Dans une décision du 20 septembre 2016, la Chambre criminelle de la Cour de cassation annule la décision de la Chambre de l'instruction de la Cour d'appel de Paris qui avait validé des preuves constituées par des enregistrements de diverses conversations. Pour la Chambre criminelle, ces éléments de preuves avaient été obtenus de manière déloyale, dès lors que les enquêteurs avaient participé, même indirectement, à l'obtention de ces renseignements.
L'affaire à l'origine de la décision semble sortir des Pieds Nickelés. Deux journalistes ont pris contact avec l'entourage du roi du Maroc, affirmant qu'ils étaient prêts à renoncer à la publication d'un ouvrage particulièrement critique à son égard, moyennant espèces sonnantes et trébuchantes. Lors du premier rendez-vous, le 11 août 2015, la conversation a été enregistrée. Ensuite, l'avocat du roi du Maroc a porté plainte en son nom, et une information judiciaire pour chantage et extorsion de fonds a été ouverte. Aux deux rendez-vous suivants, les enquêteurs étaient présents, d'autres enregistrements ont été effectués. Finalement, des fonds ont été remis aux deux journalistes qui ont été immédiatement arrêtés à la sortie du second rendez-vous.
En écartant les enregistrements des conversations entre les deux journalistes et les représentants du roi du Maroc, la Cour de cassation donne une définition particulièrement rigoureuse du principe de loyauté dans l'obtention des preuves.
Principe de loyauté et procès équitable
Ce principe de loyauté constitue l'une des facettes du droit au procès équitable garanti par l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Dans une décision du
5 février 1998, Romanauskas c. Lituanie,
la Cour européenne des droits de l'homme affirme ainsi que les policiers ne doivent
exercer sur la personne aucune influence de nature à lui faire commettre
une infraction qu'autrement elle n'aurait pas commise.
Reste que le principe de loyauté est à géométrie variable. Certes, le droit repose sur la liberté de la preuve, principe mentionné dans
l'article 427 du code de procédure pénale. Mais cette liberté s'exerce de manière différenciée selon les cas.
Liberté de preuve pour les personnes privées
La liberté de la preuve est extrêmement large pour les personnes privées. La jurisprudence admet, depuis un arrêt de la
Chambre criminelle du 23 juillet 1992,
que les particuliers, pour faire éclater la vérité, peuvent utiliser tous les moyens de preuve à leur disposition, y compris ceux qui peuvent sembler déloyaux ou illicites. A l'époque, les juges
admettent ainsi que la société Carrefour ait prouvé des malversations
commises par certains de ses employés de caisse en plaçant des caméras
dans des bouches d'aération. De la même manière, la Chambre criminelle
considère, dans
un arrêt du 31 janvier 2012,
que les enregistrements effectués par son majordome des conversations
téléphoniques de madame Bettencourt, captations réalisées à l'insu de
l'intéressée, constituent bien des éléments de preuves qui peuvent faire l'objet d'un débat contradictoire.
Cette liberté de preuve n'a rien de choquant car elle ne s'exerce qu'en matière pénale, dans le but de faire éclater la vérité et de poursuivre les auteurs d'une infraction. Des enregistrements réalisés à l'insu de la personne peuvent donc être utilisés devant un juge, mais pas communiqués à Médiapart. C'est du moins ce qu'a décidé la
Chambre civile le 6 octobre 2011, estimant que la publication du contenu des enregistrements effectués par le majordome de Madame Bettencourt portait atteinte à la vie privée de l'intéressée.
Liberté de preuve pour les enquêteurs
La liberté de preuve fait, en revanche, l'objet de certaines restrictions pour les personnes officiellement chargées de l'enquête, autorités judiciaires et services de police.
Dans une premier temps, la jurisprudence s'était montrée très libérale dans ce domaine. Dans un
arrêt du 1er mars 2006, la Cour de cassation avait admis que la sonorisation du parloir d'une maison d'arrêt était conforme aux règles du procès
équitable telles qu'elles figurent dans l'article 6 de la Convention
européenne des droits de l'homme. A l'époque, la décision n'avait
suscité aucun émoi dans la doctrine, l'idée générale étant que
l'intéressé restait en mesure de contester le contenu des
enregistrements versés au dossier.
La jurisprudence a pourtant évolué récemment, marquée d'ailleurs par une résistance sensible des juges du fond. La Chambre criminelle de la Cour de cassation est d'abord intervenue dans une
décision du 7 janvier 2014.
Elle a alors jugé que le placement des gardés à vue dans des
cellules contiguës et sonorisées constituaient un "
stratagème constituant un procédé déloyal de recherche des preuves",
lequel a conduit l'un des deux protagonistes à s'incriminer lui-même
lors de sa garde à vue, puisqu'il a avoué son forfait à son voisin de cellule. La Chambre de l'instruction, statuant sur
renvoi, avait cependant maintenu la position de la cour d'appel et
réaffirmé la licéité de ce moyen de preuve. L'Assemblée plénière est donc intervenue,
le 6 mars 2015
pour sanctionner le recueil des preuves par "stratagème" et y voyant un défaut de loyauté. Dès lors, les juges du fond étaient contraints de se soumettre.
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James Bond. Goldfinger. Guy Hamilton. 1964. L'atelier de Mister Q. |
Le stratagème
La frontière entre loyauté et déloyauté de la preuve n'est pas toujours évidente, loin de là. Si le droit français contrairement à son homologue américain,
interdit à l'autorité judiciaire comme à l'autorité de police les
provocations à l'infraction. Il accepte en revanche la provocation à la
preuve. Dans un
arrêt du 5 juin 1997, la Chambre criminelle admet ainsi qu'un policier puisse se porter acquéreur de "
cinq galettes de crack" dans le but de prouver l'existence d'un trafic de stupéfiants. Il n'a pas provoqué à l'infraction, puisque la drogue était déjà mise en vente par le trafiquant. En revanche, il a provoqué la preuve de cette infraction en organisant un flagrant délit.
L'affaire du 20 septembre 2016 illustre la difficulté de cette distinction. Car les policiers présents lors des deux entrevues entre le représentant du roi du Maroc et les journalistes ne se sont pas bornés à un rôle passif de prise en compte d'une preuve apportée par un particulier. La Cour mentionne qu'ils se sont montrés actifs, qu'ils étaient présents sur les lieux et qu'ils ont transcrit les enregistrements. L'existence de rencontres entre les policiers et l'avocat du roi du Maroc dans le but d'organiser ces rendez vous est d'ailleurs avérée.
Dans la présente affaire, on est donc passé de la liberté de preuve des particulier (le premier rendez-vous du 11 août) au contraintes imposées aux policiers qui ne peuvent user de stratagème pour prouver l'infraction. C'est parce que les policiers étaient présents et actifs que les enregistrements sont écartés.
L'intérêt de la décision résidera sans doute dans ses conséquences. Dans l'affaire des deux journalistes, la presse annonce déjà l'abandon des poursuites, dès lors que les preuves par enregistrement ne peuvent plus être utilisées. Cette solidarité professionnelle est très sympathique, mais personne ne connaît réellement le dossier, et on ne sait pas si d'autres éléments de preuve existent.
Les conséquences d'ordre général sont beaucoup plus intéressantes. Certes, la Cour de cassation impose une vision extrêmement rigoureuse de la recherche de la preuve et du principe de loyauté, et on peut s'en doute s'en féliciter sur un plan purement symbolique. Sur le plan pratique cependant, on peut penser que les policiers prendront désormais la précaution d'inciter la victime de ce type d'infraction à procéder seule aux enregistrements avant de les leur remettre comme preuves de l'infraction. Une aubaine pour les officines de sécurité privée qui viennent de trouver un nouveau marché. Nul doute que leur vision de la loyauté de la preuve est marquée par une éthique rigoureuse..
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