« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 16 octobre 2014

Ligne Azur : Le principe de neutralité dans l'enseignement

L'arrêt rendu par le Conseil d'Etat le 15 octobre 2014, Société Confédération nationale des associations  familiales catholiques annule une "lettre" du ministre de l'éducation nationale, alors Vincent Peillon, qui le 4 janvier 2013 invitait les recteurs d'académie à "relayer avec la plus grande énergie (...) la campagne de communication relative à la Ligne Azur, ligne d'écoute pour les jeunes en questionnement à l'égard de leur orientation ou leur identité sexuelle".

La "Ligne Azur" est à la fois un site et un centre d'appels téléphoniques géré par Sida Information Service, une structure associative qui se consacre à la lutte contre le Sida. Le ministre de l'éducation nationale a donc décidé de relayer en milieu scolaire une campagne d'information qui n'a pas été élaborée par l'administration ni avec son concours. La "lettre" qu'il envoie aux recteurs est  effectivement un acte administratif puisqu'il a un contenu normatif, imposant aux recteurs de diffuser ces informations. 

En annulant cette décision, le Conseil d'Etat semble donner satisfaction à la Confédération requérante et, d'une manière générale, aux groupements catholiques, ceux là mêmes qui s'opposent farouchement à toute éducation sexuelle au sein du système scolaire et qui se sont élevés contre la mise en oeuvre d'une prétendue "théorie du genre" dès la maternelle. La lecture de l'arrêt montre cependant que le Conseil d'Etat se situe sur un tout autre terrain.

La lutte contre l'homophobie, élément de la mission d'enseignement


La lutte contre l'homophobie constitue effectivement un élément, même si c'est loin d'être le seul, de la mission d'enseignement du service public de l'éducation nationale. L'article L 121-1 du code de l'éducation énonce ainsi que "les écoles, les collèges et les lycées assurent une mission d'information sur les violences et une éducation à la sexualité". De manière plus précise, l'article L 312-17-1 affirme qu'une "information consacrée (...) à la lutte contre les préjugés sexistes (...) est dispensée à tous les stades de la scolarité". Dans les deux cas, éducation sexuelle et lutte contre les préjugés sexistes, les textes autorisent le ministre à recourir aux services d'associations spécialisées appelées à intervenir dans le cadre du service public de l'enseignement.

L'information des élèves dans ces domaines repose ainsi sur un fondement législatif que le Conseil d'Etat ne saurait remettre en cause. Au contraire, il affirme que ce type d'information est utile, "eu égard notamment à la vulnérabilité des jeunes face aux violences homophobes". En revanche, le Conseil d'Etat exerce un contrôle de l'adéquation de la mesure prise avec les principes généraux qui veulent que l'information apportée soit "adaptée aux élèves auxquels elle est destinée, notamment à leur âge, et (...) délivrée dans le respect du principe de neutralité du service public (..) et de la liberté de conscience des élèves".

 Charpini et Brancato. Film "La Mascotte" 1938. Duo des dindons


La définition de la neutralité


En l'espèce, il convient d'observer que l'annulation de la décision ne repose pas sur le respect de la liberté de conscience des élèves, mais sur le principe de neutralité du service public. Le juge se place  non pas du côté du receveur de l'information mais du côté de son émetteur. Ce n'est pas parce qu'un enseignement sur l'homophobie heurte les convictions religieuses de certains qu'il est illégal, c'est parce que son contenu porte atteinte au principe de neutralité. 

La neutralité est une règle de fonctionnement du service public qui n'est pas sans lien avec le principe de laïcité mais qui trouve son fondement constitutionnel dans le principe d'égalité. Depuis sa décision du 18 septembre 1986, le Conseil constitutionnel la présente comme le "corollaire du principe d'égalité", dès lors que la neutralité interdit que le service public soit assuré de manière différenciée en fonction des convictions politiques du personnel ou de ses usagers. En matière d'enseignement, le principe de neutralité signifie que les élèves doivent être mis à l'abri des discours marqués par le militantisme, quel qu'il soit. 

Dans son arrêt du 6 octobre 2000, Association Promouvoir, le Conseil d'Etat avait déjà eu à connaître d'une campagne d'information dirigée vers les élèves des classes de troisième des collèges, portant cette fois sur la contraception. A l'époque, il avait admis la légalité d'une telle campagne, à la condition toutefois que l'enseignement soit dispensé "dans le respect de la neutralité" par les programmes, les enseignants et les personnels qui interviennent auprès des élèves. En l'espèce, il s'agissait seulement de donner des informations sur les différentes techniques de contraception, sans inciter les élèves à adopter un comportement sexuel particulier. Le Conseil d'Etat a donc logiquement estimé que le principe de neutralité était respecté.

Les dangers de la sous-traitance


Dans le cas de la "Ligne Azur", la situation est bien différente. Le Conseil d'Etat fait observer que, parmi d'autres éléments pour le moins surprenants, le site présentait l'usage de drogues comme susceptible de "faire tomber les inhibitions" et comme "purement associé à des moments festifs", sans mentionner l'illégalité de cette pratique ni les dangers qu'elle représente. De même la pédophilie était définie comme une "attirance sexuelle pour les enfants", sans allusion à son caractère pénalement sanctionné. Aux yeux du Conseil d'Etat, un tel discours constitue une violation du principe de neutralité dès lors qu'il semble présenter comme licites des pratiques illégales.

Cette décision sanctionne aussi une pratique, de plus en plus répandue, qui consiste à sous-traiter au secteur associatif une partie des missions du service public sans vérifier le contenu des informations diffusées. De toute évidence, le ministre de l'Education a accepté avec une grande légèreté de relayer une campagne sur laquelle ses services ne semblent guère avoir exercé de contrôle. Or le secteur associatif est souvent un secteur militant, ce qui est parfaitement son droit. Mais ce militantisme n'a pas à pénétrer dans les établissements scolaires, et c'est exactement ce que rappelle aujourd'hui le Conseil d'Etat.

mardi 14 octobre 2014

Madame La Présidente : du féminisme normatif au féminisme coercitif

Le 7 octobre 2014, Sandrine Mazetier, Présidente de séance à l'Assemblée nationale, a sanctionné le député UMP du Vaucluse Julien Aubert lors du débat sur la discussion du projet de loi sur la transition énergétique. Ce dernier s'est adressé à elle en l'appelant "Madame le Président" et elle l'a alors repris : «C'est Madame la Présidente, ou il y a un rappel à l'ordre avec inscription au procès verbal». Quelques minutes après, le député ayant récidivé, le rappel à l'ordre était effectivement prononcé, entraînant la privation, pendant un mois, du quart de son indemnité parlementaire. 

Sandrine Mazetier est une militante de la féminisation de la langue, et on se souvient qu'elle avait proposé en février 2013 de débaptiser les écoles "maternelles", cette formulation étant jugée trop sexiste. Quant au député Julien Aubert,  il s'est fait une spécialité de refuser la féminisation des titres, y compris à l'égard des femmes qui la réclament, et il n'en est pas à sa première expérience en cette matière. Quelques mois auparavant, confrontée à la même attitude, Sandrine Mazetier lui avait plaisamment répondu qu'il était "la dernière oratrice inscrite". De toute évidence, la Présidente, ayant épuisé son sens de l'humour, préfère aujourd'hui se situer un plan juridique, ajoutant " «C’est le règlement de l’Assemblée nationale qui, ici, s’applique (...)".

Il est vrai que l'attitude de ce député a pu agacer l'intéressée, et que la plus élémentaire courtoisie aurait été de lui donner le titre qu'elle réclamait. Mais cette persistance dans l'utilisation d'un titre peut-elle constituer le fondement juridique d'une sanction ? C'est la question que pose cette affaire.

Une sanction dépourvue de fondement juridique


Observons d'emblée que l'Assemblée nationale n'est pas soumise au droit commun, tout simplement en vertu du principe de l'autonomie parlementaire, lui-même conséquence de la séparation des pouvoirs, consacrée par l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme de 1789.

Le droit commun, dans ce domaine, est d'ailleurs éclaté et peu cohérent. Il existe différentes circulaires relatives à la féminisation des noms de métier, fonction, grade ou titre. La plus ancienne, toujours en vigueur, est celle signée par le Premier ministre Laurent Fabius, le 11 mars 1986, qui renvoie, pour sa mise en oeuvre, aux travaux d'une commission de terminologie présidée par Benoîte Groult. Douze ans plus tard, une nouvelle circulaire, cette fois signée Lionel Jospin, le 6 mars 1998 constate que le texte de 1986 "n'a guère été appliqué (...)". Elle réaffirme donc le principe de féminisation des noms de métiers, fonction, grade ou titre et annonce un guide établi par l'Institut national de la langue française, centre de recherches rattaché au CNRS, qui semble aujourd'hui avoir disparu. Ce guide, intitulé "Femme, j'écris ton nom" a été publié en 1999.

L'ensemble normatif est donc fort modeste. Enoncé par circulaire, le principe de féminisation se heurte à certaines dispositions législatives et réglementaires qui fixent certains titres et fonctions. Surtout, ces circulaires, qu'elles émanent du Premier ministre ou des ministres, ne sont applicables qu'aux agents placés sous leur autorité. Tous ceux qui ne sont pas soumis au principe hiérarchique y échappent donc. Tel est le cas des grands corps qui n'ont jamais envisagé la féminisation des titres. Dans son guide tout récent sur "les coulisses du Conseil d'Etat", la Haute Juridiction présente ainsi l'audience devant la section du contentieux, faisant intervenir "le" rapporteur, "le "greffier qui est aussi "le" secrétaire de séance, "le" Président de la formation de jugement, et "le" rapporteur public". Quant aux membres du Conseil d'Etat, il ne semble pas qu'il y ait de demande particulière en faveur de l'auditrice, de la maîtresse des requêtes, ou de la Conseillère d'Etat.

L'Assemblée nationale n'est pas davantage soumise au principe hiérarchique. Les agents de l'Etat qui y travaillent ne sont ps soumis aux circulaires du Premier ministre, mais à l'article 19 al. 3 de l'instruction générale du bureau de l'Assemblée nationale, qui mentionne que « Les fonctions exercées au sein de l’Assemblée sont mentionnées avec la marque du genre commandé par la personne concernée. ». Certes, mais cet article concerne expressément les agents du  "service du compte rendu de la séance". Autrement dit, la marque du genre s'impose à ceux qui établissent le compte-rendu. Ils étaient donc tenus de corriger les propos de Julien Aubert.. Mais la disposition ne s'applique pas au député lui-même.

Pour Sandrine Mazetier, le fondement de la sanction réside dans l'article 71 du règlement de l'Assemblée nationale. Il prévoit le rappel à l'ordre avec inscription au procès-verbal dans deux hypothèses, soit lorsque le parlementaire a déjà été rappelé à l'ordre une fois dans la même séance et qu'il est, en quelque sorte, récidiviste, soit lorsqu'il s'est livré à une "mise en cause personnelle". La première hypothèse ne peut pas être remplie, car, pour être considéré comme récidiviste, il faut d'abord que Julien Aubert soit considéré comme coupable d'un manquement au règlement. Or, aucune disposition du règlement de l'Assemblée nationale n'impose la féminisation des titres. La seconde hypothèse n'est pas davantage remplie, car le refus de féminiser un titre ne peut tout de même pas être considéré comme une "mise en cause personnelle". Le député n'a pas manqué d'invoquer la position de l'Académie française toujours très hostile à la féminisation des titres et s'est évidemment placé sur le plan des principes et de la grammaire.

De cette analyse on doit déduire que Sandrine Mazetier opère une confusion un peu fâcheuse entre la sanction et son fondement juridique. Nul ne conteste que l'article 71 prévoit effectivement une sanction. Mais pour que cette sanction soit mise en oeuvre, il faut que Julien Aubert ait commis un acte illicite au regard du règlement de l'Assemblée, et c'est précisément cette condition qui fait défaut.

Edmond Diet. Madame La Présidente. Opérette. 1902


Absence de recours


La sanction décidée par Sandrine Mazetier présente le grand intérêt de mettre en lumière l'absence totale de recours offerts au parlementaire. En théorie, on rappellera que le vice-président a pour fonction de présider la séance en l'absence du Président. Ce dernier conserve donc une fonction générale des police des séances. Rien n'interdirait donc à Claude Bartolone de retirer la sanction visant Julien Aubert. Il est évident qu'il ne le fera pas, car ce serait infliger un camouflet à une vice-présidente, membre de la majorité, pour donner satisfaction à un député, membre de l'opposition.

Cette absence de recours repose, on l'a vu, sur le principe de l'autonomie parlementaire, l'Assemblée étant maître de son organisation. Le principe de séparation des pouvoirs empêche ainsi le contrôle des juges sur son fonctionnement, et notamment sur la police des séances. Les conséquences de cette situation ne sont pas négligeables

L'autonomie parlementaire, on l'a vu, se traduit par un principe selon lequel l'Assemblée nationale est maître de son organisation. Le principe de séparation des pouvoirs interdit en même temps l'ingérence des juges dans son fonctionnement, et notamment dans les actes liés à la police des séances. Cette situation heurte cependant le droit au recours, droit garanti par la Convention européenne des droits de l'homme dont devrait pouvoir bénéficier un parlementaire sanctionné. Celui-ci pourrait donc être tenté de saisir la Cour européenne des droits de l'homme, d'autant que les voies de recours internes seront rapidement épuisées.

Vers un féminisme coercitif ?


Au-delà de la question de procédure, la Cour pourrait aussi s'intéresser à l'ingérence réalisée dans la liberté d'expression par une décision dépourvue de fondement juridique clair. La féminisation des titres est-elle "nécessaire dans une société démocratique" ? La réponse n'est pas évidente, mais est-il bien nécessaire de poser la question devant la Cour européenne des droits de l'homme ? Ne serait-il pas préférable de consulter le déontologue, ou plutôt "la" déontologue de l'Assemblée pour envisager l'éventualité d'un recours, peut-être interne et non pas juridictionnel ?

Envisagée sous l'angle de la liberté d'expression, la sanction infligée par Sandrine Mazetier à Julien Aubert dépasse largement le cadre anecdotique de l'évènement qui l'a provoquée. Elle témoigne d'une évolution récente marquée par un passage du féminisme normatif au féminisme coercitif. On a vu se développer une "novlangue", dans le sens où l'entendait George Orwell, langue appauvrie qui refuse la distinction entre la fonction et celui ou celle qui l'exerce, langue que l'on doit utiliser pour être considéré comme féministe. Bref, la langue féministe est, avant tout, une langue de bois, la langue du pouvoir, utilisée de force alors que la tradition française est celle du bon usage, défini de façon sociétale. Avec cette novlangue, on voit aujourd'hui apparaître les sanctions visant ceux et celles qui s'écartent du chemin ainsi tracé et commettent, en quelque sorte, des écarts de langage. Mais ceux qui ne l'appliquent pas ne sont pas tous d'affreux machos et autres phallocrates. Certains considèrent que cette vision normative et coercitive du féminisme le réduit à une simple apparence, faisant passer au second plan ce qui devrait être sa priorité : l'égalité des droits.


vendredi 10 octobre 2014

Bernard Tapie ou les trois temps du Conseil constitutionnel

Bernard Tapie et Maurice Lantourne, l'un de ses avocats, ont tous deux été mis en examen pour des faits d'escroquerie en bande organisée dans l'affaire de l'arbitrage sur la revente d'Adidas. Ils ont saisi la chambre d'instruction de la Cour d'appel de Paris d'une requête nullité en décembre 2013.

A cette occasion, chacun d'entre eux a posé une QPC portant sur la conformité à la Constitution des articles 706-73 al. 8 et  706-88 du code de procédure pénale (cpp). Ces dispositions prévoient la possibilité d'allonger la garde à vue jusqu'à quatre-vingt-seize heures dans le cas d'infractions particulièrement graves, notamment l'escroquerie en bande organisée, et elles ont été appliquées à Bernard Tapie et Maurice Lantourne. C'est évidemment une procédure dérogatoire du droit commun, ce dernier limitant la garde à vue à une durée de vingt-quatre heures, durée renouvelable une fois, soit quarante-huit heures en tout.

Même rédigées en termes différents, les deux QPC sont réunies par le Conseil constitutionnel qui,  le 9 octobre 2014, rend une décision unique.

En mettant en cause la durée de la garde à vue qui leur a été appliquée, les requérants espèrent bien voir leur dossier pénal s'effondrer. Si le Conseil admettait l'inconstitutionnalité de leur garde à vue, les juges ne seraient-ils pas contraints de supprimer du dossier les interrogatoires et éléments d'enquête obtenus après la quarante-huitième heure ?

Hélas pour nos deux requérants, le Conseil constitutionnel a bien vu la manoeuvre. Il va leur donner satisfaction en déclarant inconstitutionnelle cette durée dérogatoire de quatre-vingt-seize heures dans le cas de l'infraction d'escroquerie en bande organisée. En revanche, il va neutraliser les effets de l'inconstitutionnalité en modulant sa mise en oeuvre dans le temps. 

Bernard Tapie, protecteur des libertés publiques ? 


La présente QPC pose des bornes à la croissance excessive du nombre des infractions susceptibles de donner lieu à une garde à vue dérogatoire de quatre-vingt-seize heures. Cette procédure apparaît dès la loi du 31 décembre 1970 en matière de trafic de stupéfiants. On la retrouve ensuite dans la loi "sécurité et liberté" du 2 février 1981 pour les faits de prise d'otage ou d'enlèvement, ou encore de vol aggravé avec arme. Enfin, invoquant les nécessités de la lutte contre le terrorisme,  la loi Perben II du 9 mars 2004 en étend l'application à pratiquement toute la délinquance organisée, y compris  l'escroquerie. 

Dès sa décision du 2 mars 2004  portant précisément sur la loi Perben, le Conseil énonce que ces "mesures d'investigation spéciales", apportant des restrictions au droits constitutionnellement garantis, doivent être "nécessaires à la manifestation de la vérité" et "proportionnées à la gravité et à la complexité des infractions commises". Le Conseil exerce ainsi un contrôle de proportionnalité entre l'atteinte portée au principe de sûreté et les objectifs poursuivis par le législateur. A l'époque, il considère que les infractions concernées sont suffisamment "graves et complexes" pour justifier une procédure dérogatoire. 

C'est cependant sur la décision du 4 décembre 2013 que s'appuient Bernard Tapie et Maurice Lantourne. Le Conseil constitutionnel était alors saisi d'une disposition de la loi relative à la fraude fiscale et à la grande délinquance économique et financière. Dans le cas de la fraude fiscale en bande organisée et de son blanchiment, elle permettait la mise en oeuvre d'une garde à vue de quatre-vingt-seize heures et de "techniques spéciales d'enquête". Cette formulation un peu obscure renvoie aux techniques d'infiltration, de sonorisation, de captation des données informatiques etc, tous instruments utilisés dans la lutte contre la grande délinquance.

Dans son contrôle, le Conseil constitutionnel réalise une distinction très nette. Pour ce qui est des "techniques spéciales d'enquête", il estime que les atteintes à la vie privée et au droit de propriété qu'elles impliquent ne sont pas disproportionnées aux objectifs poursuivis. En revanche, la garde à vue dérogatoire de de quatre-vingt-seize heures est considérée comme disproportionnée car elle est appliquée à des "délits qui ne sont pas susceptibles de porter atteinte en eux-mêmes à la sécurité, à la dignité ou à la vie des personnes".

Dans sa décision du 9 octobre 2014, le Conseil constitutionnel met en oeuvre cette jurisprudence. Il observe que le délit d'escroquerie sur la base duquel sont poursuivis Bernard Tapie et Maurice Lantourne, ne porte pas, en tant que tel, atteinte à la sécurité, à la dignité ou à la vie des personnes. Le fait qu'il soit commis en bande organisée ne change rien à cette appréciation. Il déclare donc l'inconstitutionnalité des dispositions contestées. Les requérants sont-ils pour autant satisfaits ? Sans doute pas, car ils n'ont que la satisfaction morale d'être à l'origine d'une décision qui encadre le recours à une garde à vue dérogatoire. Sur un plan plus pratique, le Conseil constitutionnel refuse que cette décision ait des conséquences sur la garde à vue qui leur a été appliquée, validant ainsi la procédure pénale qui a précédé leur mise en examen. 


Pyrrhus à la bataille d'Héraclée (-280 av. JC.) : "Encore une victoire comme celle-ci, et nous sommes perdus"

Les trois temps du Conseil constitutionnel


On sait que les décisions rendues sur QPC présentent l'avantage pour le juge Conseil constitutionnel de pouvoir être modulées dans le temps. Autrement dit, le Conseil peut décider de l'abrogation immédiate de la disposition inconstitutionnelle, ou renvoyer cette abrogation à une date qu'il fixe lui-même, dans le but de permettre au législateur de modifier la loi sans créer de période d'insécurité juridique. 

En l'espèce, le juge constitutionnel se livre à des distinctions très subtiles sur la mise en application ratione temporae de sa décision. Il opère, en quelque sorte, en trois temps.

Le premier temps est celui de l'abrogation effective de l'article 706-73 al. 3 cpp. Le Conseil fait observer qu'il est impossible de l'abroger immédiatement. Ce texte renvoie en effet, de manière globale, à la fois aux "techniques spéciales d'enquête" et à la garde à vue dans le cas de l'escroquerie en bande organisée. Autrement dit, son abrogation conduirait à interdire aux force de police et aux juges d'instruction l'utilisation de techniques fort utiles à la manifestation de la vérité et que le Conseil considère comme proportionnées aux finalités de l'enquête. Il préfère donc repousser l'abrogation de cet alinéa au 1er septembre 2015, ce qui laisse au législateur le temps de voter un autre texte dissociant clairement la garde à vue des "techniques spéciales d'enquête". 

Le second temps est, en quelque sorte, le temps intermédiaire. Entre le 9 octobre 2014 et le 1er septembre 2015, des personnes seront certainement placées en garde à vue pour des faits qualifiés d'escroquerie en bande organisée. Le Conseil doit donc empêcher le déroulement de gardes à vue devenues inconstitutionnelles par sa décision mais qui figurent encore, provisoirement, dans l'ordre juridique. Le plus simple est de réintégrer ces gardes à vue dans le droit commun. Il ajoute donc une réserve d'interprétation selon laquelle les dispositions de l'article 706-73 cpp  "ne sauraient être interprétées comme permettant (...) pour des faits d'escroquerie en bande organisée, le recours à la garde à vue prévue par l'article 706-88 du code de procédure pénale". Le recours à la réserve d'interprétation est évidemment quelque peu artificiel, car il s'agit pour le juge constitutionnel d'interpréter une disposition qu'il vient précisément de déclarer inconstitutionnelle, mais c'est aussi le seul moyen d'empêcher sa mise en oeuvre avant l'intervention du législateur. 

Enfin,  le troisième et dernier temps est celui qui concerne directement les requérants. Le juge pénal devra-t-il appliquer la décision du Conseil et annuler la garde à vue dérogatoire qui leur a été appliquée, entraînant ainsi, par ricochet, la nullité d'une série d'actes d'enquête ? Le Conseil estime que la remise en cause de ces gardes à vue aurait des conséquences "manifestement excessives" et il affirme avec netteté que ces procédures ne pourront être contestées sur le fondement de cette inconstitutionnalité.

On ne doit pas voir dans cette rigueur une animosité particulière à l'égard de Bernard Tapie et de Maurice Lantourne. Le Conseil ne fait qu'appliquer une jurisprudence issue de sa décision du 17 décembre 2010 rendue sur QPC. Le principe est que les actes de procédure pénale antérieurs à sa décision ne doivent pas être remis en cause du fait de cette inconstitutionnalité. Une telle solution est d'ailleurs parfaitement logique puisque les QPC ne peuvent conduire qu'à l'abrogation de la disposition inconstitutionnelle et non pas à son annulation, la première n'étant pas rétroactive contrairement à la seconde. 

Les requérants ont donc remporté une victoire à la Pyrrhus. Ils ont obtenu l'inconstitutionnalité de la disposition litigieuse, mais les effets de cette inconstitutionnalité sont neutralisés pour leur cas particulier. Cette solution n'a rien de surprenant, car elle présente l'avantage d'opérer un contrôle de la durée de la garde à vue sans pour autant mettre en cause une enquête qui s'est déroulée selon le droit en vigueur.



lundi 6 octobre 2014

Cour européenne des droits de l'homme : La révolte britannique

Le ministre de la justice britannique, Chris Grayling, a signé dans le Daily Mail, une tribune extrêmement polémique. Il y affirme la volonté du Royaume-Uni de modifier son système juridique, dans le but de s'affranchir des contraintes imposées par la Cour européenne des droits de l'homme. A l'appui de ce discours, les Conservateurs produisent un projet de réforme du droit britannique, projet qu'ils entendent faire approuver par le Conseil de l'Europe.

Certes, le discours n'est pas sans arrière-pensée politique et la presse française fait observer, à juste titre, que David Cameron est confronté à une double opposition des eurosceptiques, ceux de son propre parti conservateur et ceux de l'Ukip, parti qui était en tête lors des dernières élections européennes au Royaume-Uni. Certes, le Conseil de l'Europe et l'Union européenne sont deux organisations distinctes, mais, aux yeux des Britanniques, la mise en cause de la Convention européenne des droits de l'homme est perçue comme un premier pas vers celle de l'Union européenne, avant le referendum promis pour 2017, referendum qui n'aura lieu que si le parti de David Cameron emporte les prochaines élrctions, et qui portera sur le maintien du Royaume-Uni dans l'Union européenne. 

Ces arrière-pensées politiques existent, mais elles ne suffisent pas à rendre compte de la réalité de la désaffection du Royaume-Uni à l'égard du système de protection des droits de l'homme existant au sein du Conseil de l'Europe. La lecture de la presse, britannique cette fois, montre que seul le Guardian le défend, alors que le Daily Mail , avec d'autres journaux, se réjouit de la fin de "la farce des droits de l'homme". La population, quant à elle, semble partagée entre l'irritation et l'indifférence.

Quelques arrêts cristallisateurs


L'opposition à la Cour européenne s'est cristallisée autour de quelques décisions de la Cour européenne des droits de l'homme, qui ne ménagent pas les autorités britanniques. On se souvient des deux décisions du 7 juillet 2011 Al Skeini c. Royaume Uni et Al Jedda c. Royaume Uni, qui ont condamné le Royaume-Uni pour différentes exactions commises sur des civils par des soldats britanniques en Irak.

De la même manière, une jurisprudence constante sanctionne le droit britannique qui interdit le droit de vote à toutes les personnes détenues. Pour la Cour, une telle interdiction doit être prononcée par un juge et ne saurait s'appliquer à l'ensemble de la population emprisonnée. Inaugurée par une décision Hirst du 6 octobre   2005,  cette jurisprudence a été réaffirmée par un arrêt pilote Greens et M. T. c. Royaume Uni du 23 décembre 2010, qui donnait au Royaume-Uni six mois pour accorder le droit de vote aux détenus. A l'issue de ce délai, le Royaume-Uni n'avait toujours pas obtempéré et une nouvelle condamnation est intervenue avec la décision Firth du 11 août 2014. Entre-temps, la Cour qui avait décidé de suspendre l'examen de ces affaires, a annoncé qu'elle allait examiner presque trois mille de requêtes déposées par des personnes détenues dans les prisons britanniques. Cette décision a été perçue par les eurosceptiques comme une sorte de déclaration de guerre.

Aujourd'hui, la question posée à David Cameron est celle des mécanismes juridiques susceptibles d'être mise en oeuvre pour mettre le droit britannique en conformité avec son discours. 

Une distinction entre la Convention et la jurisprudence de la Cour 


Un rapport publié en février 2011 par" Policy Exchange" intitulé "Bringing Rights Back Home" et signé par Michael Pinto-Duschinsky déclarait déjà que le Royaume Uni était devenu un "sous-serviteur" des juges strasbourgeois, qui n'ont "virtuellement aucune légitimité démocratique". Son auteur, professeur à Oxford et ancien conseiller du gouvernement, étudiait les moyens juridiques de renoncer à la juridiction de la Cour, voire de se retirer de la Convention européenne.

Aujourd'hui, ce travail a été complété par un nouveau rapport, émanant cette fois officiellement du parti conservateur. Il repose sur une idée simple : il faut "rétablir la souveraineté de Westminster". Ses auteurs ne remettent pas en cause l'application par le Royaume-Uni de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Ils contestent en revanche la jurisprudence de la Cour. Celle-ci a en effet élargi considérablement son contrôle. Pour parvenir à un tel résultat, elle s'est appuyée sur l'idée que la Convention est un texte vivant, qui doit donc être interprété à la lumière des évolutions de la société. Le Royaume-Uni estime être lié par le texte de la Convention auquel il a adhéré dès 1950, mais il considère ne pas être lié par des évolutions jurisprudentielles auxquelles il n'a jamais consenti. Il s'agit donc de considérer la Convention européenne comme un traité ordinaire et de réduire la Cour à une sorte de comité consultatif.

Au regard du droit interne britannique, une telle réforme suppose la remise en cause du Human Rights Act de 1998. Celui-ci impose en effet une véritable intégration du droit de la Convention européenne des droits de l'homme dans le système juridique britannique. Il affirme que les juges doivent appliquer les décisions de la Cour et utiliser les modes d'interprétation qu'elle définit pour apprécier la conformité du droit britannique au texte de la Convention. Ce texte, adopté sous le gouvernement de Tony Blair, est aujourd'hui considéré comme une sorte d'épouvantail juridique, présenté comme une véritable menace pour la souveraineté britannique.


The Gate of Calais ou "O, The Roast Beef of Old England". William Hogarth 1748


La feuille de route des Conservateurs


Le projet des Conservateurs prévoit l'adoption d'un nouveau texte remplaçant celui de 1998, intitulé "Déclaration britannique des droits et des devoirs". Elle affirmera l'intégration dans le droit britannique du texte de la Convention européenne des droits de l'homme, mais seulement de son texte. L'interprétation de la Cour européenne pourra être écartée selon les besoins. C'est donc un système d'"opt out" qui est envisagé, le droit britannique pouvant écarter les décisions de la Cour qui ne lui conviennent pas. Le projet prévoit d'ailleurs qu'au regard du droit anglais, la Cour européenne sera désormais considérée comme un "organe consultatif".

D'une manière générale, il s'agit d'affirmer la supériorité de l'interprétation de la Convention par les juges britanniques sur celle des juges de la Cour européenne et donc la spécificité de la situation britannique au sein du Conseil de l'Europe. Au plan politique, cette position n'est guère surprenante, du moins si on la compare à celle que le Royaume-Uni adopte traditionnellement dans ses relations avec l'Union européenne. N'a-t-il pas obtenu, un statut très dérogatoire au sein de l'Union européenne ? C'est ainsi qu'il veut assumer un rôle dirigeant, obtenir les postes les plus élevés au sein de la Commission, juger de la politique monétaire des autres Etats membres, sans pour autant adopter l'Euro...

Observons tout de même que le plan dévoilé par le parti conservateur reste très imprécis. Le texte d'à peine huit pages n'envisage jamais les conséquences juridiques des actions qu'il préconise. Par exemple, l'Accord du Vendredi Saint de 1998 qui a permis de rétablir la paix en Irlande du Nord ("Good Friday Agreement") est une convention internationale enregistrée aux Nations Unies, et approuvée par referendum à la fois en Irlande du Nord et en République d'Irlande. Ce texte prévoit expressément que les deux communautés d'Irlande du Nord seront protégées par les droits garantis par la Convention européenne des droits de l'homme. Doit-on en déduire que les citoyens de la République d'Irlande pourraient les invoquer efficacement devant la Cour européenne, alors que les citoyens britanniques ne pourraient plus le faire utilement ? Il est vrai que ce type de problème relève, le cas échéant, d'un différend entre Etats mais pas de la relation entre le Royaume-Uni et le Conseil de l'Europe.


Force et faiblesse du système européen de protection des libertés


Contrairement à ce qu'affirment certains médias, le texte du parti conservateur ne mentionne nulle part l'éventualité de négociations avec le Conseil de l'Europe. Le statut particulier du Royaume-Uni reposera donc sur la volonté de l'Etat, son affirmation unilatérale de la primauté de son interprétation interne de la Convention européenne des droits de l'homme. Les éventuels débats qu'une telle décision devrait susciter au sein du Conseil de l'Europe n'entrent pas dans les préoccupations britanniques, d'autant que l'organisation internationale n'a guère les moyens de faire pression sur le Royaume-Uni. Peut-on imaginer qu'un Etat de droit, membre fondateur du Conseil de l'Europe, soit suspendu de l'assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, comme l'avait été la Turquie après le coup d'Etat militaire de 1980, ou la Russie suspendue en 2000 pour sa politique en Tchétchénie ?

La révolte du Royaume-Uni constitue une menace non négligeable pour le système européen de protection des droits et libertés issu de la Convention européenne. D’une part, elle met en cause l’existence même d’un standard européen puisque le droit britannique aurait les moyens de s’affranchir des positions prises par la Cour européenne. D’autre part, elle porte en elle une veritable régression du niveau de protection. Le retour à la lettre de la Convention conduit ainsi à revenir à une conception des libertés remontant à 1950, alors que la plupart des nouveaux droits reconnus aux citoyens sont directement issus de la jurisprudence de la Cour.

Quoi qu’il en soit, la menace est réelle, et le Royaume Uni peut parfaitement la mettre à exécution sans que le Conseil de l'Europe puisse l'empêcher. De manière plus générale, cette révolte montre que les Etats, ou du moins certains d'entre eux, acceptent difficilement l'approfondissement constant du contrôle de la Cour, perçu comme une intrusion dans des domaines relevant de leur souveraineté. A leurs yeux, cet espace commun de libertés n’est plus considéré une plus-value mais comme une contrainte. Certes, pour le moment, cette position s'exprime essentiellement au Royaume-Uni, mais le risque de la contagion ne doit pas être sous-estimé. Cette situation n'est pas entièrement négative. Elle a au moins le mérite de montrer que ce système européen repose, avant tout, sur la volonté des Etats. C'est sa force, mais aussi sa fragilité.


vendredi 3 octobre 2014

Vers la liberté syndicale dans les forces armées ?

L'affaire Matelly a déjà suscité bon nombre de contentieux. On se souvient que cet officier de la Gendarmerie a connu la notoriété en décembre 2008, lorsqu'il a cosigné un article critiquant fermement le projet visant à placer les forces de Gendarmerie sous l'autorité du ministre de l'intérieur, réforme qui a eu lieu par la loi du 3 août 2009. A l'époque, l'auteur fut poursuivi au plan disciplinaire pour manquement à l'obligation de réserve et sa révocation fut prononcée. La sanction a ensuite  été considérée comme disproportionnée par le Conseil d'Etat et annulée par une décision du 11 janvier 2011.

Dans son  arrêt du 2 octobre 2014 Matelly c. France la Cour européenne des droits de l'homme se prononce sur le second volet de l'affaire. En avril 2008, le requérant fut l'un des fondateurs et promoteurs d'une association dénommée "Forum gendarmes et citoyens", dont l'une des caractéristiques était d'être ouverte aux gendarmes en activité. Dès le mois de mai, le le Directeur général de la gendarmerie nationale (DGGN) interdit non seulement au requérant mais aussi à tous les gendarmes en activité d'adhérer à cette association, adhésion jugée incompatible avec les contraintes militaires. Le 5 juin 2008, le requérant obtempère et démissionne de l'association, non sans saisir le Conseil d'Etat du refus d'adhésion opposé par le DGGN. Son recours est rejeté par un arrêt du 26 février 2010. 

Le "retour de nos soldats dans la cité" ?


La Cour européenne se prononce donc sur la conformité de cette interdiction d'adhérer à une association au principe de la liberté de réunion et d'association garanti par l'article 11 de la Convention européenne des droits de l'homme. Et la Cour rend une décision condamnant la France. Certes, elle reconnaît que "des restrictions, même significatives, peuvent être apportées (...) aux modes d'action d'une association professionnelle" lorsque le groupement défend les intérêts des militaires. Mais cela ne doit pas conduire à une interdiction absolue et la Cour affirme que ces restrictions "ne doivent pas priver les militaires et leurs syndicats du droit général d'association pour la défense de leurs intérêts professionnels et moraux". 

De cette décision, les médias retiennent surtout que la Cour européenne des droits de l'homme contraint la France a garantir aux militaires la liberté syndicale. Le requérant lui-même, dans une tribune publiée dans Le Monde, salue une "décision qui signe le retour de nos soldats dans la cité".

Sur un plan formel, la décision est parfaitement claire et conforme à une jurisprudence constante de la Cour.  L'interdiction d'adhérer à une association constitue une "ingérence" dans l'exercice des droits garantis par l'article 11 de la Convention, c'est à dire les droits à "la liberté de réunion pacifique et à la liberté d'association, y compris le droit de fonder avec d'autres des syndicats et de s'affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts"

Aux termes de l'alinéa 2 de ce même article 11, cette ingérence peut être licite si elle est prévue par la loi, si elle poursuit un but légitime et est nécessaire dans une société démocratique.

La première condition est évidemment remplie car l'interdiction pour les militaires d'adhérer à des groupements professionnels figure dans l'article L 4121-4 du code de la défense (c.déf.). Le Conseil d'Etat, dans arrêt Rémy du 26 septembre 2007 a précisé que tout groupement qui a pour objet la défense des intérêts matériels et professionnels des militaires constitue un groupement professionnel, au sens de la loi.

Le but légitime de l'ingérence est également admis par la Cour car l'interdiction d'adhérer à un groupement professionnel a pour objet "la préservation de l'ordre et de la discipline nécessaire aux forces armées". Rappelons que la Gendarmerie fait partie des forces armées, même si elle est aujourd'hui placée sous l'autorité du ministre de l'Intérieur.

Reste la nécessité de cette restriction dans une société démocratique. Pour la Cour, la situation française s'analyse comme une interdiction absolue faite aux militaires d'adhérer à un groupement professionnel constitué pour la défense de leurs intérêts. Comme telle, elle emporte une atteinte disproportionnée aux droits garantis par l'article 11. Sur ce point, la Cour applique une jurisprudence constante qui considère que les restrictions apportées à la liberté syndicale ne peuvent conduire à vider ce droit de sa substance (CEDH, 12 novembre 2008, Demir et Baykara). Estimant le droit français assez clair sur ce point, elle refuse même de prendre en considération les conclusions du Comité européen des droits sociaux qui affirmait, dans sa décision du 4 décembre 2000, que les Etats sont autorisés à décider "la suppression intégrale de la liberté syndicale des membres des forces armées".

René Goscinny et Albert Uderzo. Astérix et Cléopâtre. 1965


Liberté syndicale et liberté d'association


Bien au-delà des faits de l'espèce, la décision de la Cour européenne repose sur une assimilation pure et simple entre la liberté syndicale et la liberté d'association. C'est effectivement la position du droit international, et notamment de l'article 22 du Pacte des Nations Unies sur les droits civils et politiques, qui fait du droit syndical un droit dérivé de la liberté d'association. La Cour européenne reprend ce principe dans ses interprétations de l'article 11. Elle précise, dès son arrêt du 27 octobre 1975, Syndicat national de la police belge c. Belgique que l'article 11 "ne garantit pas aux syndicats, ni à leurs membres, un traitement précis de la part de l'Etat", ajoutant qu'il n'y a donc pas lieu de reconnaître "des éléments nécessairement inhérents au droit syndical". Pour la Cour, la législation nationale doit permettre une défense des intérêts professionnels, quelle que soit la forme qu'elle prend. 

Cette assimilation se heurte au droit français qui repose, quant à lui, sur la séparation entre la liberté d'association et la liberté syndicale, cette dernière étant donc parfaitement autonome au sein du système juridique. Cette autonomie trouve son origine dans une histoire un peu chaotique. La liberté syndicale a en effet été consacrée par la loi du 21 mars 1884, alors que la liberté d'association n'a été garantie qu'avec la célèbre loi du 1er juillet 1901. La liberté syndicale n'est donc pas le fruit de la liberté d'association. 

Cette situation n'est pas seulement le résultat d'une évolution historique. L'autonomie de la liberté syndicale est aujourd'hui constitutionnellement garantie. Le Préambule de 1946 affirme ainsi que "tout homme peut défendre ses droits et libertés par l'action syndicale et adhérer au syndicat de son choix", et ce même texte ne fait aucune référence à la liberté d'association. Dans sa décision du 25 juillet 1989, le Conseil constitutionnel confirme la valeur constitutionnelle de la liberté syndicale, telle qu'elle est consacrée par le Préambule. 

Lorsque la loi française évoque la notion de "groupement professionnel" à propos des militaires, c'est précisément dans une volonté d'englober plus largement les structures visées, incluant les associations que le droit distingue clairement des syndicats. La Cour européenne, quant à elle, sanctionne la France pour ne pas avoir reconnu la liberté syndicale aux militaires, alors même que le requérant se plaçait sous l'angle de la liberté d'association et non pas précisément sous celui de la liberté syndicale. Autrement dit, la Cour reconnaît l'exercice de la liberté syndicale aux militaires, liberté que personne ne demandait..

Sur un plan plus concret, les mécanismes de concertation existant dans les forces armées sont sans doute insuffisants, mais il est tout de même surprenant que la Cour ne les mentionne même pas. Le Conseil supérieur de la fonction militaire (CSFM) qui exprime des avis de caractère général sur la condition militaire et les Conseils de la fonction militaire (CFM) plus orientés sur les préoccupations individuelles des membres des forces armées sont-ils ou non chargés de la "défense des intérêts" des militaires ? La décision ne donne aucun éclairage sur ce point.

Le gendarme : un policier comme un autre ?


Quelles seront les conséquences de cette décision ? La première, et la plus évidente, est qu'elle offre un nouvel argument à ceux qui militent pour la disparition du statut militaire de la gendarmerie. Un gendarme syndiqué n'est-il pas finalement un policier comme les autres ? 

Or ce cadeau est empoisonné. Nul n'a oublié la fronde des gendarmes en 2001, fronde qui a suscité le rejet du monde militaire et qui explique largement que la gendarmerie n'ait guère été soutenue par le reste des forces armées lorsque Nicolas Sarkozy, d'abord comme ministre de l'Intérieur puis comme Président de la République, a entrepris une série de réformes qui ont conduit à la loi de 2009. Certains apprécieront à sa juste valeur l'effet boomerang de cette décision. Ceux-là mêmes, notamment dans l'armée de terre, qui ont écarté la Gendarmerie par crainte d'une contagion "syndicaliste", voient revenir le droit syndical, cette fois dans leurs propres rangs...

Sur un plan plus juridique, les autorités françaises ont le choix entre plusieurs solutions. La première, la plus violente, est de réagir "à l'anglaise" en considérant que la Cour intervient dans un domaine qui concerne exclusivement la souveraineté des Etats. A l'appui de cette position le gouvernement peut invoquer le Préambule de 1946 et la jurisprudence du Conseil constitutionnel et donc la suprématie des normes constitutionnelles par rapport au droit conventionnel. La seconde solution, audacieuse, est d'ouvrir complètement le droit syndical aux forces armées, en prenant l'exemple dans les pays du Nord.. C'est évidemment une option séduisante au regard de l'élargissement des droits des militaires. Encore faudrait-il que ces derniers soient demandeurs, ce qui est loin d'être évident. La troisième solution, plus discrète, consiste à s'appuyer sur la distinction française entre la liberté syndicale et la liberté d'association pour ne reconnaître que la seconde. Une association, et c'était d'ailleurs la revendication du requérant, est parfaitement en mesure d'encadrer les revendications professionnelles des membres des forces armées. Le groupement ainsi créé pourrait d'ailleurs être soumis à un certain contrôle de l'Etat, peut-être par une reconnaissance d'utilité publique. Il ne fait guère de doute qu'une telle association serait conforme aux conditions posées par la Cour et permettrait de concilier l'expression des militaires et leurs obligations statutaires.



mardi 30 septembre 2014

La Cour européenne et le temps : A propos des manifestations de 1990 en Roumanie

La Cour européenne des droits de l'homme, réunie en Grande Chambre, a rendu une décision Mocanu et autres c. Roumanie le 17 septembre 2014. L'élément notable de cet arrêt réside sans doute dans la période de vingt-quatre années qui s'est écoulée entre les faits qui sont à son origine et la décision de la Cour européenne. 

Après la chute du dictateur Nicolae Ceausescu, la Roumanie a connu une transition démocratique pour le moins laborieuse. Ion Iliescu, chef du gouvernement provisoire, se heurte, en juin 1990, à une agitation, notamment estudiantine, qui lui reproche de ne pas réaliser une véritable rupture et de rester attaché au système communiste. Pour écraser le mouvement, le régime Iliescu, appuyé sur la Securitate qui n'est pas encore démantelée, fait venir à Bucarest des mineurs qui vont ratisser la ville du 14 au 16 juin, en agressant violemment les manifestants et en incendiant les locaux des principaux groupements d'opposition. Le nombre des victimes demeure inconnu aujourd'hui, généralement évalué entre six (chiffres du rapport officiel) et une plus d'une centaine (estimation des manifestants). 

La Cour européenne est saisie par trois requérants, Anca Mocanu dont le mari a été tué d'un coup de feu tiré depuis le bâtiment du ministère de l'intérieur, Marin Stoica qui se rendait à son travail et a été interpellé puis maltraité par des policiers dans les sous-sols des locaux de la télévision publique, et enfin une personne morale, l'association "du 21 décembre 1989" dont les locaux furent incendiés par les mineurs. 

La Cour sanctionne ces exactions et condamne la Roumanie pour violation du droit à la vie (art.2) dans le cas d'Anca Mocanu, pour violation de l'interdiction de la torture et des traitements inhumains et dégradants (art. 3) dans celui de Marin Stoica et enfin pour atteinte au droit à un procès équitable dans un délai raisonnable (art. 6 § 1) dans celui de l'association.

Pour condamner ces différents manquements, la Cour met en cause l'ensemble du système judiciaire roumain. Elle dresse, sur ce point, un constat d'autant plus accablant que les autorités roumaines s'efforcent de se soustraire à son contrôle. Leur arme essentielle est le temps. D'une part, elles invoquent l'incompétence temporelle de la Cour. D'autre part, elles cherchent à faire peser sur les plaignants la responsabilité des retards de l'enquête.

Le Chat. Philippe Geluck

L'obstacle de la compétence ratione temporis


Le premier obstacle auquel se heurte la Cour est celui de sa compétence ratione-temporis. La Roumanie fait valoir que la Cour n'a pas à connaître de faits qui se sont déroulés en 1990, la Convention européenne des droits de l'homme n'étant entrée en vigueur dans ce pays que le 20 juin 1994.

La Cour va pourtant affirmer sa compétence en s'appuyant sur une jurisprudence inaugurée par l'arrêt Silih c. Slovénie du 9 avril 2009, selon lequel l'obligation procédurale de mener une enquête effective s'impose à un Etat en cas d'atteinte quand bien même les faits se sont déroulés avant l'entrée en vigueur de la Convention, à la condition que ces faits soient très graves comme des atteintes à la vie ou à l'intégrité d'une personne. Cette jurisprudence a d'ailleurs déjà été appliquée à des victimes des évènements de juin 1990 en Roumanie (par exemple : CEDH, 20 octobre 2009, Agache et a. c. Roumanie). Certes, la Cour a récemment précisé, dans l'affaire Janowiec et a. c. Russie du 21 octobre 2013, que cette antériorité des faits ne peut être admise que si l'essentiel de la procédure d'enquête ne peut matériellement se dérouler qu'après l'entrée en vigueur de la Convention. Autrement dit, le fait générateur et l'entrée en vigueur de la Convention doivent être séparés par un laps de temps relativement court qui, en tout état de cause, ne saurait dépasser dix ans. 

En l'espèce, quatre années seulement se sont déroulées entre la répression des manifestations et la ratification de la Convention, durée relativement brève au regard des critères posés par la jurisprudence Janowiec.

Recours des victimes et devoir d'enquête


Le second obstacle opposé à la Cour par les autorités roumaines vise exclusivement le cas du second requérant, Marin Stoica, qui a été enfermé et maltraité dans les sous-sols de l'immeuble de la télévision. Aux yeux de la Roumanie, sa plainte est tardive car déposée une dizaine d'années après les faits, en juin 2001. Par voie de conséquence, sa saisine de la Cour européenne serait donc irrecevable.

La Cour admet pourtant la recevabilité de la requête, en estimant que la plainte déposée par Marin Stoïca devant les juges roumains n'était pas tardive. Pour parvenir à ce résultat, elle prend en considération l'impact psychologique spécifique des mauvais traitements infligés à des personnes qui ne s'identifient pas à des manifestants. Tel était précisément le cas du requérant qui a été arrêté alors qu'il se rendait à son travail. S'appuyant sur des travaux scientifiques mentionnés dans l'Observation générale n° 3 éditée en 2012 par le Comité des Nations Unies contre la torture, la Cour montre que ces traitements ont pour effet d'anéantir la capacité des victimes de faire confiance à autrui, situation qui explique leur répugnance à porter plainte immédiatement après les faits.

La diligence du requérant pour saisir les juges internes s'apprécie ainsi au regard de deux critères. Le premier est sa situation psychologique, que la Cour prend en considération. A cette analyse psychologique s'ajoute, en l'espèce, une explication parfaitement rationnelle, dès lors que les victimes n'avaient guère d'espoir de voir leur plainte aboutir dans les années qui ont immédiatement suivi les évènements.

Cette observation conduit au second critère qui repose sur la diligence de l'enquête menée par les autorités roumaines. Celle-ci n'a été réellement engagée qu'après l'an 2000, lorsque des responsables des évènements de 1990 ont enfin été mis en accusation, mise en accusation qui a immédiatement suscité un afflux de plaintes. Or, la jurisprudence de la Cour, dont le fondement se trouve dans les articles 2 et 3 de la Convention européenne des droits de l'homme, affirme que les Etats ont un devoir d'"enquête effective" lorsque les droits à la vie et à l'intégrité personnelle ont été violés sur leur territoire. C'est ainsi qu'elle sanctionne régulièrement, par exemple dans l'arrêt du 20 octobre 2011, Jularic c. Croatie, l'absence d'enquête officielle après des bavures policières. En l'espèce, la Cour observe que l'enquête après 1990 a été "lacunaire et déficiente", marquée par "de longues périodes d'inactivité". La Roumanie a donc failli à son devoir d'enquête effective.

Dès lors,  la Cour sanctionne logiquement les autorités roumaines pour violation des articles 2, 3 et 6 § 1 de la Convention. Sur ce point, cette décision constitue une mise en garde adressée aux Etats. Ceux qui seraient tentés de considérer que la maîtrise du temps suffit à assurer une certaine forme d'impunité devront méditer cette décision. Comme elle l'avait fait récemment à propos des massacres de Katyn, soixante-douze ans après les faits, la Cour refuse de se laisser imposer un calendrier.