« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 15 février 2015

La couverture du terrorisme par les médias

Le 12 février 2015, le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) a pris une série de décisions concernant la couverture médiatique des attentats des 7 et 8 janvier 2015. Le Conseil a ainsi prononcé trente-six mises en garde et mises en demeure touchant les radios et télévisions qui avaient décidé de diffuser une information continue sur ces évènements. 

Une bonne affaire pour l'audimat


Sans qu'il soit possible de faire la liste exhaustive de ces pratiques, force est de constater que la plupart des médias ont fait preuve d'une certaine irresponsabilité. Ont ainsi été diffusées des images violentes ou attentatoires à la dignité de la personne comme l'image non floutée du policier assassiné par les frères Kouachi devant Charlie-Hebdo. D'autres informations ont accru la difficulté de la mission des forces de l'ordre, comme la diffusion de l'identité des frères Kouachi alors qu'ils pensaient probablement ne pas être repérés ou la description de tout le dispositif policier autour de l'imprimerie où ils étaient retranchés. D'autres informations enfin étaient dangereuses non seulement pour les forces de l'ordre mais aussi pour les otages. Certains journalistes n'ont ainsi pas hésité à affirmer que certaines personnes s'étaient cachées dans la chambre froide du supermarché, mettant évidemment leur vie en danger. De toute évidence, les médias ont privilégié l'information, sans trop se préoccuper des enjeux de sécurité. Qui a oublié cette chaîne de télévision qui, le 8 janvier, communiquait sur la manière dont elle avait pulvérisé tous les records d'audience, la veille. Les attentats étaient, en tout état de cause, une bonne affaire pour l'audimat.

Aujourd'hui, le CSA met en lumière ces dérives, suscitant une levée de boucliers des médias, désormais drapés dans une posture de victimes. Catherine Nayl, du groupe TF1, demande avec une fausse naïveté  : "Que fait-on ? On met un écran noir ? Des bips pour cacher les sons ?", comme si le droit à l'information, comme s'il n'existait aucun espace entre la diffusion de toutes les informations et le silence. Le Directeur de la rédaction de France-Info déclare être victime d'une "sanction injustifiée" contre laquelle il envisage un recours. Quant au Figaro, il annonce que "le CSA sanctionne fermement les médias".

Là encore, ces propos relèvent de la communication. Il faut bien reconnaître que l'atteinte à la liberté de l'information est très modeste. Il ne s'agit en aucun cas de censure, et la question n'est pas celle de la diffusion d'une information, mais du moment de cette information, pendant les évènements ou à leur issue. Par ailleurs, aucune sanction n'a été prononcée contre les médias. Deux types de décisions ont été prises par le CSA, celles prononçant une mise en demeure, et celles prononçant une mise en garde. Aucune de ces mesures ne constitue une sanction, au sens disciplinaire du terme.

Mise en demeure et mise en garde


L'article 42 de la loi du 30 septembre 1986 prévoit que "les éditeurs et distributeurs de services de radio ou de télévision (..) peuvent être mis en demeure de respecter les obligations qui leur sont imposées par les textes législatifs et réglementaires". Si l'intéressé ne respecte pas la mise en demeure, il pourra dans un second temps, se voir infliger l'une des sanctions prévues par le texte. Compte tenu de la gravité du manquement constat, pourra donc être prononcée une suspension de la diffusion d'une partie du programme ou des séquences publicitaires, une sanction pécuniaire, voire une réduction de la durée de l'autorisation d'exploitation ou sa résiliation. 

La mise en demeure est donc une décision administrative qui fait grief à l'entreprise dans la mesure où elle lui impose une obligation de comportement. A ce titre, elle peut faire l'objet d'un recours devant le juge administratif. En revanche, elle n'est pas une sanction, et la jurisprudence en tire toutes les conséquences. Dans un arrêt du 30 décembre 2002 Société Vortex, le Conseil d'Etat juge ainsi qu'une mise en demeure n'a pas à être précédée d'une procédure contradictoire et n'est donc pas soumise aux procédures liées au respect du droit au juste procès, au sens de l'article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l'homme. M. Jean-Marc Four, directeur de la rédaction de France Inter semble ignorer cette jurisprudence, lorsqu'il se plaint que les décisions du CSA aient été prises sans procédure contradictoire préalable. La mise en demeure impose seulement une obligation de se conformer à l'avenir aux règles en vigueur. C'est seulement en cas de nouveau manquement qu'une sanction est susceptible d'intervenir. 

Observons toutefois que la mise en demeure reste en vigueur sans limitation de durée. La sanction qui suivrait un nouveau manquement peut donc intervenir à tout moment. Dans l'affaire Vortex, l'entreprise est ainsi condamnée à une sanction pécuniaire huit ans après la mise en demeure. Considérées sous cet angle, les mises en demeure adressées par le CSA aux radios et télévisions le 12 février 2015 constituent autant d'épées de Damoclès menaçant celles-ci durablement. Elles devront désormais se montrer très attentives lorsqu'elles entreprennent de diffuser de l'information continue.

La mise en garde, quant à elle, n'est pas un acte administratif susceptible de recours, principe acquis depuis un arrêt rendu par le Conseil d'Etat le 4 octobre 1996.. En effet, elle n'impose aucune contrainte réelle à l'entreprise qui en est l'objet. Toutes les "mises en garde" adressées par le CSA aux radios et télévisions après les attentats de janvier s'analysent donc comme de simples avertissements, dépourvus de tout contenu disciplinaire.

Le CSA n'a donc pas pris de sanctions, au sens juridique du terme. Reste qu'il aurait pu le faire, et que les radios et télévisions concernées devraient plutôt se réjouir de son indulgence. 

 Le gouffre aux chimères ("Ace in the hole"). Billy Wilder. 1951

La dignité de la personne humaine


Certains des manquements observés constituent des infractions pénales. Tel est le cas de l'atteinte à la dignité de la personne, constatée lors de la diffusion de l'image du policier assassiné par les frères Kouachi. Certes l'article 226-6 du code pénal permet une plainte des ayants-droit ou des héritiers pour l'atteinte portée à leur vie privée. Mais l'action pénale repose d'abord sur la dignité du corps humain, et le respect dû à la dépouille mortelle de la personne. La formulation est très nette dans la décision du 20 décembre 2000 rendue par la Cour de cassation, et portant sur la publication de photos d'un préfet assassiné. La Cour déclare alors clairement que "l'image est attentatoire à la dignité de la personne humaine".

La sauvegarde de l'ordre public


Le second manquement réside dans l'absence de conciliation entre la liberté de l'information et la sauvegarde de l'ordre public. Contrairement à ce qu'affirment les médias concernés par les mises en demeure et les mises en garde, la liberté de l'information, comme toutes les libertés, n'a rien d'absolu. L'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, dont on rappelle qu'il a valeur constitutionnelle définit ainsi la liberté comme le droit de faire "tout ce qui ne nuit pas à autrui". Or, précisément, les médias ont parfois mis en danger la vie d'autrui, celle des forces de l'ordre et celle des otages de la Porte de Vincennes, par exemple lorsqu'ils ont annoncé que des personnes étaient cachées dans une chambre froide, puis que des affrontements avaient commencé à Dammartin-en-Goële. L'article 223-1 du code pénal punit d'un an d'emprisonnement et de 15 000 € d'amende le fait de mettre en danger la vie d'autrui.

La "maîtrise de l'antenne"


Au-delà de ces cas extrêmes, le CSA reproche aux médias de n'avoir pas pris en considération les nécessités de l'ordre public et du travail des forces de l'ordre, nécessités que le CSA a rappelées aux médias dans une lettre transmises aux rédactions le 9 janvier 2015. Cette contrainte repose sur l'obligation de "maîtrise de l'antenne" imposée aux médias par le CSA. Elle se définit très simplement comme un principe de responsabilité de l'éditeur sur ce qu'il diffuse et notamment sur les propos tenus à l'antenne.
Cette notion de maîtrise de l'antenne a aujourd'hui un contenu déontologique, et donc un fondement juridique relativement faible. Sur ce point, l'affaire illustre d'ailleurs la faiblesse de ce droit mou dont certains considèrent qu'il devrait suffire à organiser le secteur de l'information. Tel n'est pas le cas, à l'évidence, et le CSA annonce déjà qu'il va compléter sa recommandation du 20 novembre 2013 relative au traitement par les médias des conflits internationaux, des guerres civiles et des actes terroristes.
C'est sans doute une bonne idée, mais on peut aussi se demander s'il ne serait pas opportun d'envisager une intervention législative précédée d'une large consultation des professionnels concernés. Ces derniers n'ont ils pas obtenu que le législateur se penche sur le secret des sources et la protection des lanceurs d'alerte ? Peut-être pourraient-ils accepter aussi qu'une loi vienne définir quelques règles claires relatives au traitement de l'information lorsque les forces de l'ordre sont confrontées à un attentat terroriste ? Le débat est ouvert.

lundi 9 février 2015

Dieudonné : Le Conseil d'Etat, juge du fait

Le 6 février 2015, le juge des référés du Conseil d'Etat a confirmé l'ordonnance rendue par le tribunal administratif de Clermont-Ferrand. Ce dernier avait, la veille, suspendu l'arrêt du maire de Cournon d'Auvergne interdisant le spectacle de Dieudonné dans sa commune. Le juge des référés du Conseil d'Etat, en suspendant l'arrêté d'interdiction, permet donc au spectacle de se dérouler normalement.

La décision du 9 janvier 2014 : la censure


Qu'on le veuille ou non, la décision est interprétée comme un retour en arrière par rapport à la première ordonnance, celle du 9 janvier 2014. Cette décision avait alors suscité une agitation médiatique sans précédent. Contre toute attente, le Conseil d'Etat avait, à l'époque, accepté la suspension du spectacle en s'appuyant sur une interprétation particulièrement extensive du concept de dignité employé dans l'arrêt Commune de Morsang-sur-Orge du 27 octobre 1995. Cette interprétation extensive figurait dans la circulaire Valls du 6 janvier 2014 incitant les préfets et les maires à interdire le spectacle de Dieudonné. Dans son ordonnance du 9 janvier 2014, le juge des référés du Conseil d'Etat avait donc admis la légalité d'une telle mesure, dès lors que le spectacle contient "des propos de caractère antisémite, qui incitent à la haine raciale, et font, en méconnaissance de la dignité de la personne humaine, l'apologie des discriminations, persécutions et exterminations perpétrées au cours de la Seconde Guerre mondiale".  C'est donc en appréciant le contenu d'un spectacle qui n'a pas encore eu lieu que le juge admettait son interdiction préalable, c'est-à-dire sa censure.

Un tel raisonnement constituait une remise en cause radicale de la célèbre jurisprudence Benjamin de 1933, celle sur laquelle s'est construit le régime juridique des libertés publiques. Il repose sur un principe simple. Chacun est libre d'exercer sa liberté, sauf à rendre des comptes devant le juge pénal si une infraction pénale est commise. Quant à l'interdiction préalable, elle ne peut être licite qu'exceptionnellement, lorsqu'il n'existe pas d'autre moyen d'assurer l'ordre public. En janvier 2014, le Conseil d'Etat, ou plutôt le juge unique des référés, avait écarté cette jurisprudence libérale, préférant l'interdiction préventive d'un spectacle, alors même que la menace pour l'ordre public semblait modeste, ou à tout le moins gérable par le recours à des forces de police.

La décision du 6 février 2015 s'inscrit dans un tout autre contexte, presque un mois après des évènements tragiques qui ont montré que la liberté d'expression, même l'expression la plus  provocatrice, est un élément de l'Etat de droit. "Je Suis Charlie" n'était pas seulement un slogan mais aussi l'affirmation d'un attachement à la liberté d'expression. 

Le problème du juge était de prendre la décision inverse de celle de janvier 2014, sans pour autant désavouer la première. L'exercice est pour le moins périlleux. Heureusement pour le Conseil d'Etat, les médias sont cette fois demeurés à l'écart du débat et la décision du 6 février 2015 a pu être rendue à petit bruit. 

Résurrection de la jurisprudence Benjamin


Sur le fond, l'ordonnance constitue une forme de résurrection de la jurisprudence Benjamin. L'ordonnance affirme ainsi, à propos de la liberté d'expression "que les atteintes portées, pour des exigences d’ordre public, à l’exercice de ces libertés fondamentales doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées". Pour parvenir à ce résultat, il exerce le contrôle de proportionnalité issu de l'arrêt Benjamin, et estime que l'interdiction pure et simple du spectacle était disproportionnée, l'ordre public pouvant être garanti par d'autres moyens. 

Il est vrai que les motifs invoqués par le maire se présentent comme une liste improbable mélangeant arguments juridiques et discours idéologique. On y trouve ainsi des références aux poursuites pénales dont fait l'objet Dieudonné, mais il reste acquis que le fait d'être poursuivi pénalement n'interdit pas de s'exprimer sauf si un juge d'instruction prend une ordonnance en ce sens. Sont également invoquées pêle-mêle la "cohésion nationale ", les "valeurs républicaines" voire l'"émotion" ressentie par la population après les attentats de janvier, principes sympathiques mais dépourvus de contenu juridique. Enfin, le maire insiste sur le fait que les forces de police ne peuvent être employées pour assurer l'ordre public dans sa commune car elles sont mobilisées par le Plan Vigipirate. Peut-être, mais le maire de Cournon n'a aucun lien juridique avec le dispositif Vigipirate. Il lui appartient seulement de demander des forces de police supplémentaires s'il en a besoin pour assurer l'ordre public sur le territoire de sa commune, ce que, manifestement, il n'a pas fait.
 

Résurrection de la jurisprudence Benjamin. Giotto. La résurrection de Lazare. 1304-1306


Disparition de la dignité


Et la dignité ? Elle est aussi invoquée par le maire qui mentionne que le spectacle "comporte des propos portant atteinte à la dignité humaine ainsi que le geste et le chant dits "de la quenelle". L'argument est cette fois totalement identique à celui qui avait été déterminant dans la décision du 9 janvier 2014. La lecture de l'arrêt du 6 février 2015 montre que le juge des référés ne l'écarte pas. Il l'ignore purement et simplement. Sur ce point, la décision de 2015 marque bien un revirement par rapport à celle de 2014. La jurisprudence Commune de Morsang-sur-Orge n'est tout simplement pas pertinente pour apprécier la légalité de l'interdiction, alors même que c'est elle qui avait fondé la décision de 2014. 

Le Conseil d'Etat, comme il sied au Grand Augure, ne se justifie pas. Il se borne à ne pas mentionner la dignité parmi les motifs de la décision. De fait, il n'explique pas par quel raisonnement il parvient à la solution inverse de celle qu'il avait choisie en 2014. L'ordre public en particulier n'était pas davantage menacé en janvier 2014 qu'en février 2015 et il faut bien reconnaître que le spectacle de Dieudonné, et pas davantage son interdiction, n'ont jamais suscité d'émeutes. Quant au contenu du spectacle, il n'a pas changé. C'est seulement l'interprétation du Conseil d'Etat qui a évolué.

L'appréciation souveraine du juge


Le malaise est bien présent, comme en témoigne le communiqué de presse publié le même jour. Il y est mentionné que l'ordonnance de référé de février 2015 est prise "au vu de tous ces éléments, qui caractérisent une situation différente de celle qui avait donné lieu à des interdictions au mois de janvier 2014". La "situation est différente", voilà donc l'explication du revirement. Les commentateurs devront se contenter de cette explication.

Ils se réjouiront certainement que le Conseil d'Etat ait renoué avec les principes libéraux qui dominaient sa jurisprudence depuis plus de quatre-vingts ans. Les causes du revirement restent cependant obscures. Certains penseront que le juge suit les vents dominants. Il y a un an, le temps était à la censure, imposée au nom d'un ordre public bien proche de l'ordre moral. Aujourd'hui, le temps est au libéralisme avec un "esprit du 11 janvier" qui met l'accent sur la liberté d'expression. 

La décision incite surtout à prendre acte de l'existentialisme du Conseil d'Etat. Pour reprendre la formule de Léo Hamon en 1932, il est avant tout juge du fait. La Haute Juridiction se comporte souvent davantage comme un administrateur que comme un juge. C'est son appréciation des faits qui conditionne la décision, appréciation souveraine qui peut varier à l'infini. Il y a un an, le spectacle de Dieudonné constituait un tel danger pour la dignité de la personne et l'ordre public que la censure préalable était justifiée. Aujourd'hui, le spectacle de Dieudonné, aussi détestable soit-il, relève de la liberté d'expression et doit donc être autorisé. Nul doute que le Conseil d'Etat aurait pu faire l'économie de la décision de janvier 2014, mais le revirement d'aujourd'hui est une bonne nouvelle pour l'Etat de droit. Or c'est précisément l'une des beautés de l'Etat de droit de bénéficier aussi à Dieudonné.

samedi 7 février 2015

La régularisation des étrangers en situation irrégulière n'est pas un droit

Par un arrêt du 4 février 2015, M. B. A., le Conseil d'Etat déclare que la circulaire Valls du 28 novembre 2012  n'est pas directement invocable par les ressortissants étrangers en situation irrégulière. Le texte indique aux préfets les critères sur lesquels ils peuvent s'appuyer pour apprécier une demande d'admission au séjour formulée par un ressortissant qui sollicite une admission au séjour portant l'une des mentions suivantes : "vie privée et familiale" ; "salarié"; "travailleur temporaire". 

De nationalité colombienne, M. B. a demandé sa régularisation en invoquant précisément sa "vie privée et familiale". Il est marié depuis 2002 à une compatriote et ils résident en France depuis 2007. Leur fils, né en 2003, y est scolarisé depuis 2009. Le préfet lui a refusé ce titre de séjour et a prononcé à son encontre, en avril 2013, une obligation de quitter le territoire français. Le tribunal administratif, puis la Cour administrative d'appel (CAA) de Paris le 4 juin 2014 ont successivement prononcé l'illégalité de ces décisions préfectorales. A leurs yeux, le requérant pouvait se prévaloir de la circulaire Valls pour obtenir son admission au séjour, puisque sa situation répondait aux critères qu'elle définit.

Des décisions contradictoires


Le 20 juin 2014, quelques jours après la décision relative au titre "vie privée et familiale", la CAA Paris avait étendu cette jurisprudence aux titres de séjour "salarié" ou "travailleur temporaire". La CAA Nancy avait, de son côté, adopté une solution identique par une décision du 11 décembre 2014.

La jurisprudence était cependant loin d'être fixée avec précision. D'autres CAA, comme celle de Lyon dans une décision du 4 décembre 2014, avaient refusé d'admettre l'invocabilité de la circulaire Valls, estimant que les étrangers en situation irrégulière "ne peuvent utilement l'invoquer", car elle est "dépourvue de caractère réglementaire".

L'arrêt du 4 février 2015 met fin aux incertitudes jurisprudentielles en refusant l'invocabilité de la circulaire.  La décision suscite évidemment l'irritation des défenseurs des droits des étrangers. Considérée comme invocable, la circulaire ne devenait-elle pas l'instrument d'un véritable droit à la régularisation pour ceux répondant aux critères qu'elle énonce ?

Des directives aux "lignes directrices"


Si l'on écarte l'approche militante de cette question, le débat juridique réside tout entier dans la question de savoir la circulaire Valls énonce, ou non, des "lignes directrices" dont les intéressés peuvent se prévaloir. Cette terminologie nouvelle a été mentionnée par le Conseil d'Etat, pour la première fois, en 2013, dans un rapport consacré au droit souple, Il désignait ainsi ce que sa formation contentieuse appelait auparavant "directive", depuis un célèbre arrêt Crédit foncier de France de 1970, c'est-à-dire une catégorie spéciale de circulaires, celles dont l'objet était précisément de donner aux agents des critères pour l'utilisation de leur pouvoir discrétionnaire. Il est probable que cette qualification de "lignes directrices" trouve son origine dans la volonté d'écarter le terme de "directive" pour mettre fin à la confusion susceptible d'intervenir avec les textes de l'Union européenne.

La CAA Paris applique cette notion nouvelle en matière contentieuse dans sa décision du 4 juin 2014. Elle affirme que la circulaire Valls énonce des "lignes directrices" et qu'il est donc possible de s'en prévaloir devant le juge. La décision repose sur la volonté d'encadrer le pouvoir discrétionnaire du préfet en lui imposant le respect des critères de régularisation préalablement définis. Le raisonnement peut sembler séduisant, car il s'appuie sur le principe d'égalité. Les étrangers qui demandent leur régularisation ne doivent-ils pas être traités de la même manière sur l'ensemble du territoire ? Le principe d'égalité ne s'applique-t-il pas à l'ensemble des actes administratifs, y compris ceux pris sur le fondement du pouvoir discrétionnaire ?

Cherchez Hortense. Pascal Bonitzer. 2012.
Claude Rich et Jean-Pierre Bacri

Le contrôle de l'acte et la compétence de son auteur


Le raisonnement repose pourtant sur une confusion entre le contrôle de l'acte par le juge et l'étendue de la compétence de son auteur. Et c'est précisément ce que sanctionne le Conseil d'Etat. Il affirme certes que la régularisation d'un étranger est une mesure gracieuse, mais refuse l'encadrement du pouvoir discrétionnaire voulu par la CAA et une partie de la doctrine.

Si l'on considère le contrôle de la mesure de régularisation, elle relève certes du pouvoir discrétionnaire et peut donc être censurée pour erreur manifeste d'appréciation, y compris dans un cas de violation flagrante du principe d'égalité. Nul ne le conteste, et certainement pas le Conseil d'Etat.

En revanche, si l'on considère la compétence préfectorale, celle-ci s'exerce librement, sans que les "lignes directrices" imposent à son appréciation discrétionnaire des critères préalablement définis. D'une part en effet, aucune disposition n'impose au préfet de délivrer un titre de séjour à l'étranger qui répond à l'un des critères définis par la circulaire. Son texte mentionne ainsi que, lorsqu'un ou plusieurs de leurs enfants sont scolarisés en France, la circonstance que les deux parents soient en situation irrégulière "peut ne pas faire obstacle" à leur admission au séjour. Autant dire qu'il peut aussi faire obstacle à l'octroi d'un titre de séjour. D'autre part, aucune disposition n'impose au préfet de refuser un titre de séjour à un étranger qui ne remplit pas les critères fixés par la circulaire Valls. On a vu ainsi, récemment, un jeune homme obtenir sa régularisation parce qu'il s'était montré particulièrement courageux en participant aux secours lors de l'incendie d'un immeuble d'Aubervilliers.

Le préfet doit donc, et c'est la seule contrainte qui pèse sur lui, apprécier chaque demande comme un cas particulier, et évaluer l'ensemble de la situation personnelle de l'intéressé. Les critères fixés par la circulaire Valls sont destinés à l'aider dans cet examen, mais rien ne lui interdit de les écarter ou de s'appuyer sur d'autres éléments.

En refusant l'invocabilité de la circulaire Valls devant le juge, le Conseil d'Etat se borne à réaffirmer une jurisprudence constante que l'adoption de la notion de "lignes directrices" ne modifie en rien. Il avait statué dans ce sens à propos de la circulaire Chevènement du 24 juin 1997 autorisant déjà la régularisation de certains étrangers (CE 22 février 1999, époux Useyin). Dans un arrêt du 19 septembre 2014 M. B. A.,  il avait déjà accepté la notion de "lignes directrices" en considérant toutefois que les commissions compétentes pour l'attribution des bourses aux enfants français scolarisés à l'étranger pouvaient parfaitement déroger aux critères fixés par ces "lignes directrices" qui n'étaient donc pas invocables devant le juge.

On pourrait certes critiquer ce maintien d'une compétence qui se rapproche du pouvoir "purement discrétionnaire" identifié par la Charles Eisenmann. Il n'en demeure pas moins qu'il a au moins le mérite de reposer sur l'examen particulier du dossier et d'imposer un traitement individuel de chaque demande. En tout état de cause, ce n'est pas au juge administratif de décider si la régularisation des étrangers en situation irrégulière doit devenir un droit. Un tel choix relève du législateur, et de lui seul.

mardi 3 février 2015

Le Conseil d'Etat reconnaît ses propres errements

L'arrêt rendu par le Conseil d'Etat le 30 janvier 2015, M. B., engage la responsabilité de l'Etat pour le préjudice causé au requérant par la violation de son droit à ce que ses recours soient jugés dans un délai raisonnable. En l'espèce, les trois recours engagés par le requérant avaient été jugés par le Conseil d'Etat en première et dernière instance. Les retards dont il a été victime sont donc le fait du Conseil d'Etat, et de lui seul.

Après avoir fait l'objet d'une "évaluation à 360°" qui ne lui a sans doute pas été favorable, M. B., haut fonctionnaire du Quai d'Orsay est informé, en septembre 2010, qu'un rapport d'inspection l'accuse d'avoir tenu des propos inappropriés au personnel féminin de son ambassade et d'avoir "fait preuve d'acharnement" en tenant, "de façon répétée, des propos humiliants" à l'égard de l'une de ses subordonnées. Une procédure disciplinaire est immédiatement engagée, s'achevant par la mise à la retraite d'office de l'intéressé.

Trois arrêts et trois retards


Celui-ci a saisi le Conseil d'Etat de trois recours. Le premier, déposé le 27 septembre 2010, demandait l'annulation de la notation administrative dont il avait fait l'objet le 12 juillet 2010. Le second, du 3 novembre 2010, contestait l'acte mettant fin à ses fonctions et nommant son successeur. Le troisième enfin, enregistré le 22 mars 2011, contestait la légalité de la sanction disciplinaire et de l'arrêté le radiant du corps des ministres plénipotentiaires.

Les trois requêtes ont été rejetées, les deux premières le 17 juillet 2013 après respectivement deux ans et neuf mois et deux ans et dix mois de procédure, et la troisième le 13 novembre 2013, après deux ans et huit mois. Ces délais sont évidemment fort longs, surtout si on les compare à la durée de la procédure disciplinaire visant M.B.. Engagée en octobre 2010, elle s'est achevée le 3 février 2011. Elle a donc duré trois mois, délai qui n'a même pas permis à l'intéressé d'obtenir du juge administratif des pièces de son dossier dont il n'avait pas eu communication. A elle seule, cette illégalité flagrante de la procédure aurait dû retenir l'attention du Conseil d'Etat, la communication du dossier étant une garantie fondamentale du fonctionnaire, et le principe du contradictoire s'imposant à toutes les juridictions.

Dans sa décision du 30 janvier 2015, le Conseil d'Etat exerce un contrôle de la durée excessive, ou non, de chacune des trois procédures. Il parvient à la conclusion, un peu étrange, que la durée de procédure était effectivement excessive pour les deux premières et pas pour la troisième.

Le délai raisonnable


Le contrôle du juge repose sur le principe selon lequel les justiciables ont droit à ce que leurs requêtes soient jugées dans un délai raisonnable. Dans l'arrêt, le Conseil d'Etat affirme que ce principe trouve son origine dans les "principes généraux qui gouvernent le fonctionnement des juridictions administratives", formule qui figure déjà dans la décision d'Assemblée du 28 juin 2002 Garde des Sceaux ministre de la justice c. M. Magiera.

Certes, mais ces "principes généraux" trouvent eux-mêmes leur origine dans la Convention européenne des droits de l'homme, d'ailleurs citée dans les visas de la décision. Son article 6 § 1 énonce que "toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable (...)". Cette norme impose aux Etats d'organiser leur système juridique de manière à ce que les requérants et justiciables obtiennent une décision définitive, sans souffrir de retards qui en compromettraient l'efficacité.

Dans son arrêt du 26 octobre 1989 H. c. France, la Cour européenne précise que la durée à prendre compte pour apprécier son caractère raisonnable, ou non, a pour commencement la saisine de la juridiction et pour fin la date de notification du jugement. De son côté, le Conseil d'Etat, dans son arrêt Le Helloco du 6 mars 2009, affirme que ce caractère raisonnable s'apprécie "de manière à la fois globale et particulière à chaque instance". La formule peut surprendre, mais elle rend compte d'une réalité somme toute relativement simple.

Arman. Les rouages du temps. 1975. Accumulation de rouages d'horlogerie, résine et plexiglas


"De manière particulière à chaque instance"


Le délai raisonnable s'apprécie "de manière particulière à chaque instance", c'est-à-dire recours par recours, et non pas à partir de l'ensemble de la relation du requérant avec les juges. Dans le cas de M. B., chacun de ces trois recours est donc examiné, solution certes la plus simple mais qui n'est pas sans poser problème. En effet, M. B. n'a pas seulement été victime d'une lenteur constatée dans chacun des recours. Il a aussi eu à souffrir de difficultés d'articulation entre ses requêtes, elles-mêmes sources de retards. Par exemple, il a été victime du fait que le recours contre la sanction prise à son encontre a été jugé alors qu'il n'avait toujours pas obtenu du juge administratif la décision portant sur la communication de certains éléments de son dossier. La réparation qu'il peut obtenir est donc nécessairement une réparation partielle qui ne couvre qu'une partie du préjudice subi.

"De manière globale"


Le délai raisonnable est aussi évalué "de manière globale", ce qui signifie que le juge prend en considération, pour chaque recours un certain nombre de critères. En l'espèce, deux critères essentiels sont invoqués.

La complexité de l'affaire


Le premier est la complexité de l'affaire. Il ne figure pas expressément dans l'arrêt, mais le Conseil d'Etat s'y réfère indirectement, lorsqu'il mentionne que la décision du 13 novembre 2013, celle sur la sanction, présentait des "implications en termes jurisprudentiels" qui ont justifié qu'elle soit jugée en assemblée du contentieux.

On se souvient que cet arrêt est à l'origine d'un revirement jurisprudentiel, le Conseil d'Etat exerçant désormais un contrôle normal sur les sanctions disciplinaires. Ce contrôle n'a en aucun cas bénéficié à M. B. qui a vu son recours rejeté. Il a en revanche profité au Conseil d'Etat qui a pu se présenter comme un ardent défenseur des droits des fonctionnaires, alors que, dans la même décision, il écartait le moyen tiré d'une violation évidente du principe d'impartialité, allant à l'encontre à la fois de la jurisprudence du Conseil constitutionnel et de celle de la Cour européenne des droits de l'homme.

Aujourd'hui, le Conseil d'Etat affirme que ce choix, qui incombe entièrement à la Haute Juridiction, de faire juger l'affaire par l'assemblée du contentieux est un élément de sa complexité et qu'il justifie donc un délai plus long. Il n'empêche que la complexité en cause trouve son origine dans la décision du Conseil d'Etat lui-même. L'argument revient en quelque sorte à dire que l'affaire est complexe lorsque le Conseil d'Etat décide que l'affaire est complexe.

Cette affirmation va-t-elle convaincre M. B. ? Il pense sans doute aujourd'hui que la Haute Juridiction a préféré attendre un peu, attendre que les auteurs de la décision exercent d'autres fonctions, attendre peut-être qu'il ait effectivement atteint l'âge de la retraite... Bref, laisser passer un peu d'eau sous les ponts, particulièrement le pont Alexandre III, celui qui est juste devant le Quai d'Orsay.

Pour ce qui est de l'arrêt du 17 juillet 2013, le Conseil d'Etat refuse de considérer que l'affaire présentait une quelconque complexité. Il a donc rejeté avec vaillance l'argument de l'administration qui estimait que, si ces affaires ne présentaient pas une complexité particulière, elles "nécessitaient néanmoins une analyse approfondie". Devrait-on en déduire que les affaires jugées en moins de trois ans ne font pas l'objet d'une analyse approfondie et que la bonne justice est nécessairement lente ? Le Conseil d'Etat a heureusement réfuté une telle analyse et admis que, dans le cas de l'arrêt du 17 juillet 2013, il y avait bien dépassement du délai raisonnable.

La situation particulière du requérant


Le second critère est la situation particulière du requérant. Dans son arrêt Dobbertin c. France du 25 février 1993, la Cour européenne affirme que la lenteur de la procédure peut être le fait du requérant, de ses retards pour fournir des pièces par exemple. Tel n'est évidemment pas le cas en l'espèce et le juge ne mentionne pas que M. B. ait fait quoi que ce soit pour ralentir ces procédures.

Au contraire, le juge fait observer que le requérant avait intérêt à ce que les deux premiers litiges, et notamment celui portant sur le décret mettant fin à ses fonctions d'ambassadeur soient tranchés rapidement. En effet, le 17 juillet 2013, au moment où la décision intervient, elle ne présente plus guère d'intérêt. Pour le requérant d'abord : il a été mis à la retraite d'office en février 2011, soit dix-sept mois avant la décision qui statue sur le point de savoir si le décret qui met fin à ses fonctions d'ambassadeur repose sur des motifs d'intérêt général ou constitue une sanction déguisée. Pour le Conseil d'Etat ensuite, qui se retrouve dans la situation d'avoir à juger d'une mesure préalable à la procédure disciplinaire sur laquelle il va devoir statuer dans un autre recours. Ce saucissonnage des décisions ne l'a-t-il pas empêché de voir l'essentiel, et notamment le fait que toutes les décisions affectant la carrière de M. B., suspension de ses fonctions, nomination de son successeur, saisine du Conseil de discipline, présidence du Conseil de discipline et proposition de la sanction, toutes ces décisions avaient été prises ou proposées par une seule et même personne ? A l'époque, le Rapporteur public avait conclu que ladite personne aurait été bien inspirée de s'abstenir de siéger, sans que le Conseil d'Etat s'émeuve de cette curiosité.

Certes, M. B. avait intérêt à ce que ces litiges soient tranchés rapidement, et il doit méditer aujourd'hui sur les sept cents euros accordés par la Haute Juridiction. Reste que cette réparation, aussi modeste soit-elle, constitue la reconnaissance d'un échec dans le traitement d'une affaire. Derrière le saucissonnage, il n'existe qu'une seule affaire mettant en question l'ensemble de la carrière d'un haut fonctionnaire. Et cette affaire n'a jamais été envisagée de manière globale. Il ne reste plus à espérer que la Cour européenne des droits de l'homme pourra, enfin, apprécier la conformité à la Convention européenne des droits de l'homme de l'ensemble de cette procédure.




samedi 31 janvier 2015

L'usurpation d'identité : le faux site de Rachida Dati

Le 18 décembre 2014, le tribunal correctionnel de Paris a prononcé la première condamnation pour usurpation d'identité numérique, délit créé par la loi du 4 mars 2011 d'orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure. Elle introduit dans le code pénal un article 226-4-1 rédigé en ces termes : "Le fait d'usurper l'identité d'un tiers ou de faire usage d'une ou plusieurs données de toute nature permettant de l'identifier en vue de troubler sa tranquillité ou celle d'autrui, ou de porter atteinte à son honneur ou à sa considération, est puni d'un an d'emprisonnement et de 15 000 € d'amende". 

En l'espèce, à l'usurpation d'identité s'ajoute le délit de piratage réprimé par l'article 323-3 du code pénal. Les auteurs de ces infractions ont en effet habilement exploité des failles de sécurité du site officiel de Rachida Dati. S'introduisant dans ce site, ils ont ouvert aux internautes la possibilité de publier de faux "communiqués officiels" au nom de Rachida Dati et à son préjudice. Une confusion avec le site officiel était donc créée, d'autant qu'aucun élément satirique ou parodique n'était mentionné. Au contraire l'internaute était invité à déposer un commentaire ("Je vous offre un communiqué") et, à l'issue de la procédure, il était remercié "pour ce geste citoyen". Les auteurs des infractions avaient fait beaucoup de publicité sur les réseaux sociaux, au point que l'équipe de Rachida Dati s'est aperçue de la manoeuvre en constatant la croissance exponentielle du nombre de visites sur le site.

L'auteur du faux site est condamné à 3000 € d'amende, et l'hébergeur à 500 € pour complicité. A dire vrai, les sanctions sont relativement modestes, sans doute parce que les intéressés n'ont tiré aucun bénéfice de l'opération. Il n'en demeure pas moins que l'affaire montre que l'infraction d'usurpation d'identité n'est pas seulement dissuasive, voire symbolique. Elle peut désormais fonder des condamnations. 

Les intentions de l'auteur de l'infraction


Encore faut-il que le délit soit constitué. Le problème est que le délit d'usurpation d'identité emporte nécessairement une appréciation par le juge des intentions de son auteur. En effet, l'usurpation doit être réalisée "en vue de troubler la tranquillité de la victime ou de porter atteinte à son honneur ou à sa considération". Cette formulation n'est pas sans proximité avec l'infraction qui réprime les appels téléphoniques ou les messages réitérés malveillants. Eux aussi doivent été effectués, aux termes de l'article 222-16 c.pén. "en vue de troubler la tranquillité d'autrui".

Sur ce point, la Cour de cassation exige des juges du fond qu'ils établissent le lien entre les faits et le trouble à la tranquillité de la victime. Dans une décision rendue le 17 septembre 2014, la Chambre criminelle de la Cour de cassation sanctionne sur ce point la Cour d'appel de Lyon, précisément dans une affaire de messages réitérés malveillants. Certes M. X. avait envoyé à Mme Y., en une nuit, trente-trois SMS lui expliquant qu'il venait de s'empoisonner, qu'il mourrait pour elle et qu'il l'autorisait à venir le voir à la morgue. Pour la Cour d'appel, l'existence même de ces messages suffit à démontrer la volonté de troubler la tranquillité de la destinataire. Pour la Cour de cassation, cette motivation est insuffisante, et la Cour d'appel aurait dû rechercher si la réception des messages s'accompagnait, ou non, d'un signal sonore. Autrement dit, le trouble à la tranquillité doit être matériellement caractérisé.

Dans le cas de Rachida Dati, le juge déduit l'atteinte à la tranquillité des déclaration mêmes des prévenus lors de l'audience. Ils ont reconnu, en effet, avoir adressé un lien vers le faux site à quatre mille contacts sur twitter et admis avoir pour objet une atteinte à l'honneur et à la considération de l'intéressée. Les commentaires déposés, souvent sexistes ou obscènes, ne laissaient d'ailleurs aucun doute sur cette motivation, les prévenus ne les ayant pas modérés ou retirés.

Cas d'usurpation d'identité. Les Guignols de l'Info. Mars 2014.

Problèmes de preuve


En l'espèce, les éléments de preuve résultent des déclarations des prévenus. Leur défense semble avoir été particulièrement maladroite, relayée d'ailleurs par différents internautes qui n'ont vu dans cette pratique qu'un "humour potache"  ou la simple volonté d'"exploiter une faille de sécurité dans la joie et la bonne humeur". Hélas pour eux, l'humour potache peut être constitutif d'un comportement pénalement sanctionné. 

Reste que la preuve de l'infraction, et surtout l'identification de son auteur, n'est pas toujours aussi simple. Dans bien des cas, les victimes devront s'appuyer sur la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique qui impose aux hébergeurs de conserver les données "de nature à permettre l’identification de quiconque a contribué à la création du contenu ou de l’un des contenus des services dont elles (ces personnes) sont prestataires”. Dans d'autres cas, les poursuites seront compliquées par le fait que la plupart des sites illégaux s'installent à l'étranger, précisément pour se soustraire aux rigueurs du droit français. 

L'avenir dira si ce délit d'usurpation d'identité est effectivement utile pour lutter contre ce type de pratiques. La présente décision ne permet guère de répondre à cette question, les auteurs de l'usurpation se cachant à peine et résidant sur le territoire français. Autant dire qu'ils étaient particulièrement faciles à retrouver, et à sanctionner. 

Reste tout de même à s'interroger sur l'exploitation des failles de sûreté à laquelle ils se sont livrés. C'est même leur seule défense, puisqu'ils expliquent que, si ces failles n'avaient pas existé, les délits d'usurpation et d'identité et de piratage n'auraient pas pu se produire. A l'appui de cette justification, ils peuvent citer l'article 34 de la loi du 6 janvier 1978, qui fait obligation au responsable du traitement de "prendre toutes précautions utiles (...) pour préserver la sécurité des données." Le manquement à cette obligation est puni d'une peine qui peut atteindre cinq années d'emprisonnement t 300 000 € d'amende. Sur ce point, l'existence même du délit d'usurpation d'identité permet de ne plus présenter l'exploitation des failles de sûreté comme une activité ludique, dépourvue de sanction. Désormais, le coupable n'est pas seulement l'informaticien qui a laissé subsister une faille dans son logiciel mais celui qui l'a exploitée dans le but de troubler la tranquillité d'autrui. C'est tout de même plus satisfaisant pour l'esprit.


jeudi 29 janvier 2015

Mariage pour tous : la Cour de cassation et l'économie de moyens

Le 28 janvier 2015, la 1ère Chambre civile de la Cour de cassation a rendu une décision très attendue, décision qui garantit l'effectivité de la loi du 17 mai 2013 ouvrant le mariage aux personnes de même sexe. Elle y fait une application constructive de la convention franco-marocaine relative au statut des personnes et de la famille. 

Son article 1er affirme que "l'état et la capacité des personnes physiques sont régis par la loi de celui des deux Etats dont ces personnes ont la nationalité". Autrement dit, un Marocain résidant en France reste soumis à la loi marocaine, et donc à la prohibition du mariage entre personnes de même sexe. Comment passer outre une telle prohition pour faire prévaloir le droit au mariage ? La Cour de cassation a trouvé la solution en appliquant l'article 4 de cette même convention, qui autorise les juges à écarter une disposition du droit de l'autre Etat partie qui ne serait pas conforme à l'ordre public.

Le traité supérieur à la loi


René X., de nationalité française, et Mohammed Y. de nationalité marocaine mais résidant en France, veulent se marier. L'article 202-1 du code civil , dans sa rédaction issue de la loi de 2013, affirme que "deux personnes de même sexe peuvent contracter mariage lorsque, pour au moins l'une d'elles, soit sa loi personnelle, soit la loi de l'Etat sur le territoire duquel elle a son domicile ou sa résidence le permet". Les étrangers partageant peuvent donc se marier avec un Français ou une Française, quand bien même leur pays d'origine n'autoriserait pas le mariage pour tous. Cette disposition a évidemment pour objet d'assurer le respect du principe non-discrimination devant le mariage. 

Pour les requérants, le problème réside dans le fait que, bien avant la loi du 17 mai 2013, la France avait signé et ratifié une série de conventions bilatérales, dont une avec le Maroc en 1981. Le principe en est simple : lorsqu'un ressortissant marocain veut contracter mariage avec un Français, c'est le droit de son pays d'origine qui s'applique. Ce traité a eu pour conséquence de faire obstacle à la célébration de l'union. Le procureur de la République a fait opposition au mariage, au nom de la supériorité du traité sur la loi.

Aux termes de l'article 34-1 du code civil, les maires célèbrent les mariages sous le contrôle du procureur de la République. René X. et Mohammed Y. ont donc été contraints de demander au juge l'annulation ou la main-levée de cette opposition. Ils ont obtenu satisfaction auprès des juges du fond, mais le parquet s'est pourvu en cassation.

L'article 4 de la Convention


La décision intervenue le 28 janvier 2015 donne le sentiment que la Cour privilégie l'économie de moyens. L'article 4 de la Convention franco-marocaine offre en effet au juge interne une soupape de sûreté. Il précise que la loi d'un des deux Etats désignés par la Convention peut être écartée par les juridictions de l'autre Etat si elle est "manifestement incompatible avec l'ordre public". Tel est le cas, affirme la Cour de cassation, de la loi marocaine qui s'oppose au mariage des personnes de même sexe, puisqu'elle heurte directement le droit français.

Economie de moyens certes, mais cela ne signifie pas que la décision soit sans conséquences. Car la Cour de cassation affirme clairement que le droit au mariage est un élément de "l'ordre public" français.

La Cour ne donne guère de précisions, mais on peut penser qu'elle s'appuie sur la décision du 13 août 1993, par laquelle le Conseil constitutionnel consacre la "liberté du mariage" comme ayant valeur constitutionnelle, car elle est "une des composantes de la liberté individuelle". Dix ans plus tard, le 20 novembre 2003, il la rattache à la "liberté personnelle", et donc aux articles 2 et 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789.

Ce fondement constitutionnel du droit au mariage laisse cependant entrevoir que la Cour de cassation aurait pu s'appuyer sur d'autres arguments. C'est d'ailleurs ce que suggéraient les juges du fond, et la Cour se donne la peine d'opérer une substitution de motifs, allant en quelque sorte du plus solennel au moins solennel, adoptant finalement la solution la plus simple, celle qui trouve son origine dans les termes mêmes de la Convention contestée.

Il convient de revenir brièvement sur les motifs écartés par la Cour, ceux auxquels la décision a en quelque sorte, échappé.
Georges Braque. Le couple. 1963

Les motifs écartés


Le premier motif possible résidait précisément dans ce fondement constitutionnel qui aurait très bien être explicité dans la décision. Depuis sa décision Pauline Fraisse du 2 juin 2000, la Cour reconnaît en effet que "l'article 55 de la Constitution ne s'applique pas dans l'ordre interne aux dispositions de nature constitutionnelle". Autrement dit, la supériorité des traités sur la loi trouve son fondement dans la Constitution, plus précisément dans son article 55. Rien n'interdisait donc de faire prévaloir la norme constitutionnelle sur le traité, et, en l'espèce, d'écarter la convention bilatérale, car elle emporte une violation du droit au mariage et surtout du principe d'égalité devant la loi. La Cour a sans doute préféré un fondement textuel à un fondement jurisprudentiel.

Un autre motif possible consistait à invoquer directement la Convention européenne des droits de l'homme, et le principe de non discrimination qu'elle garantit, pour affirmer sa supériorité sur la convention bilatérale. En l'espèce, la Cour de cassation ne mentionne pas ce motif, peut-être tout simplement parce qu'il n'a pas été soulevé dans le pourvoi. Certains juges du fond n'ont pourtant pas hésité à s'y référer, en particulier le TGI de Rennes, dans sa décision du 26 juin 2014, décision également rendue à propos d'une union franco-marocaine. Il n'en demeure pas moins qu'affirmer la supériorité d'une convention sur une autre, même multilatérale, n'a rien d'évident. On comprend que la Cour ait préféré l'éviter.

Une troisième motif, cette fois formellement écarté, figure dans la formule selon laquelle la convention franco-marocaine "ne heurte aucun principe essentiel du droit français". C'est sans doute l'ambiguité de la formule qui justifie que le motif ne soit pas retenu. Certes la Cour l'a déjà utilisée, dans un avis du 7 juin 2012 interdisant la transcription en France du jugement d'adoption plénière d'un enfant adopté en Grande Bretagne, par un couple homosexuel. La Cour d'appel avait refusé cette transcription, en se fondant sur la violation de l'article 346 du code civil, qui précise que nul ne peut être adopté par plusieurs personnes, si ce n'est par deux époux. La Cour de cassation écarte ce moyen, en affirmant que l'article 346 ne consacre pas un "principe essentiel reconnu par le droit français". Dans cet avis, l'ambiguité était volontaire. La formule permettait à la Cour de ménager la possibilité de transcrire un jugement d'adoption prononcé à l'étranger au profit d'un couple non marié. Il est très probable que, dans sa décision du 28 janvier 2015, la Cour n'a pas voulu considérer le principe de non-discrimination comme un "principe essentiel du droit français", qualification d'ailleurs inutile si l'on considère qu'il a déjà valeur constitutionnelle.


Enfin, quatrième et dernier motif écarté, la Cour mentionne que la convention ne heurte pas davantage "la conception française de l'ordre public international en matière d'état des personnes". La Cour aurait pu s'appuyer sur sa décision du 23 octobre 2013.' S'appuyant sur ce même article 4 de la Convention franco-marocaine, elle avait écarté la loi marocaine autorisant la répudiation de l'épouse par le mari, en invoquant sa contrariété avec la "conception française de l'ordre public international". Le refus d'adapter cette jurisprudence au domaine du mariage des couples de même sexe trouve sans doute son origine dans le fait qu'il n'existe aucun consensus international dans ce domaine. L'existence même de ces conventions bilatérales montre le contraire. Le mariage pour tous est rejeté au  Maroc certes, mais aussi en Pologne, en Tunisie, au Laos, au Cambodge, au Vietnam, en Algérie, à Madagascar, et dans les Etats de l'ex-Yougoslavie.

La substitution de motifs opérée au profit d'un fondement textuel incontestable, l'article 4 de la Convention, présente l'avantage de poser une règle claire. La Cour résiste ainsi aux sirènes du droit naturel, à la tentation de consacrer des principes flous au contenu normatif incertain. L'inconvénient réside dans le fait que pour le moment, la Convention franco-marocaine est écartée, et seulement elle. Car tous les traités bilatéraux passés dans ce domaine n'ont peut-être pas un article 4 aussi commode permettant aux juges français de s'abstraire de systèmes juridiques parfois directement inspirés par la Charia. Il est donc probable que, dans les moins qui viennent, la Cour sera appelée à se prononcer sur d'autres mariages, avec des ressortissants d'autres Etats signataires de ce type de conventions. Elle aura alors à sa disposition toute une série de motifs pour garantir l'égalité devant le mariage, définitivement cette fois.