« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 6 octobre 2014

Cour européenne des droits de l'homme : La révolte britannique

Le ministre de la justice britannique, Chris Grayling, a signé dans le Daily Mail, une tribune extrêmement polémique. Il y affirme la volonté du Royaume-Uni de modifier son système juridique, dans le but de s'affranchir des contraintes imposées par la Cour européenne des droits de l'homme. A l'appui de ce discours, les Conservateurs produisent un projet de réforme du droit britannique, projet qu'ils entendent faire approuver par le Conseil de l'Europe.

Certes, le discours n'est pas sans arrière-pensée politique et la presse française fait observer, à juste titre, que David Cameron est confronté à une double opposition des eurosceptiques, ceux de son propre parti conservateur et ceux de l'Ukip, parti qui était en tête lors des dernières élections européennes au Royaume-Uni. Certes, le Conseil de l'Europe et l'Union européenne sont deux organisations distinctes, mais, aux yeux des Britanniques, la mise en cause de la Convention européenne des droits de l'homme est perçue comme un premier pas vers celle de l'Union européenne, avant le referendum promis pour 2017, referendum qui n'aura lieu que si le parti de David Cameron emporte les prochaines élrctions, et qui portera sur le maintien du Royaume-Uni dans l'Union européenne. 

Ces arrière-pensées politiques existent, mais elles ne suffisent pas à rendre compte de la réalité de la désaffection du Royaume-Uni à l'égard du système de protection des droits de l'homme existant au sein du Conseil de l'Europe. La lecture de la presse, britannique cette fois, montre que seul le Guardian le défend, alors que le Daily Mail , avec d'autres journaux, se réjouit de la fin de "la farce des droits de l'homme". La population, quant à elle, semble partagée entre l'irritation et l'indifférence.

Quelques arrêts cristallisateurs


L'opposition à la Cour européenne s'est cristallisée autour de quelques décisions de la Cour européenne des droits de l'homme, qui ne ménagent pas les autorités britanniques. On se souvient des deux décisions du 7 juillet 2011 Al Skeini c. Royaume Uni et Al Jedda c. Royaume Uni, qui ont condamné le Royaume-Uni pour différentes exactions commises sur des civils par des soldats britanniques en Irak.

De la même manière, une jurisprudence constante sanctionne le droit britannique qui interdit le droit de vote à toutes les personnes détenues. Pour la Cour, une telle interdiction doit être prononcée par un juge et ne saurait s'appliquer à l'ensemble de la population emprisonnée. Inaugurée par une décision Hirst du 6 octobre   2005,  cette jurisprudence a été réaffirmée par un arrêt pilote Greens et M. T. c. Royaume Uni du 23 décembre 2010, qui donnait au Royaume-Uni six mois pour accorder le droit de vote aux détenus. A l'issue de ce délai, le Royaume-Uni n'avait toujours pas obtempéré et une nouvelle condamnation est intervenue avec la décision Firth du 11 août 2014. Entre-temps, la Cour qui avait décidé de suspendre l'examen de ces affaires, a annoncé qu'elle allait examiner presque trois mille de requêtes déposées par des personnes détenues dans les prisons britanniques. Cette décision a été perçue par les eurosceptiques comme une sorte de déclaration de guerre.

Aujourd'hui, la question posée à David Cameron est celle des mécanismes juridiques susceptibles d'être mise en oeuvre pour mettre le droit britannique en conformité avec son discours. 

Une distinction entre la Convention et la jurisprudence de la Cour 


Un rapport publié en février 2011 par" Policy Exchange" intitulé "Bringing Rights Back Home" et signé par Michael Pinto-Duschinsky déclarait déjà que le Royaume Uni était devenu un "sous-serviteur" des juges strasbourgeois, qui n'ont "virtuellement aucune légitimité démocratique". Son auteur, professeur à Oxford et ancien conseiller du gouvernement, étudiait les moyens juridiques de renoncer à la juridiction de la Cour, voire de se retirer de la Convention européenne.

Aujourd'hui, ce travail a été complété par un nouveau rapport, émanant cette fois officiellement du parti conservateur. Il repose sur une idée simple : il faut "rétablir la souveraineté de Westminster". Ses auteurs ne remettent pas en cause l'application par le Royaume-Uni de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Ils contestent en revanche la jurisprudence de la Cour. Celle-ci a en effet élargi considérablement son contrôle. Pour parvenir à un tel résultat, elle s'est appuyée sur l'idée que la Convention est un texte vivant, qui doit donc être interprété à la lumière des évolutions de la société. Le Royaume-Uni estime être lié par le texte de la Convention auquel il a adhéré dès 1950, mais il considère ne pas être lié par des évolutions jurisprudentielles auxquelles il n'a jamais consenti. Il s'agit donc de considérer la Convention européenne comme un traité ordinaire et de réduire la Cour à une sorte de comité consultatif.

Au regard du droit interne britannique, une telle réforme suppose la remise en cause du Human Rights Act de 1998. Celui-ci impose en effet une véritable intégration du droit de la Convention européenne des droits de l'homme dans le système juridique britannique. Il affirme que les juges doivent appliquer les décisions de la Cour et utiliser les modes d'interprétation qu'elle définit pour apprécier la conformité du droit britannique au texte de la Convention. Ce texte, adopté sous le gouvernement de Tony Blair, est aujourd'hui considéré comme une sorte d'épouvantail juridique, présenté comme une véritable menace pour la souveraineté britannique.


The Gate of Calais ou "O, The Roast Beef of Old England". William Hogarth 1748


La feuille de route des Conservateurs


Le projet des Conservateurs prévoit l'adoption d'un nouveau texte remplaçant celui de 1998, intitulé "Déclaration britannique des droits et des devoirs". Elle affirmera l'intégration dans le droit britannique du texte de la Convention européenne des droits de l'homme, mais seulement de son texte. L'interprétation de la Cour européenne pourra être écartée selon les besoins. C'est donc un système d'"opt out" qui est envisagé, le droit britannique pouvant écarter les décisions de la Cour qui ne lui conviennent pas. Le projet prévoit d'ailleurs qu'au regard du droit anglais, la Cour européenne sera désormais considérée comme un "organe consultatif".

D'une manière générale, il s'agit d'affirmer la supériorité de l'interprétation de la Convention par les juges britanniques sur celle des juges de la Cour européenne et donc la spécificité de la situation britannique au sein du Conseil de l'Europe. Au plan politique, cette position n'est guère surprenante, du moins si on la compare à celle que le Royaume-Uni adopte traditionnellement dans ses relations avec l'Union européenne. N'a-t-il pas obtenu, un statut très dérogatoire au sein de l'Union européenne ? C'est ainsi qu'il veut assumer un rôle dirigeant, obtenir les postes les plus élevés au sein de la Commission, juger de la politique monétaire des autres Etats membres, sans pour autant adopter l'Euro...

Observons tout de même que le plan dévoilé par le parti conservateur reste très imprécis. Le texte d'à peine huit pages n'envisage jamais les conséquences juridiques des actions qu'il préconise. Par exemple, l'Accord du Vendredi Saint de 1998 qui a permis de rétablir la paix en Irlande du Nord ("Good Friday Agreement") est une convention internationale enregistrée aux Nations Unies, et approuvée par referendum à la fois en Irlande du Nord et en République d'Irlande. Ce texte prévoit expressément que les deux communautés d'Irlande du Nord seront protégées par les droits garantis par la Convention européenne des droits de l'homme. Doit-on en déduire que les citoyens de la République d'Irlande pourraient les invoquer efficacement devant la Cour européenne, alors que les citoyens britanniques ne pourraient plus le faire utilement ? Il est vrai que ce type de problème relève, le cas échéant, d'un différend entre Etats mais pas de la relation entre le Royaume-Uni et le Conseil de l'Europe.


Force et faiblesse du système européen de protection des libertés


Contrairement à ce qu'affirment certains médias, le texte du parti conservateur ne mentionne nulle part l'éventualité de négociations avec le Conseil de l'Europe. Le statut particulier du Royaume-Uni reposera donc sur la volonté de l'Etat, son affirmation unilatérale de la primauté de son interprétation interne de la Convention européenne des droits de l'homme. Les éventuels débats qu'une telle décision devrait susciter au sein du Conseil de l'Europe n'entrent pas dans les préoccupations britanniques, d'autant que l'organisation internationale n'a guère les moyens de faire pression sur le Royaume-Uni. Peut-on imaginer qu'un Etat de droit, membre fondateur du Conseil de l'Europe, soit suspendu de l'assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, comme l'avait été la Turquie après le coup d'Etat militaire de 1980, ou la Russie suspendue en 2000 pour sa politique en Tchétchénie ?

La révolte du Royaume-Uni constitue une menace non négligeable pour le système européen de protection des droits et libertés issu de la Convention européenne. D’une part, elle met en cause l’existence même d’un standard européen puisque le droit britannique aurait les moyens de s’affranchir des positions prises par la Cour européenne. D’autre part, elle porte en elle une veritable régression du niveau de protection. Le retour à la lettre de la Convention conduit ainsi à revenir à une conception des libertés remontant à 1950, alors que la plupart des nouveaux droits reconnus aux citoyens sont directement issus de la jurisprudence de la Cour.

Quoi qu’il en soit, la menace est réelle, et le Royaume Uni peut parfaitement la mettre à exécution sans que le Conseil de l'Europe puisse l'empêcher. De manière plus générale, cette révolte montre que les Etats, ou du moins certains d'entre eux, acceptent difficilement l'approfondissement constant du contrôle de la Cour, perçu comme une intrusion dans des domaines relevant de leur souveraineté. A leurs yeux, cet espace commun de libertés n’est plus considéré une plus-value mais comme une contrainte. Certes, pour le moment, cette position s'exprime essentiellement au Royaume-Uni, mais le risque de la contagion ne doit pas être sous-estimé. Cette situation n'est pas entièrement négative. Elle a au moins le mérite de montrer que ce système européen repose, avant tout, sur la volonté des Etats. C'est sa force, mais aussi sa fragilité.


vendredi 3 octobre 2014

Vers la liberté syndicale dans les forces armées ?

L'affaire Matelly a déjà suscité bon nombre de contentieux. On se souvient que cet officier de la Gendarmerie a connu la notoriété en décembre 2008, lorsqu'il a cosigné un article critiquant fermement le projet visant à placer les forces de Gendarmerie sous l'autorité du ministre de l'intérieur, réforme qui a eu lieu par la loi du 3 août 2009. A l'époque, l'auteur fut poursuivi au plan disciplinaire pour manquement à l'obligation de réserve et sa révocation fut prononcée. La sanction a ensuite  été considérée comme disproportionnée par le Conseil d'Etat et annulée par une décision du 11 janvier 2011.

Dans son  arrêt du 2 octobre 2014 Matelly c. France la Cour européenne des droits de l'homme se prononce sur le second volet de l'affaire. En avril 2008, le requérant fut l'un des fondateurs et promoteurs d'une association dénommée "Forum gendarmes et citoyens", dont l'une des caractéristiques était d'être ouverte aux gendarmes en activité. Dès le mois de mai, le le Directeur général de la gendarmerie nationale (DGGN) interdit non seulement au requérant mais aussi à tous les gendarmes en activité d'adhérer à cette association, adhésion jugée incompatible avec les contraintes militaires. Le 5 juin 2008, le requérant obtempère et démissionne de l'association, non sans saisir le Conseil d'Etat du refus d'adhésion opposé par le DGGN. Son recours est rejeté par un arrêt du 26 février 2010. 

Le "retour de nos soldats dans la cité" ?


La Cour européenne se prononce donc sur la conformité de cette interdiction d'adhérer à une association au principe de la liberté de réunion et d'association garanti par l'article 11 de la Convention européenne des droits de l'homme. Et la Cour rend une décision condamnant la France. Certes, elle reconnaît que "des restrictions, même significatives, peuvent être apportées (...) aux modes d'action d'une association professionnelle" lorsque le groupement défend les intérêts des militaires. Mais cela ne doit pas conduire à une interdiction absolue et la Cour affirme que ces restrictions "ne doivent pas priver les militaires et leurs syndicats du droit général d'association pour la défense de leurs intérêts professionnels et moraux". 

De cette décision, les médias retiennent surtout que la Cour européenne des droits de l'homme contraint la France a garantir aux militaires la liberté syndicale. Le requérant lui-même, dans une tribune publiée dans Le Monde, salue une "décision qui signe le retour de nos soldats dans la cité".

Sur un plan formel, la décision est parfaitement claire et conforme à une jurisprudence constante de la Cour.  L'interdiction d'adhérer à une association constitue une "ingérence" dans l'exercice des droits garantis par l'article 11 de la Convention, c'est à dire les droits à "la liberté de réunion pacifique et à la liberté d'association, y compris le droit de fonder avec d'autres des syndicats et de s'affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts"

Aux termes de l'alinéa 2 de ce même article 11, cette ingérence peut être licite si elle est prévue par la loi, si elle poursuit un but légitime et est nécessaire dans une société démocratique.

La première condition est évidemment remplie car l'interdiction pour les militaires d'adhérer à des groupements professionnels figure dans l'article L 4121-4 du code de la défense (c.déf.). Le Conseil d'Etat, dans arrêt Rémy du 26 septembre 2007 a précisé que tout groupement qui a pour objet la défense des intérêts matériels et professionnels des militaires constitue un groupement professionnel, au sens de la loi.

Le but légitime de l'ingérence est également admis par la Cour car l'interdiction d'adhérer à un groupement professionnel a pour objet "la préservation de l'ordre et de la discipline nécessaire aux forces armées". Rappelons que la Gendarmerie fait partie des forces armées, même si elle est aujourd'hui placée sous l'autorité du ministre de l'Intérieur.

Reste la nécessité de cette restriction dans une société démocratique. Pour la Cour, la situation française s'analyse comme une interdiction absolue faite aux militaires d'adhérer à un groupement professionnel constitué pour la défense de leurs intérêts. Comme telle, elle emporte une atteinte disproportionnée aux droits garantis par l'article 11. Sur ce point, la Cour applique une jurisprudence constante qui considère que les restrictions apportées à la liberté syndicale ne peuvent conduire à vider ce droit de sa substance (CEDH, 12 novembre 2008, Demir et Baykara). Estimant le droit français assez clair sur ce point, elle refuse même de prendre en considération les conclusions du Comité européen des droits sociaux qui affirmait, dans sa décision du 4 décembre 2000, que les Etats sont autorisés à décider "la suppression intégrale de la liberté syndicale des membres des forces armées".

René Goscinny et Albert Uderzo. Astérix et Cléopâtre. 1965


Liberté syndicale et liberté d'association


Bien au-delà des faits de l'espèce, la décision de la Cour européenne repose sur une assimilation pure et simple entre la liberté syndicale et la liberté d'association. C'est effectivement la position du droit international, et notamment de l'article 22 du Pacte des Nations Unies sur les droits civils et politiques, qui fait du droit syndical un droit dérivé de la liberté d'association. La Cour européenne reprend ce principe dans ses interprétations de l'article 11. Elle précise, dès son arrêt du 27 octobre 1975, Syndicat national de la police belge c. Belgique que l'article 11 "ne garantit pas aux syndicats, ni à leurs membres, un traitement précis de la part de l'Etat", ajoutant qu'il n'y a donc pas lieu de reconnaître "des éléments nécessairement inhérents au droit syndical". Pour la Cour, la législation nationale doit permettre une défense des intérêts professionnels, quelle que soit la forme qu'elle prend. 

Cette assimilation se heurte au droit français qui repose, quant à lui, sur la séparation entre la liberté d'association et la liberté syndicale, cette dernière étant donc parfaitement autonome au sein du système juridique. Cette autonomie trouve son origine dans une histoire un peu chaotique. La liberté syndicale a en effet été consacrée par la loi du 21 mars 1884, alors que la liberté d'association n'a été garantie qu'avec la célèbre loi du 1er juillet 1901. La liberté syndicale n'est donc pas le fruit de la liberté d'association. 

Cette situation n'est pas seulement le résultat d'une évolution historique. L'autonomie de la liberté syndicale est aujourd'hui constitutionnellement garantie. Le Préambule de 1946 affirme ainsi que "tout homme peut défendre ses droits et libertés par l'action syndicale et adhérer au syndicat de son choix", et ce même texte ne fait aucune référence à la liberté d'association. Dans sa décision du 25 juillet 1989, le Conseil constitutionnel confirme la valeur constitutionnelle de la liberté syndicale, telle qu'elle est consacrée par le Préambule. 

Lorsque la loi française évoque la notion de "groupement professionnel" à propos des militaires, c'est précisément dans une volonté d'englober plus largement les structures visées, incluant les associations que le droit distingue clairement des syndicats. La Cour européenne, quant à elle, sanctionne la France pour ne pas avoir reconnu la liberté syndicale aux militaires, alors même que le requérant se plaçait sous l'angle de la liberté d'association et non pas précisément sous celui de la liberté syndicale. Autrement dit, la Cour reconnaît l'exercice de la liberté syndicale aux militaires, liberté que personne ne demandait..

Sur un plan plus concret, les mécanismes de concertation existant dans les forces armées sont sans doute insuffisants, mais il est tout de même surprenant que la Cour ne les mentionne même pas. Le Conseil supérieur de la fonction militaire (CSFM) qui exprime des avis de caractère général sur la condition militaire et les Conseils de la fonction militaire (CFM) plus orientés sur les préoccupations individuelles des membres des forces armées sont-ils ou non chargés de la "défense des intérêts" des militaires ? La décision ne donne aucun éclairage sur ce point.

Le gendarme : un policier comme un autre ?


Quelles seront les conséquences de cette décision ? La première, et la plus évidente, est qu'elle offre un nouvel argument à ceux qui militent pour la disparition du statut militaire de la gendarmerie. Un gendarme syndiqué n'est-il pas finalement un policier comme les autres ? 

Or ce cadeau est empoisonné. Nul n'a oublié la fronde des gendarmes en 2001, fronde qui a suscité le rejet du monde militaire et qui explique largement que la gendarmerie n'ait guère été soutenue par le reste des forces armées lorsque Nicolas Sarkozy, d'abord comme ministre de l'Intérieur puis comme Président de la République, a entrepris une série de réformes qui ont conduit à la loi de 2009. Certains apprécieront à sa juste valeur l'effet boomerang de cette décision. Ceux-là mêmes, notamment dans l'armée de terre, qui ont écarté la Gendarmerie par crainte d'une contagion "syndicaliste", voient revenir le droit syndical, cette fois dans leurs propres rangs...

Sur un plan plus juridique, les autorités françaises ont le choix entre plusieurs solutions. La première, la plus violente, est de réagir "à l'anglaise" en considérant que la Cour intervient dans un domaine qui concerne exclusivement la souveraineté des Etats. A l'appui de cette position le gouvernement peut invoquer le Préambule de 1946 et la jurisprudence du Conseil constitutionnel et donc la suprématie des normes constitutionnelles par rapport au droit conventionnel. La seconde solution, audacieuse, est d'ouvrir complètement le droit syndical aux forces armées, en prenant l'exemple dans les pays du Nord.. C'est évidemment une option séduisante au regard de l'élargissement des droits des militaires. Encore faudrait-il que ces derniers soient demandeurs, ce qui est loin d'être évident. La troisième solution, plus discrète, consiste à s'appuyer sur la distinction française entre la liberté syndicale et la liberté d'association pour ne reconnaître que la seconde. Une association, et c'était d'ailleurs la revendication du requérant, est parfaitement en mesure d'encadrer les revendications professionnelles des membres des forces armées. Le groupement ainsi créé pourrait d'ailleurs être soumis à un certain contrôle de l'Etat, peut-être par une reconnaissance d'utilité publique. Il ne fait guère de doute qu'une telle association serait conforme aux conditions posées par la Cour et permettrait de concilier l'expression des militaires et leurs obligations statutaires.



mardi 30 septembre 2014

La Cour européenne et le temps : A propos des manifestations de 1990 en Roumanie

La Cour européenne des droits de l'homme, réunie en Grande Chambre, a rendu une décision Mocanu et autres c. Roumanie le 17 septembre 2014. L'élément notable de cet arrêt réside sans doute dans la période de vingt-quatre années qui s'est écoulée entre les faits qui sont à son origine et la décision de la Cour européenne. 

Après la chute du dictateur Nicolae Ceausescu, la Roumanie a connu une transition démocratique pour le moins laborieuse. Ion Iliescu, chef du gouvernement provisoire, se heurte, en juin 1990, à une agitation, notamment estudiantine, qui lui reproche de ne pas réaliser une véritable rupture et de rester attaché au système communiste. Pour écraser le mouvement, le régime Iliescu, appuyé sur la Securitate qui n'est pas encore démantelée, fait venir à Bucarest des mineurs qui vont ratisser la ville du 14 au 16 juin, en agressant violemment les manifestants et en incendiant les locaux des principaux groupements d'opposition. Le nombre des victimes demeure inconnu aujourd'hui, généralement évalué entre six (chiffres du rapport officiel) et une plus d'une centaine (estimation des manifestants). 

La Cour européenne est saisie par trois requérants, Anca Mocanu dont le mari a été tué d'un coup de feu tiré depuis le bâtiment du ministère de l'intérieur, Marin Stoica qui se rendait à son travail et a été interpellé puis maltraité par des policiers dans les sous-sols des locaux de la télévision publique, et enfin une personne morale, l'association "du 21 décembre 1989" dont les locaux furent incendiés par les mineurs. 

La Cour sanctionne ces exactions et condamne la Roumanie pour violation du droit à la vie (art.2) dans le cas d'Anca Mocanu, pour violation de l'interdiction de la torture et des traitements inhumains et dégradants (art. 3) dans celui de Marin Stoica et enfin pour atteinte au droit à un procès équitable dans un délai raisonnable (art. 6 § 1) dans celui de l'association.

Pour condamner ces différents manquements, la Cour met en cause l'ensemble du système judiciaire roumain. Elle dresse, sur ce point, un constat d'autant plus accablant que les autorités roumaines s'efforcent de se soustraire à son contrôle. Leur arme essentielle est le temps. D'une part, elles invoquent l'incompétence temporelle de la Cour. D'autre part, elles cherchent à faire peser sur les plaignants la responsabilité des retards de l'enquête.

Le Chat. Philippe Geluck

L'obstacle de la compétence ratione temporis


Le premier obstacle auquel se heurte la Cour est celui de sa compétence ratione-temporis. La Roumanie fait valoir que la Cour n'a pas à connaître de faits qui se sont déroulés en 1990, la Convention européenne des droits de l'homme n'étant entrée en vigueur dans ce pays que le 20 juin 1994.

La Cour va pourtant affirmer sa compétence en s'appuyant sur une jurisprudence inaugurée par l'arrêt Silih c. Slovénie du 9 avril 2009, selon lequel l'obligation procédurale de mener une enquête effective s'impose à un Etat en cas d'atteinte quand bien même les faits se sont déroulés avant l'entrée en vigueur de la Convention, à la condition que ces faits soient très graves comme des atteintes à la vie ou à l'intégrité d'une personne. Cette jurisprudence a d'ailleurs déjà été appliquée à des victimes des évènements de juin 1990 en Roumanie (par exemple : CEDH, 20 octobre 2009, Agache et a. c. Roumanie). Certes, la Cour a récemment précisé, dans l'affaire Janowiec et a. c. Russie du 21 octobre 2013, que cette antériorité des faits ne peut être admise que si l'essentiel de la procédure d'enquête ne peut matériellement se dérouler qu'après l'entrée en vigueur de la Convention. Autrement dit, le fait générateur et l'entrée en vigueur de la Convention doivent être séparés par un laps de temps relativement court qui, en tout état de cause, ne saurait dépasser dix ans. 

En l'espèce, quatre années seulement se sont déroulées entre la répression des manifestations et la ratification de la Convention, durée relativement brève au regard des critères posés par la jurisprudence Janowiec.

Recours des victimes et devoir d'enquête


Le second obstacle opposé à la Cour par les autorités roumaines vise exclusivement le cas du second requérant, Marin Stoica, qui a été enfermé et maltraité dans les sous-sols de l'immeuble de la télévision. Aux yeux de la Roumanie, sa plainte est tardive car déposée une dizaine d'années après les faits, en juin 2001. Par voie de conséquence, sa saisine de la Cour européenne serait donc irrecevable.

La Cour admet pourtant la recevabilité de la requête, en estimant que la plainte déposée par Marin Stoïca devant les juges roumains n'était pas tardive. Pour parvenir à ce résultat, elle prend en considération l'impact psychologique spécifique des mauvais traitements infligés à des personnes qui ne s'identifient pas à des manifestants. Tel était précisément le cas du requérant qui a été arrêté alors qu'il se rendait à son travail. S'appuyant sur des travaux scientifiques mentionnés dans l'Observation générale n° 3 éditée en 2012 par le Comité des Nations Unies contre la torture, la Cour montre que ces traitements ont pour effet d'anéantir la capacité des victimes de faire confiance à autrui, situation qui explique leur répugnance à porter plainte immédiatement après les faits.

La diligence du requérant pour saisir les juges internes s'apprécie ainsi au regard de deux critères. Le premier est sa situation psychologique, que la Cour prend en considération. A cette analyse psychologique s'ajoute, en l'espèce, une explication parfaitement rationnelle, dès lors que les victimes n'avaient guère d'espoir de voir leur plainte aboutir dans les années qui ont immédiatement suivi les évènements.

Cette observation conduit au second critère qui repose sur la diligence de l'enquête menée par les autorités roumaines. Celle-ci n'a été réellement engagée qu'après l'an 2000, lorsque des responsables des évènements de 1990 ont enfin été mis en accusation, mise en accusation qui a immédiatement suscité un afflux de plaintes. Or, la jurisprudence de la Cour, dont le fondement se trouve dans les articles 2 et 3 de la Convention européenne des droits de l'homme, affirme que les Etats ont un devoir d'"enquête effective" lorsque les droits à la vie et à l'intégrité personnelle ont été violés sur leur territoire. C'est ainsi qu'elle sanctionne régulièrement, par exemple dans l'arrêt du 20 octobre 2011, Jularic c. Croatie, l'absence d'enquête officielle après des bavures policières. En l'espèce, la Cour observe que l'enquête après 1990 a été "lacunaire et déficiente", marquée par "de longues périodes d'inactivité". La Roumanie a donc failli à son devoir d'enquête effective.

Dès lors,  la Cour sanctionne logiquement les autorités roumaines pour violation des articles 2, 3 et 6 § 1 de la Convention. Sur ce point, cette décision constitue une mise en garde adressée aux Etats. Ceux qui seraient tentés de considérer que la maîtrise du temps suffit à assurer une certaine forme d'impunité devront méditer cette décision. Comme elle l'avait fait récemment à propos des massacres de Katyn, soixante-douze ans après les faits, la Cour refuse de se laisser imposer un calendrier.


 

samedi 27 septembre 2014

Nicolas Sarkozy, l'UMP et le Conseil constitutionnel

Nicolas Sarkozy est désormais officiellement candidat à la présidence de l'UMP et il entend bien faire entendre sa voix. L'opération de communication n'a surpris personne, pas plus que le discours donnant au téléspectateur l'impression que le temps s'était arrêté en 2012. Au plan juridique, l'annonce présente cependant un intérêt car Nicolas Sarkozy, en sa qualité d'ancien Président de la République, est "membre de droit et à vie" du Conseil constitutionnel (art. 56 al. 2 de la Constitution). A ce titre, il est soumis à certaines obligations bien peu compatibles avec les fonctions de responsable d'un parti politique.

L'obligation de réserve


L'article 7 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 interdit aux membres du Conseil de prendre une position publique "sur des questions ayant fait ou susceptibles de faire l'objet de décisions du Conseil constitutionnel". Cette prohibition a été conçue à une époque où le Conseil n'exerçait que son contrôle a priori des textes votés par le parlement, avant leur entrée en vigueur. Cette obligation de réserve était donc limitée à la période du débat législatif, période qui avait un début (le dépôt du projet ou de la proposition de loi) et une fin (la publication du texte au Journal officiel). 

L'interprétation de l'article 7 de l'ordonnance de 1958 est différente depuis la révision de 2008 mettant en oeuvre la question prioritaire de constitutionnalité (QPC). Désormais n'importe quelle disposition législative, même entrée en vigueur depuis très longtemps, demeure susceptible d'être déférée au Conseil constitutionnel par la voie de la QPC. Le fait qu'elle ait déjà fait préalablement l'objet de contrôle de constitutionnalité n'est pas un élément suffisant pour qu'un membre du Conseil reprenne, à son propos, sa liberté de parole. En effet, il arrive au Conseil de reprendre l'examen en QPC d'une loi déjà contrôlée avant sa promulgation, lorsqu'il estime qu'il y a eu, depuis cette date, un changement de circonstances de fait ou de droit. Le résultat de cette évolution est que l'obligation de réserve s'exerce désormais sur une durée indéterminée, une QPC pouvant intervenir à tout moment sur un texte ancien.

Les incompatibilités


L'article 7 de l'ordonnance de 1958 a été complété par un décret du 13 novembre 1959 relatif aux obligations des membres du Conseil. Son article 2 précise ainsi que "les membres du Conseil constitutionnel s'interdisent "d'occuper au sein d'un parti ou groupement politique tout poste de responsabilité ou de direction et, de façon plus générale, d'y exercer une activité inconciliable" avec l'obligation de réserve à laquelle ils sont astreints. Voilà qui est bien dérangeant pour Nicolas Sarkozy, car la présidence de l'UMP est, de toute évidence, l'un de ces "postes à responsabilité".

"J'ai deux neurones". Montage satirique. 22 septembre 2014

Un pouvoir de sanction neutralisé

 
Pour garantir l'indépendance de l'institution, il est acquis depuis l'origine que le Conseil constitutionnel est le seul juge du respect par ses membres des obligations qui s'imposent à eux. A ses yeux, et il l'a affirmé avec netteté dans sa décision du 7 novembre 1984, "les membres de droit du Conseil constitutionnel sont (...) soumis aux mêmes obligations que les autres membres du Conseil constitutionnel". La seule exception est le serment dont ils sont dispensés par l'article 3 de l'ordonnance de 1958. Observons que cette décision est intervenue à propos de la candidature de Valéry Giscard d'Estaing aux élections législatives de 1984. Le Conseil a alors appliqué l'article 4 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 qui prévoit une incompatibilité entre toute fonction élective et la qualité de membre du Conseil. Il a donc estimé que Valéry Giscard d'Estaing pouvait parfaitement être candidat, mais qu'une fois élu, il devait choisir entre ses fonctions au Conseil et son mandat de député du Puy-de-Dome. C'est ce qu'a fait l'intéressé qui n'est revenu siéger au Conseil qu'après la fin de ses différents mandats électifs.

En cas de manquement d'un membre de droit à l'obligation de réserve ou à l'interdiction d'exercer des fonctions de responsabilité au sein d'un parti, le pouvoir de sanction du Conseil est pourtant neutralisé. Certes, l'article 10 de l'ordonnance de novembre 1958 offre au Conseil la possibilité de constater la démission d'office d'un membre ayant exercé une activité ou accepté une fonction ou un mandat électif incompatible avec sa qualité. Le problème est que cette disposition ne peut s'appliquer aux membres de droit, puisque l'article 56 de la Constitution précise qu'ils sont membres "à vie".

Pour le moment, le droit repose donc sur le libre arbitre des intéressés, leur volonté ou non de se plier aux obligations liées à leur qualité de membre du Conseil constitutionnel. 

Sur ce plan, la pratique est plus moins fluctuante. C'est ainsi que Valéry Giscard d'Estaing, encore lui, a participé à la campagne du référendum de 2005 sur la Constitution européenne, après avoir présidé la Convention qui l'avait rédigée. A l'époque, il n'a pas estimé nécessaire de se mettre en retrait du Conseil. A l'inverse, Simone Veil s'est mise en congé pour soutenir la candidature de Nicolas Sarkozy en 2007. Quant à Nicolas Sarkozy, il a déclaré, le 4 juillet 2013, qu'il "démissionnait" du Conseil constitutionnel après que ce dernier ait rejeté son compte de campagne. 

La formule révèle sans doute une certaine ignorance du droit positif, car l'ancien Président ne peut pas "démissionner" du Conseil. Il peut se mettre en retrait, renoncer à siéger, mais un membre "à vie" ne peut pas démissionner. Rien ne lui interdit donc en principe de revenir siéger. Reste que si l'ordonnance de 1958 ne confère aucun pouvoir de sanction au Conseil à l'égard des membres de droit, rien ne lui interdit d'organiser la police de la séance, par exemple en refusant de siéger si un membre de droit viole ses obligations.

Une révision inachevée


Il serait évidemment absurde d'imposer à un ancien Président de la République le silence total, sous le prétexte qu'il est membre de droit du Conseil constitutionnel. Rien ne lui interdit de réinvestir le débat politique, en renonçant à siéger, et c'est exactement ce que fait Nicolas Sarkozy. Mais il le fait sur la base d'un fondement juridique incertain et de précédents fluctuants.

Sa situation met en évidence le caractère inachevé de la révision de 2008 qu'il avait lui-même initiée. En introduisant la QPC dans le contrôle de constitutionnalité, le Constituant aurait dû, en même temps, faire du Conseil une vraie juridiction, dotée de règles et de procédures garantissant son indépendance et son impartialité. La présence des membres de droit est, à cet égard, un véritable désastre juridique. Nicolas Sarkozy n'était-il pas membre du Conseil lorsqu'il déposait devant ce même Conseil un recours contre l'invalidation de son compte de campagne ? Il est peut être temps que le Constituant se saisisse de la question, avant que le Cour européenne déclare que le contrôle de constitutionnalité français n'est pas impartial.

jeudi 25 septembre 2014

Procréation médicalement assistée et adoption : Fin de la "cacophonie judiciaire" ?

La Cour de cassation a rendu, le 23 septembre 2014, deux avis particulièrement attendus, l'un à la demande du TGI de Poitiers, l'autre à celle du TGI d'Avignon. Les deux juridictions posent la même question : le recours à une insémination artificielle avec donneur (IAD) effectuée à l'étranger par un couple de femmes est-il de nature à constituer une fraude à la loi sur l'adoption, fraude de nature à empêcher que soit prononcée l'adoption de l'enfant né de cette procréation par l'épouse de la mère biologique ? 

La Cour de cassation rend deux avis identiques. Elle y déclare à chaque fois que cette technique d'assistance médicale à la procréation (AMP) pratiquée à l'étranger "ne fait pas obstacle au prononcé de l'adoption, par l'épouse de la mère, de l'enfant né de cette procréation, dès lors que les conditions légales de l'adoption sont réunies et qu'elle est conforme à l'intérêt de l'enfant".

Les risques de contradictions jurisprudentielles


Observons d'emblée qu'il s'agit de deux avis et non pas de deux arrêts de la Cour de cassation. L'article L 441-1 du code de l'organisation judiciaire prévoit que les juges du fond peuvent solliciter l'avis de la Cour "avant de statuer sur une question de droit nouvelle, présentant une difficulté sérieuse et se posant dans de nombreux litiges". La question soulevée faisait l'objet de ce que l'avocat général qualifie de "véritable cacophonie judiciaire", et l'avis a donc été sollicité pour imposer l'unité de la jurisprudence et, par là-même, assurer l'égalité des citoyens devant la loi. 

Nul doute que la question se posait "dans de nombreux litiges", Le bilan arrêté en juillet 2014 fait état de 684 requêtes en adoption plénière. 254 ont déjà été acceptées. Pour les autres, il est clair qu'une partie non négligeable des juges de l'adoption attendaient le résultat de la procédure devant la Cour de cassation pour se prononcer. Quant aux décisions de refus, elles ne sont que neuf. Ce déséquilibre entre décisions favorables et défavorables à l'adoption ne doit cependant pas être surestimé, car le ministère public a parfois fait appel contre les décisions d'adoption. Il était donc urgent que la Cour de cassation se prononce, afin d'éviter d'éventuelles divergences entre Cours d'appel. Quant aux autres conditions de recevabilité de la procédure, à savoir le caractère "nouveau" de la question de droit posée et la "difficulté sérieuse" qu'elle pose, la Cour de cassation constate sans difficulté qu'elles sont réunies.

Sur le fond, le contentieux est né de la loi du 17 mai 2013 ouvrant le mariage aux couples de même sexe. Ce texte permet en effet l'adoption de l'enfant de l'un des deux conjoints par l'autre conjoint du même sexe. En revanche, le droit de la procréation médicalement assistée n'a pas été modifié, et l'accès à ces techniques demeure réservé aux couples hétérosexuels. La conséquence de cette situation est que les couples homosexuels partent à l'étranger pour bénéficier d'une AMP, pratique qui n'est pas illicite dans le pays où elle est pratiquée mais qui n'est pas conforme à l'ordre public français.


Raymond Woog. Portrait de bébé. Circa 1920

La fraude à la loi


Certains juges voyaient dans cette pratique une fraude à la loi, qui "consiste à éluder une règle obligatoire par l'emploi à dessein d'un moyen efficace, qui rend ce résultat inattaquable sur le terrain du droit positif". Il convient à ce propos de rappeler que la fraude à la loi est aussi vieille que la loi, et cette notion est précisément apparue dans  un arrêt du 18 mars 1878, une Princesse de Bauffremont, s'étant installée en Saxe-Altembourg et ayant acquis la nationalité de cet Etat dans le seul but d'échapper à la loi française interdisant alors le divorce.

Cette affaire montre que la fraude à la loi a toujours trouvé son terrain de prédilection dans le droit international privé. Elle se produit généralement lorsqu'une personne, soumise à une loi qui la dérange, préfère se placer sous l'empire d'une législation plus complaisante. La sanction juridique d'une telle pratique demeure relativement modeste, puisqu'elle consiste à considérer que la situation juridique créée à l'étranger n'est pas opposable en droit français.

La jurisprudence, jusqu'à aujourd'hui, est surtout concentrée dans le domaine de la gestation pour autrui (GPA), que la Cour de cassation considère comme fraude aussi bien lorsqu'elle est pratiquée au profit de couples hétérosexuels comme dans l'affaire Mennesson du 17 décembre 2008, que de couples homosexuels comme dans l'arrêt du 13 septembre 2013. Dès lors que la naissance est l'aboutissement d'un processus frauduleux comportant une convention de GPA, tous les actes qui en résultent sont, pour la Cour, entachés d'une nullité d'ordre public. Cette sévérité résulte d'une application rigoureuse de l'adage "Fraus omnia corrumpit", qui permet au juge de prononcer la nullité de tous les actes issus d'une fraude. Observons tout de même que la qualification de fraude, dans le cas d'une insémination avec donneur (IAD) peut sembler particulièrement sévère. Contrairement à la GPA, l'enfant est porté par sa mère biologique et c'est évidemment elle qui le met au monde.

C'est sans doute la raison pour laquelle la Cour écarte, dans ce cas, la fraude à la loi. Car si le droit français interdit la GPA pour l'ensemble des couples, hétérosexuels ou homosexuels, il ne prohibe pas l'IAD en tant que technique mais se borne à en interdire le bénéfice aux femmes homosexuelles. Le fait qu'elles se rendent à l'étranger pour obtenir ces inséminations n'est donc pas considéré par la Cour comme une fraude, dès lors qu'il n'y a pas volonté de contourner le droit français mais plutôt de profiter de ce qu'il autorise aux autres femmes, celles qui sont hétérosexuelles.

Le droit à la vie familiale


Cette recherche de l'égalité s'appuie sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme. Dans on arrêt Schalk c. Autriche du 24 juin 2010, elle a considéré que la notion de vie familiale, protégée par l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme peut être invoquée par un couple homosexuel. Par la suite, dans les arrêts Mennesson et Labassee du 26 juin 2014, intervenus à propos du défaut de reconnaissance par le droit français de la filiation d'enfants nés par GPA à l'étranger, elle a de nouveau affirmé que l'intérêt supérieur des enfants nés dans ces conditions est  d'avoir un état civil français, élément de leur identité au sein de la société de notre pays.

L'intérêt supérieur de l'enfant


L'intérêt supérieur de l'enfant, qui est d'avoir une vie privée et familiale normale, l'emporte donc sur toute autre considération. Certes, la Cour européenne reconnaît que le droit français peut interdire l'accès des couples homosexuels à certains techniques de PMA (CEDH, 15 mars 2012  Gas et Dubois), mais une fois l'enfant né, son intérêt est d'avoir un état civil.

En appliquant la jurisprudence de la Cour européenne, la Cour de cassation se réfère aussi à l'article 3-1 de la Convention de New York du 20 novembre 1989 relative aux droits de l'enfant qui dispose que "dans toutes les décisions qui concernent les enfants (...), l'intérêt supérieur de l'enfant doit être une considération primordiale". Depuis un arrêt de principe du 18 mai 2005, la Cour de cassation considère que cette disposition est d'application directe devant les juridictions françaises.

En l'espèce, cela signifie que la situation de l'enfant né de l'IAD doit être appréciée in concreto. Il importe peu que sa mère biologique ait contourné la loi française pour aller se faire inséminer en Belgique, d'autant que la Cour ne considère pas qu'il s'agit d'une fraude à la loi au sens juridique du terme.

Reste que les deux avis laissent une impression d'inachevé. Car si l'intérêt supérieur de l'enfant doit primer sur toute autre considération, pourquoi la Cour réduirait-elle cette analyse au seul cas des enfants nés par IAD ? Ceux né par gestation pour autrui, même s'il s'agit d'une technique entièrement prohibée en droit français, sont-ils moins innocents ? Leur intérêt supérieur n'est-il pas également de bénéficier d'une filiation qui ferait d'eux des enfants ordinaires ? A suivre...



lundi 22 septembre 2014

Don du sang et orientation sexuelle : un recours peut en cacher deux autres

Dans sa décision du 19 septembre 2014, rendue sur QPC, le Conseil constitutionnel déclare conformes à la Constitution les articles 226-19 du code pénal (c.pén.) et L 1223-3 du code de la santé publique (csp).

L'article 226-19 c. pén. interdit la collecte et la conservation de données personnelles sensibles, comme celles relatives à la santé et à l'orientation sexuelle, sauf consentement de l'intéressé. Il est, en quelque sorte, le miroir pénal de l'article 8 de la loi du 6 janvier 1978, dans sa rédaction issue de la loi du 6 août 2004. L'article 1223-3 csp, quant à lui, impose aux établissements de transfusion sanguine de se doter de "bonnes pratiques" dont les principes sont définis par l'Agence nationale de sécurité du médicament, après avis de l'Etablissement français du sang.

Dans le cadre de ces "bonnes pratiques", l'Agence a autorisé, par un arrêté du 10 septembre 2003, la collecte et la conservation de données mentionnant l'homosexualité de l'éventuel donneur. Ces données sont recueillies lors de l'entretien avec un médecin qui a lieu avant tout don de sang. Elles sont ensuite codées, stockées dans un fichier et ne sont accessibles qu'aux seuls personnels médicaux directement intéressés. L'arrêté du 12 janvier 2009 fixant les critères de sélection des donneurs de sang mentionne en effet qu'une "contre-indication permanente" est opposée à un "homme ayant eu des rapports sexuels avec un homme". Cette contre-indication repose sur le risque plus élevé d'exposition du candidat au don à un agent infectieux transmissible par voie sexuelle, plus particulièrement le VIH. Les éventuels donneurs dans cette situation figurent donc dans le fichier et beaucoup considèrent aujourd'hui ce fichage comme une discrimination fondée sur leur orientation sexuelle.

Un recours, parmi d'autres

 

Cette QPC intervient à un moment où différents juges sont saisis de cette question. La juridiction administrative tout d'abord, avec un recours devant le Conseil d'Etat dirigé contre l'arrêté du 12 janvier 2009, et plusieurs autres devant les tribunaux administratifs contestant la légalité de refus de dons de sang opposées par l'Etablissement français du sang, en raison précisément de l'orientation sexuelle du donneur.

La question préjudicielle devant la CJUE


L'un de ces recours, pendant devant le tribunal administratif de Strasbourg, a donné lieu à une question préjudicielle devant la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE), question portant sur la compatibilité du refus de don avec la directive du 22 mars 2004 fixant un certain nombre d'exigences techniques dans ce domaine. La Cour n'a, pour le moment, pas encore donné sa réponse, mais la position de l'avocat général Paolo Mengozzi est déjà connue. A ses yeux, la « réglementation française introduit une évidente discrimination indirecte fondée (…) sur le sexe et sur l’orientation sexuelle ». Il considère que le critère des relations homosexuelles est trop large, et qu'il convient de préférer celui du comportement sexuel à risque, par exemple la multiplication des partenaires. Cette analyse rejoint la position du Défenseur des droits et celle exprimée par le rapport d'Olivier Véran remis au Premier ministre en juillet 2013. Si la décision de la CJUE est conforme au rapport de l'avocat général, il est probable que les refus opposés aux dons de sang des homosexuels seront annulés par les juges administratifs.

Le contentieux judiciaire


La QPC du 19 septembre 2014, quant à elle, renvoyée par la Chambre criminelle de la Cour de cassation, intervient dans un contentieux engagé par le requérant, M. Laurent D., qui s'est vu opposer pour le même motif un refus de don et a déposé une plainte pour discrimination. Cette plainte a finalement suscité une ordonnance de non-lieu rendue par le juge d'instruction, qui a été confirmée par la Chambre de l'instruction de la Cour d'appel de Paris en avril 2013. Le requérant a donc introduit un pourvoi devant la Chambre criminelle de la Cour de cassation pour contester cette dernière décision et c'est à l'occasion de ce pourvoi qu'il soulève cette QPC.

La combinaison des dispositions


A dire vrai, le requérant ne conteste pas réellement la constitutionnalité de l'article 226-19 c. pén. et de l'article 1223-3 csp. Il conteste plutôt la combinaison ces deux dispositions. Dans la première, il est affirmé l'interdiction de collecter et stocker les données personnelles sensibles sans le consentement des personnes, "hors les cas prévus par la loi". Et la seconde, l'article 1223-3 csp. donne compétence à un établissement public pour organiser les "bonnes pratiques" et définir les conditions de fichage de données relatives à l'orientation sexuelle des personnes sans leur consentement. Pour le requérant, ce renvoi au pouvoir réglementaire constitue une atteinte au principe de légalité des délits et des peines ainsi qu'à la prévisibilité de la loi.

Dracula. Tod Browning. 1931


Effondrement


L'argument est séduisant, et pourtant il s'est effondré devant le Conseil constitutionnel comme un château de cartes.

D'une part, la question a été posée devant le Conseil de la version de l'article L 1223-3 csp qui lui était soumise, alors même que plusieurs versions s'étaient succédé entre la collecte des données et leur conservation. D'abord, la loi du 9 août 2004 relative à la politique de santé publique introduit cette exigence nouvelle des "bonnes pratiques" et est applicable lorsque les données relatives au requérant sont collectée, en novembre 2004. Ensuite, l'ordonnance du 1er septembre 2005 les codifie dans le code de la santé publique et est applicable à la conservation des données personnelles de Laurent D.

On dira que tout cela n'est pas bien grave et le Conseil constitutionnel reconnaît volontiers être saisi des deux versions successives d'une même disposition, ce qui lui est déjà arrivé (par exemple : QPC 5 avril 2013 Chambre de commerce et d'industrie de Brest).  Le seul problème, et il est de taille, est que l'ordonnance de 2005 n'a jamais été ratifiée, détail que la Cour de cassation ne semble pas avoir remarqué. Or, conformément à l'article 38 de la Constitution, une ordonnance non ratifiée a valeur réglementaire. Le Conseil constate donc son incompétence sur la version issue de l'ordonnance de 2005, seul le juge administratif pouvant apprécier un acte réglementaire. Il ne reste donc au Conseil constitutionnel qu'à apprécier la combinaison de l'article L 1223-3 csp, dans sa version issue de la loi du 9 août 2004 et de l'article 226-19 csp.

Là encore, l'argument du requérant s'effondre brutalement. Certes, la loi Informatique et Libertés du 6 janvier 1978 interdit la collecte et la conservation des données personnelles sans le consentement de l'intéressé "hors de cas prévu par la loi".  Mais la loi dont il s'agit est la loi Informatique et Libertés du 6 janvier 1978, celle dont l'article 226-19 est la traduction pénale.  L'article L 1223-3 csp n'est donc pas "un cas prévu par la loi", une exception au sens de l'article 226-19 c. pén. Il ne peut donc y avoir aucune atteinte au principe de légalité des délits et des peines, d'autant que l'article L 1223-3 csp n'a aucun contenu pénal et se borne à imposer de "bonnes pratiques" en matière de don de produits sanguins.

La lecture de la décision du Conseil constitutionnel laisse une impression de désastre contentieux, d'autant que la vidéo de l'audience montre que certains avocats ont découvert à l'audience l'absence de ratification de l'ordonnance de 2005 et qu'ils ont vécu un moment de solitude. Certes, le raisonnement du Conseil est juridiquement incontestable, et la conformité à la Constitution des dispositions contestées ne fait guère de doute. Comme il ne fait guère de doute qu'elles risquent d'être déclarées non conformes au droit de l'Union européenne par la CJUE et que les décisions individuelles de refus de don risquent ensuite d'être annulées par le juge administratif. Il ne s'agit évidemment pas d'un réel conflit de normes puisque le Conseil apprécie la conformité de la loi à la Constitution et la CJUE à une directive européenne qui va ensuite lier le juge administratif, mais il n'en demeure pas moins que la question du maintien de ces dispositions dans l'ordre juridique demeure posée.