« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 29 janvier 2015

Mariage pour tous : la Cour de cassation et l'économie de moyens

Le 28 janvier 2015, la 1ère Chambre civile de la Cour de cassation a rendu une décision très attendue, décision qui garantit l'effectivité de la loi du 17 mai 2013 ouvrant le mariage aux personnes de même sexe. Elle y fait une application constructive de la convention franco-marocaine relative au statut des personnes et de la famille. 

Son article 1er affirme que "l'état et la capacité des personnes physiques sont régis par la loi de celui des deux Etats dont ces personnes ont la nationalité". Autrement dit, un Marocain résidant en France reste soumis à la loi marocaine, et donc à la prohibition du mariage entre personnes de même sexe. Comment passer outre une telle prohition pour faire prévaloir le droit au mariage ? La Cour de cassation a trouvé la solution en appliquant l'article 4 de cette même convention, qui autorise les juges à écarter une disposition du droit de l'autre Etat partie qui ne serait pas conforme à l'ordre public.

Le traité supérieur à la loi


René X., de nationalité française, et Mohammed Y. de nationalité marocaine mais résidant en France, veulent se marier. L'article 202-1 du code civil , dans sa rédaction issue de la loi de 2013, affirme que "deux personnes de même sexe peuvent contracter mariage lorsque, pour au moins l'une d'elles, soit sa loi personnelle, soit la loi de l'Etat sur le territoire duquel elle a son domicile ou sa résidence le permet". Les étrangers partageant peuvent donc se marier avec un Français ou une Française, quand bien même leur pays d'origine n'autoriserait pas le mariage pour tous. Cette disposition a évidemment pour objet d'assurer le respect du principe non-discrimination devant le mariage. 

Pour les requérants, le problème réside dans le fait que, bien avant la loi du 17 mai 2013, la France avait signé et ratifié une série de conventions bilatérales, dont une avec le Maroc en 1981. Le principe en est simple : lorsqu'un ressortissant marocain veut contracter mariage avec un Français, c'est le droit de son pays d'origine qui s'applique. Ce traité a eu pour conséquence de faire obstacle à la célébration de l'union. Le procureur de la République a fait opposition au mariage, au nom de la supériorité du traité sur la loi.

Aux termes de l'article 34-1 du code civil, les maires célèbrent les mariages sous le contrôle du procureur de la République. René X. et Mohammed Y. ont donc été contraints de demander au juge l'annulation ou la main-levée de cette opposition. Ils ont obtenu satisfaction auprès des juges du fond, mais le parquet s'est pourvu en cassation.

L'article 4 de la Convention


La décision intervenue le 28 janvier 2015 donne le sentiment que la Cour privilégie l'économie de moyens. L'article 4 de la Convention franco-marocaine offre en effet au juge interne une soupape de sûreté. Il précise que la loi d'un des deux Etats désignés par la Convention peut être écartée par les juridictions de l'autre Etat si elle est "manifestement incompatible avec l'ordre public". Tel est le cas, affirme la Cour de cassation, de la loi marocaine qui s'oppose au mariage des personnes de même sexe, puisqu'elle heurte directement le droit français.

Economie de moyens certes, mais cela ne signifie pas que la décision soit sans conséquences. Car la Cour de cassation affirme clairement que le droit au mariage est un élément de "l'ordre public" français.

La Cour ne donne guère de précisions, mais on peut penser qu'elle s'appuie sur la décision du 13 août 1993, par laquelle le Conseil constitutionnel consacre la "liberté du mariage" comme ayant valeur constitutionnelle, car elle est "une des composantes de la liberté individuelle". Dix ans plus tard, le 20 novembre 2003, il la rattache à la "liberté personnelle", et donc aux articles 2 et 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789.

Ce fondement constitutionnel du droit au mariage laisse cependant entrevoir que la Cour de cassation aurait pu s'appuyer sur d'autres arguments. C'est d'ailleurs ce que suggéraient les juges du fond, et la Cour se donne la peine d'opérer une substitution de motifs, allant en quelque sorte du plus solennel au moins solennel, adoptant finalement la solution la plus simple, celle qui trouve son origine dans les termes mêmes de la Convention contestée.

Il convient de revenir brièvement sur les motifs écartés par la Cour, ceux auxquels la décision a en quelque sorte, échappé.
Georges Braque. Le couple. 1963

Les motifs écartés


Le premier motif possible résidait précisément dans ce fondement constitutionnel qui aurait très bien être explicité dans la décision. Depuis sa décision Pauline Fraisse du 2 juin 2000, la Cour reconnaît en effet que "l'article 55 de la Constitution ne s'applique pas dans l'ordre interne aux dispositions de nature constitutionnelle". Autrement dit, la supériorité des traités sur la loi trouve son fondement dans la Constitution, plus précisément dans son article 55. Rien n'interdisait donc de faire prévaloir la norme constitutionnelle sur le traité, et, en l'espèce, d'écarter la convention bilatérale, car elle emporte une violation du droit au mariage et surtout du principe d'égalité devant la loi. La Cour a sans doute préféré un fondement textuel à un fondement jurisprudentiel.

Un autre motif possible consistait à invoquer directement la Convention européenne des droits de l'homme, et le principe de non discrimination qu'elle garantit, pour affirmer sa supériorité sur la convention bilatérale. En l'espèce, la Cour de cassation ne mentionne pas ce motif, peut-être tout simplement parce qu'il n'a pas été soulevé dans le pourvoi. Certains juges du fond n'ont pourtant pas hésité à s'y référer, en particulier le TGI de Rennes, dans sa décision du 26 juin 2014, décision également rendue à propos d'une union franco-marocaine. Il n'en demeure pas moins qu'affirmer la supériorité d'une convention sur une autre, même multilatérale, n'a rien d'évident. On comprend que la Cour ait préféré l'éviter.

Une troisième motif, cette fois formellement écarté, figure dans la formule selon laquelle la convention franco-marocaine "ne heurte aucun principe essentiel du droit français". C'est sans doute l'ambiguité de la formule qui justifie que le motif ne soit pas retenu. Certes la Cour l'a déjà utilisée, dans un avis du 7 juin 2012 interdisant la transcription en France du jugement d'adoption plénière d'un enfant adopté en Grande Bretagne, par un couple homosexuel. La Cour d'appel avait refusé cette transcription, en se fondant sur la violation de l'article 346 du code civil, qui précise que nul ne peut être adopté par plusieurs personnes, si ce n'est par deux époux. La Cour de cassation écarte ce moyen, en affirmant que l'article 346 ne consacre pas un "principe essentiel reconnu par le droit français". Dans cet avis, l'ambiguité était volontaire. La formule permettait à la Cour de ménager la possibilité de transcrire un jugement d'adoption prononcé à l'étranger au profit d'un couple non marié. Il est très probable que, dans sa décision du 28 janvier 2015, la Cour n'a pas voulu considérer le principe de non-discrimination comme un "principe essentiel du droit français", qualification d'ailleurs inutile si l'on considère qu'il a déjà valeur constitutionnelle.


Enfin, quatrième et dernier motif écarté, la Cour mentionne que la convention ne heurte pas davantage "la conception française de l'ordre public international en matière d'état des personnes". La Cour aurait pu s'appuyer sur sa décision du 23 octobre 2013.' S'appuyant sur ce même article 4 de la Convention franco-marocaine, elle avait écarté la loi marocaine autorisant la répudiation de l'épouse par le mari, en invoquant sa contrariété avec la "conception française de l'ordre public international". Le refus d'adapter cette jurisprudence au domaine du mariage des couples de même sexe trouve sans doute son origine dans le fait qu'il n'existe aucun consensus international dans ce domaine. L'existence même de ces conventions bilatérales montre le contraire. Le mariage pour tous est rejeté au  Maroc certes, mais aussi en Pologne, en Tunisie, au Laos, au Cambodge, au Vietnam, en Algérie, à Madagascar, et dans les Etats de l'ex-Yougoslavie.

La substitution de motifs opérée au profit d'un fondement textuel incontestable, l'article 4 de la Convention, présente l'avantage de poser une règle claire. La Cour résiste ainsi aux sirènes du droit naturel, à la tentation de consacrer des principes flous au contenu normatif incertain. L'inconvénient réside dans le fait que pour le moment, la Convention franco-marocaine est écartée, et seulement elle. Car tous les traités bilatéraux passés dans ce domaine n'ont peut-être pas un article 4 aussi commode permettant aux juges français de s'abstraire de systèmes juridiques parfois directement inspirés par la Charia. Il est donc probable que, dans les moins qui viennent, la Cour sera appelée à se prononcer sur d'autres mariages, avec des ressortissants d'autres Etats signataires de ce type de conventions. Elle aura alors à sa disposition toute une série de motifs pour garantir l'égalité devant le mariage, définitivement cette fois.

6 commentaires:

  1. Bonjour,

    Si je comprends bien, il y a de fortes chances tout de même que ce mariage sera considéré comme nul par les Marocains qui vont utiliser très exactement le même raisonnement : le "mariage pour tous" est contraire à leur propre conception de l'ordre public...on nage dans le paradoxe !

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  2. @Anonyme 30 janvier 2015

    Bonjour

    Le Maroc applique ses propres lois chez lui mais la France qui est elle laïque n'a pas appliquée chez elle le droit islamique du Maroc. L’homosexualité est un crime au Maroc car contraire a l'Islam mais pas en France qui n'est pas un pays Musulman il me semble. CQFD.

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    1. Juste une précision. La Convention franco marocaine traite de l'état des personnes, c'est-à-dire de leur statut civil, mariage, état civil, héritage etc.. Elle ne traite pas de questions pénales.
      L'homosexualité ne peut, de toute manière, être considérée comme une infraction par les Etats qui ont ratifié la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.

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    2. Je sait mais comprenez bien que ce qui est pénalement répréhensible ne peut pas être l’objet d'un traitement favorable au plan civil. Le mariage homo est interdit civilement au Maroc parce que conformément a la législation islamique l’homosexualité y est un crime et relève donc du pénal. La France laïque n'a pas vocation a appliquée sur son sol le droit islamique que celui-ci soit du Maroc ou d'autres pays pas plus qu'elle n'a a appliquée le droit canonique de l'Eglise catholique comme en Pologne ou alors la France n'est pas laïque mais soumise aux communautarismes religieux. Le Maroc applique les lois qu'il veut chez lui tant en matière pénale que civile mais le Maroc n'a pas a nous imposer sur notre propre sol sa législation coranique que celle-ci soit pénale ou civile. La religion n'a pas a faire la loi en France car tout le monde n'y est pas croyant.

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    3. Il n'est pas question de répression pénale , de législation islamique ou canonique mais de hiérarchie des normes et d'ordre public . On a signé une convention que l'on a assorti de réserves ( l'article 4 de la conv.) qui prévoit que la loi marocaine régit le statut familial de ses ressortissants sur le sol français sauf en cas d'incompatibilité avec notre ordre public . Les conventions sont supérieures à la loi française (article 55 de notre constitution) , et sans la réserve émise à l'article 4 de ladite conventtion , c'eut été la loi marocaine qui se serait appliquée car il n'est pas question de loi islamique ou coranique mais de loi marocaine . ( je comprends votre attachement à la laïcité que je partage et je suis un fervent défenseur du mariage pour tous , mais ne détournons pas le débat juridique de la hiérarchie des normes et de l'ordre public en remise en prétendue remise en cause de la laïcité . La France ratifie les conventions internationales souverainement , elle en subit les conséquences sur son territoire )

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    4. Certes mais la loi marocaine n'est pas d'inspiration laïque en matière de moeurs.

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