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« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.
jeudi 16 octobre 2014
Ligne Azur : Le principe de neutralité dans l'enseignement
mardi 14 octobre 2014
Madame La Présidente : du féminisme normatif au féminisme coercitif
Une sanction dépourvue de fondement juridique
Observons d'emblée que l'Assemblée nationale n'est pas soumise au droit commun, tout simplement en vertu du principe de l'autonomie parlementaire, lui-même conséquence de la séparation des pouvoirs, consacrée par l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme de 1789.
Le droit commun, dans ce domaine, est d'ailleurs éclaté et peu cohérent. Il existe différentes circulaires relatives à la féminisation des noms de métier, fonction, grade ou titre. La plus ancienne, toujours en vigueur, est celle signée par le Premier ministre Laurent Fabius, le 11 mars 1986, qui renvoie, pour sa mise en oeuvre, aux travaux d'une commission de terminologie présidée par Benoîte Groult. Douze ans plus tard, une nouvelle circulaire, cette fois signée Lionel Jospin, le 6 mars 1998 constate que le texte de 1986 "n'a guère été appliqué (...)". Elle réaffirme donc le principe de féminisation des noms de métiers, fonction, grade ou titre et annonce un guide établi par l'Institut national de la langue française, centre de recherches rattaché au CNRS, qui semble aujourd'hui avoir disparu. Ce guide, intitulé "Femme, j'écris ton nom" a été publié en 1999.
L'ensemble normatif est donc fort modeste. Enoncé par circulaire, le principe de féminisation se heurte à certaines dispositions législatives et réglementaires qui fixent certains titres et fonctions. Surtout, ces circulaires, qu'elles émanent du Premier ministre ou des ministres, ne sont applicables qu'aux agents placés sous leur autorité. Tous ceux qui ne sont pas soumis au principe hiérarchique y échappent donc. Tel est le cas des grands corps qui n'ont jamais envisagé la féminisation des titres. Dans son guide tout récent sur "les coulisses du Conseil d'Etat", la Haute Juridiction présente ainsi l'audience devant la section du contentieux, faisant intervenir "le" rapporteur, "le "greffier qui est aussi "le" secrétaire de séance, "le" Président de la formation de jugement, et "le" rapporteur public". Quant aux membres du Conseil d'Etat, il ne semble pas qu'il y ait de demande particulière en faveur de l'auditrice, de la maîtresse des requêtes, ou de la Conseillère d'Etat.
L'Assemblée nationale n'est pas davantage soumise au principe hiérarchique. Les agents de l'Etat qui y travaillent ne sont ps soumis aux circulaires du Premier ministre, mais à l'article 19 al. 3 de l'instruction générale du bureau de l'Assemblée nationale, qui mentionne que « Les fonctions exercées au sein de l’Assemblée sont mentionnées avec la marque du genre commandé par la personne concernée. ». Certes, mais cet article concerne expressément les agents du "service du compte rendu de la séance". Autrement dit, la marque du genre s'impose à ceux qui établissent le compte-rendu. Ils étaient donc tenus de corriger les propos de Julien Aubert.. Mais la disposition ne s'applique pas au député lui-même.
Pour Sandrine Mazetier, le fondement de la sanction réside dans l'article 71 du règlement de l'Assemblée nationale. Il prévoit le rappel à l'ordre avec inscription au procès-verbal dans deux hypothèses, soit lorsque le parlementaire a déjà été rappelé à l'ordre une fois dans la même séance et qu'il est, en quelque sorte, récidiviste, soit lorsqu'il s'est livré à une "mise en cause personnelle". La première hypothèse ne peut pas être remplie, car, pour être considéré comme récidiviste, il faut d'abord que Julien Aubert soit considéré comme coupable d'un manquement au règlement. Or, aucune disposition du règlement de l'Assemblée nationale n'impose la féminisation des titres. La seconde hypothèse n'est pas davantage remplie, car le refus de féminiser un titre ne peut tout de même pas être considéré comme une "mise en cause personnelle". Le député n'a pas manqué d'invoquer la position de l'Académie française toujours très hostile à la féminisation des titres et s'est évidemment placé sur le plan des principes et de la grammaire.
De cette analyse on doit déduire que Sandrine Mazetier opère une confusion un peu fâcheuse entre la sanction et son fondement juridique. Nul ne conteste que l'article 71 prévoit effectivement une sanction. Mais pour que cette sanction soit mise en oeuvre, il faut que Julien Aubert ait commis un acte illicite au regard du règlement de l'Assemblée, et c'est précisément cette condition qui fait défaut.
Edmond Diet. Madame La Présidente. Opérette. 1902 |
Absence de recours
La sanction décidée par Sandrine Mazetier présente le grand intérêt de mettre en lumière l'absence totale de recours offerts au parlementaire. En théorie, on rappellera que le vice-président a pour fonction de présider la séance en l'absence du Président. Ce dernier conserve donc une fonction générale des police des séances. Rien n'interdirait donc à Claude Bartolone de retirer la sanction visant Julien Aubert. Il est évident qu'il ne le fera pas, car ce serait infliger un camouflet à une vice-présidente, membre de la majorité, pour donner satisfaction à un député, membre de l'opposition.
Cette absence de recours repose, on l'a vu, sur le principe de l'autonomie parlementaire, l'Assemblée étant maître de son organisation. Le principe de séparation des pouvoirs empêche ainsi le contrôle des juges sur son fonctionnement, et notamment sur la police des séances. Les conséquences de cette situation ne sont pas négligeables
L'autonomie parlementaire, on l'a vu, se traduit par un principe selon lequel l'Assemblée nationale est maître de son organisation. Le principe de séparation des pouvoirs interdit en même temps l'ingérence des juges dans son fonctionnement, et notamment dans les actes liés à la police des séances. Cette situation heurte cependant le droit au recours, droit garanti par la Convention européenne des droits de l'homme dont devrait pouvoir bénéficier un parlementaire sanctionné. Celui-ci pourrait donc être tenté de saisir la Cour européenne des droits de l'homme, d'autant que les voies de recours internes seront rapidement épuisées.
Vers un féminisme coercitif ?
Au-delà de la question de procédure, la Cour pourrait aussi s'intéresser à l'ingérence réalisée dans la liberté d'expression par une décision dépourvue de fondement juridique clair. La féminisation des titres est-elle "nécessaire dans une société démocratique" ? La réponse n'est pas évidente, mais est-il bien nécessaire de poser la question devant la Cour européenne des droits de l'homme ? Ne serait-il pas préférable de consulter le déontologue, ou plutôt "la" déontologue de l'Assemblée pour envisager l'éventualité d'un recours, peut-être interne et non pas juridictionnel ?
Envisagée sous l'angle de la liberté d'expression, la sanction infligée par Sandrine Mazetier à Julien Aubert dépasse largement le cadre anecdotique de l'évènement qui l'a provoquée. Elle témoigne d'une évolution récente marquée par un passage du féminisme normatif au féminisme coercitif. On a vu se développer une "novlangue", dans le sens où l'entendait George Orwell, langue appauvrie qui refuse la distinction entre la fonction et celui ou celle qui l'exerce, langue que l'on doit utiliser pour être considéré comme féministe. Bref, la langue féministe est, avant tout, une langue de bois, la langue du pouvoir, utilisée de force alors que la tradition française est celle du bon usage, défini de façon sociétale. Avec cette novlangue, on voit aujourd'hui apparaître les sanctions visant ceux et celles qui s'écartent du chemin ainsi tracé et commettent, en quelque sorte, des écarts de langage. Mais ceux qui ne l'appliquent pas ne sont pas tous d'affreux machos et autres phallocrates. Certains considèrent que cette vision normative et coercitive du féminisme le réduit à une simple apparence, faisant passer au second plan ce qui devrait être sa priorité : l'égalité des droits.
vendredi 10 octobre 2014
Bernard Tapie ou les trois temps du Conseil constitutionnel
A cette occasion, chacun d'entre eux a posé une QPC portant sur la conformité à la Constitution des articles 706-73 al. 8 et 706-88 du code de procédure pénale (cpp). Ces dispositions prévoient la possibilité d'allonger la garde à vue jusqu'à quatre-vingt-seize heures dans le cas d'infractions particulièrement graves, notamment l'escroquerie en bande organisée, et elles ont été appliquées à Bernard Tapie et Maurice Lantourne. C'est évidemment une procédure dérogatoire du droit commun, ce dernier limitant la garde à vue à une durée de vingt-quatre heures, durée renouvelable une fois, soit quarante-huit heures en tout.
Même rédigées en termes différents, les deux QPC sont réunies par le Conseil constitutionnel qui, le 9 octobre 2014, rend une décision unique.
Bernard Tapie, protecteur des libertés publiques ?
Dans son contrôle, le Conseil constitutionnel réalise une distinction très nette. Pour ce qui est des "techniques spéciales d'enquête", il estime que les atteintes à la vie privée et au droit de propriété qu'elles impliquent ne sont pas disproportionnées aux objectifs poursuivis. En revanche, la garde à vue dérogatoire de de quatre-vingt-seize heures est considérée comme disproportionnée car elle est appliquée à des "délits qui ne sont pas susceptibles de porter atteinte en eux-mêmes à la sécurité, à la dignité ou à la vie des personnes".
Pyrrhus à la bataille d'Héraclée (-280 av. JC.) : "Encore une victoire comme celle-ci, et nous sommes perdus" |
Les trois temps du Conseil constitutionnel
On ne doit pas voir dans cette rigueur une animosité particulière à l'égard de Bernard Tapie et de Maurice Lantourne. Le Conseil ne fait qu'appliquer une jurisprudence issue de sa décision du 17 décembre 2010 rendue sur QPC. Le principe est que les actes de procédure pénale antérieurs à sa décision ne doivent pas être remis en cause du fait de cette inconstitutionnalité. Une telle solution est d'ailleurs parfaitement logique puisque les QPC ne peuvent conduire qu'à l'abrogation de la disposition inconstitutionnelle et non pas à son annulation, la première n'étant pas rétroactive contrairement à la seconde.
lundi 6 octobre 2014
Cour européenne des droits de l'homme : La révolte britannique
Quelques arrêts cristallisateurs
De la même manière, une jurisprudence constante sanctionne le droit britannique qui interdit le droit de vote à toutes les personnes détenues. Pour la Cour, une telle interdiction doit être prononcée par un juge et ne saurait s'appliquer à l'ensemble de la population emprisonnée. Inaugurée par une décision Hirst du 6 octobre 2005, cette jurisprudence a été réaffirmée par un arrêt pilote Greens et M. T. c. Royaume Uni du 23 décembre 2010, qui donnait au Royaume-Uni six mois pour accorder le droit de vote aux détenus. A l'issue de ce délai, le Royaume-Uni n'avait toujours pas obtempéré et une nouvelle condamnation est intervenue avec la décision Firth du 11 août 2014. Entre-temps, la Cour qui avait décidé de suspendre l'examen de ces affaires, a annoncé qu'elle allait examiner presque trois mille de requêtes déposées par des personnes détenues dans les prisons britanniques. Cette décision a été perçue par les eurosceptiques comme une sorte de déclaration de guerre.
Aujourd'hui, la question posée à David Cameron est celle des mécanismes juridiques susceptibles d'être mise en oeuvre pour mettre le droit britannique en conformité avec son discours.
Une distinction entre la Convention et la jurisprudence de la Cour
Un rapport publié en février 2011 par" Policy Exchange" intitulé "Bringing Rights Back Home" et signé par Michael Pinto-Duschinsky déclarait déjà que le Royaume Uni était devenu un "sous-serviteur" des juges strasbourgeois, qui n'ont "virtuellement aucune légitimité démocratique". Son auteur, professeur à Oxford et ancien conseiller du gouvernement, étudiait les moyens juridiques de renoncer à la juridiction de la Cour, voire de se retirer de la Convention européenne.
Aujourd'hui, ce travail a été complété par un nouveau rapport, émanant cette fois officiellement du parti conservateur. Il repose sur une idée simple : il faut "rétablir la souveraineté de Westminster". Ses auteurs ne remettent pas en cause l'application par le Royaume-Uni de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Ils contestent en revanche la jurisprudence de la Cour. Celle-ci a en effet élargi considérablement son contrôle. Pour parvenir à un tel résultat, elle s'est appuyée sur l'idée que la Convention est un texte vivant, qui doit donc être interprété à la lumière des évolutions de la société. Le Royaume-Uni estime être lié par le texte de la Convention auquel il a adhéré dès 1950, mais il considère ne pas être lié par des évolutions jurisprudentielles auxquelles il n'a jamais consenti. Il s'agit donc de considérer la Convention européenne comme un traité ordinaire et de réduire la Cour à une sorte de comité consultatif.
Au regard du droit interne britannique, une telle réforme suppose la remise en cause du Human Rights Act de 1998. Celui-ci impose en effet une véritable intégration du droit de la Convention européenne des droits de l'homme dans le système juridique britannique. Il affirme que les juges doivent appliquer les décisions de la Cour et utiliser les modes d'interprétation qu'elle définit pour apprécier la conformité du droit britannique au texte de la Convention. Ce texte, adopté sous le gouvernement de Tony Blair, est aujourd'hui considéré comme une sorte d'épouvantail juridique, présenté comme une véritable menace pour la souveraineté britannique.
The Gate of Calais ou "O, The Roast Beef of Old England". William Hogarth 1748 |
La feuille de route des Conservateurs
Le projet des Conservateurs prévoit l'adoption d'un nouveau texte remplaçant celui de 1998, intitulé "Déclaration britannique des droits et des devoirs". Elle affirmera l'intégration dans le droit britannique du texte de la Convention européenne des droits de l'homme, mais seulement de son texte. L'interprétation de la Cour européenne pourra être écartée selon les besoins. C'est donc un système d'"opt out" qui est envisagé, le droit britannique pouvant écarter les décisions de la Cour qui ne lui conviennent pas. Le projet prévoit d'ailleurs qu'au regard du droit anglais, la Cour européenne sera désormais considérée comme un "organe consultatif".
D'une manière générale, il s'agit d'affirmer la supériorité de l'interprétation de la Convention par les juges britanniques sur celle des juges de la Cour européenne et donc la spécificité de la situation britannique au sein du Conseil de l'Europe. Au plan politique, cette position n'est guère surprenante, du moins si on la compare à celle que le Royaume-Uni adopte traditionnellement dans ses relations avec l'Union européenne. N'a-t-il pas obtenu, un statut très dérogatoire au sein de l'Union européenne ? C'est ainsi qu'il veut assumer un rôle dirigeant, obtenir les postes les plus élevés au sein de la Commission, juger de la politique monétaire des autres Etats membres, sans pour autant adopter l'Euro...
Observons tout de même que le plan dévoilé par le parti conservateur reste très imprécis. Le texte d'à peine huit pages n'envisage jamais les conséquences juridiques des actions qu'il préconise. Par exemple, l'Accord du Vendredi Saint de 1998 qui a permis de rétablir la paix en Irlande du Nord ("Good Friday Agreement") est une convention internationale enregistrée aux Nations Unies, et approuvée par referendum à la fois en Irlande du Nord et en République d'Irlande. Ce texte prévoit expressément que les deux communautés d'Irlande du Nord seront protégées par les droits garantis par la Convention européenne des droits de l'homme. Doit-on en déduire que les citoyens de la République d'Irlande pourraient les invoquer efficacement devant la Cour européenne, alors que les citoyens britanniques ne pourraient plus le faire utilement ? Il est vrai que ce type de problème relève, le cas échéant, d'un différend entre Etats mais pas de la relation entre le Royaume-Uni et le Conseil de l'Europe.
Force et faiblesse du système européen de protection des libertés
Contrairement à ce qu'affirment certains médias, le texte du parti conservateur ne mentionne nulle part l'éventualité de négociations avec le Conseil de l'Europe. Le statut particulier du Royaume-Uni reposera donc sur la volonté de l'Etat, son affirmation unilatérale de la primauté de son interprétation interne de la Convention européenne des droits de l'homme. Les éventuels débats qu'une telle décision devrait susciter au sein du Conseil de l'Europe n'entrent pas dans les préoccupations britanniques, d'autant que l'organisation internationale n'a guère les moyens de faire pression sur le Royaume-Uni. Peut-on imaginer qu'un Etat de droit, membre fondateur du Conseil de l'Europe, soit suspendu de l'assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, comme l'avait été la Turquie après le coup d'Etat militaire de 1980, ou la Russie suspendue en 2000 pour sa politique en Tchétchénie ?
vendredi 3 octobre 2014
Vers la liberté syndicale dans les forces armées ?
Le "retour de nos soldats dans la cité" ?
Liberté syndicale et liberté d'association
Le gendarme : un policier comme un autre ?
Sur un plan plus juridique, les autorités françaises ont le choix entre plusieurs solutions. La première, la plus violente, est de réagir "à l'anglaise" en considérant que la Cour intervient dans un domaine qui concerne exclusivement la souveraineté des Etats. A l'appui de cette position le gouvernement peut invoquer le Préambule de 1946 et la jurisprudence du Conseil constitutionnel et donc la suprématie des normes constitutionnelles par rapport au droit conventionnel. La seconde solution, audacieuse, est d'ouvrir complètement le droit syndical aux forces armées, en prenant l'exemple dans les pays du Nord.. C'est évidemment une option séduisante au regard de l'élargissement des droits des militaires. Encore faudrait-il que ces derniers soient demandeurs, ce qui est loin d'être évident. La troisième solution, plus discrète, consiste à s'appuyer sur la distinction française entre la liberté syndicale et la liberté d'association pour ne reconnaître que la seconde. Une association, et c'était d'ailleurs la revendication du requérant, est parfaitement en mesure d'encadrer les revendications professionnelles des membres des forces armées. Le groupement ainsi créé pourrait d'ailleurs être soumis à un certain contrôle de l'Etat, peut-être par une reconnaissance d'utilité publique. Il ne fait guère de doute qu'une telle association serait conforme aux conditions posées par la Cour et permettrait de concilier l'expression des militaires et leurs obligations statutaires.
mardi 30 septembre 2014
La Cour européenne et le temps : A propos des manifestations de 1990 en Roumanie
Le Chat. Philippe Geluck |
L'obstacle de la compétence ratione temporis
La Cour va pourtant affirmer sa compétence en s'appuyant sur une jurisprudence inaugurée par l'arrêt Silih c. Slovénie du 9 avril 2009, selon lequel l'obligation procédurale de mener une enquête effective s'impose à un Etat en cas d'atteinte quand bien même les faits se sont déroulés avant l'entrée en vigueur de la Convention, à la condition que ces faits soient très graves comme des atteintes à la vie ou à l'intégrité d'une personne. Cette jurisprudence a d'ailleurs déjà été appliquée à des victimes des évènements de juin 1990 en Roumanie (par exemple : CEDH, 20 octobre 2009, Agache et a. c. Roumanie). Certes, la Cour a récemment précisé, dans l'affaire Janowiec et a. c. Russie du 21 octobre 2013, que cette antériorité des faits ne peut être admise que si l'essentiel de la procédure d'enquête ne peut matériellement se dérouler qu'après l'entrée en vigueur de la Convention. Autrement dit, le fait générateur et l'entrée en vigueur de la Convention doivent être séparés par un laps de temps relativement court qui, en tout état de cause, ne saurait dépasser dix ans.
Recours des victimes et devoir d'enquête
Le second obstacle opposé à la Cour par les autorités roumaines vise exclusivement le cas du second requérant, Marin Stoica, qui a été enfermé et maltraité dans les sous-sols de l'immeuble de la télévision. Aux yeux de la Roumanie, sa plainte est tardive car déposée une dizaine d'années après les faits, en juin 2001. Par voie de conséquence, sa saisine de la Cour européenne serait donc irrecevable.
La Cour admet pourtant la recevabilité de la requête, en estimant que la plainte déposée par Marin Stoïca devant les juges roumains n'était pas tardive. Pour parvenir à ce résultat, elle prend en considération l'impact psychologique spécifique des mauvais traitements infligés à des personnes qui ne s'identifient pas à des manifestants. Tel était précisément le cas du requérant qui a été arrêté alors qu'il se rendait à son travail. S'appuyant sur des travaux scientifiques mentionnés dans l'Observation générale n° 3 éditée en 2012 par le Comité des Nations Unies contre la torture, la Cour montre que ces traitements ont pour effet d'anéantir la capacité des victimes de faire confiance à autrui, situation qui explique leur répugnance à porter plainte immédiatement après les faits.
La diligence du requérant pour saisir les juges internes s'apprécie ainsi au regard de deux critères. Le premier est sa situation psychologique, que la Cour prend en considération. A cette analyse psychologique s'ajoute, en l'espèce, une explication parfaitement rationnelle, dès lors que les victimes n'avaient guère d'espoir de voir leur plainte aboutir dans les années qui ont immédiatement suivi les évènements.
Cette observation conduit au second critère qui repose sur la diligence de l'enquête menée par les autorités roumaines. Celle-ci n'a été réellement engagée qu'après l'an 2000, lorsque des responsables des évènements de 1990 ont enfin été mis en accusation, mise en accusation qui a immédiatement suscité un afflux de plaintes. Or, la jurisprudence de la Cour, dont le fondement se trouve dans les articles 2 et 3 de la Convention européenne des droits de l'homme, affirme que les Etats ont un devoir d'"enquête effective" lorsque les droits à la vie et à l'intégrité personnelle ont été violés sur leur territoire. C'est ainsi qu'elle sanctionne régulièrement, par exemple dans l'arrêt du 20 octobre 2011, Jularic c. Croatie, l'absence d'enquête officielle après des bavures policières. En l'espèce, la Cour observe que l'enquête après 1990 a été "lacunaire et déficiente", marquée par "de longues périodes d'inactivité". La Roumanie a donc failli à son devoir d'enquête effective.
Dès lors, la Cour sanctionne logiquement les autorités roumaines pour violation des articles 2, 3 et 6 § 1 de la Convention. Sur ce point, cette décision constitue une mise en garde adressée aux Etats. Ceux qui seraient tentés de considérer que la maîtrise du temps suffit à assurer une certaine forme d'impunité devront méditer cette décision. Comme elle l'avait fait récemment à propos des massacres de Katyn, soixante-douze ans après les faits, la Cour refuse de se laisser imposer un calendrier.