« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 28 juillet 2016

La dissolution de "l'association des musulmans de Lagny-sur-Marne"

Dans deux ordonnances du 26 juillet 2016, le juge des référés du Conseil d'Etat refuse de suspendre le décret du 6 mai 2016, prononçant la dissolution de l'Association des musulmans de Lagny-sur-Marne et de Retour aux sources musulmanes", groupements accusés de répandre l'idéologie salafiste.

Une dissolution de droit commun


Observons d'emblée que ce décret ne trouve pas son fondement juridique dans l'état d'urgence mais dans le droit commun. La dissolution administrative d'un groupement trouve son origine dans la loi du 10 janvier 1936 relative aux groupes de combat et aux milices privées. A l'époque, le texte avait été voté pour pour permettre la dissolution des ligues et groupes armés qui étaient à l'origine des émeutes du 6 février 1934. Dans sa rédaction actuelle, codifiée à l'article L 212-1 du code de la sécurité intérieure (csi), les motifs d'une telle décision sont énoncés sous forme d'une liste. Sont ainsi concernés les groupements "/ 6° (…) qui, soit provoquent à la discrimination, à la haine ou à la violence envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, soit propagent des idées ou théories tendant à justifier ou encourager cette discrimination, cette haine ou cette violence ; / 7° Ou qui se livrent, sur le territoire français ou à partir de ce territoire, à des agissements en vue de provoquer des actes de terrorisme en France ou à l’étranger (…) ». En l'espèce, la décision est motivée par les "activités d’endoctrinement, de recrutement et d’acheminement de candidats vers le jihad armé" auxquels se livraient des groupements qui  entretenaient donc "des liens avec des personnes mises en cause dans des opérations de terrorisme".

Ce fondement juridique de droit commun n'est pas sans conséquences. Le juge des référés rappelle en effet, au détour de sa décision, qu'il n'est pas lié par le fait que des perquisitions administratives ont été effectuées chez le président de l'association des musulmans de Lagny sur le fondement de l'état d'urgence, et n'ont pas conduit à la constatation d'infractions liées au terrorisme. La question posée est bien celle du danger que représente le groupement pour l'ordre public et pas celle des éventuels actes illicites commis par ses responsables.

Un second décret de dissolution


Observons aussi que, pour ce qui concerne l'Association des musulmans de Lagny-sur-Marne, le décret du 6 mai 2016 est le second texte prononçant la dissolution. Un premier, daté du 14 janvier 2016, avait été suspendu par une ordonnance du juge des référés du Conseil d'Etat, le 30 mars 2016. Les requérants s'appuyaient alors sur l'article L 521-1 du code de justice administrative qui permet au juge de suspendre un texte lorsqu'il a un "doute sérieux sur sa légalité".  Mais le juge ne sanctionnait alors qu'un vice de procédure. En effet, la procédure contradictoire n'avait pas été régulièrement menée à son terme, le décret ayant été pris avant que la lettre mentionnant les observations des responsables de l'association soit parvenue aux services compétents. C'est la raison pour laquelle, un second décret a été pris le 6 mai 2016, respectueux désormais du principe contradictoire.

Cette fois, les responsables de ces groupements s'appuient sur la procédure de référé de l'article art. L 521-2 code de la justice administrative et demandent la suspension en urgence du décret qui, à leurs yeux,  porte une atteinte "grave et manifestement illégale" à une liberté fondamentale (art. L 521-2 code de la justice administrative).

Les libertés en cause


En l'espèce, plusieurs libertés fondamentales sont susceptibles d'être invoquées, notamment celles de conscience, de religion et d'association. Toutes ont valeur constitutionnelle. Les deux premières ont pour fondement l'article 7 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. La troisième trouve son origine dans la loi fondatrice du 1er juillet 1901, dont l'article 2 énonce que "les associations de personnes peuvent se former librement sans autorisation ni déclaration préalable". Ce principe a ensuite été érigé par le Conseil constitutionnel en Principe fondamental reconnu par les lois de la République, avec sa décision du 16 juillet 1971.

André Sureda (1872-1930). L'école coranique


Le contrôle de proportionnalité


Il appartient donc au juge des référés d'apprécier le "caractère grave et manifestement illégal" de l'atteinte portée à ces libertés. Il ne dissocie pas les libertés en cause et se livre à un contrôle global, appréciant la proportionnalité entre cette atteinte et les nécessités d'ordre public poursuivies par le décret de dissolution. Son contrôle est particulièrement étendu, car il ne se limite pas aux motifs invoqués dans le décret mais examine l'ensemble du dossier.

Ce contrôle approfondi ne joue pas en faveur des groupements en cause, loin de là.  Au contraire, le juge des référés dresse un catalogue accablant de leurs agissements. Il rappelle que ces  associations visaient à "propager l’idéologie de l’ancien imam de la mosquée de Lagny, lui-même parti en Egypte à la fin de 2014,  qui prônait un islamisme radical, appelant au rejet des valeurs de la République et faisant l’apologie du djihad armé ainsi que de la mort en martyr". Il ajoute que les perquisitions réalisées durant l'état d'urgence ont révélé l'existence d'une "école coranique clandestine qui diffusait des messages appelant au jihad". Cette dernière précision témoigne peut-être d'un certain agacement vis-à-vis d'une défense qui  invoque le fait  que la perquisition administrative n'a pas eu de suites judiciaires, alors qu'elle a démontré l'appartenance de l'association à la mouvance salafiste.

Les notes blanches


Dans son analyse, le juge n'hésite pas à s'appuyer sur les notes blanches établies par les services de renseignement. A dire vrai, la jurisprudence considérait depuis longtemps qu'un dossier de ce type pouvait justifier une décision d'expulsion. Par exemple, dans un arrêt du 7 mai 2015, le juge des référés du Conseil d'Etat avait admis l'expulsion d'un Algérien, des "notes blanches" faisant état de sa radicalisation et de sa présence injustifiée auprès de différentes synagogues. Dans une ordonnance du 11 décembre 2015, le juge des référés du Conseil d'Etat, intervenant cette fois à propos d'une assignation à résidence intervenue sur le fondement de l'état d'urgence, a ensuite posé un principe général, selon lequel "aucune disposition législative ni aucun principe ne s'oppose à ce que les faits relatés par les " notes blanches " produites par le ministre, qui ont été versées au débat contradictoire et ne sont pas sérieusement contestées par le requérant, soient susceptibles d'être pris en considération par le juge administratif". Elles peuvent donc être utilisées par le juge comme élément d'appréciation, y compris, nous disent les ordonnances du 26 juillet 2015, en matière de dissolution d'un groupement.

La note blanche n'est tout de même pas un blanc seing. Dans sa décision du 6 janvier 2016, rendue cette fois à propos de la fermeture d'un restaurant, le juge des référés du Conseil d'Etat affirme que les informations qui y figurent doivent être précises et convenablement vérifiées. C'est bien le cas en l'espèce, et le juge observe que les notes blanches utilisées pour prononcer la dissolution des groupements sont "précises et circonstanciées", et qu'elles ont été versées au débat contradictoire.

De toute cette analyse, le juge déduit donc qu'aucune "atteinte grave et manifestement illégale" n'a été portée à une liberté fondamentale, justifiant en référé. Dès lors, il n'a plus besoin de se prononcer sur l'urgence de son intervention, seconde condition du référé-liberté. La solution est donc logique et n'apporte aucune surprise sur le fond. 
 
L'élément le plus intéressant de la décision est sans doute l'extrême soin de sa motivation. De toute évidence, la juridiction administrative veut affirmer Urbi et Orbi toute l'étendue de son contrôle de l'état d'urgence, montrer qu'elle ne laisse aucun élément au hasard, et qu'elle se saisit de l'ensemble du dossier. Elle le fait dans une affaire presque caricaturale, l'une de ces affaires que même les plus farouches opposants à l'état d'urgence n'osent pas critiquer. On ne doute pas que la juridiction administrative aura désormais à coeur de rendre des décisions aussi soigneusement motivées, y compris dans les affaires complexes ou délicates.




dimanche 24 juillet 2016

Durcissement de l'état d'urgence

La loi du 21 juillet 2016 prorogeant l'état d'urgence a été votée à une écrasante majorité. De toute évidence, les plus frondeurs des parlementaires, ceux-là même qui dénonçaient l'état d'urgence comme une intolérable atteinte aux libertés, ne se sont pas déplacés pour voter. Peut-être étaient-ils déjà partis en vacances ? A moins que leur opposition soit plus délicate à assumer, au lendemain de l'attentat de Nice ? Il ne fait pourtant aucun doute que le texte se caractérise par un durcissement de l'état d'urgence.

Une durée plus longue


Une première lecture du texte peut laisser penser qu'il s'agit d'une simple prorogation de l'état d'urgence, cette fois pour une durée de six mois. Observons que c'est la première fois qu'est prévue une durée aussi longue, les deux premières prorogations ayant été prévues pour trois mois, et la troisième pour seulement deux mois. Cet allongement n'était pas prévu dans le projet initial. Il a été ajouté par amendement du rapporteur de la commission des lois de l'Assemblée nationale, Pascal Popelin. Officiellement, il s'agit "d'éviter de débattre de la même question dans trois mois". En réalité, il s'agit d'un amendement de repli, Les Républicains souhaitant une durée d'un an, mais acceptant finalement de voter la durée de six mois. 

Le législateur rappelle, comme il l'avait fait dans les textes précédents, qu'il peut être mis fin à tout moment à l'état d'urgence, par décret en conseil des ministres (art. 1 § III). Le contrôle parlementaire approfondi n'est pas modifié, si ce n'est que le mécanisme mis en place par la Commission des lois figure désormais dans la loi qui prévoit que les autorités administratives transmettent aux assemblées parlementaires "sans délai copie de tous les actes qu'elles prennent" sur le fondement de l'état d'urgence. L'idée est de donner au parlement les instruments indispensables à un contrôle qui a toujours voulu être effectué "en temps réel" mais qui a parfois souffert des lenteurs administratives.

Contrairement aux prorogations précédentes qui s'appliquaient à l'issue de la mise en oeuvre de la loi précédente, le texte du 21 juillet 2016 est d'application immédiate, dès sa publication au Journal Officiel. L'objet est de faire profiter les autorités de mesures nouvelles qui, pour être peu nombreuses, apportent néanmoins un certain nombre de précisions utiles.

Le retour des perquisitions administratives


La loi du 21 juillet 2016 rétablit les perquisitions administratives qui avaient été supprimées dans la prorogation de mai 2016. Cela n'a rien de surprenant si l'on considère que la loi de 1955 met en place un système "à la carte", dans lequel les autorités compétentes peuvent choisir les dispositions qu'elles entendent appliquer, et écarter les autres. 

Dans le cas présent, le législateur étend même le champ de ces perquisitions en prévoyant un "droit de suite". Il permet aux forces de police et de gendarmerie, lors d'une perquisitions, de se transporter dans un second lieu si elles ont des raisons de penser qu'il est également fréquenté par les personnes "dont le comportement constitue une menace pour la sécurité et l'ordre public" et qui sont l'objet de la première perquisition. Ce droit de suite avait été demandé par de nombreux responsables lors des auditions effectuées par la Commission des lois.

Rappelons que 3594 perquisitions ont été effectuées de novembre 2015 à mai 2016, dont sensiblement la moitié durant les douze premiers jours de l'état d'urgence. Durant cette période, des contentieux ont été engagés, et la loi du 21 juillet 2016 permet d'en tirer les conséquences, afin d'éviter tout risque juridique.

Sianna. Urgence. 2016

La copie de données informatiques


Le risque essentiel est celui de l'inconstitutionnalité. Dans une décision QPC du 19 février 2016, le Conseil constitutionnel avait déclaré inconstitutionnel l'article 11 al. 3 de la loi de 1955 qui permet à l'autorité administrative de copier les données conservées sur les systèmes informatiques présents sur les lieux de la perquisition. Sur ce point, la loi s'inspirait de l'article 57-1 du code de procédure pénale qui autorise la collecte de preuves électroniques par les officiers de police judiciaire chargés de la perquisition. Pour le Conseil constitutionnel, cette "copie" ne se distinguait pas d'une "saisie", le problème étant qu'une saisie opérée durant une perquisition administrative a pour effet de la transformer immédiatement en perquisition judiciaire. C'est d'ailleurs pour cette raison qu'un officier de police judiciaire doit être présent. Aux yeux du Conseil constitutionnel, cette saisie ne peut donc exister que si elle s'accompagne de garanties appropriées, en particulier en ce qui concerne la restitution des données saisies, le lien entre les données et la menace, ou encore l'éventuelle destruction ou stockage de ces données.

Sur ce point le Conseil constitutionnel se montrait plus attentif aux procédures que le Conseil d'Etat. Agissant comme conseil du gouvernement dans un avis donné lors de l'élaboration de la loi du 20 novembre 2015, celui-ci avait tout simplement considéré que le législateur devrait prévoir des saisies administratives, afin que la perquisition conserve son caractère d'opération administrative.

Quoi qu'il en soit, la décision du Conseil constitutionnel a eu des conséquences fâcheuses pour l'Exécutif. Privant de base légale la copie de données, elle a interdit leur captation dans des perquisitions administratives et empêché l'exploitation de celles déjà collectées qui ont été détruites. Pour remédier à cette situation, le législateur de juillet 2016 met en place une procédure applicable aux "données contenues dans tout système informatique ou équipement terminal" ainsi qu'à tout support matériel de ces données, du téléphone cellulaire aux jeux vidéo, dès lors qu'ils permettent d'échanger des message. Sont visés tous les équipements trouvés sur les lieux de la perquisition, qu'ils appartiennent ou non à la personne visée par celle-ci. La loi précise enfin que ces données peuvent être "copiées sur tout support", ce qui confère un fondement juridique à la notion de copie, sans pour autant suivre le Conseil d'Etat dans sa proposition de saisie administrative. 

Que l'on se rassure. Le Conseil d'Etat ne sort pas perdant de l'affaire. Dès lors que la copie demeure administrative, il se voit confier le contrôle de cette procédure. La procédure est à la fois originale et assez protectrice des droits des propriétaires des données, puisque le préfet est tenu de saisir le juge des référés du tribunal administratif pour demander l'autorisation d'exploiter les données copiées. Il n'en demeure pas moins que la copie de données informatiques n'a pas pour effet de transformer la perquisition administrative en perquisition judiciaire, la compétence du juge judiciaire en ce domaine étant donc complètement exclue.

Ordre public


Dans sa rédaction ancienne, l'article 8 de la loi du 3 avril 1955 permet aux autorités compétentes, préfet ou ministre de l'intérieur, d'ordonner "la fermeture provisoire des salles de spectacles, débits de boissons et lieux de réunion de toute nature". La Commission des lois du Sénat a tenu à ajouter à cette phrase : "en particulier des lieux de culte au sein desquels sont tenus des propos constituant une provocation à la haine ou à la violence ou une provocation à la commission d'actes de terrorisme ou faisant l'apologie de tels actes". Cet ajout n'a qu'un intérêt politique aux yeux des auteurs de l'amendement, car il ne modifie en rien le droit positif.  Depuis novembre 2015, une dizaine de mosquées et de salles de prières ont été fermées en s'appuyant sur la référence aux "lieux de réunion de toute nature". Accepter l'amendement sénatorial était donc dépourvu de toute portée juridique.

Enfin, le projet de loi s'efforce de faciliter la tâche des forces de police. D'une part, les contrôles des bagages et les fouilles de véhicules sont désormais effectués sans instruction du procureur, sur décision administrative. D'autre part, sur proposition du Sénat, il est désormais précisé dans la loi que les cortèges, défilés et rassemblements sur la voie publique peuvent être interdits, dès lors que l'autorité administrative justifie ne pas être en mesure d'en assurer la sécurité avec les moyens dont elle dispose. A dire vrai, cette disposition reprend tout simplement la jurisprudence Benjamin de 1933. Dans le cas présent, on comprend qu'il s'agit de tenir compte de l'épuisement de forces de police qui ont bien des difficultés à assumer leur rôle de lutte contre le terrorisme en protégeant, en même temps, l'ordre public lors de manifestations de la Cop 21 ou de la Nuit Debout. Il n'en demeure pas moins que ce sera au juge administratif de garantir l'équilibre entre la liberté de manifester et les contraintes liées à ces multiples tâches dévolues aux forces de police.

Ce texte opère à l'évidence un durcissement de l'état d'urgence mais il se veut aussi une nouvelle loi antiterroriste. C'est ainsi que la loi prévoit l'automaticité de la peine complémentaire d'interdiction du territoire ainsi que l'interdiction de la semi-liberté pour toute personne condamnée pour terrorisme. Elle offre enfin le fondement législatif indispensable à la surveillance vidéo permanente des personnes détenues pour des faits de terrorisme. Une précision utile si l'on songe que la mesure visant Salah Abdeslam risquait une annulation par le juge administratif. 

Reste évidemment à se poser la question de l'efficacité de ce nouveau texte en matière de lutte contre le terrorisme. Le matin même de l'attentat de Nice, le Président de la République affirmait que l'état d'urgence "serait bien levé" le 26 juillet, estimant que la loi du 3 juin 2016 offrait des instruments juridiques permanents aussi efficaces que l'état d'urgence. Certes, nul ne pouvait prévoir, pas même le Président de la République, ce qui allait se passer le soir même sur la Promenade des Anglais. Il n'empêche que ce fait nouveau l'a placé dans une situation délicate. L'attentat rendait impossible l'abandon de l'état d'urgence qu'une grande partie de la population n'aurait pas compris. En même temps, la nouvelle loi reprend des dispositions dont on affirmait qu'elles étaient devenues inutiles. Le débat ne fait que commencer, et le nouvel état d'urgence devra être jugé sur ses résultats et sur son contrôle.




mercredi 20 juillet 2016

La vie privée d'Abdeslam : échec du référé

Le juge des référés du tribunal administratif de Versailles a rejeté, le 15 juillet 2016,  le recours de Salah Abdeslam, lui demandant de "prendre toute mesure pour mettre un terme" à la décision du ministre de la justice de la placer sous "vidéoprotection" permanente dans sa cellule, décision prise pour une période de trois mois renouvelable. A dire vrai, la décision ne surprend personne et elle est d'ailleurs passée relativement inaperçue. Comment la presse aurait-elle pu s'étendre sur les nuisances apportées à la vie privée d'Abdeslam au lendemain de l'attentat de Nice ? 

Rappelons que Frank Berton, l'avocat d'Abdeslam, utilise la procédure de référé-liberté organisée par l'article L 521-2 du code de la justice administrative. Elle permet au juge des référés d'ordonner "toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public (...) aurait porté, dans l'exercice de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale".

La vie privée comme liberté fondamentale


Il ne fait guère de doute que le droit au respect de la vie privée, garanti par l'article 8 de la Convention européenne des des droits de l'homme, constitue l'une de ces "libertés fondamentales" susceptibles de donner lieu à un référé-liberté. Le juge des référés du Conseil d'Etat l'a admis dans une ordonnance du 25 octobre 2007, Mme Y. Il intervenait alors dans une affaire délicate où la mère biologique d'une personne née sous X. demandait au juge de prendre toute mesure utile à la préservation de son anonymat.

Les faits sont évidemment bien différents et il convient de s'interroger sur le cas précis de Salah Abdeslam. Une personne détenue est-elle titulaire du droit au respect de la vie privée ? La réponse à la question est positive et la CNIL rappelle ce principe dans sa  délibération du 19 mai 2016 sur l'arrêté du 9 juin 2016, celui-là même qui autorise la surveillance permanente vidéo pour les personnes "dont l'évasion ou le suicide pourraient avoir un impact important sur l'ordre public eu égard aux circonstances particulières à l'origine de leur incarcération et l'impact de celles-ci sur l'opinion publique".

La jurisprudence de la Cour européenne montre cependant que l'article 8 de la Convention européenne ne s'applique aux détenus qu'avec une basse intensité. La Cour européenne des droits de l'homme n'a été saisie qu'une seule fois d'une requête émanant d'un détenu se plaignant d'être placé sous vidéo-surveillance de manière permanente. Elle n'a pas eu à se prononcer sur le fond, le requérant n'ayant pas, sur ce point, épuisé les voies de recours internes (CEDH 3 avril 2014, Salvatore Riina c. Italie). Elle a, en revanche, admis, dès son arrêt Ilascu et autres c. Moldavie et Russie du 8 juillet 2004, qu'un traitement particulier, reposant sur l'isolement cellulaire, peut être infligé aux détenus considérés comme particulièrement dangereux. Le régime de surveillance entraine alors nécessairement une ingérence plus grande dans la vie privée du détenu. 

Dans une décision Van der Graaf c. Pays-Bas du 1er juin 2004, la Cour déclare irrecevable une requête déposée par l'assassin de Pym Fortuyn qui se plaignait d'être surveillé 24 h sur 24 par vidéo, alors qu'il était détenu dans un établissement pénitentiaire spécialisé dans le traitement des malades mentaux. Il est vrai que le requérant ne se plaçait pas sur le terrain de la vie privée, mais invoquait l'existence d' un traitement inhumain et dégradant au sens de l'article 3 de la Convention européenne. Il ne fait aucune doute cependant que cette décision a influencé le juge versaillais qui la cite dans les visas de son ordonnance. Elle montre en effet que la Cour européenne admet que la vie privée des détenus puisse faire l'objet d'ingérences particulièrement importantes.

Van Gogh. La ronde des prisonniers. 1890

L'absence de fondement législatif


L'avocat de Salah Abdeslam rappelle qu'une ingérence dans la vie privée des personnes, qu'elles soient ou non détenues, doit être "prévue par la loi", formule employée dans l'article 8 al. 2 de la Convention européenne. Il estime que l'arrêté du 16 juin 2016, qui fonde la décision de surveillance prise le lendemain, ne constitue pas une "loi" au sens juridique du terme. Il faut bien reconnaître que la délibération de la CNIL du 19 mai 2016 dit sensiblement la même chose, observant "qu'aucune disposition législative ne prévoit explicitement la possibilité, pour l'administration pénitentiaire, de mettre en œuvre une telle surveillance". Elle ajoute même, en termes diplomatiques mais fort clairs qu'elle " s'interroge dès lors sur la possibilité de prévoir et d'encadrer la mise en œuvre d'une telle surveillance par un tel arrêté portant création de traitements de données à caractère personnel". La formule peut s'analyser comme un appel au législateur, afin qu'il régularise la situation en votant une loi.

La question était embarrassante pour le juge des référés qui a tout de même trouvé la solution dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme. "Pour ne pas forcer la distinction entre les pays de Common Law et pays continentaux", la Cour adopte une conception très extensive de la notion de "loi", considérant finalement comme "loi" l'ensemble du droit en vigueur, qu'il soit législatif ou réglementaire (par exemple : CEDH, 24 avril 1990, Kruslin c. France). Certains objecteront que cette conception extensive est un peu surprenante sous la plume d'un juge français, dans un système qui repose précisément sur une distinction très nette entre la loi et le règlement.

Sans doute, mais la Cour européenne ne se borne pas à cette appréciation formelle. Elle effectue aussi une évaluation qualitative de la "loi" en question, et c'est exactement ce que fait le juge des référés. Il observe que la mise sous surveillance d'Abdeslam a été précédée d'une procédure contradictoire et qu'il a pu exercer un recours. De cette observation, le juge des référés déduit que, quand bien même la distinction entre les articles 34 et 37 de la Constitution aurait été ignorée, cette éventuelle illégalité n'aurait pas pour conséquence une atteinte grave à l'exercice d'une liberté fondamentale. 
 

Absence d'urgence


De tous ces éléments, le juge des référés déduit l'absence d'urgence, condition fondamentale d'un référé. En effet, l'avocat d'Abdeslam s'appuie sur des avis d'expert, dont celui du contrôleur général des lieux de détention, avis qui évoquent la vie privée des détenus, mais pas celle précisément de son client. Or, celui-ci est dans une "situation particulière" liée à la gravité des actes pour lesquels il est poursuivi et au danger qu'il représente pour autrui. En outre, des mesures ont été prises pour lui garantir un minimum d'intimité comme la pose d'un pare-vue permettant la restitution d'images opacifiées. Enfin, il bénéficie de visites de sa famille et peut, à tout moment, demander celle d'un médecin ou d'un psychiatre. Ces éléments montrent qu'il conserve quelques éléments de  vie privée. Pour toutes ces raisons, le juge estime donc que la condition d'urgence n'est pas remplie. 

L'affaire n'est évidemment pas terminée. Le recours au fond contre la décision de placement sous vidéo-surveillance devra être jugé au fond, même si l'on peut penser que les juges prendront leur temps et attendront avec sérénité que le parlement soit intervenu pour conférer un fondement législatif à une telle mesure. Tout cela aurait été bien plus simple si l'on s'était préoccupé de la question avant l'arrivée d'Abdeslam sur le territoire, ce qui aurait évité une bien fâcheuse improvisation. Les juristes de la Chancellerie devraient sans doute méditer la pensée de Pierre Dac : "La prospective est un art difficile, surtout lorsqu'elle concerne l'avenir".



dimanche 17 juillet 2016

Terrorisme : l'échec du continuum défense sécurité

Après les attentats de janvier et de novembre 2015 à Paris, puis du 14 juillet 2016 à Nice, sans oublier les crimes intermédiaires, force est de constater que la politique de lutte contre le terrorisme intérieur est tenue en échec. On peut s'interroger sur les raisons de cet échec et se demander si ces attentats auraient pu être prévenus. La question intéresse au premier chef les libertés publiques puisqu'elle touche au principe de sûreté et à la liberté de circulation, c'est-à-dire à la base et à la condition des autres libertés.

Parmi les possibles explications, il convient de s'interroger sur la pertinence d'une doctrine qui constitue le socle de l'action publique depuis une dizaine d'années, le fameux continuum défense-sécurité.

Le continuum défense - sécurité


Le Livre Blanc "sur la défense et la sécurité nationale" publié en octobre 2008 marque l'apparition officielle du concept de "continuum défense sécurité. On le trouve résumé dans le propos d'ouverture de Nicolas Sarkozy qui évoque "un nouveau concept : celui d'une stratégie de sécurité nationale qui associe, sans les confondre, la politique de défense, la politique de sécurité intérieure, la politique étrangère et la politique économique". Un an plus tard, dans un discours prononcé devant les auditeurs de l'IHEDN, Alain Bauer évoquait "un concept encore à préciser de "sécurité globale" qui doit "articuler défense nationale, sécurité publique, protection des entreprises ou sécurité environnementale". Quoi qu'il en soit, cette stratégie inclut "aussi bien la sécurité extérieure que la sécurité intérieure, les moyens militaires comme les moyens civils".

Tout est dans tout, et réciproquement. Le problème est que ce concept "à préciser" n'a jamais été précisé.  Le Livre Blanc suivant, celui de 2013, porte certes sur "la défense et la sécurité nationale", mais ses développements concernent essentiellement la sécurité extérieure, dans une perspective traditionnelle.

A-t-on pour autant oublié le continuum défense-sécurité ? Non, et l'on constate au contraire qu'il a été utilisé pour justifier trois pratiques qui se sont révélées autant d'échecs : l'armée dans les rues, les caméras dans les villes, et le décèlement précoce comme slogan. Tout ceci au détriment du renseignement intérieur, pourtant décisif contre le terrorisme.

L'armée dans les rues


Le continuum défense-sécurité a provoqué, et provoque toujours, une confusion entre le rôle des forces de sécurité et celui des forces armées. Ces dernières peuvent mener des opérations contre des mouvements terroristes armés, sur les théâtres extérieurs. Elles ont montré, à plusieurs reprises, leur savoir-faire dans ce domaine. En revanche, elles ne sont pas en mesure, car ce n'est pas leur métier, de lutter contre un terrorisme diffus sur notre territoire ni même le prévenir. 

Le général Vincent Desportes affirme ainsi, le 14 juillet sur BFM que la "guerre contre le terrorisme", même s'il ne s'agit pas d'une guerre au sens juridique du terme, se déroule sur trois fronts bien distincts, "le Sahel, le Levant avec l'Irak et la Syrie, et puis il y a le théâtre intérieur". Ces trois fronts ne nécessitent pas des moyens identiques et les forces armées ne peuvent intervenir efficacement que sur les deux premiers. Autrement dit, la sécurité intérieure n'est pas le métier des forces armées. C'est celui des forces de sécurité. Il en déduit que "l'opération Sentinelle est inutile" comme est inutile le rappel des réservistes. Elle est aussi dangereuse car elle nuit à l'entrainement des soldats et les détourne des missions pour lesquelles ils ont été formés, missions qui participent aussi de la lutte contre le terrorisme.

Encore plus grave, ce rôle attribué aux militaires de la force Sentinelle en matière de sécurité conduit à développer un faux sentiment de sécurité. Voir les militaires patrouiller dans les rues donne l'impression d'une protection mais les évènements récents ont montré quelle était bien illusoire. Rappelons que des militaires de Sentinelle, proches du Bataclan, n'ont pas pu être engagés, tout simplement parce qu'ils n'avaient pas reçu l'ordre d'utiliser leurs armes.



Des caméras dans les villes

 

Le continuum défense-sécurité conduit à privilégier des actions visant à développer le sentiment de sécurité plutôt que la sécurité elle-même. L'idée repose sur un postulat qu'il existe une "demande de sécurité" qui peut être satisfaite par des services publics mais aussi par un secteur privé en pleine expansion.

On a ainsi privilégié l'installation de caméras dans les lieux publics et incité les collectivités territoriales à se doter de tels dispositifs. Là encore, il s'agit de vendre, d'ailleurs très cher, un sentiment de sécurité aux habitants. La loi du 14 mars 2011 d'orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure ( Loppsi 2) fait ainsi évoluer le vocabulaire, parlant de "vidéoprotection" et non plus de "vidéosurveillance", évolution destinée précisément à affirmer que ces installations ont pour mission de protéger ceux qu'elles surveillent. Les collectivités locales peuvent se voir imposer ce dispositif à leurs frais par le préfet "lorsque l'urgence et l'exposition particulière à un risque d'actes de terrorisme le requièrent". Le terrorisme sert ainsi à imposer l'installation de systèmes coûteux qui apportent un faux sentiment de sécurité aux habitants mais de vrais bénéfices aux entreprises privées du secteur, dans le contexte de la privatisation du Security Business. Ces entreprises sont modestement contrôlées par un Conseil national des activités privées de sécurités (CNAPS) dont le Président est Alain Bauer. Le préfet Alain Gardère en était le directeur, jusqu'à sa mise en examen pour corruption et détournement de fonds.


Les statistiques indiquent clairement l'échec de cette politique. Dans un rapport accablant de 2011, la Cour des comptes montre que la vidéo permis d'élucider 3 % des faits de délinquance, et note que le taux d'élucidation ne progresse pas davantage dans les villes équipées que dans celles qui ne les sont pas. La vidéoprotection n'a pas davantage d'effet préventif et l'on imagine mal un terroriste kamikaze renonçant à commettre un attentat parce qu'il y a une caméra dans le secteur. Témoigne tristement de cet échec l'attentat de Nice, dans une ville qui a inauguré fièrement sa millième caméra en 2015.

Le décèlement précoce comme slogan


La troisième conséquence du continuum défense-sécurité, et la troisième idée fausse, se ramène à une formule : le décèlement précoce. Concept essentiel de l'approche sécuritaire de la société, la notion vient directement des Etats-Unis et a été popularisée en France par Xavier Raufer et Alain Bauer. Ce dernier, dans son rapport "Déceler, étudier, former : une voie nouvelle pour la recherche stratégique" remis au Président de la République et au Premier ministre en mars 2008, définit le décèlement précoce comme un  "concept intégrateur qui permet"
-"d'abord, de repérer, puis d'écarter les apparences, donc d'accéder au réel ; 
- ensuite, de poser rapidement et efficacement des diagnostics ; 
- enfin, d'agir tôt, de prévenir, avec précision et autorité". 

L'idée est "d'intervenir avant de graves ruptures, sur les premiers symptômes d'un désordre à venir (...)". Au-delà de l'imprécision du discours, il s'agissait à l'origine de mettre en place des systèmes d'alerte destinés à prévenir les crises internationales. Mais l'idée est venue de l'utiliser au plan interne, pour lutter contre la criminalité, voire contre le terrorisme et les "comportements déviants".

Le problème est que le décèlement précoce a sombré dans le ridicule. Dès 2004,  le rapport Bénisti rédigé par la Commission "Prévention" du groupe d'études parlementaires sur la sécurité intérieure présidé par ce député du Val de Marne, publie "une courbe évolutive d'un jeune qui s'écarte du droit chemin pour s'enfoncer dans la délinquance". Graphique à l'appui, on y apprend que  le comportement déviant commence vers 3 ans. L'enfant de cet âge qui a des difficultés dans le maniement de la langue et adopte de surcroît un comportement indiscipliné... doit tout de suite être perçu comme ayant de solides chances de terminer dans la vol à main armée, voire de sombrer dans le terrorisme.

L'auteur a ensuite réitéré sont propos dans un nouveau rapport, plus récent puisqu'il date de décembre 2010. Il était alors précisé qu'il "faut repérer et agir dès les premiers troubles comportementaux de l'enfant". Ces travaux pseudo-scientifiques n'ont évidemment abouti à rien. Après une tentative de test des enfants de cinq ans en 2011, plus personne n'a plus parlé de décèlement précoce. On doit évidemment s'en réjouir.

Le renseignement intérieur désorganisé


Considérée à travers ces trois éléments, la doctrine du continuum sécurité-défense a conduit à négliger l'importance du renseignement intérieur. La réforme des services de renseignement réalisée en 2008 à l'initiative de Nicolas Sarkozy a plus ou moins détruit le renseignement humain (Humint) qui constituait le socle de notre système de renseignement. La fusion de la DST (Direction de la surveillance du territoire) et des RG (Renseignements généraux) dans une nouvelle Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) s'est traduite par un affaiblissement du renseignement sur le territoire. On s'est donc tourné vers Elint (renseignement électronique), ce qui conduit à une surveillance très superficielle des personnes soupçonnées d'avoir des projets terroristes. Car s'il est possible de faire une collecte de masse des données qu'elles échangent, il n'est pas matériellement possible de les analyser toutes. En témoigne notamment le désastre de l'affaire Mérah qui était parfaitement connu des services mais dont les activités n'ont pas été décelées à temps.

Le rapport de la commission d'enquête de l'Assemblée nationale relative aux moyens mis en oeuvre par l'Etat pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier 2015 public illustre parfaitement la situation. Certes, il note favorablement l'apport de la loi du 24 juillet 2015 qui crée, enfin, une "politique publique" du renseignement, mais il constate en revanche que la réorganisation des services est "encore incomplète" et que le renseignement intérieur est "en reconstruction".  En effet, le renseignement territorial a été réorganisé en deux pôles, le service central du renseignement territorial (SCRT) au sein de la police nationale, et la sous-direction de l'anticipation opération (SDAO) au sein de la Gendarmerie. Cette réorganisation date cependant de 2014, et le rapport constate que le chantier est loin d'être achevé.

*

*       *


Le continuum défense-sécurité est donc un échec. Derrière cette doctrine apparaît souvent Alain Bauer, "professeur" de criminologie au CNAM. Proche à la fois de Nicolas Sarkozy et de Manuel Valls, ce Grand Augure préside tous les groupes de travail, parle beaucoup dans les médias et développe ses idées dans des livres généralement écrits en collaboration. Elles ne sont guère soumises à la critique, si ce n'est celle des universitaires qui n'ont évidemment pas la même exposition médiatique et qui se sont contentés d'empêcher Alain Bauer de pénétrer dans le monde académique. Peut-être serait-il temps, alors que la menace terroriste devient de plus en plus prégnante, d'engager enfin un débat ? Pour le moment en tout cas, il n'est pas à l'ordre du jour. A l'instar du pharmacien Homais dans Madame Bovary, Alain Bauer "fait une clientèle d'enfer ; l'autorité le ménage et l'opinion publique le protège. Il vient de recevoir la croix d'honneur ". En fait, il vient d'être d'être promu Commandeur dans l'Ordre de la Légion d'honneur. Promotion du 14 juillet, le jour même de l'attentat de Nice.


vendredi 15 juillet 2016

Diffamation et contrôle de proportionnalité

La Cour européenne des droits de l'homme, dans un arrêt du 12 juillet 2016 Reichman c. France, impose l'intégration du contrôle de proportionnalité dans la sanction de la diffamation. 

Le requérant a précisément été reconnu coupable de cette infraction. Responsable de l'émission Libre Journal à Radio Courtoisie en 2006, il intervient à l'antenne à propos de la situation de cette station après le décès son fondateur, Jean Ferré. Il raconte le déroulement d'une réunion du conseil d'administration durant laquelle le nouveau vice-président, M. L., aurait empêché, avec le concours de quelques vigiles, les participants de s'exprimer et décidé de définir seul la ligne éditoriale de la station. Il ajoute " que la situation financière de la radio a donné lieu à certaines... j'allais dire acrobaties... enfin, disons à certains comportements dont l'orthodoxie demande à être vérifiée". En 2009, M. Reichman est condamné à 1000 € d'amende et 1500 € de dommages-intérêts versé à M. L. Ce jugement est confirmé en appel, mais, pour des motifs de procédure, le pourvoi en cassation du requérant est déclaré irrecevable.

Un "excès de formalisme"


Cette question de procédure est au coeur du premier moyen articulé par le requérant qui estime être victime d'une violation de l'article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l'homme : "Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement par un tribunal (...)". 

En l'espèce, son avocat a commis l'erreur de lui faire signer un pouvoir spécial l'autorisant à se pourvoir en cassation deux jours avant la décision de la Cour d'appel. Cette précaution était sans doute liée à la brièveté du délai de pourvoi qui est de cinq jours francs à compter du prononcé de la décision attaquée (article 568 code de procédure pénale).  Aux yeux de la Cour de cassation, le document visant une décision de justice non encore prononcée ne saurait s'analyser comme un mandat spécial, au sens où l'entendait alors l'article 576 du code de procédure pénale. Elle déclare donc le pourvoi irrecevable. 

Pour le requérant, cette décision d'irrecevabilité porte atteinte à son droit d'accès à un tribunal, et il fait observer que cette exigence d'un mandat spécial a été supprimée par la loi du 25 janvier 2011. Pour les autorités françaises, cette contrainte de procédure répond à une préoccupation de bonne administration de la justice et de sécurité juridique. Elles s'appuient sur l'arrêt Bertogliati c. France du 4 mai 2000, dans lequel la Cour européenne avait estimé qu'une irrecevabilité prononcée sur ce fondement n'entraînait aucune atteinte à l'article 6 § 1. Elles ajoutent, non sans perfidie, qu'il appartient précisément à l'avocat d'éclairer son client sur les règles de procédure qu'il est censé connaître. 

La Cour européenne des droits de l'homme écarte cette analyse au profit d'une formulation inspirée de son arrêt Walchli c. France du 26 juillet 2007. Elle estime que  "les tribunaux doivent, en appliquant des règles de procédure, éviter à la fois un excès de formalisme qui porterait atteinte à l’équité de la procédure, et une souplesse excessive qui aboutirait à supprimer les conditions de procédure établies par les lois". Dans le cas présent, elle sanctionne un "excès de formalisme", dès lors que la volonté du requérant de se pourvoir en cassation était évidente et qu'il n'a pu exercer cette voie de recours. 

On pourrait évidemment souligner, comme le fait le juge Nussberger dans son opinion dissidente, une certaine contradiction dans le raisonnement de la Cour. Elle admet en effet que la règle de procédure poursuit un but légitime, pour déclarer ensuite que son application conduit à un "formalisme excessif". Mais la Cour se place résolument du côté du requérant dont la Cour de cassation a écarté le recours alors qu'il n'était pas responsable du vice de procédure.

Radio-Pirate. Le Grand Orchestre du Splendid. 1991

L'ingérence dans la liberté d'expression


Le requérant invoque un second moyen, de fond cette fois, reposant sur une violation de l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme. Il considère que sa condamnation pour diffamation constitue une ingérence disproportionnée dans sa liberté d'expression. 

L'ingérence dans la liberté d'expression est, en l'espèce, prévue par la loi du 29 juillet 1881 qui réprime la diffamation. Nul ne conteste qu'elle poursuit un but légitime de protection de la réputation d'autrui. Le débat se concentre sur le caractère proportionné ou non de cette ingérence, c'est-à-dire sur le point de savoir si elle est "nécessaire dans une société démocratique".

Dans le cas du requérant, la marge d'appréciation de l'Etat est particulièrement étroite, pour deux motifs. 

Le premier trouve son origine dans les propos tenus par le requérant lors de son émission de radio. Ils relèvent du "débat d'intérêt général" au sens où l'entend la Cour européenne. Il s'agissait en effet d'informer les auditeurs sur la remise en cause de la ligne éditoriale du journal et sur sa situation financière. 

Le second réside dans la qualité de journaliste de M. Reichman. Certes, il ne dispose pas formellement d'une carte de presse, mais il est l'un des fondateurs de Radio Courtoisie et l'un de ses animateurs historiques. Le tribunal correctionnel lui a donc reconnu la qualité de journaliste et la Cour fait de même. Cette qualité renforce sa situation car la Cour rappelle traditionnellement qu'une certaine dose d'exagération, voire de provocation, est permise aux journalistes, à la condition qu'ils fournissent des informations exactes et qu'ils soient de bonne foi (CEDH, 27 mars 1996, Goodwin c. Royaume-Uni).  

En l'espèce, la question de l'exactitude des informations est évidemment discutée. La Cour distingue clairement, notamment dans son arrêt Morice c. France du 23 avril 2015, les jugements de fait qui se prêtent à la démonstration de leur exactitude des jugements de valeur qui en sont dispensés. Dans le cas présent, M. Reichman a été condamné pour diffamation parce que, précisément, il n'a pas été en mesure de prouver l'exactitude de ses propos sur "les acrobaties" et les "comportements dont l'orthodoxie demande à être vérifiée" dans la gestion financière de Radio Courtoisie. 
Pour la Cour, les juges internes n'ont pas recherché si le requérant avait procédé à un jugement de fait ou à un jugement de valeur. La question se posait pourtant. Certes le requérant avait produit quelques documents relatifs à la dégradation de la situation financière de la station, montrant ainsi que son propos ne pouvait être assimilé à une invective gratuite et qu'il reposait sur des éléments factuels. Mais certains points de son intervention s'inscrivaient dans un contexte plus général de dissensions au sein de la radio et pouvaient s'analyser comme un jugement de valeur à l'égard de sa nouvelle direction. Entre ces deux options, la Cour européenne ne tranche pas. Elle se borne à considérer que la la condamnation de M. Reichman porte une atteinte disproportionnée à sa liberté d'expression, dès lors que les juges internes n'ont pas exercé ce contrôle. 

In fine, la décision de la Cour laisse une impression mitigée. Il est vrai que la condamnation de M. Reichman pouvait sembler lourde, surtout si l'on considère qu'il avait pris soin de ne pas se livrer à des attaques personnelles, se limitant à des propos sur la situation de la station et sa ligne éditoriale. Au-delà de la situation personnelle du requérant, la décision risque de susciter davantage de difficultés qu'elle n'en résout. Car la Cour européenne des droits de l'homme ne se limite pas à contrôler l'appréciation faite par les juges internes mais leur dicte les critères d'appréciation auxquels ils doivent recourir. Cette distinction ainsi imposée entre jugement de fait et jugement de valeur est tout-à-fait étrangère au droit français. Est-elle pour autant plus facile à utiliser que la jurisprudence classique sur la diffamation ? Ce n'est pas certain, et les circonstances de l'affaire montrent bien qu'il était possible de privilégier l'un ou l'autre de ces critères, laissant une large place à la subjectivité des juges. Il reste à voir si les tribunaux français seront disciplinés ou considéreront simplement qu'il n'appartient pas à la Cour de leur imposer des critères d'appréciation.



lundi 11 juillet 2016

La bonne foi du lanceur d'alerte

Au fil des décisions, le statut juridique du lanceur d'alerte se précise. Il y a quelques jours, la Chambre sociale de la Cour de cassation consacrait un véritable droit de signaler des comportements illicites qu'elle rattachait à la liberté d'expression. En même temps, dans un arrêt Soares c. Portugal du 21 juin 2016, la Cour européenne des droits de l'homme précise qu'un tel signalement doit être fait de bonne foi pour que son auteur puisse être qualifié de lanceur d'alerte. 

Fin 2009, Antonio Soares, caporal-chef de la garde nationale républicaine portugaise à Gois, a dénoncé le commandant du poste territorial d'Arganil à l'inspection générale de l'administration interne. Faisant état de différentes rumeurs selon lesquelles l'intéressé aurait détourné des fonds publics, il demandait l'ouverture d'une enquête. Il a obtenu satisfaction et deux enquêtes ont été diligentées, l'une par l'inspection générale, l'autre par la Garde nationale républicaine elle-même. Aucune n'est parvenue à trouver un quelconque fondement à ces allégations. Le résultat est qu'Antonio Soares a été poursuivi et condamné par le juge pénal à 750 € d'amende pour diffamation aggravée. Il a dû verser 1000 € au commandant qu'il avait accusé pour réparation du préjudice. Ayant épuisé les recours internes, il a saisi la Cour européenne des droits de l'homme, estimant que sa condamnation constituait une atteinte à la liberté d'expression garantie par l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme.

La Cour européenne ne lui a pas donné satisfaction. En l'espèce, elle est confrontée à un conflit de normes entre le droit à la vie privée et à la réputation du commandant et la liberté d'expression de celui qui se considère comme un lanceur d'alerte. Elle écarte pourtant cette liberté d'expression en précisant que le lanceur d'alerte ne peut être considéré comme tel, et donc s'en prévaloir, que s'il est de bonne foi.

L'ingérence dans la liberté d'expression 


Rappelons qu'il n'est pas contesté que la condamnation du requérant constitue une ingérence dans sa liberté d'expression. Celle-ci peut cependant être licite si elle est prévue par la loi, si elle poursuite un but légitime, et si elle se révèle "nécessaire dans une société démocratique". Les deux premières conditions sont facilement remplies : la diffamation aggravée est une incrimination qui figure dans le code pénal portugais, et la volonté de protéger la réputation d'une personne injustement calomniée est un but parfaitement légitime. 

Reste le caractère "nécessaire dans une société démocratique", notion qui conduit la Cour à apprécier le caractère proportionné de la restriction apportée à la liberté d'expression du requérant par rapport au but de protection de la vie privée du commandant victime de la dénonciation.

"Bouche de lion". Boîte aux lettres pour les dénonciations anonymes. Venise. Palais des Doges


Les lanceurs d'alerte dans le secteur public


La Cour commence par rappeler que la liberté d'expression doit pouvoir s'exercer dans l'ensemble du monde du travail, y compris  dans le secteur public, principe acquis depuis la décision Vogt c. Allemagne de 1995. Dans l'arrêt Guja c. Moldavie du 12 février 2008, la Cour reconnaît ainsi, sans pourtant mentionner le terme de "lanceur d'alerte", que la "dénonciation de conduites illicites" sur son lieu de travail par un fonctionnaire peut être protégée "dans certaines circonstances". Elle considère en conséquence comme disproportionnée la révocation d'un procureur moldave révoqué pout avoir donné à la presse des lettres des autorités policières faisant pression sur la justice pour que des poursuites engagées à l'encontre de policiers corrompus soint abandonnées.

Ces circonstances sont appréciées par la Cour à travers une série de critères qui ont été étendus aux lanceurs d'alerte du secteur privé par l'arrêt Heinisch c. Allemagne du 21 juillet 2011 et auxquels la Cour se réfère dans sa décision Soares, pour considérer comme proportionnée la sanction pénale prise à son encontre. Dans ce cas, le critère que retient la Cour est d'abord celui du préjudice causé à la victime. La diffamation dont elle a été victime a, en effet, été à l'origine de deux enquêtes successives.

En revanche, la Cour écarte les critères qui auraient pu jouer en faveur du lanceur d'alerte. Certes, l'intérêt public de la divulgation pouvait être invoqué, dès lors qu'il s'agissait de dénoncer des détournements de fond commis par un fonctionnaire d'autorité. Les faits rapportés n'ont cependant pas pu être prouvés, M. Soares lui-même reconnaissant s'être borné à rapporter des rumeurs. Sur ce point, l'authenticité des faits divulgués, critère essentiel aux yeux de la Cour pour se voir reconnaître l'atteinte à la liberté d'expression du lanceur d'alerte, n'est pas avérée. Dans un arrêt Pinto Pinheiro Marques c. Portugal du 22 janvier 2015, la Cour précise ainsi qu'une telle dénonciation ne peut porter que sur des faits et non pas sur de simples jugements de valeur, car seuls les faits peuvent être prouvés.

La bonne foi du dénonciateur


Si l'authenticité des faits n'est pas démontrée, la bonne foi du dénonciateur ne l'est pas davantage. La Cour européenne estime ainsi que le juge pénal portugais a pu, sans violer l'article 10 de la Convention, condamner pour diffamation aggravée un fonctionnaire public, auteur d'une dénonciation grave sur le seul fondement de rumeurs. Dans le cas de M. Soares, cette absence de bonne foi est aggravée par l'absence du dernier critère qui repose sur le respect des procédures légales. Toute plainte d'un membre de la Garde nationale portugaise contre un officier doit en effet suivre la voie hiérarchique, selon une procédure fixée par la loi. En l'espèce, le requérant a donc écarté la chaine de commandement et empêché l'officier mis en cause de se défendre devant les instances internes.

La dénonciation publique ne peut donc exister que lorsqu'il n'existe aucune autre procédure possible, et lorsque son auteur est de bonne foi. Ces deux éléments font défaut, et la Cour européenne en tire la conclusion, cette fois en prononçant le mot, que le requérant ne saurait être qualifié de "lanceur d'alerte". La solution semble logique mais elle risque de conduire à une appréciation parfois délicate, car le lanceur peut parfois être contraint d'ignorer les procédures internes, lorsqu'elles n'ont pas d'autre fonction que d'enterrer les éventuelles dénonciations de faits de corruption.

Quoi qu'il en soit, la Cour veut manifestement éviter que le statut de lanceur d'alerte soit invoqué à tort et à travers par des spécialistes de la délation ou de la rumeur : " Tout à coup, on ne sait comment, vous voyez calomnie se dresser, siffler, s’enfler, grandir à vue d’œil ; elle s’élance, étend son vol, tourbillonne, enveloppe, arrache, entraîne, éclate et tonne, et devient, grâce au Ciel, un cri général, un crescendo public, un chorus universel de haine et de proscription". Les juges auront alors la rude mission de définir la frontière entre l'alerte et la calomnie.

Sur la protection des lanceurs d'alerte : Chapitre 9, section 1 B du manuel de libertés publiques sur internet.