Parmi les possibles explications, il convient de s'interroger sur la pertinence d'une doctrine qui constitue le socle de l'action publique depuis une dizaine d'années, le fameux continuum défense-sécurité.
Le continuum défense - sécurité
L'armée dans les rues
Le continuum défense-sécurité a provoqué, et provoque toujours, une confusion entre le rôle des forces de sécurité et celui des forces armées. Ces dernières peuvent mener des opérations contre des mouvements terroristes armés, sur les théâtres extérieurs. Elles ont montré, à plusieurs reprises, leur savoir-faire dans ce domaine. En revanche, elles ne sont pas en mesure, car ce n'est pas leur métier, de lutter contre un terrorisme diffus sur notre territoire ni même le prévenir.
Des caméras dans les villes
Le continuum défense-sécurité conduit à privilégier des actions visant à développer le sentiment de sécurité plutôt que la sécurité elle-même. L'idée repose sur un postulat qu'il existe une "demande de sécurité" qui peut être satisfaite par des services publics mais aussi par un secteur privé en pleine expansion.
On a ainsi privilégié l'installation de caméras dans les lieux publics et incité les collectivités territoriales à se doter de tels dispositifs. Là encore, il s'agit de vendre, d'ailleurs très cher, un sentiment de sécurité aux habitants. La loi du 14 mars 2011 d'orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure ( Loppsi 2) fait ainsi évoluer le vocabulaire, parlant de "vidéoprotection" et non plus de "vidéosurveillance", évolution destinée précisément à affirmer que ces installations ont pour mission de protéger ceux qu'elles surveillent. Les collectivités locales peuvent se voir imposer ce dispositif à leurs frais par le préfet "lorsque l'urgence et l'exposition particulière à un risque d'actes de terrorisme le requièrent". Le terrorisme sert ainsi à imposer l'installation de systèmes coûteux qui apportent un faux sentiment de sécurité aux habitants mais de vrais bénéfices aux entreprises privées du secteur, dans le contexte de la privatisation du Security Business. Ces entreprises sont modestement contrôlées par un Conseil national des activités privées de sécurités (CNAPS) dont le Président est Alain Bauer. Le préfet Alain Gardère en était le directeur, jusqu'à sa mise en examen pour corruption et détournement de fonds.
Les statistiques indiquent clairement l'échec de cette politique. Dans un rapport accablant de 2011, la Cour des comptes montre que la vidéo permis d'élucider 3 % des faits de délinquance, et note que le taux d'élucidation ne progresse pas davantage dans les villes équipées que dans celles qui ne les sont pas. La vidéoprotection n'a pas davantage d'effet préventif et l'on imagine mal un terroriste kamikaze renonçant à commettre un attentat parce qu'il y a une caméra dans le secteur. Témoigne tristement de cet échec l'attentat de Nice, dans une ville qui a inauguré fièrement sa millième caméra en 2015.
Le décèlement précoce comme slogan
La troisième conséquence du continuum défense-sécurité, et la troisième idée fausse, se ramène à une formule : le décèlement précoce. Concept essentiel de l'approche sécuritaire de la société, la notion vient directement des Etats-Unis et a été popularisée en France par Xavier Raufer et Alain Bauer. Ce dernier, dans son rapport "Déceler, étudier, former : une voie nouvelle pour la recherche stratégique" remis au Président de la République et au Premier ministre en mars 2008, définit le décèlement précoce comme un "concept intégrateur qui permet"
Le problème est que le décèlement précoce a sombré dans le ridicule. Dès 2004, le rapport Bénisti rédigé par la Commission "Prévention" du groupe d'études parlementaires sur la sécurité intérieure présidé par ce député du Val de Marne, publie "une courbe évolutive d'un jeune qui s'écarte du droit chemin pour s'enfoncer dans la délinquance". Graphique à l'appui, on y apprend que le comportement déviant commence vers 3 ans. L'enfant de cet âge qui a des difficultés dans le maniement de la langue et adopte de surcroît un comportement indiscipliné... doit tout de suite être perçu comme ayant de solides chances de terminer dans la vol à main armée, voire de sombrer dans le terrorisme.
L'auteur a ensuite réitéré sont propos dans un nouveau rapport, plus récent puisqu'il date de décembre 2010. Il était alors précisé qu'il "faut repérer et agir dès les premiers troubles comportementaux de l'enfant". Ces travaux pseudo-scientifiques n'ont évidemment abouti à rien. Après une tentative de test des enfants de cinq ans en 2011, plus personne n'a plus parlé de décèlement précoce. On doit évidemment s'en réjouir.
Le renseignement intérieur désorganisé
Le continuum défense-sécurité est donc un échec. Derrière cette doctrine apparaît souvent Alain Bauer, "professeur" de criminologie au CNAM. Proche à la fois de Nicolas Sarkozy et de Manuel Valls, ce Grand Augure préside tous les groupes de travail, parle beaucoup dans les médias et développe ses idées dans des livres généralement écrits en collaboration. Elles ne sont guère soumises à la critique, si ce n'est celle des universitaires qui n'ont évidemment pas la même exposition médiatique et qui se sont contentés d'empêcher Alain Bauer de pénétrer dans le monde académique. Peut-être serait-il temps, alors que la menace terroriste devient de plus en plus prégnante, d'engager enfin un débat ? Pour le moment en tout cas, il n'est pas à l'ordre du jour. A l'instar du pharmacien Homais dans Madame Bovary, Alain Bauer "fait une clientèle d'enfer ; l'autorité le ménage et l'opinion publique le protège. Il vient de recevoir la croix d'honneur ". En fait, il vient d'être d'être promu Commandeur dans l'Ordre de la Légion d'honneur. Promotion du 14 juillet, le jour même de l'attentat de Nice.