil d'Etat.

Rappelons que la loi de juillet 2015 fait du renseignement une politique publique et définit un cadre juridique à l'action des services. En même temps, elle constitue le point d'aboutissement d'un mouvement engagé dès le Livre Blanc sur la défense et la sécurité de 2008, visant au resserrement du renseignement autour de l'Exécutif. 

Une police administrative


Cette qualification de politique publique s'est révélée fort utile pour exclure le juge judiciaire de la procédure de contrôle en matière d'interceptions. Dans sa décision du 23 juillet 2015, le Conseil constitutionnel affirme ainsi : "Le législateur s'est fondé sur l'article 21 de la Constitution pour confier au Premier ministre le pouvoir d'autoriser la mise en oeuvre des techniques de recueil de renseignement dans le cadre de la police administrative". Ayant pour objet l'ordre public, le renseignement est donc une police administrative. Par conséquent, les interceptions de sécurité sont autorisées par le Premier ministre, et le contrôle incombe au Conseil d'Etat. 

La procédure d'autorisation ressemble beaucoup à celle qui existait en matière d'écoutes téléphoniques, sur le fondement de l'ancienne loi du 10 juillet 1991. Etendu à l'ensemble des interceptions électroniques, le dispositif repose sur la compétence du Premier ministre qui les autorise pour une durée de quatre mois, à la demande des ministres compétents. L'autorisation est délivrée après un avis purement consultatif de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR). Le Premier ministre peut donc ne pas suivre cet avis. Il peut même s'en affranchir entièrement en invoquant l'urgence absolue. Dans ce cas, la CNCTR est seulement informée a posteriori de l'autorisation donnée, information accompagnée de quelques éléments de motivation justifiant qu'elle ait été écartée de la procédure.

Contrôle et secret défense


Le contrôle a posteriori est exercé par le Conseil d'Etat. Il peut être saisi par la CNCTR, dans l'hypothèse où la Commission estimerait que son avis n'a pas été suivi d'effet, en particulier lorsque le ministre n'en a pas tenu compte. A dire vrai, cette situation est bien improbable, et les quinze décisions du 19 octobre concernent toutes l'autre mode de saisine ouvert à "toute personne souhaitant vérifier qu'aucune technique de renseignement n'est irrégulièrement mise en oeuvre à son égard". Quinze personnes ont donc développé de tels soupçons et ont saisi le Conseil d'Etat. C'est une "formation spécialisée" qui statue. Elle ressemble à une formation de jugement ordinaire, si ce n'est que ses cinq membres peuvent se faire communiquer toutes les pièces utiles à leur mission, y compris celles couvertes par le secret de la défense nationale. 

Cette habilitation n'a rien de négligeable, si l'on considère qu'elle a toujours été refusée au juge judiciaire. Souvenons-nous d'une époque où la loi de programmation militaire avait même prévu de leur interdire certains lieux protégés, en tant que tels, par le secret défense. Toute perquisition devenait alors imposssible, et le juge d'instruction risquait d'être poursuivi pour compromission du secret de la défense nationale. Certes, le Conseil constitutionnel a annulé ces dispositions dans une décision du 10 novembre 2011, mais le fait même qu'elles aient été votées témoigne d'une réelle méfiance à l'encontre du juge judiciaire. De toute évidence, les conseillers d'Etat semblent bénéficier d'une confiance d'autant plus grande. 

Les conseillers d'Etat, mais pas les requérants. Car il faut observer que ces informations secret défense ne figurent pas dans le dossier qui leur sont transmis, la loi organisant ainsi une dérogation au principe du contradictoire. Elles ne peuvent davantage apparaître durant l'audience ou dans le texte de la décision, ces deux étapes du recours s'analysant ainsi comme deux exercices de langue de bois, d'abord orale puis écrite.



 Secret Défense. Philippe Haïm. 2008

Les recours après vérification de la CNIL


La lecture des décisions du 19 témoigne de cette situation. Douze d'entre elles sont identiques, ou à peu près et sont rendues dans le cadre de la compétence que détient le Conseil d'Etat en tant que juge des recours relatifs à la mise en oeuvre des fichiers intéressant la sûreté de l'Etat.

Le recours vient alors d'un requérant qui pense être fiché par un service de renseignement militaire ou civil et qui demande l'accès aux données le concernant.  Dans un premier temps, il a saisi la CNIL sur le fondement de l'article 41 de la loi du 6 janvier 1978  qui ouvre un"droit d'accès indirect" aux données conservées sur ce type de fichier. Dans ce cas, la CNIL délègue un de ses membres chargés de procéder aux vérifications nécessaires. Il s'assure alors de l'existence du fichage et, le cas échéant, de sa licéité. A l'issue de la procédure, l'intéressé est seulement informé que les vérifications ont été effectuées. Cette procédure ne lui confère donc aucun droit d'accès, même indirect, et il ignore même si le fichage a existé, ou pas.

Cette frustration est à l'origine des recours devant la formation spécialisée du Conseil d'Etat, car le requérant conteste devant le juge le refus opposé par la CNIL de lui donner accès aux données. Les juges de la formation spécialisée vont alors effectuer exactement le même travail que la CNIL : ils vont effectuer les vérifications, sans pour autant donner accès aux données conservées sur les fichiers de renseignement. Dans douze décisions sur quinze, la décision mentionne qu'il "résulte de l'examen par la formation spécialisée que les conclusions du requérant doivent être rejetées".

Les recours après vérification de la CNCTR


Dans les trois autres décisions, le requérant s'est directement adressé à la CNCTR pour qu'elle s'assure qu'aucune technique de renseignement le concernant n'est irrégulièrement mise en oeuvre ou que, si elle est mise en oeuvre, son usage n'est pas illégal. Là encore, la formation spécialisée du Conseil d'Etat se prononce au vu des éléments fournis par la CNCTR qui précise au juge l'ensemble des vérifications auxquelles elle a procédé. Les trois décisions s'achèvent par une conclusion identique : "la vérification a été effectuée et n'appelle aucune autre mesure de la part du Conseil d'Etat".

Dans les deux cas, la frustration du requérant est donc identique. A l'issue de la procédure, il n'en sait pas davantage qu'au début. Il est prié de faire confiance au Conseil d'Etat, dont on lui dit que c'est le gardien le plus efficace des libertés publiques.

Pour le moment, les quinze décisions rendues témoignent certes de l'existence d'un contrôle, même sommaire, des fichiers de sécurité et d'un effort pour concilier le droit au recours et le secret de la défense nationale. En revanche, elles révèlent aussi les limites du droit au recours dans ce domaine, droit au recours bien éloigné du droit commun. On peut comprendre, évidemment, que les services de renseignement doivent travailler dans la confidentialité, mais le recours ainsi organisé repose sur la confiance absolue du requérant à l'égard de la formation spécialisée du Conseil d'Etat. Cette confiance existe-t-elle ? On peut en douter si l'on considère que le juge judiciaire a été exclu du dispositif au profit d'une procédure dominée par le Conseil d'Etat, aussi bien au niveau de la CNCTR qu'à celui du recours contentieux.

Nous devrons attendre d'autres décisions, en espérant qu'un jour la formation spécialisée du Conseil d'Etat constatera une illégalité, annulera une autorisation de recourir à une technique de renseignement, ordonnera la destruction ou la rectification de la fiche concernée et indemnisera un préjudice subi par un tel fichage. Car elle dispose de ces compétences.. Les utilisera-t-elle un jour ?



Sur le fichage par les services de renseignement : Chapitre 8 section 5 du manuel de libertés publiques sur internet.



mardi 18 octobre 2016

QPC : Droit au recours et expulsion en urgence absolue

Dans une décision QPC du 5 octobre 2016, le Conseil constitutionnel déclare conforme à la Constitution les dispositions organisant l'expulsion en urgence absolue. Le requérant, Nabil F., ressortissant algérien entrée en France à l'âge de un mois, a été condamné à plusieurs reprises par le tribunal correctionnel, en particulier pour des infractions de droit commun commises avec Amedy Coulibaly. Le ministre de l'intérieur, par un arrêté du 11 janvier 2016, décide son expulsion en urgence absolue, au motif qu'il est susceptible, à tout moment, de commettre ou de soutenir une action terroriste en France. La décision d'expulsion lui est notifiée le 19 janvier à 9 h 05, et il est contraint d'embarquer dans un avion qui décolle pour l'Algérie à 13 h 30 le même jour.

Une QPC contre une dérogation


A l'occasion du recours contre cette décision, les avocats du requérant déposent une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) qui est renvoyée au Conseil constitutionnel par le Conseil d'Etat  le 6 juillet 2016. Elle porte sur la conformité à la Constitution de l'article L. 522-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (ceseda) relatif à la procédure d'expulsion. Encore faut-il préciser que les requérants ne contestent pas l'ensemble de l'article L 522-1 ceseda mais seulement la dérogation qu'il contient. 

Ces dispositions formulent en effet les garanties procédurales qui accompagnent la procédure d'expulsion de droit commun, garanties qui s'appliquent "sauf en cas d'urgence absolue". C'est donc l'absence de notification et de procédure préalable devant une commission départementale d'expulsion qui est mise en cause, procédures qui ne s'appliquent pas lorsque l'éloignement repose sur des motifs "d'urgence absolue", c'est-à-dire sur  "la nécessité impérieuse pour la sûreté de l'Etat ou la sécurité publique", ou encore sur "un comportement de nature à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de l'Etat".

Une jurisprudence ancienne


L'expulsion en urgence absolue n'a rien de nouveau et les dispositions qui l'organisent ont déjà été déférées au Conseil constitutionnel qui les a validées. La plus importante est la décision ancienne du 13 août 1993 intervenue à propos de la loi Pasqua. A l'époque, les parlementaires auteurs de la saisine invoquaient une violation de la liberté individuelle, moyen qui n'avait pas été retenu par le Conseil. Exerçant son contrôle de proportionnalité, celui-ci avait considéré qu'"eu égard aux (...) exigences impérieuses de l'ordre public", les modalités spécifiques de l'expulsion en urgence absolue "ne portent pas à la liberté individuelle des atteintes excessives".

De fait, les avocats de Nabil F. s'appuient sur d'autres moyens, et notamment sur l'absence de droit au recours.  Il est vrai que l'argument peut sembler étrange et il a d'ailleurs donné lieu à une scène tout à fait charmante durant l'audience. Questionné par Madame Bazy Malaurie, Maître Spinosi a été contraint de reconnaître que la QPC a bel et bien été déposée à l'occasion d'un recours contre la décision d'expulsion en urgence absolue, ce qui le mettait en position un peu délicate pour invoquer précisément l'absence de droit au recours.

Quoi qu'il en soit, l'avocat s'appuyait sur l'arrêt De Souza Ribeiro c. France rendu par la Cour européenne des droits de l'homme le 13 décembre 2012.  A propos des mesures d'éloignement des étrangers en Guyane, mesures qui donnent lieu à des règles spécifiques, la Cour européenne rappelle que lorsque la décision porte atteinte à la vie privée et familiale des personnes, les dispositions combinées de l'article 13 (droit au recours) et de l'article 8 (droit à la vie privée) exigent que "l'Etat fournisse à la personne concernée la possibilité effective de contester la décision d'expulsion (...)".

Le moyen apparaît séduisant, mais il repose sur un double contresens. D'une part, et c'est une évidence, le Conseil constitutionnel n'est pas lié par une décision de la Cour européenne des droits de l'homme. La Convention européenne des droits de l'homme est un traité qui ne saurait avoir une valeur supra-constitutionnelle. Affirmer le contraire relève d'un sympathique militantisme juridique qui ne risque guère d'emporter la conviction du Conseil constitutionnel.


 Jacques Higelin. Pars. 1978

Droit au recours et caractère suspensif


Il est vrai que Nabil F. n'a pas eu le temps de saisir le juge administratif avant son éloignement et que le recours n'a été déposé par ses avocats qu'après son expulsion en urgence absolue. Pour le requérant, et son avocat, l'atteinte au droit au recours est donc constituée et le Conseil constitutionnel "n'a guère de choix : il doit annuler" la disposition contestée. Le second contresens apparaît alors particulièrement évident, car le requérant confond le recours et son caractère non suspensif.

Or, un recours non suspensif demeure un recours, et c'est exactement dans ce sens que statue le Conseil constitutionnel.

Observons d'emblée que cette affirmation ne va pas à l'encontre de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme. Dans la même décision De Souza Ribeiro c. France, quelques lignes avant la citation retenue par le requérant, on en trouve une autre, qu'il n'a pas mentionnée : "S'agissant d'éloignements d'étrangers contestées sur la base d'une atteinte alléguée à la vie privée et familiale, l'effectivité ne requiert pas que les intéressés disposent d'un recours de plein droit suspensif ". Le droit au recours peut donc être respecté, quand bien même ce recours n'est pas suspensif. La jurisprudence du Conseil constitutionnel ne dit pas autre chose, par exemple dans la décision QPC du 2 décembre 2011 qui énonce très clairement que "le caractère non suspensif d'une voie de recours ne méconnaît pas, en lui-même, le droit à un recours juridictionnel effectif (...)". Ajoutons que ce caractère non suspensif n'empêche pas la saisine du juge des référés, l'éventuelle suspension de l'arrêté permettant alors à l'intéressé de revenir sur le territoire français.

Encore est-il nécessaire que cette absence de caractère suspensif soit une mesure proportionnée aux objectifs poursuivis. En l'espèce, le Conseil constitutionnel affirme que le législateur a opéré "une conciliation qui n'est pas manifestement déséquilibrée entre, d'une part, le droit à un recours juridictionnel effectif et le droit au respect de la vie privée et, d'autre part, la prévention des atteintes à l'ordre public et des infractions". 

Les chances d'obtenir l'annulation de l'article L 522-1 ceseda étaient donc très minces et on peut penser que personne ne se faisait d'illusion sur l'issue de cette QPC. Sauf peut-être le requérant qui doit aujourd'hui se demander pourquoi d'autres dispositions n'ont pas été contestées. C'est ainsi que l'exécution d'office de l'arrêté d'expulsion est évoquée devant le Conseil constitutionnel, au détour d'une phrase, mais le grief est inopérant car il ne vise aucune disposition législative. Dommage pour lui, mais une défense de rupture est toujours risquée.


te un grief défendable selon lequel une expulsion risque de porter atteinte au droit de l’étranger au respect de sa vie privée et familiale, l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 8 exige que l’Etat fournisse à la personne concernée une possibilité effective de contester la décision d’expulsion ou de refus d’un permis de séjour et d’obtenir un examen suffisamment approfondi et offrant des garanties procédurales adéquates des questions pertinentes par une instance interne compétente fournissant des gages suffisants d’indépendance et d’impartialité (M. et autres c. Bulgarie, no 41416/08, §§ 122 à 132, 26 juillet 2011, et, mutatis mutandis, Al-Nashif c. Bulgarie, no 50963/99, § 133, 20 juin 2002).

Lire en ligne : https://www.doctrine.fr/d/CEDH/HFJUD/GRANDCHAMBER/2012/CEDH001-115497

En revanche, s’agissant d’éloignements d’étrangers contestés sur la base d’une atteinte alléguée à la vie privée et familiale, l’effectivité ne requiert pas que les intéressés disposent d’un recours de plein droit suspensif. Il n’en demeure pas moins qu’en matière d’immigration, lorsqu’il existe un grief défendable selon lequel une expulsion risque de porter atteinte au droit de l’étranger au respect de sa vie privée et familiale, l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 8 exige que l’Etat fournisse à la personne concernée une possibilité effective de contester la décision d’expulsion ou de refus d’un permis de séjour et d’obtenir un examen suffisamment approfondi et offrant des garanties procédurales adéquates des questions pertinentes par une instance interne compétente fournissant des gages suffisants d’indépendance et d’impartialité (M. et autres c. Bulgarie, no 41416/08, §§ 122 à 132, 26 juillet 2011, et, mutatis mutandis, Al-Nashif c. Bulgarie, no 50963/99, § 133, 20 juin 2002).

Lire en ligne : https://www.doctrine.fr/d/CEDH/HFJUD/GRANDCHAMBER/2012/CEDH001-115497

te un grief défendable selon lequel une expulsion risque de porter atteinte au droit de l’étranger au respect de sa vie privée et familiale, l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 8 exige que l’Etat fournisse à la personne concernée une possibilité effective de contester la décision d’expulsion ou de refus d’un permis de séjour et d’obtenir un examen suffisamment approfondi et offrant des garanties procédurales adéquates des questions pertinentes par une instance interne compétente fournissant des gages suffisants d’indépendance et d’impartialité (M. et autres c. Bulgarie, no 41416/08, §§ 122 à 132, 26 juillet 2011, et, mutatis mutandis, Al-Nashif c. Bulgarie, no 50963/99, § 133, 20 juin 2002).

Lire en ligne : https://www.doctrine.fr/d/CEDH/HFJUD/GRANDCHAMBER/2012/CEDH001-11549

Sur l'expulsion en urgence absolue : chapitre 5 section 2 du manuel de libertés publiques sur internet.

samedi 15 octobre 2016

Le Palais Royal communique

La communication s'insinue partout, y compris place du Palais-Royal. En l'espace de quelques jours, on a vu le vice-président du Conseil d'Etat répondre à une interview dans Le Figaro, le 4 octobre, avant de procéder à la nomination d'une "porte-parole" de cette institution. Madame Suzanne von Coester, rapporteur public près de la section du contentieux a été désignée comme première titulaire de ce poste nouvellement créé. 

Cette démarche de communication ne doit pas être confondue avec une autre approche, visant à rendre les décisions rendues plus accessibles, plus lisibles au commun des mortels. Ce faisant, le Conseil d'Etat ne fait qu'adapter à ses décisions le principe de clarté et de lisibilité qui existe déjà en matière législative et qui a été déjà consacré par le Conseil constitutionnel. En même temps, la  communication n'est pas nécessairement absente de ces réformes.

Des chambres succèdent aux sous-sections


C'est ainsi que les "sous-sections" du contentieux sont désormais qualifiées de "chambres" depuis la loi du 20 avril 2016. Le vocabulaire est celui de l'ordre judiciaire, plus accessible et mieux connu des justiciables. Certes, mais on peut aussi y voir une volonté du Conseil d'Etat de s'affirmer une nouvelle fois comme juridiction. Il s'agit aussi de faire oublier une histoire marquée par les difficultés rencontrées par les fonctions contentieuses pour se détacher des fonctions administratives de conseil du gouvernement. De fait, l'effort de clarification est réel, sans pour autant être entièrement détaché de la communication. 

La rédaction des arrêts


Tel n'est pas le cas, en revanche, de l'effort réalisé en faveur d'une meilleure compréhension des décisions de justice. Une réflexion fut engagée en 2010 sur la rédaction des arrêts. Le rapport du groupe de travail présidé par Philippe Martin a été publié en 2012, et il a été décidé de procéder à une expérimentation.

C'est sur cette base que, le 17 juillet 2013, les juges du Palais Royal ont opéré une véritable "révolution", formule choisie par l'Actualité juridique droit administratif, journal souvent prompt à saluer les initiatives du Conseil d'Etat. Pensez donc ! Dans cinq arrêts du même jour, le juge supprimait le célèbre "Considérant que (...)", formule rituelle marquant le début de chaque paragraphe des arrêts du Conseil d'Etat. Le "Considérant que (...)" était en effet au juge administratif ce qu'était l'"Attendu (...)" au juge judiciaire. Un mythe. 

A la suppression du "Considérant que (...)" s'ajoutait un bouleversement du style. Adieu les abominables points-virgules ponctuant le paragraphe. On voulait numéroter les paragraphes, promouvoir des phrases courtes et même faire figurer la jurisprudence antérieure, dans le but de mieux expliquer la motivation de l'arrêt à la fois au requérant et aux commentateurs. Et il est vrai que ce n'était pas inutile, tant il est vrai que l'obscurité des décisions pouvait parfois être analysée comme un hommage discret à l'imagination de la doctrine. 

Tout cela est bel et bon, mais force est de constater que la réforme s'est un peu égarée au milieu des colonnes de Buren. La plupart des décisions publiées aujourd'hui reprennent le "Considérant que (...)" et renouent avec les anciennes pratiques. On a donc bien communiqué sur la réforme mais, pour le moment, elle n'est pas réellement appliquée, sans que l'on sache les raisons de cet abandon. Les conseillers d'Etat éprouveraient-ils des difficultés à changer de style ? Ou s'agissait-il d'une simple opération de communication ? 


Tu parles trop. Eddy Mitchell et les Chaussettes Noires. 1961

Le rôle de la porte-parole


Aujourd'hui l'approche de communication est encore plus clairement assumée. On peut s'interroger sur le contenu des fonctions de la nouvelle porte-parole du Conseil d'Etat. Il ne fait guère de doute qu'elle sera chargée d'expliquer la jurisprudence et d'insister sur l'importance qu'il convient d'attribuer à certains arrêts. Là encore, le choix des arrêts ayant l'honneur d'une communication ne sera pas neutre, et le Conseil d'Etat préfèrera insister sur ceux qui lui permettent de se présenter comme le "gardien des libertés publiques", formule chère à la plupart des auteurs de manuels de droit administratif. 

Il est vrai que cette fonction était déjà exercée par les Grands Arrêts, publiés annuellement, mais la diffusion demeurait limitée aux spécialistes du contentieux administratif. La porte-parole pourra désormais s'adresser directement aux journalistes toujours heureux de disposer d'une analyse juridique clé en main. Il ne s'agit donc plus de faire connaître les décisions du Conseil d'Etat dans les milieux spécialisés mais d'en assurer la diffusion dans les médias en leur fournissant des éléments de langage.

Communication et fragilité des décisions


C'est précisément l'exercice auquel s'est livré le vice-président du Conseil d'Etat lui-même, dans l'interview accordée au Figaro sur la jurisprudence relative au burkini. On ne reviendra pas sur les arguments avancés, tant ils sont désormais connus. Tout au plus peut-on être surpris de lire que la question de la soumission de la femme qu'implique le port du burkini est "empreinte de subjectivité", d'autant que "dans bien des cas, il résulte d'un choix volontaire". Doit-on en déduire que le Conseil d'Etat a fait une erreur de sanctionner le lancer de nain dans l'arrêt Morsang-sur-Orge, dès lors que le malheureux nain était parfaitement d'accord pour être lancé ? Quoi qu'il en soit, le plus important n'est pas dans le contenu, mais dans l'existence même de cette opération de communication.

Le journal n'hésite pas à affirmer que le vice-président du Conseil d'Etat "défend" cette jurisprudence.  Une ordonnance rendue par la juridiction suprême de l'ordre administratif aurait donc besoin d'être "défendue" ? N'est-elle donc pas en mesure de se défendre elle-même par la simple limpidité de son raisonnement ?

La communication a toujours deux faces. D'un côté, elle permet de faire connaître, d'expliquer une décision, mission déjà largement remplie par les communiqués de presse joints à chaque arrêt jugé important. De l'autre côté, elle vise à défendre, à justifier, une décision discutée ou mise en cause dans la doctrine ou dans les médias. D'une certaine manière, le Conseil d'Etat risque ainsi d'être victime d'une nouvelle forme d'effet Streisand qui veut que celui qui se plaint d'une divulgation de données personnelles sur internet voit immédiatement les consultations grimper. En communiquant de manière aussi insistante sur certaines décisions, le vice-président du Conseil d'Etat fait apparaître, en creux, leur fragilité. 

lundi 10 octobre 2016

La République numérique nous appelle

La principale caractéristique de la loi du 7 octobre 2016 pour une République numérique réside sans doute dans son ambition. Par sa référence à la République tout d'abord, référence qui s'accompagne d'un style qui n'est pas sans évoquer la peinture "pompier" :  "La République du 21e siècle sera nécessairement numérique : elle doit anticiper les changements à l’œuvre, en saisir pleinement les opportunités, et dessiner une société conforme à ses principes de liberté, d’égalité et de fraternité". Par sa volonté d'associer les citoyens à sa rédaction ensuite, et un site a permis à chacun de donner son opinion sur la loi, durant trois semaines, à l'automne 2015. Cette procédure a surtout permis l'intervention des associations actives dans ce secteur, même si leurs propositions n'ont pas toujours été suivies comme elles l'auraient souhaité. 

A l'issue d'un tel processus, certains espéraient sans doute un bouleversement complet du droit du numérique. Or, la loi Lemaire est sans doute républicaine mais elle n'est pas, pour autant, révolutionnaire. Si on la considère sous l'angle des libertés publiques, elle vise surtout à affirmer des principes fondateurs, souvent déjà connus mais qui bénéficient désormais d'un ancrage solide dans le droit positif.  Les prérogatives nouvelles offertes aux citoyens sont, en revanche, nettement plus modestes. 

Des principes libéraux


La loi du 7 octobre 2016 repose incontestablement sur un principe libéral. En témoigne cette "ouverture de l'accès aux données publiques", que l'on qualifie généralement d'Open Data. L'idée générale est celle d'un accès libre aux documents administratifs et aux informations publiques, ouvert à la fois aux collectivités publiques et aux individus. Il s'agit donc d'un principe d'ouverture des données publiques, à laquelle il demeure cependant possible d'opposer les secrets protégés par la loi. Sur ce plan, la loi de 2016 constitue une seconde étape, après la loi Valter du 29 décembre 2015, qui posait un principe de gratuité des données publiques (avec tout de même un certain nombre d'exceptions). Aujourd'hui, c'est donc un véritable service public de la donnée publique qui est créé.

De la même manière, elle autorise la réutilisation des données publiques par les personnes privées, principe qui existait déjà dans le code des relations entre l'administration et le public (art. L 321-1 et s.). mais qui est désormais étendu aux personnes publiques ou privées gérant un service public industriel et commercial. Il reste à voir comment cette disposition nouvelle sera appliquée. En effet, s'il est désormais permis de penser que des données statistiques relatives à l'énergie ou à l'environnement sont désormais publiques, le secret industriel et commercial peut demeurer opposable dans ces domaines. 

Le principe de neutralité du net, consacré par la loi Lemaire, repose sur la même perspective libérale. Il affirme que les réseaux doivent transporter les flux d'information de manière neutre, quels que soient leur nature, leur contenu, leur expéditeur ou leur destinataire. Là encore, l'évolution avait été engagée dès la loi du 24 août 2011 qui avait mis en oeuvre certaines mesures concrètes concernant les pratiques d'acheminement du trafic par les opérateurs. Elle était désormais rendue indispensable par le règlement européen du 25 novembre 2015 "établissant des mesures relatives à l'internet ouvert". Observons cependant, et cette formulation témoigne du caractère toujours novateur du droit français en ce domaine, que la loi Lemaire ne se contente pas de la référence à l'"internet ouvert", notion dont le contenu manque pour le moins de clarté, et ose formuler expressément le principe de neutralité du net. 

La neutralité du net s'accompagne, logiquement, d'une interdiction faite aux fournisseurs d'accès  d'interrompre la ligne de "toute personne ou famille éprouvant des difficultés particulières". Semblable à ce qui existe en matière d'accès au téléphone ou à l'électricité, cette règle n'interdit cependant pas de réduire le débit dès lors que l'accès demeure fonctionnel.

Le renforcement des pouvoirs de la CNIL



Moins symbolique, le renforcement des pouvoirs de la CNIL a surtout pour objet de lui permettre de lutter contre les géants du secteur, les fameurs GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple). Les amendes susceptibles d'être infligées par la Commission passent ainsi de 150 000 € à trois millions d'euros. Cette évolution n'est qu'un début, car le règlement européen du 27 avril 2016 sur la protection des données personnelles autorisera la CNIL à prononcer des amendes de vingt millions d'euros ou de 4 % du chiffre d'affaires annuel mondial des entreprises concernées. La loi Lemaire se présente donc comme un texte transitoire sur ce point, dès lors que le règlement sera applicable dès janvier 2018. En tout état de cause, ce ne sont pas tant les pouvoirs de la CNIL qui seront renforcés que ceux du G 29, ensemble qui regroupe l'ensemble des autorités de contrôle des Etats de l'Union européenne. Un tel renforcement du pouvoir de sanction était indispensable, en particulier dans le contentieux qui oppose l'Union européenne à Google

D'après Antoine Gros. Figure allégorique de la République. 1848


Une protection modeste des droits individuels


Du point du vue de la protection la plus immédiate du citoyen, la loi du 7 octobre 2016 n'est pas sans intérêt mais son apport demeure modeste. Il se limite à quelques dispositions ponctuelles. 

On ne peut que se réjouir que le Revenge Porn puisse enfin être sérieusement réprimé. Cette pratique consiste à diffuser sur internet des images intimes de son ex-compagne ou de son ex-compagne. Or le législateur n'avait sans doute pas prévu une telle bassesse, et la sanction pénale était impossible dès lors que l'intéressée avait donné son consentement, au moins implicite, au cliché. Dans ces conditions, le droit positif ne prévoyait pas un nouveau consentement en cas de diffusion sur le net, et la Cour de cassation, dans un arrêt du 16 mars 2016, n'avait pu que constater son impuissance à réprimer une telle pratique. C'est désormais chose faite et la loi ajoute au code pénal un nouvel article 226-2-1 qui punit d'une peine d'emprisonnement de deux ans et d'une amende de 60 000 € le fait de diffuser sur le net, sans le consentement de l'intéressé, des images "présentant un caractère sexuel". La loi Lemaire comble donc une lacune du droit. C'est évidemment très utile, mais c'est aussi très ponctuel. 

La loi prévoit par ailleurs que les auteurs et leurs ayants-droit ne pourront pas s'opposer à la liberté   de "photographier des oeuvres architecturales et des sculptures", dès lors que le cliché est dépourvu de finalité commerciale. A dire vrai, on ne peut s'empêcher d'être surpris à l'idée qu'il pourrait être interdit de photographier la Tour Eiffel..Là encore, il s'agit de simplifier le droit, car certains bâtiments sont protégés par le droit d'auteur, et d'autres pas. On arrivait ainsi à des situations ubuesques où l'on pouvait librement photographier le Louvre, mais pas la pyramide du Louvre, la Tour Eiffel, mais pas ses éclairages. Sur ce point, la loi fait évidemment oeuvre utile, mais le citoyen lambda n'en tire aucune prérogative supplémentaire. Il avait depuis longtemps compris qu'il pouvait librement faire un selfie sur le Pont des arts.

Enfin, le droit à l'oubli doit être évoqué, pour constater que la loi du 7 octobre 2016 n'en fait qu'une consécration extrêmement modeste. Son article 63 ne concerne en effet que les mineurs qui se voient offrir le droit d'obtenir l'effacement des données les concernant déposées sur les réseaux sociaux, y compris par eux-mêmes. Inspirées de la "loi gomme" californienne, ces dispositions permettent de réparer les erreurs de jeunesse, ce qui n'est pas négligeable. 

En revanche, force est de constater que le droit à l'oubli, en tant que tel, n'est pas consacré par la loi. La question ne manquera pourtant pas de se poser lorsque le "Paquet protection des données" adopté le 15 décembre 2015 par le Parlement européen, la Commission et le Conseil sera en vigueur. Il comporte un projet de directive dont l'article 17 consacre un "droit à l'oubli" numérique qui impose aux responsables d'un traitement d'effacer tout lien vers des données personnelles divulguées ainsi que vers les copies qui en ont été faites. Il faut ajouter que les juges français n'ont pas attendu le droit européen, et la 1ère Chambre civile de la Cour de cassation, évoque dans un arrêt du 12 mai 2016, tout aussi expressément, "le droit à l'oubli numérique", à propos d'une demande de désindexation du nom du requérant des archives informatisées du journal Les Echos

Derrière une apparente ambition, et une communication un peu boursouflée, la loi Lemaire se présente donc comme un texte composite, sans doute le résultat de négociations auxquelles beaucoup de lobbies ont participé. Certaines dispositions posent des principes, certes déjà connus mais qui acquièrent désormais une puissance nouvelle. D'autres s'efforcent de rendre plus efficace le droit positif, sans le modifier. D'autres enfin interviennent à la marge, pour combler des lacunes ou colmater des brèches. Tout cela n'est pas inutile, loin de là. Mais il n'en demeure pas moins que l'intervention, tellement saluée, des citoyens dans le processus législatif n'a pas permis de renforcer leurs droits de manière substantielle. Une constatation à méditer par tous ceux qui considèrent qu'internet constitue désormais l'outil démocratique par excellence.


Sur la protection des données : Chapitre 8 section 5 du manuel de libertés publiques sur internet

jeudi 6 octobre 2016

L'impartialité de la Cour des comptes devant la Cour européenne des droits de l'homme

L'arrêt Beausoleil c. France, rendu par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) le 6 octobre 2016 va certainement susciter un peu d'émoi rue Cambon. En effet, l'impartialité de la Cour des comptes elle-même, institution dont la dignité ne saurait être contestée, se trouve mise en question par la Cour européenne.

La gravité de la chose n'échappe à personne, et surtout pas à la juridiction européenne, qui prend bien soin, dans son communiqué de presse, de rappeler que "M. Beausoleil ne remet pas en cause l'impartialité structurelle de la Cour des comptes, notamment en ce qui concerne la coexistence de ses fonctions contentieuses et de ses attributions administratives". Cette fois, c'est Place du Palais-Royal que l'on respire, car le Conseil d'Etat aussi cumule fonctions administratives et contentieuses. En l'espèce, le requérant se borne à contester le fait que la Cour des comptes ait mentionné, dans son rapport public de 1995, l'affaire qui a conduit à le déclarer comptable de fait, deux ans après.

Si le défaut d'impartialité dont il est question n'est pas structurel, est-il dès lors purement conjoncturel ? La CEDH ne l'affirme pas, et elle ne peut pas l'affirmer, car le manquement à l'impartialité objective dont il est question résulte directement du mode de fonctionnement de la Cour des comptes. S'il ne réside pas dans le cumul de fonctions administratives et contentieuses, il en est néanmoins le résultat.

Un faux nez de l'administration


Les faits sont anciens, et même très anciens, puisque l'origine de l'affaire trouve son origine dans un contrôle des comptes de la commune de Noisy-le-Grand pour les exercices de 1988 à 1993. Depuis 1990, M. Beausoleil, alors conseiller municipal, est trésorier d'une association "amicale du personnel communal" créée en 1986. Cette association est ce que Jean Rivero appelait plaisamment un "faux nez de l'administration", c'est à dire un simple démembrement de la collectivité publique. Elle n'a jamais eu de membres cotisants et son organe dirigeant était entièrement contrôlé par le maire. Son seul rôle était de distribuer des primes aux fonctionnaires locaux, ce qui permettait d'extraire du budget communal des sommes importantes dont l'utilisation n'était plus soumise aux règles de la comptabilité publique. En bref et pour faire simple, l'association était d'abord un outil de corruption. 

Une très longue procédure


Hélas, la Chambre régionale des comptes (CRC) s'est aperçue de la manoeuvre et a élargi son contrôle des comptes de la commune à ceux de l'association. Finalement, et pouvait-il en être autrement, le maire, le requérant et une autre personne, ont été conjointement et solidairement déclarés comptables de fait de deniers publics ainsi extraits et utilisés irrégulièrement, déclaration provisoire par la CRC en 1994, et définitive par la Cour des comptes en 1997. La procédure va ensuite se dérouler avec une grande lenteur. Du premier contrôle de la CRC au dernier rejet du pourvoi au Cassation en 2011, presque vingt ans se sont passés, marqués notamment par trois arrêts du Conseil d'Etat et une dette qui s'élève in fine à plus de 400 000 €. 

Le problème posé à la Cour européenne n'est pas celui de la lenteur de la procédure contentieuse, mais celui de son articulation avec les compétences administratives de la Cour des comptes. En effet, en 1995, soit deux ans avant le requérant soit déclaré comptable de fait, l'affaire a été publiquement évoquée dans le rapport annuel de la Cour des comptes, rapport déjà accablant puisqu'il évoque des "opérations désordonnées et irrégulières". Pour le requérant, ce rapport public constitue un "préjugement", alors que l'appréciation devait être effectuée au stade de la fixation de la ligne de compte, lorsque la Cour évalue la réalité des dépenses et recettes concernées et celles qu'il convient d'accepter. C'est donc l'impartialité de la procédure qui est en cause. 
 


 Des administrés mécontents
Salle des séances de la Cour des Comptes, après l'incendie du 23 mai 1871
Photo de M. Richbourg parue dans l'Illustration

 

Impartialité subjective ou objective

 
La CEDH trouve le fondement juridique du principe d'impartialité dans le droit au procès équitable garanti par l'article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l'homme. Dans sa décision Adamkiewicz c. Pologne du 2 mars 2010, elle précise les critères utilisés pour déterminer si une juridiction est impartiale, ou non.

Le premier critère peut être qualifié de subjectif, parce qu'il consiste à pénétrer dans la psychologie du juge, à rechercher s'il désirait favoriser un plaideur ou nuire à un justiciable. Dans ce cas, l'impartialité est présumée, jusqu'à preuve du contraire (CEDH, 1er octobre 1982, Piersack c. Belgique). Dans le cas présent, la question de l'impartialité subjective ne se pose pas, et rien dans la procédure ne laisse entrevoir une volonté délibérée de l'un ou l'autre membre de la Cour des comptes de nuire au requérant.

C'est donc le critère objectif qui est invoqué, et il s'agit cette fois de contrôler l'organisation même de l'institution. La Cour des comptes ne doit pas seulement être impartiale, elle doit apparaître impartiale. La CEDH affirme ainsi, dans une jurisprudence constante et notamment dans son arrêt Morice c. France de 2015 : "En la matière, même les apparences peuvent revêtir de l'importance. Il y va de la confiance que les tribunaux d'une société démocratique se doivent d'inspirer aux justiciables, à commencer par les parties à la procédure". Il appartient donc à la Cour européenne d'évaluer si les craintes du requérant sont, ou non, justifiées.

En l'espèce, aucun membre de la Cour des comptes chargé de contrôler la commune de Noisy-le-Grand n'a participé à la juridiction de jugement. La seule question posée est donc celle de savoir si les termes du rapport public peuvent être considérés comme un "préjugement".

Le Conseil d'Etat français, intervenant dans ses deux arrêts sur l'affaire le 30 décembre 2003, puis le 21 mars 2011, a rendu deux décisions négatives sur ce point. Comme souvent lorsqu'il est invité à se prononcer sur le principe d'impartialité, il procède par affirmation. A ses yeux, le fait que le rapport public de la Cour de comptes évoque l'existence d'opérations de gestion de fait "ne révèle aucun préjugement de l'appréciation qu'il incombe à la Cour de porter, une fois le périmètre de la gestion définitivement fixé, au stade la fixation de la ligne de compte (...)".

Le contrôle, tel que le Conseil d'Etat devrait l'exercer


La CEDH, quant à elle, exerce un contrôle beaucoup plus approfondi, montrant ainsi, en creux, au Conseil d'Etat celui qu'il devrait exercer. Elle observe que le rapport de la Cour des comptes envisageait l'affaire dans son ensemble, sans distinguer entre la qualification de gestion de fait et l'évaluation des sommes concernées. L'association est mentionnée ainsi que les différentes "primes" qu'elle versait, notamment une joyeuse "prime de libéralité" extrêmement bien nommée. Elle mentionnait des chiffres et visait même directement le requérant sans le nommer, mais il pouvait facilement être reconnu par les fonctions qu'il exerçait. Enfin, le rapport invoquait les "conséquences très dommageables" de telles pratiques, portant ainsi une appréciation sur la gravité des faits et l'ampleur des sommes en cause. De tous ces éléments, la CEDH déduit que le requérant était fondé à craindre un défaut d'impartialité objective.

Reste à s'interroger sur les conséquences d'une telle décision. On ne doute pas que, du côté de l'administration français, on minimisera sa portée. L'arrêt du Conseil d'Etat rendu le 10 mai 2004 n'affirme-t-il pas implicitement que le principe d'impartialité pourrait être violé si la Cour des comptes dans son rapport public "portait une appréciation sur la gravité des faits et l'imputation personnelle des responsabilités" ? Le Conseil d'Etat se donne ainsi le beau rôle. Il affirme qu'il peut sanctionner le défaut d'impartialité, qu'il sait le faire, mais qu'il ne veut pas la faire. En l'espèce, la formule ne manque pas d'hypocrisie, dès lors que l'intéressé peut facilement être identifié dans le rapport.

D'une manière générale, l'appréciation du principe d'impartialité par la juridiction administrative est désormais fortement mise en question par le droit européen. D'une manière générale, le Conseil d'Etat a tendance à rejeter l'idée même de l'impartialité objective pour s'en tenir à l'impartialité subjective. Il en fait la démonstration, lorsqu'il a apprécié la légalité d'un recours contre une sanction disciplinaire, alors que le même fonctionnaire avait décidé de retirer ses fonctions au requérant,  nommé son successeur, rédigé le rapport de saisine de l'instance disciplinaire, avant de présider lui-même le conseil de discipline (CE, 13 novembre 2013). Pour le Conseil d'Etat, tout cela était parfaitement impartial, dès lors que les membres du conseil de discipline n'avaient pas tenu de propos déplacés sur la culpabilité de l'intéressé. S'il persévère dans cette jurisprudence, il ne fait guère de doute que la Cour européenne sera appelée à intervenir pour lui rappeler les dures réalités de l'impartialité objective.


Sur le principe d'impartialité : Chapitre 4 Section 1, § 1 du manuel de libertés publiques sur internet.





dimanche 2 octobre 2016

La vie d'Adèle devant le Conseil d'Etat : du sexe simulé au sexe réaliste

Le contentieux sur le visa accordé au film La vie d'Adèle s'est achevé le 28 septembre 2016 devant le Conseil d'Etat. En juillet 2013, le ministre de la culture de l'époque avait accordé au film d'Abdellatif Kechiche un visa d'exploitation, interdisant cependant le film aux mineurs de moins de douze ans, et imposant l'obligation d'informer préalablement les spectateurs en ces termes : " Plusieurs scènes de sexe réalistes sont de nature à choquer un jeune public ". 

L'association Promouvoir qui se donne pour objet, selon les termes figurant sur son site, "la promotion des valeurs judéo-chrétiennes, dans tous les domaines de la vie sociale", a pour spécialité la contestation des autorisations d'exploitation données aux films qui vont à l'encontre de ces valeurs. Leurs recours sont fort nombreux et La vie d'Adèle, qui raconte une histoire d'amour entre deux femmes, n'a pas échappé à l'ire de Promouvoir. Le tribunal administratif de Paris a d'abord rejeté son recours, mais la Cour administrative d'appel de Paris (CAA), le 8 décembre 2015, lui a donné satisfaction, enjoignant au ministre de la culture de procéder au réexamen du visa d'exploitation. 

Mais le ministre de la culture a préféré faire un recours en cassation. Sa persévérance a été récompensée, car le Conseil d'Etat annule la décision de la CAA, imposant un retour à l'interdiction aux moins de douze ans accompagnée de l'avertissement. La décision n'aura, bien entendu, aucune conséquence concrète, la carrière du film étant terminée depuis longtemps.

Une police administrative

 

Rappelons que le cinéma constitue une police spéciale, le visa d'exploitation s'analysant comme une autorisation de mise sur le marché. Le cinéma ne relève donc pas du droit commun de la liberté d'expression, qui permet à chacun de s'exprimer librement, sauf à rendre compte de différents excès devant le juge pénal. L'expression cinématographique, au contraire, est soumise à un régime d'autorisation, dont la Cour européenne admet la conformité à la Convention européenne des droits de l'homme, depuis une décision Wingrove c. Royaume Uni du 25 novembre 1996.

Aux termes de l'ordonnance du 1er juillet 1945, codifiée dans le code du cinéma et de l'image animée (art. L 211-1), le visa est attribué après avis d'une Commission de classification, qui a le choix entre plusieurs propositions possibles : autorisation du film pour "tous publics", interdiction aux mineurs de moins de 12, de 16, ou de 18 ans, avec ou sans inscription sur la liste des oeuvres pornographiques. La Commission peut également proposer d'assortir chacune de ces mesures d'un avertissement, destiné à l'information du spectateur, sur le contenu de l'oeuvre ou certaines de ses particularité. C'est ce qui a été fait en l'espèce, puisque l'interdiction aux moins de douze ans s'accompagne d'un avertissement destiné aux enfants, et surtout à leurs parents. 

Le sexe simulé, ou pas


Intervenant comme juge de cassation, le Conseil d'Etat vérifie l'interprétation donnée par la CAA de l'article R 211-12 du code du cinéma et de l'image animée (ccia) qui énonce que l'interdiction aux moins de dix-huit ans s'impose lorsque l'oeuvre comporte des images "d'une très grande violence" ou "des scènes de sexe non simulées". Pour l'association Promouvoir, les scènes de sexe filmées dans La vie d'Adèle ne sont pas simulées et, dès lors, la Commission comme le ministre de la culture avaient une compétence liée : ils étaient tenus de prononcer une interdiction aux moins de dix-huit ans. 

Le moyen se fonde sur la jurisprudence du Conseil d'Etat. Par une décision du 30 septembre 2015, le juge des référés confirme en effet la suspension du visa d'exploitation du film Love de Gaspar Noé, visa accompagné d'une interdiction aux mineurs de moins de seize ans. Lui est substituée une interdiction aux moins de dix-huit ans, en raison des scènes de sexe non simulées figurant dans le film Certes, nul n'ignore (sauf peut-être quelques commentateurs des décisions sur le burkini...) qu'une mesure de référé n'a pas l'autorité de chose jugée et ne saurait faire jurisprudence. Dans le cas présent cependant, le Conseil d'Etat était intervenu au fond, à propos du film Fantasmes dans un arrêt du 4 octobre 2000, estimant alors qu'une interdiction aux mineurs de moins de seize ans était suffisante lorsque les scènes de sexe étaient simulées. 

Cette jurisprudence repose sur l'idée que la présence de sexe non simulé fait basculer un film du domaine érotique au domaine pornographique, justifiant des restrictions plus grandes. Elle a certes le mérite de la simplicité, mais force est de constater qu'elle est largement relativisée par les dispositions du code du cinéma et par la jurisprudence.


Moi, j'attends Adèle. Pierre Perret. 1967

Le sexe réaliste, ou pas


Dans le cas de La vie d'Adèle, la CAA de Paris a préféré utiliser un autre critère, celui du caractère "réaliste" des scènes de sexe, formule d'ailleurs employée dans l'avertissement joint au visa. Elle s'appuie sur l'article R 211-12 du code du cinéma, qui autorise des scènes simulées mais réalistes, si elles sont justifiées par "la manière dont elles sont filmées et la nature du thème traité".

La CAA fait observer que "durant la première heure et demie" (la projection dure trois heures), le film comporte "plusieurs scènes de sexe présentées de façon réaliste, en gros plan, dont l'une en particulier, d'une durée de près de sept minutes, dévoile l'intimité des deux actrices". Les conditions de la mise en scène, sa lenteur ainsi que l'absence de musique, ne font qu'accroître le réalisme et excluent toute possibilité, notamment pour les spectateurs les plus jeunes, de prendre de la distance par rapport aux images qu'ils voient. Pour la CAA, l'interdiction aux moins de douze ans n'est donc pas suffisante.

Le Conseil d'Etat, intervenant en cassation, va substituer son appréciation à celle de la CAA, appréciation reposant sur les termes mêmes de l'article R 211-12 du code du cinéma. Examinant d'abord "la manière dont les scènes sont filmées" , il considère qu'"elles sont exemptes de toutes violence et filmées sans intention dégradante". On se souvient que, dans l'arrêt du 30 juin 2000  portant sur le film Baise-moi de Virginie Despentes, le Conseil d'Etat avait au contraire noté que l'oeuvre était "composée pour l'essentiel d'une succession de scènes de grande violence et de scènes de sexe non simulées". De l'importance quantitative de ces scènes, il déduisait que le film comporte un "message pornographique et d'incitation à la violence". Tel n'est pas le cas dans La vie d'Adèle.

Examinant ensuite la "nature du thème traité", au sens de l'article R 211-12 du code du cinéma, le Conseil d'Etat mentionne que "l'ambition" d'Abdellatif Kechiche "est de dépeindre le caractère passionné d'une relation amoureuse entre deux jeunes femmes". A cet égard, les scènes de sexe "s'insèrent de façon cohérente dans la trame narrative globale de l'oeuvre". Sur ce point, l'analyse était déjà celle du tribunal administratif, appréciant Nymphomania, volume 1 de Lars von Trier. Dans un jugement du 28 janvier 2014, il observait que le fait que les scènes de sexe aient été doublées par des acteurs de films pornographiques ne saurait, en soi, leur retirer leur caractère non simulé. En revanche, il notait que ces scènes étaient brèves et s'intégraient dans un véritable scénario. Elles étaient donc, en quelque sorte, acceptables, d'autant qu'elles ne s'accompagnaient pas d'une violence particulière.

La décision sur La vie d'Adèle illustre une jurisprudence de plus en plus impressionniste. Il est vrai que le juge administratif se trouve confronté à des techniques cinématographiques aujourd'hui très sophistiquées, qui, parfois, ne permettent pas de savoir si une scène de sexe est simulée, ou non. On sait qu'une polémique a eu lieu sur ce point, lors de la projection du film au Festival de Cannes. Le Conseil d'Etat préfère donc utiliser le critère du réalisme, et apprécier l'intégration de ces scènes dans le récit, au prix d'une certaine subjectivité. 
Derrière ces hésitations apparaît sans doute le caractère quelque peu anachronique d'un mode de classification qui n'a finalement que très peu évolué depuis 1945. Ces incertitudes constituent le fond de commerce de l'association Promouvoir qui utilise la voie contentieuse pour militer en faveur d'un contrôle de la liberté d'expression cinématographique, au nom d'une vision très traditionaliste de la protection de l'enfance. On peut d'ailleurs s'étonner que ces parents demandent à l'Etat d'interdire à leurs enfants d'aller voir un film. Ne sont-ils pas les premiers responsables de l'éducation de leurs enfants ? A moins que les valeurs chrétiennes ne soient pas un argument suffisant pour empêcher un adolescent de faire le mur pour aller au cinéma ?