« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 6 octobre 2016

L'impartialité de la Cour des comptes devant la Cour européenne des droits de l'homme

L'arrêt Beausoleil c. France, rendu par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) le 6 octobre 2016 va certainement susciter un peu d'émoi rue Cambon. En effet, l'impartialité de la Cour des comptes elle-même, institution dont la dignité ne saurait être contestée, se trouve mise en question par la Cour européenne.

La gravité de la chose n'échappe à personne, et surtout pas à la juridiction européenne, qui prend bien soin, dans son communiqué de presse, de rappeler que "M. Beausoleil ne remet pas en cause l'impartialité structurelle de la Cour des comptes, notamment en ce qui concerne la coexistence de ses fonctions contentieuses et de ses attributions administratives". Cette fois, c'est Place du Palais-Royal que l'on respire, car le Conseil d'Etat aussi cumule fonctions administratives et contentieuses. En l'espèce, le requérant se borne à contester le fait que la Cour des comptes ait mentionné, dans son rapport public de 1995, l'affaire qui a conduit à le déclarer comptable de fait, deux ans après.

Si le défaut d'impartialité dont il est question n'est pas structurel, est-il dès lors purement conjoncturel ? La CEDH ne l'affirme pas, et elle ne peut pas l'affirmer, car le manquement à l'impartialité objective dont il est question résulte directement du mode de fonctionnement de la Cour des comptes. S'il ne réside pas dans le cumul de fonctions administratives et contentieuses, il en est néanmoins le résultat.

Un faux nez de l'administration


Les faits sont anciens, et même très anciens, puisque l'origine de l'affaire trouve son origine dans un contrôle des comptes de la commune de Noisy-le-Grand pour les exercices de 1988 à 1993. Depuis 1990, M. Beausoleil, alors conseiller municipal, est trésorier d'une association "amicale du personnel communal" créée en 1986. Cette association est ce que Jean Rivero appelait plaisamment un "faux nez de l'administration", c'est à dire un simple démembrement de la collectivité publique. Elle n'a jamais eu de membres cotisants et son organe dirigeant était entièrement contrôlé par le maire. Son seul rôle était de distribuer des primes aux fonctionnaires locaux, ce qui permettait d'extraire du budget communal des sommes importantes dont l'utilisation n'était plus soumise aux règles de la comptabilité publique. En bref et pour faire simple, l'association était d'abord un outil de corruption. 

Une très longue procédure


Hélas, la Chambre régionale des comptes (CRC) s'est aperçue de la manoeuvre et a élargi son contrôle des comptes de la commune à ceux de l'association. Finalement, et pouvait-il en être autrement, le maire, le requérant et une autre personne, ont été conjointement et solidairement déclarés comptables de fait de deniers publics ainsi extraits et utilisés irrégulièrement, déclaration provisoire par la CRC en 1994, et définitive par la Cour des comptes en 1997. La procédure va ensuite se dérouler avec une grande lenteur. Du premier contrôle de la CRC au dernier rejet du pourvoi au Cassation en 2011, presque vingt ans se sont passés, marqués notamment par trois arrêts du Conseil d'Etat et une dette qui s'élève in fine à plus de 400 000 €. 

Le problème posé à la Cour européenne n'est pas celui de la lenteur de la procédure contentieuse, mais celui de son articulation avec les compétences administratives de la Cour des comptes. En effet, en 1995, soit deux ans avant le requérant soit déclaré comptable de fait, l'affaire a été publiquement évoquée dans le rapport annuel de la Cour des comptes, rapport déjà accablant puisqu'il évoque des "opérations désordonnées et irrégulières". Pour le requérant, ce rapport public constitue un "préjugement", alors que l'appréciation devait être effectuée au stade de la fixation de la ligne de compte, lorsque la Cour évalue la réalité des dépenses et recettes concernées et celles qu'il convient d'accepter. C'est donc l'impartialité de la procédure qui est en cause. 
 


 Des administrés mécontents
Salle des séances de la Cour des Comptes, après l'incendie du 23 mai 1871
Photo de M. Richbourg parue dans l'Illustration

 

Impartialité subjective ou objective

 
La CEDH trouve le fondement juridique du principe d'impartialité dans le droit au procès équitable garanti par l'article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l'homme. Dans sa décision Adamkiewicz c. Pologne du 2 mars 2010, elle précise les critères utilisés pour déterminer si une juridiction est impartiale, ou non.

Le premier critère peut être qualifié de subjectif, parce qu'il consiste à pénétrer dans la psychologie du juge, à rechercher s'il désirait favoriser un plaideur ou nuire à un justiciable. Dans ce cas, l'impartialité est présumée, jusqu'à preuve du contraire (CEDH, 1er octobre 1982, Piersack c. Belgique). Dans le cas présent, la question de l'impartialité subjective ne se pose pas, et rien dans la procédure ne laisse entrevoir une volonté délibérée de l'un ou l'autre membre de la Cour des comptes de nuire au requérant.

C'est donc le critère objectif qui est invoqué, et il s'agit cette fois de contrôler l'organisation même de l'institution. La Cour des comptes ne doit pas seulement être impartiale, elle doit apparaître impartiale. La CEDH affirme ainsi, dans une jurisprudence constante et notamment dans son arrêt Morice c. France de 2015 : "En la matière, même les apparences peuvent revêtir de l'importance. Il y va de la confiance que les tribunaux d'une société démocratique se doivent d'inspirer aux justiciables, à commencer par les parties à la procédure". Il appartient donc à la Cour européenne d'évaluer si les craintes du requérant sont, ou non, justifiées.

En l'espèce, aucun membre de la Cour des comptes chargé de contrôler la commune de Noisy-le-Grand n'a participé à la juridiction de jugement. La seule question posée est donc celle de savoir si les termes du rapport public peuvent être considérés comme un "préjugement".

Le Conseil d'Etat français, intervenant dans ses deux arrêts sur l'affaire le 30 décembre 2003, puis le 21 mars 2011, a rendu deux décisions négatives sur ce point. Comme souvent lorsqu'il est invité à se prononcer sur le principe d'impartialité, il procède par affirmation. A ses yeux, le fait que le rapport public de la Cour de comptes évoque l'existence d'opérations de gestion de fait "ne révèle aucun préjugement de l'appréciation qu'il incombe à la Cour de porter, une fois le périmètre de la gestion définitivement fixé, au stade la fixation de la ligne de compte (...)".

Le contrôle, tel que le Conseil d'Etat devrait l'exercer


La CEDH, quant à elle, exerce un contrôle beaucoup plus approfondi, montrant ainsi, en creux, au Conseil d'Etat celui qu'il devrait exercer. Elle observe que le rapport de la Cour des comptes envisageait l'affaire dans son ensemble, sans distinguer entre la qualification de gestion de fait et l'évaluation des sommes concernées. L'association est mentionnée ainsi que les différentes "primes" qu'elle versait, notamment une joyeuse "prime de libéralité" extrêmement bien nommée. Elle mentionnait des chiffres et visait même directement le requérant sans le nommer, mais il pouvait facilement être reconnu par les fonctions qu'il exerçait. Enfin, le rapport invoquait les "conséquences très dommageables" de telles pratiques, portant ainsi une appréciation sur la gravité des faits et l'ampleur des sommes en cause. De tous ces éléments, la CEDH déduit que le requérant était fondé à craindre un défaut d'impartialité objective.

Reste à s'interroger sur les conséquences d'une telle décision. On ne doute pas que, du côté de l'administration français, on minimisera sa portée. L'arrêt du Conseil d'Etat rendu le 10 mai 2004 n'affirme-t-il pas implicitement que le principe d'impartialité pourrait être violé si la Cour des comptes dans son rapport public "portait une appréciation sur la gravité des faits et l'imputation personnelle des responsabilités" ? Le Conseil d'Etat se donne ainsi le beau rôle. Il affirme qu'il peut sanctionner le défaut d'impartialité, qu'il sait le faire, mais qu'il ne veut pas la faire. En l'espèce, la formule ne manque pas d'hypocrisie, dès lors que l'intéressé peut facilement être identifié dans le rapport.

D'une manière générale, l'appréciation du principe d'impartialité par la juridiction administrative est désormais fortement mise en question par le droit européen. D'une manière générale, le Conseil d'Etat a tendance à rejeter l'idée même de l'impartialité objective pour s'en tenir à l'impartialité subjective. Il en fait la démonstration, lorsqu'il a apprécié la légalité d'un recours contre une sanction disciplinaire, alors que le même fonctionnaire avait décidé de retirer ses fonctions au requérant,  nommé son successeur, rédigé le rapport de saisine de l'instance disciplinaire, avant de présider lui-même le conseil de discipline (CE, 13 novembre 2013). Pour le Conseil d'Etat, tout cela était parfaitement impartial, dès lors que les membres du conseil de discipline n'avaient pas tenu de propos déplacés sur la culpabilité de l'intéressé. S'il persévère dans cette jurisprudence, il ne fait guère de doute que la Cour européenne sera appelée à intervenir pour lui rappeler les dures réalités de l'impartialité objective.


Sur le principe d'impartialité : Chapitre 4 Section 1, § 1 du manuel de libertés publiques sur internet.





dimanche 2 octobre 2016

La vie d'Adèle devant le Conseil d'Etat : du sexe simulé au sexe réaliste

Le contentieux sur le visa accordé au film La vie d'Adèle s'est achevé le 28 septembre 2016 devant le Conseil d'Etat. En juillet 2013, le ministre de la culture de l'époque avait accordé au film d'Abdellatif Kechiche un visa d'exploitation, interdisant cependant le film aux mineurs de moins de douze ans, et imposant l'obligation d'informer préalablement les spectateurs en ces termes : " Plusieurs scènes de sexe réalistes sont de nature à choquer un jeune public ". 

L'association Promouvoir qui se donne pour objet, selon les termes figurant sur son site, "la promotion des valeurs judéo-chrétiennes, dans tous les domaines de la vie sociale", a pour spécialité la contestation des autorisations d'exploitation données aux films qui vont à l'encontre de ces valeurs. Leurs recours sont fort nombreux et La vie d'Adèle, qui raconte une histoire d'amour entre deux femmes, n'a pas échappé à l'ire de Promouvoir. Le tribunal administratif de Paris a d'abord rejeté son recours, mais la Cour administrative d'appel de Paris (CAA), le 8 décembre 2015, lui a donné satisfaction, enjoignant au ministre de la culture de procéder au réexamen du visa d'exploitation. 

Mais le ministre de la culture a préféré faire un recours en cassation. Sa persévérance a été récompensée, car le Conseil d'Etat annule la décision de la CAA, imposant un retour à l'interdiction aux moins de douze ans accompagnée de l'avertissement. La décision n'aura, bien entendu, aucune conséquence concrète, la carrière du film étant terminée depuis longtemps.

Une police administrative

 

Rappelons que le cinéma constitue une police spéciale, le visa d'exploitation s'analysant comme une autorisation de mise sur le marché. Le cinéma ne relève donc pas du droit commun de la liberté d'expression, qui permet à chacun de s'exprimer librement, sauf à rendre compte de différents excès devant le juge pénal. L'expression cinématographique, au contraire, est soumise à un régime d'autorisation, dont la Cour européenne admet la conformité à la Convention européenne des droits de l'homme, depuis une décision Wingrove c. Royaume Uni du 25 novembre 1996.

Aux termes de l'ordonnance du 1er juillet 1945, codifiée dans le code du cinéma et de l'image animée (art. L 211-1), le visa est attribué après avis d'une Commission de classification, qui a le choix entre plusieurs propositions possibles : autorisation du film pour "tous publics", interdiction aux mineurs de moins de 12, de 16, ou de 18 ans, avec ou sans inscription sur la liste des oeuvres pornographiques. La Commission peut également proposer d'assortir chacune de ces mesures d'un avertissement, destiné à l'information du spectateur, sur le contenu de l'oeuvre ou certaines de ses particularité. C'est ce qui a été fait en l'espèce, puisque l'interdiction aux moins de douze ans s'accompagne d'un avertissement destiné aux enfants, et surtout à leurs parents. 

Le sexe simulé, ou pas


Intervenant comme juge de cassation, le Conseil d'Etat vérifie l'interprétation donnée par la CAA de l'article R 211-12 du code du cinéma et de l'image animée (ccia) qui énonce que l'interdiction aux moins de dix-huit ans s'impose lorsque l'oeuvre comporte des images "d'une très grande violence" ou "des scènes de sexe non simulées". Pour l'association Promouvoir, les scènes de sexe filmées dans La vie d'Adèle ne sont pas simulées et, dès lors, la Commission comme le ministre de la culture avaient une compétence liée : ils étaient tenus de prononcer une interdiction aux moins de dix-huit ans. 

Le moyen se fonde sur la jurisprudence du Conseil d'Etat. Par une décision du 30 septembre 2015, le juge des référés confirme en effet la suspension du visa d'exploitation du film Love de Gaspar Noé, visa accompagné d'une interdiction aux mineurs de moins de seize ans. Lui est substituée une interdiction aux moins de dix-huit ans, en raison des scènes de sexe non simulées figurant dans le film Certes, nul n'ignore (sauf peut-être quelques commentateurs des décisions sur le burkini...) qu'une mesure de référé n'a pas l'autorité de chose jugée et ne saurait faire jurisprudence. Dans le cas présent cependant, le Conseil d'Etat était intervenu au fond, à propos du film Fantasmes dans un arrêt du 4 octobre 2000, estimant alors qu'une interdiction aux mineurs de moins de seize ans était suffisante lorsque les scènes de sexe étaient simulées. 

Cette jurisprudence repose sur l'idée que la présence de sexe non simulé fait basculer un film du domaine érotique au domaine pornographique, justifiant des restrictions plus grandes. Elle a certes le mérite de la simplicité, mais force est de constater qu'elle est largement relativisée par les dispositions du code du cinéma et par la jurisprudence.


Moi, j'attends Adèle. Pierre Perret. 1967

Le sexe réaliste, ou pas


Dans le cas de La vie d'Adèle, la CAA de Paris a préféré utiliser un autre critère, celui du caractère "réaliste" des scènes de sexe, formule d'ailleurs employée dans l'avertissement joint au visa. Elle s'appuie sur l'article R 211-12 du code du cinéma, qui autorise des scènes simulées mais réalistes, si elles sont justifiées par "la manière dont elles sont filmées et la nature du thème traité".

La CAA fait observer que "durant la première heure et demie" (la projection dure trois heures), le film comporte "plusieurs scènes de sexe présentées de façon réaliste, en gros plan, dont l'une en particulier, d'une durée de près de sept minutes, dévoile l'intimité des deux actrices". Les conditions de la mise en scène, sa lenteur ainsi que l'absence de musique, ne font qu'accroître le réalisme et excluent toute possibilité, notamment pour les spectateurs les plus jeunes, de prendre de la distance par rapport aux images qu'ils voient. Pour la CAA, l'interdiction aux moins de douze ans n'est donc pas suffisante.

Le Conseil d'Etat, intervenant en cassation, va substituer son appréciation à celle de la CAA, appréciation reposant sur les termes mêmes de l'article R 211-12 du code du cinéma. Examinant d'abord "la manière dont les scènes sont filmées" , il considère qu'"elles sont exemptes de toutes violence et filmées sans intention dégradante". On se souvient que, dans l'arrêt du 30 juin 2000  portant sur le film Baise-moi de Virginie Despentes, le Conseil d'Etat avait au contraire noté que l'oeuvre était "composée pour l'essentiel d'une succession de scènes de grande violence et de scènes de sexe non simulées". De l'importance quantitative de ces scènes, il déduisait que le film comporte un "message pornographique et d'incitation à la violence". Tel n'est pas le cas dans La vie d'Adèle.

Examinant ensuite la "nature du thème traité", au sens de l'article R 211-12 du code du cinéma, le Conseil d'Etat mentionne que "l'ambition" d'Abdellatif Kechiche "est de dépeindre le caractère passionné d'une relation amoureuse entre deux jeunes femmes". A cet égard, les scènes de sexe "s'insèrent de façon cohérente dans la trame narrative globale de l'oeuvre". Sur ce point, l'analyse était déjà celle du tribunal administratif, appréciant Nymphomania, volume 1 de Lars von Trier. Dans un jugement du 28 janvier 2014, il observait que le fait que les scènes de sexe aient été doublées par des acteurs de films pornographiques ne saurait, en soi, leur retirer leur caractère non simulé. En revanche, il notait que ces scènes étaient brèves et s'intégraient dans un véritable scénario. Elles étaient donc, en quelque sorte, acceptables, d'autant qu'elles ne s'accompagnaient pas d'une violence particulière.

La décision sur La vie d'Adèle illustre une jurisprudence de plus en plus impressionniste. Il est vrai que le juge administratif se trouve confronté à des techniques cinématographiques aujourd'hui très sophistiquées, qui, parfois, ne permettent pas de savoir si une scène de sexe est simulée, ou non. On sait qu'une polémique a eu lieu sur ce point, lors de la projection du film au Festival de Cannes. Le Conseil d'Etat préfère donc utiliser le critère du réalisme, et apprécier l'intégration de ces scènes dans le récit, au prix d'une certaine subjectivité. 
Derrière ces hésitations apparaît sans doute le caractère quelque peu anachronique d'un mode de classification qui n'a finalement que très peu évolué depuis 1945. Ces incertitudes constituent le fond de commerce de l'association Promouvoir qui utilise la voie contentieuse pour militer en faveur d'un contrôle de la liberté d'expression cinématographique, au nom d'une vision très traditionaliste de la protection de l'enfance. On peut d'ailleurs s'étonner que ces parents demandent à l'Etat d'interdire à leurs enfants d'aller voir un film. Ne sont-ils pas les premiers responsables de l'éducation de leurs enfants ? A moins que les valeurs chrétiennes ne soient pas un argument suffisant pour empêcher un adolescent de faire le mur pour aller au cinéma ?

vendredi 30 septembre 2016

Les invitations de LLC : La liberté de presse au XXIè siècle

 JOURNEE DES LIBERTES

 

 

LA LIBERTE DE PRESSE AU XXIÈ SIÈCLE





Le 11 octobre, le Centre Thucydide (Université Panthéon-Assas) et le Centre d'histoire du XIXè siècle (Université Paris-Sorbonne) organisent la première "Journée des Libertés". Elle sera consacrée à la liberté de presse au XXIè siècle. 

Les lecteurs de Liberté Libertés Chéries sont invités. 

Ils peuvent consulter le programme et s'inscrire en envoyant un simple courriel à l'adresse suivante : Journeedeslibertes@gmail.com
 





mardi 27 septembre 2016

Transaction pénale : Vers l'annulation du décret de 2015

La décision du Conseil constitutionnel rendue sur QPC le 23 septembre 2016 n'a pas suscité de longs commentaires dans les médias et dans la doctrine. Il est vrai que le même jour, le Conseil avait rendu une décision déclarant inconstitutionnelles les perquisitions effectuées sous le régime de l'état d'urgence, entre le 14 et le 20 novembre 2015. Saluée comme une grande victoire de l'Etat de droit, la seconde a éclipsé la première.

Cette QPC est pourtant, de loin, la plus intéressante, dans la mesure où elle traite d'une procédure en constante expansion : la transaction pénale. Frédéric Desportes et Laurence Lazerges-Cousquer la définissent comme "un accord entre une personne susceptible de faire l'objet de poursuites et une autorité légalement investie du droit d'engager celles-ci, aux termes duquel l'acceptation et la réalisation des mesures proposées par la seconde à la première éteint l'action publique".

Une nouvelle forme de transaction pénale


En l'espèce, la transaction pénale contestée a été introduite dans notre système juridique par la loi du 15 août 2014. Un nouvel article 41-1-1 du code de procédure pénale autorise désormais un officier de police judiciaire (OPJ), avec l'autorisation du procureur de la République, à proposer une transaction à la personne mise en cause, qu'elle soit physique ou morale, transaction ensuite homologuée par un juge du siège. Le champ d'application de cette procédure nouvelle est très large, puisqu'elle concerne toutes les contraventions (sauf celles réprimées par une amende forfaitaire) ainsi que les délits punis d'une peine d'amende ou d'un emprisonnement inférieur ou égal à un an, ceux qui concernent l'usage de stupéfiants, ou encore un vol, à la condition que le montant des biens dérobés ne dépassent pas un certain seuil. 

Ces dispositions ont ensuite été précisées par le décret du 13 octobre 2015, dont la légalité a été mise en cause devant le Conseil d'Etat par le syndicat de la magistrature. C'est à l'occasion de ce recours pour excès de pouvoir que le Conseil constitutionnel a été saisi d'une QPC portant sur la conformité de cette nouvelle forme de transaction pénale à la Constitution.

Une jurisprudence bien établie

 

Observons d'emblée que la transaction pénale contestée dans la présente QPC n'est pas la première du genre. Qu'il s'agisse du classement sous condition et médiation pénale, de la composition pénale, de la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité, voire de l'amende forfaitaire utilisée dans de nombreux domaines, la formule est solidement ancrée dans notre système juridique et a suscité plusieurs décisions du Conseil constitutionnel.

Depuis sa décision du 30 mars 2006, il la considère conforme à la Constitution, à la condition que soient respectées deux conditions cumulatives. En premier lieu, sa mise en oeuvre est subordonnée à l'accord de la personne mise en cause, assistée d'un avocat. En second lieu, la peine proposée ne doit avoir aucun caractère exécutoire en soi, l'intéressé pouvant refuser l'offre qui lui est faite. Cette double condition a ensuite été confirmée par la décision du 26 septembre 2014 rendue à propos de la transaction pénale en matière environnementale. Dans la décision du 23 septembre 2016, le Conseil s'attache donc à examiner ces deux éléments.

Desperate Housewives. Marc Cherry. Saison 6 épisode 9. 2009.

L'absence de caractère exécutoire


Pour le syndicat requérant, la consignation du montant d'une éventuelle amende proposée en transaction pénale lui confère un caractère exécutoire. Le Conseil se refuse à entrer dans cette logique, en l'absence de disposition législative en ce sens. La consignation du montant de l'amende ne saurait donc être assimilée à son paiement et ainsi conférer à la transaction un caractère immédiatement exécutoire.

La précision est importante, car le Conseil constitutionnel offre ainsi sur un plateau un cas d'annulation du décret d'application du 13 octobre 2015. En effet, celui mentionne que "la consignation vaut paiement de l'amende transactionnelle si la transaction est homologuée". Ajoutant ainsi une disposition qui ne figure pas dans la loi, le décret risque d'autant plus d'être annulé par le Conseil d'Etat que nul n'ignore que l'incompétence est un moyen d'ordre public.

Les droits de la défense


Les requérants invoquent ensuite la violation des droits de la défense, dans l'hypothèse où la transaction peut être proposée à la personne mise en cause durant sa garde à vue. Or, le droit positif pose un cadre très strict à l'intervention de l'avocat durant la garde à vue, celui ne pouvant réellement s'entretenir avec son client qu'à sa première heure et au moment de son éventuel renouvellement, pour trente minutes (art. 63-4 cpp). Si la proposition de transaction est faite après ces entretiens, le client n'est donc pas en mesure d'en discuter avec son conseil.

En l'espèce, le Conseil ne peut pas annuler une disposition législative qui n'existe pas, la loi ne précisant pas le moment où la proposition de transaction doit intervenir. Il formule donc une réserve d'interprétation, interdisant "qu'une transaction soit conclue sans que la personne suspectée d'avoir commis une infraction ait été informée de son droit à être assistée de son avocat avant d'accepter la proposition qui lui est faite, y compris si celle-ci intervient pendant qu'elle est placée en garde à vue".

Là encore, le Conseil met le pouvoir réglementaire en porte-à-faux. En effet, le décret du 13 octobre 2015 voulant, sans doute avec la meilleure volonté du monde, éviter toute atteinte au droit de la défense, a purement et simplement interdit toute proposition de transaction pénale pendant la garde à vue. Or le législateur ne l'interdit pas, et c'est ce que fait subtilement observer le Conseil constitutionnel, offrant à nouveau un cas d'incompétence au Conseil d'Etat.

L'incompétence négative


Le Conseil ne se borne tout de même pas à offrir des cas d'annulation du décret d'application. Il déclare fondé le grief reposant sur l'incompétence négative du législateur, dans la mesure où ce dernier ne fixe pas avec précision le champ d'application de la nouvelle transaction pénale. Il renvoie en effet au pouvoir réglementaire le soin de fixer le montant de la valeur des objets volés en-dessous duquel la transaction peut-être proposée. Pour le Conseil, le refus de fixer ce plafond emporte une violation de l'article 34 de la Constitution, dès lors que seul le législateur est compétent pour définir les règles gouvernant l'extinction de l'action publique et le champ d'application d'une procédure pénale.

Cette censure n'est guère surprenante. Le Conseil constitutionnel semble directement s'inspirer de l'arrêt France Nature Environnement rendu par l'Assemblée du Conseil d'Etat le juillet 2006. Celui-ci avait alors affirmé "qu'il appartient au législateur, (...) lorsqu'il crée un régime de transaction pénale, de déterminer les règles qui permettent d'en assurer le respect ; qu'au nombre de ces règles figurent le champ d'application de la transaction pénale".

La décision QPC du 23 septembre 2016 révèle, en creux, de graves insuffisances dans la rédaction des textes législatifs et réglementaires. Nul doute que l'annulation pour incompétence négative aurait pu être évitée, tant il était évident que le plafond financier de la transaction conditionnait son champ d'application. Nul doute aussi que la rédaction du décret accumule les cas d'incompétence et que le Conseil constitutionnel se fait un plaisir, peut-être un peu pervers, de les signaler au Conseil d'Etat. La QPC va donc entrainer non pas l'annulation de la loi mais très probablement celle du décret. Un exemple de plus de l'influence considérable de la jurisprudence constitutionnelle sur l'ensemble du système juridique. Pourquoi pas ? Encore faudrait-il réfléchir sérieusement à la composition du Conseil constitutionnel, à l'impartialité de ses membres et à toutes questions qui empêchent aujourd'hui de le considérer comme une vraie juridiction.


Sur les droits de la défense, la garde à vue : manuel de libertés publiques sur internet, chapitre 4.



vendredi 23 septembre 2016

Le régime juridique du lien hypertexte

Le lien hypertexte présente un double visage. De manière positive, il peut être présenté comme le moyen le plus simple de mettre à la disposition du lecteur d'un site des éléments utiles, documents et illustrations diverses. D'un seul clic, le lecteur de Liberté Libertés Chéries peut ainsi lire les arrêts commentés ou les lois citées. De manière négative, le lien hypertexte peut aussi mettre à disposition, sur un seul clic, des éléments couverts par le droit d'auteur, les ayants-droit se trouvant largement démunis lorsqu'il s'agit de sanctionner une telle pratique. Le rôle du droit, en ce domaine, est de poser des règles simples assurant un équilibre entre la liberté de l'information et le droit d'auteur.

La Cour de justice de l'Union européenne (CJUE), dans un arrêt du 8 septembre 2016 GS Media v. Sanoma Media Netherlands BV, Playboy Enterprises International Inc., Britt Geertruida Dekker, marque une étape importante dans la recherche de cet équilibre.

Les faits à l'origine de l'affaire portent sur des photos coquines. Un site néerlandais d'information, Geenstijl publie un lien, en octobre 2011, vers des photos inédites du magazine Playboy, photos qui devaient paraître en décembre. Observons que Geenstijl n'est pas un blog confidentiel, loin de là. Il se présente comme publiant "des nouveautés, révélations scandaleuses et enquêtes journalistiques sur des sujets amusants et sur un ton de joyeuse plaisanterie". Il est consulté chaque jour par plus de 230 000 visiteurs, ce qui signifie qu'il est l'un des dix sites les plus fréquentés des Pays-Bas. En l'espèce, le lien pointe vers Filefactory, un site australien qui se consacre au stockage de données et qui était donc utilisé par Samona Media. Par la suite, l'éditeur utilisera d'autres hébergeurs, en vain car d'autres liens seront alors publiés par Geenstijl. Après avoir vainement demandé à Geenstijl le retrait des liens litigieux, Samona Media porte plainte pour infraction au droit d'auteur.

La communication au public


Devant les juges hollandais, l'entreprise requérante se fonde sur l'article 3 § 1 de la directive du 22 mai 2001 sur l'harmonisation de certains aspects du droit d'auteur dans la société de l'information. Elle impose aux Etats membres de prévoir pour les auteurs "le droit exclusif d'autoriser ou d'interdire toute communication au public de leurs oeuvres, par fil ou sans fil, y compris la mise à la disposition du public de leurs oeuvres de manière que chacun puisse y avoir accès de l'endroit et au moment qu'il choisit (...)". Toute "communication au public" d'une oeuvre est donc soumise au droit d'auteur et donc au consentement  préalable de l'auteur. En l'espèce, il n'y a pas consentement, et le lien est donc illicite, affirme donc l'entreprise requérante.

Dans un arrêt Svensson du 13 février 2014, la CJUE a estimé qu'un lien hypertexte renvoyant vers des contenus protégés par le droit d'auteur, librement disponibles, et dont la mise à disposition a été autorisée par l'auteur, ne constitue pas une "communication au public" au sens de la directive. A contrario, on doit en déduire qu'un lien publié sans son consentement ou celui de ses ayants-droit est une "communication au public" protégée par le droit d'auteur, raisonnement qui semble aller dans le sens des requérants.

A l'époque, la solution semblait s'imposer car, dans l'affaire Svensson, le lien hypertexte permettait au lecteur de contourner des restrictions d'accès mises en place par le site hébergeur. L'information devenait donc accessible à un "public nouveau" qui n'avait pas été envisagé par l'éditeur et l'auteur. L'atteinte à la propriété intellectuelle et commerciale était donc évidente. 

Dans l'affaire du 8 septembre 2016, la question est pourtant un peu différente, car les informations figurant sur le site d'accueil, en l'occurrence Filefactory étaient librement disponibles, sans que les titulaires des droits d'auteur, l'éditeur de Playboy et le photographe aient donné leur accord. C'est la raison pour laquelle la Cour Suprême des Pays-Bas a saisi la CJUE d'une question préjudicielle, lui demandant si le lien hypertexte vers un tel site constituait, ou non, une "communication au public" au sens de la directive de 2001.

Roy Lichtenstein. Finger Pointing. 1973


But lucratif, ou pas


La CJUE introduit alors une distinction nouvelle, de création purement prétorienne et absente de la directive de 2001, distinction reposant sur l'objectif poursuivi par celui qui a mis le lien hypertexte. S'il ne poursuit aucun but lucratif, il bénéficie d'une présomption de bonne foi.  On admet donc qu’il « ne sait pas, et ne peut pas raisonnablement savoir, que cette œuvre avait été publiée sur Internet sans l’autorisation du titulaire des droits d’auteur ». A l'auteur lésé de prouver la mauvaise foi de l'internaute, en montrant qu'il était parfaitement informé de cette absence d'autorisation. 

En revanche, si celui qui a créé le lien hypertexte poursuit un but lucratif, la présomption est inversée. Le responsable d'un tel site est censé savoir que ce lien permet d'accéder à une oeuvre illégalement publiée sur internet, en l'absence d'autorisation de l'auteur. A lui alors de prouver sa bonne foi, par exemple en fournissant une autorisation de l'auteur. Dans le cas contraire, le lien sera considéré comme une "communication au public" au sens de la directive de 2001. Dans l'affaire du 8 septembre 2016, il est évident que Geenstijl est un site largement financé par la publicité, et la CJUE en déduit que le lien contesté s'analyse comme une telle communication.

Les partisans d'une liberté totale de diffusion sur internet insistent sur la difficulté de cette distinction qui repose sur les objectifs du site. En réalité, elle est assez simple, et la jurisprudence sait depuis longtemps distinguer entre un but lucratif et un but non lucratif, par exemple en matière d'associations. Sur le fond, la CJUE consacre ainsi un régime juridique dual. Pour les sites marchands, soit qu'ils vendent des biens ou des informations, soit qu'ils vivent de la publicité, le droit d'auteur s'applique dans toute sa rigueur, tout simplement parce qu'ils sont censés connaître les règles gouvernant le droit d'auteur. Pour les blogueurs, ceux qui écrivent sur internet pour le plaisir et celui de leurs lecteurs, la règle est plus souple, parce qu'ils n'ont pas les moyens juridiques de savoir si l'autorisation avait, ou non, été donnée. Et leur imposer une telle contrainte reviendrait à tuer internet, ou plutôt à tuer toute activité spontanée sur internet. La CJUE parvient ainsi à trouver l'équilibre recherché. Il n'est pas parfait, mais il a le mérite d'exister.



mercredi 21 septembre 2016

Royauté du plaignant et loyauté de la preuve

Dans une décision du 20 septembre 2016, la Chambre criminelle de la Cour de cassation annule la décision de la Chambre de l'instruction de la Cour d'appel de Paris qui avait validé des preuves constituées par des enregistrements de diverses conversations. Pour la Chambre criminelle, ces éléments de preuves avaient été obtenus de manière déloyale, dès lors que les enquêteurs avaient participé, même indirectement, à l'obtention de ces renseignements. 

L'affaire à l'origine de la décision semble sortir des Pieds Nickelés. Deux journalistes ont pris contact avec l'entourage du roi du Maroc, affirmant qu'ils étaient prêts à renoncer à la publication d'un ouvrage particulièrement critique à son égard, moyennant espèces sonnantes et trébuchantes. Lors du premier rendez-vous, le 11 août 2015, la conversation a été enregistrée. Ensuite, l'avocat du roi du Maroc a porté plainte en son nom, et une information judiciaire pour chantage et extorsion de fonds a été ouverte. Aux deux rendez-vous suivants, les enquêteurs étaient présents, d'autres enregistrements ont été effectués. Finalement, des fonds ont été remis aux deux journalistes qui ont été immédiatement arrêtés à la sortie du second rendez-vous.

En écartant les enregistrements des conversations entre les deux journalistes et les représentants du roi du Maroc, la Cour de cassation donne une définition particulièrement rigoureuse du principe de loyauté dans l'obtention des preuves. 

Principe de loyauté et procès équitable


Ce principe de loyauté constitue l'une des facettes du droit au procès équitable garanti par l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Dans une décision du 5 février 1998, Romanauskas c. Lituanie, la Cour européenne des droits de l'homme affirme ainsi que les policiers ne doivent exercer sur la personne aucune influence de nature à lui faire commettre une infraction qu'autrement elle n'aurait pas commise.

Reste que le principe de loyauté est à géométrie variable. Certes, le droit repose sur la liberté de la preuve, principe mentionné dans l'article 427 du code de procédure pénale.  Mais cette liberté s'exerce de manière différenciée selon les cas. 

Liberté de preuve pour les personnes privées


La liberté de la preuve est extrêmement large pour les personnes privées. La jurisprudence admet, depuis un arrêt de la Chambre criminelle du 23 juillet 1992, que les particuliers, pour faire éclater la vérité, peuvent utiliser tous les  moyens de preuve à leur disposition, y compris ceux qui peuvent sembler déloyaux ou illicites. A l'époque, les juges admettent ainsi que la société Carrefour ait prouvé des malversations commises par certains de ses employés de caisse en plaçant des caméras dans des bouches d'aération. De la même manière, la Chambre criminelle considère, dans un arrêt du 31 janvier 2012, que les enregistrements effectués par son majordome des conversations téléphoniques de madame Bettencourt, captations réalisées à l'insu de l'intéressée, constituent bien des éléments de preuves qui peuvent faire l'objet d'un débat contradictoire. 

Cette liberté de preuve n'a rien de choquant car elle ne s'exerce qu'en matière pénale, dans le but de faire éclater la vérité et de poursuivre les auteurs d'une infraction. Des enregistrements réalisés à l'insu de la personne peuvent donc être utilisés devant un juge, mais pas communiqués à Médiapart. C'est du moins ce qu'a décidé la Chambre civile le 6 octobre 2011, estimant que la publication du contenu des enregistrements effectués par le majordome de Madame Bettencourt portait atteinte à la vie privée de l'intéressée. 

Liberté de preuve pour les enquêteurs


La liberté de preuve fait, en revanche, l'objet de certaines restrictions pour les personnes officiellement chargées de l'enquête, autorités judiciaires et services de police. 

Dans une premier temps, la jurisprudence s'était montrée très libérale dans ce domaine. Dans un arrêt du 1er mars 2006, la Cour de cassation avait admis que la sonorisation du parloir d'une maison d'arrêt était conforme aux règles du procès équitable telles qu'elles figurent dans l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme. A l'époque, la décision n'avait suscité aucun émoi dans la doctrine, l'idée générale étant que l'intéressé restait en mesure de contester le contenu des enregistrements versés au dossier. 

La jurisprudence a pourtant évolué récemment, marquée d'ailleurs par une résistance sensible des juges du fond. La Chambre criminelle de la Cour de cassation est d'abord intervenue dans une décision du 7 janvier 2014. Elle a alors jugé que le placement des gardés à vue dans des cellules contiguës et sonorisées constituaient un "stratagème constituant un procédé déloyal de recherche des preuves", lequel a conduit l'un des deux protagonistes à s'incriminer lui-même lors de sa garde à vue, puisqu'il a avoué son forfait à son voisin de cellule. La Chambre de l'instruction, statuant sur renvoi, avait cependant maintenu la position de la cour d'appel et réaffirmé la licéité de ce moyen de preuve. L'Assemblée plénière est donc intervenue, le 6 mars 2015  pour sanctionner le recueil des preuves par "stratagème" et y voyant un défaut de loyauté. Dès lors, les juges du fond étaient contraints de se soumettre. 

James Bond. Goldfinger. Guy Hamilton. 1964. L'atelier de Mister Q.



Le stratagème


La frontière entre loyauté et déloyauté de la preuve n'est pas toujours évidente, loin de là. Si le droit français contrairement à son homologue américain, interdit à l'autorité judiciaire comme à l'autorité de police les provocations à l'infraction. Il accepte en revanche la provocation à la preuve.  Dans un arrêt du 5 juin 1997, la Chambre criminelle admet ainsi qu'un policier puisse se porter acquéreur de "cinq galettes de crack" dans le but de prouver l'existence d'un trafic de stupéfiants. Il n'a pas provoqué à l'infraction, puisque la drogue était déjà mise en vente par le trafiquant. En revanche, il a provoqué la preuve de cette infraction en organisant un flagrant délit.

L'affaire du 20 septembre 2016 illustre la difficulté de cette distinction. Car les policiers présents lors des deux entrevues entre le représentant du roi du Maroc et les journalistes ne se sont pas bornés à un rôle passif de prise en compte d'une preuve apportée par un particulier. La Cour mentionne qu'ils se sont montrés actifs, qu'ils étaient présents sur les lieux et qu'ils ont transcrit les enregistrements. L'existence de rencontres entre les policiers et l'avocat du roi du Maroc dans le but d'organiser ces rendez vous est d'ailleurs avérée.

Dans la présente affaire, on est donc passé de la liberté de preuve des particulier (le premier rendez-vous du 11 août) au contraintes imposées aux policiers qui ne peuvent user de stratagème pour prouver l'infraction.  C'est parce que les policiers étaient présents et actifs que les enregistrements sont écartés.

L'intérêt de la décision résidera sans doute dans ses conséquences. Dans l'affaire des deux journalistes, la presse annonce déjà l'abandon des poursuites, dès lors que les preuves par enregistrement ne peuvent plus être utilisées. Cette solidarité professionnelle est très sympathique, mais personne ne connaît réellement le dossier, et on ne sait pas si d'autres éléments de preuve existent.

Les conséquences d'ordre général sont beaucoup plus intéressantes. Certes, la Cour de cassation impose une vision extrêmement rigoureuse de la recherche de la preuve et du principe de loyauté, et on peut s'en doute s'en féliciter sur un plan purement symbolique. Sur le plan pratique cependant, on peut penser que les policiers prendront désormais la précaution d'inciter la victime de ce type d'infraction à procéder seule aux enregistrements avant de les leur remettre comme preuves de l'infraction. Une aubaine pour les officines de sécurité privée qui viennent de trouver un nouveau marché. Nul doute que leur vision de la loyauté de la preuve est marquée par une éthique rigoureuse..