« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 9 juin 2014

L'opportunité des poursuites dans la procédure disciplinaire

Dans un arrêt du 6 juin 2014, Fédération des conseils des parents d'élèves des écoles publiques et Union nationale lycéenne, le Conseil d'Etat affirme la légalité du décret du 24 juin 2011 relatif à la discipline dans les établissements secondaires. Les dispositions contestées portaient sur l'obligation faite au chef d'établissement d'engager des poursuites disciplinaires contre les élèves auteurs de violences même verbales à l'égard d'un membre du personnel, ou d'actes graves à l'encontre d'un membre du personnel ou d'un autre élève. Avec ce recours, les requérants plaidaient ainsi pour la reconnaissance d'un principe général du droit d'opportunité des poursuites disciplinaires, principe général clairement écarté par le Conseil d'Etat. 

On pourrait évidemment méditer longuement sur cette association de parents d'élève dont l'objectif est de mettre leur progéniture à l'abri des sanctions disciplinaires encourues, lorsqu'ils agressent professeurs ou condisciples. Si l'opportunité du recours ne saute pas aux yeux, c'est cependant l'opportunité des poursuites qui est au coeur du débat juridique. 

Le principe d'opportunité des poursuites


Le principe d'opportunité des poursuites trouve son origine dans l'article 40 du code de procédure pénale (cpp), selon lequel "le procureur de la République reçoit les plaintes et les dénonciations et apprécie la suite à leur donner (...)". Il apprécie ensuite "s'il est opportun", soit d'engager des poursuites, soit de mettre en oeuvre une procédure alternative, soit encore de classer sans suites la procédure si des circonstances particulières liées à la commission des faits le justifient. (art. 40-1 cpp).

Observons que ce principe d'opportunité des poursuites a valeur législative, la rédaction actuelle de l'article 40 cpp trouvant son origine dans la loi Perben 2 du 9 mars 2004. Il n'a pas valeur constitutionnelle, et la présente décision du Conseil d'Etat refuse formellement d'en faire un principe général du droit. Il n'a pas davantage valeur universelle, même s'il est très répandu, aussi bien dans les pays de droit écrit comme la Belgique, les Pays Bas ou encore l'Egype,  mais aussi dans certains pays de Common Law, en particulier aux Etats Unis  ("Nolle Prosequi").

Le principe de légalité des poursuites


Certains pays comme l'Allemagne, la Pologne, l'Espagne (ou encore l'ex Union soviétique) préfèrent le principe de légalité des poursuites, selon lequel le procureur est tenu de poursuivre le suspect, si l'enquête préliminaire met en lumière des soupçons à son encontre.

Cette opposition entre opportunité et légalité des poursuites est au coeur de l'arrêt du 6 juin 2014. Car le décret attaqué impose effectivement un système de légalité des poursuites dans le cas particulier des procédures disciplinaires engagées à l'encontre d'élèves coupables de violences. Aux yeux des requérants, ce décret viole un principe général du droit (PGD) d'opportunité des poursuites. René Chapus, on le sait, a montré que les PGD consacrés par le Conseil d'Etat ont valeur supra-décrétale et infra-législative, ce qui signifie qu'un décret non conforme à un PGD est entaché d'une erreur de droit et donc annulé pour illégalité.

En l'espèce, le Conseil d'Etat ruine les espoirs des requérants. Il affirme certes que "dans le silence des textes, l'autorité administrative compétente apprécie l'opportunité des poursuites en matière disciplinaire". Autrement dit, le principe d'opportunité des poursuites, qui trouve son origine dans le droit pénal est également applicable en matière disciplinaire. Cette référence au "silence des textes" vaut à la fois consécration et condamnation. Car en l'espèce, il n'y a pas silence des textes. Au contraire, l'administration a pris soin de prendre un décret pour affirmer haut et clair sa volonté de mettre en place un régime de légalité des poursuites. Le Conseil d'Etat ajoute donc logiquement "qu'aucun principe général du droit ne fait obstacle à ce qu’un texte réglementaire prévoie que, dans certaines hypothèses, des poursuites disciplinaires doivent être engagés". Dans ce cas, le chef d'établissement ne dispose plus du pouvoir discrétionnaire d'engager ou non des poursuites. Il est dans une situation de compétence liée et doit engager ces poursuites lorsque les faits de violence sont établis. 

Bill Watterson. Calvin et Hobbes. Circa 1993.

Un décret cosmétique ?


Sur le plan du raisonnement juridique, l'arrêt n'est guère contestable. Mais on peut justement s'interroger sur la mise en oeuvre de cette compétence liée. En effet, le Conseil d'Etat précise que " l’obligation ainsi faite aux chefs d’établissement trouve sa limite dans les autres intérêts généraux dont ils ont la charge, notamment dans les nécessités de l’ordre public", formule qui ne figure pas dans le décret attaqué. Bien entendu, les nécessités de l'ordre public constituent une obligation d'origine législative supérieure à celle imposée par le décret de 2011. 

Il n'empêche que l'on peut se demander si cette réserve ne vide pas de son contenu l'obligation imposée par le décret. Supposons, par exemple, un chef d'établissement confronté à une agitation des élèves, qui s'opposent à ce que l'un d'entre eux soit déféré devant le conseil de discipline pour violences envers un professeur. Les contraintes de l'ordre public, c'est à dire les risques de désordre, peuvent-elles justifier un refus d'exécuter l'obligation imposée par le décret ? On peut le penser, à la lecture de l'arrêt du Conseil d'Etat. En définitive, ce sont bien les nécessités de l'ordre public qui fondent le principe de l'opportunité des poursuites, puisque sa mise en oeuvre repose sur un arbitrage entre le trouble à l'ordre public résultant d'une infraction et le trouble que risques de provoquer des poursuites dans certains contextes.

De la même manière, on ne peut qu'observer, avec les requérants, l'imprécision des termes employés par le décret. La référence à une "violence verbale" ou à un "acte grave" est effectivement peu claire, surtout dans des affaires mettant en cause des adolescents parfois peu conscients précisément de la gravité de leur comportement. Le Conseil d'Etat écarte l'argument d'une atteinte au principe de légalité des délits, consacré par l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. A ses yeux, le décret "ne définit pas d'obligation dont la méconnaissance constituerait un manquement disciplinaire, mais se borne à faire référence à certains cas pour lesquels sont instituées des modalités spécifiques d’engagement des poursuites disciplinaire". Le raisonnement apparaît teinté de sophisme, car ces cas d'engagement de poursuites demeurent relativement imprécis.

Un dernier élément d'incertitude réside enfin dans l'articulation entre poursuites pénales et poursuites disciplinaires. En principe, les deux procédures sont parfaitement indépendantes, mais la réalité des choses est bien différente. Dans l'hypothèse de violences physiques exercées à l'encontre d'un professeur, il est très probable que celui-ci portera plainte, suscitant ainsi une mise en examen de l'auteur de ces violences. Dans ce cas, le chef d'établissement devra-t-il saisir immédiatement le conseil de discipline comme le décret l'y oblige, ou pourra-t-il attendre les suites de l'enquête pénale ? S'abritant derrière "les nécessités de l’ordre public", il pourra sans doute faire le second choix, d'autant qu'il est délicat d'engager des poursuites disciplinaires lorsque par exemple la plainte est classée sans suite.

La décision du 6 juin 2014 met en lumière le caractère pour le moins cosmétique du décret de 2011, d'ailleurs très caractéristique du droit de cette époque. D'un côté, on affirme une volonté répressive, celle de lutter avec sévérité contre ces jeunes qui sèment la terreur dans les établissements d'enseignement. A cette fin, on impose une obligation de les poursuivre. De l'autre côté, on met en place toute une série d'instruments juridiques permettant de se soustraire à cette obligation. Quand un décret a une finalité purement rhétorique, on ne peut pas reprocher au Conseil d'Etat... de faire la même chose.


jeudi 5 juin 2014

La voie de fait : une peau de chagrin ?


La première chambre civile de la Cour de cassation a rendu, le 13 mai 2014, une décision qui tire les conséquences de l'évolution de la voie de fait, instrument juridique traditionnel de protection des libertés.  

A l'origine de l'affaire, un conflit local d'un intérêt bien modeste survenu en 2006. Des travaux de rénovations ont lieu sur la place publique d'Uzerches, sur laquelle elle située le commerce de Mme X. et sa terrasse. A la suite d'une modification du cloutage au sol, sa terrasse se désormais incluse dans le domaine public, au point que les automobilistes stationnent désormais sur sa propriété en pensant qu'il s'agit d'un parking. La commune a en outre placé quatre éclairages sur la façade de la maison de Mme X., sans lui demander son avis et en faisant quelques dégâts puisque des cloisons intérieures ont été percées..

Invoquant une voie de fait, Mme X. demande au juge judiciaire d'ordonner sous astreinte la remise en état de sa propriété et le versement de dommages-intérêts. La Cour d'appel lui avait donné satisfaction, mais la Cour de cassation se déclare incompétente, confirmant une vision extrêmement étroite de la voie de fait déjà mise en oeuvre par le tribunal des conflits.

Un titre de compétence judiciaire


La voie de fait se définit d'abord comme un titre de compétence judiciaire. Lorsque l'administration prend une décision ou commet une action très grossièrement illégale, de telle sorte qu'elle apparaît insusceptible de se rattacher à une compétence légale, l'acte est en quelque sorte dénaturé et l'administration perd son privilège de juridiction. C'est alors au juge judiciaire de faire cesser son action et de la réparer, en traitant l'administration dans les conditions du droit commun. 

La voie de fait est une jurisprudence ancienne précisée par la décision Action Française du 8 avril 1935 rendue par le Tribunal des conflits, et mise en oeuvre par le Conseil d'Etat, en particulier avec l'arrêt Carlier du 18 novembre 1949. A l'époque, la juridiction administrative acceptait volontiers de reconnaître son incompétence, car l'intervention du juge judiciaire permettait au requérant de bénéficier de mesures d'urgence dont le juge administratif était dépourvu.

Au fil des ans, la voie de fait a permis de faire cesser et de réparer bon nombre d'atteintes au droit de propriété et aux libertés fondamentales. Dans les années plus récentes cependant, on a constaté une évolution. Evolution doctrinale d'abord, et certains auteurs ont fait observer que cette compétence du juge judiciaire n'était plus utile, dès lors que la juridiction administrative dispose désormais d'une procédure de référé à peu près identique à celle du juge judiciaire. Evolution jurisprudentielle surtout, puisque la décision Commune de Chirongui du 23 janvier 2013 admet la compétence du juge de référé-liberté en matière d'atteinte au droit de propriété. Des lors, toutes les conditions étaient réunies pour que la notion de voie de fait devienne une peau de chagrin.

Des conditions de plus en plus étroites


La récente décision du Tribunal des conflits Bergoend du 17 juin 2013 a modifié les critères de mise en oeuvre de la voie de fait dans un sens restrictif. Cette tendance apparaît dans les deux hypothèses de voie fait traditionnellement consacrées par la jurisprudence.



Schéma du partage des compétences en matière de voie de fait
Jacques Rouxel. Les Shadocks. Circa 1970.

L'extinction du droit de propriété


Dans la jurisprudence traditionnelle, la voie de fait s'appliquait lorsque l'administration avait commis une "atteinte grave" au droit de propriété. Désormais, c'est une véritable "extinction du droit de propriété" qui est exigée. Il s'agit en fait de recentrer la compétence judiciaire sur son domaine traditionnel, celui de l'expropriation. Par voie de conséquence, tout le contentieux des empiètements, des occupations pour les biens immobiliers, ou des confiscations pour les biens mobiliers, se trouvent donc renvoyés devant le juge administratif. Sauf hypothèse, qui d'ailleurs s'est déjà produite, d'un élu qui vient avec un engin de chantier détruire entièrement la maison d'un honnête citoyen, on ne voit pas bien ce qui reste de la voie de fait en matière de propriété.

En l'espèce, la Cour de cassation reconnaît volontiers que Mme X. a été victime d'une atteinte à son droit de propriété dès lors qu'une partie de son bien a été intégré au domaine public et que des travaux ont été faits sans son consentement. Elle observe cependant que les actions commises ne sont pas insusceptibles de se rattacher à un pouvoir légal, car il entre dans les compétences d'une commune de rénover une place publique. Surtout, elle note que Mme X. n'a pas été définitivement privée de sa propriété. Il n'y a donc pas extinction du droit de propriété au sens de l'arrêt Bergoend du 17 juin 2013, et la Cour de cassation se déclare incompétente, renvoyant la requérante devant le juge administratif.

Disons-le franchement, Mme X. n'a pas eu de chance. La décision de la Cour d'appel de Limoges qui lui donnait satisfaction datait du 20 septembre 2012, et l'arrêt Bergoend est venu bouleverser la jurisprudence avant que la Cour de cassation se soit prononcée. Doublement victime d'une atteinte à sa propriété et d'un revirement de jurisprudence, Mme X. va donc devoir s'adresser au juge administratif, huit années après les faits.

L'atteinte à la liberté individuelle


On doit désormais attendre une autre jurisprudence, portant cette fois sur la seconde condition de mise en oeuvre de la théorie de la voie de fait. En effet, l'arrêt Bergoend mentionne que celle-ci s'applique à une action administrative "portant atteinte à la liberté individuelle", la jurisprudence antérieure se référant à "l'atteinte grave à la liberté fondamentale".

Au plan conceptuel, on ne peut que se féliciter d'une telle évolution, car la notion de "liberté fondamentale" n'est guère satisfaisante. Admettre qu'une liberté est "fondamentale" revient à considérer qu'une autre liberté est moins fondamentale... Pour quels motifs établirait-on une telle hiérarchie entre les libertés et sur quels critères ?

Sur le plan pratique, l'évolution semble favorable au requérant, car l'arrêt Bergoend supprime l'exigence de gravité de l'atteinte. En revanche, la notion de liberté individuelle est relativement incertaine. Certes, on peut voir dans ce choix terminologique la volonté de se référer directement à l'article 66 de la Constitution qui énonce que la juridiction judiciaire est "gardienne de la liberté individuelle".

La victime : l'administré


Mais cette référence ne met pas fin à toute incertitude. D'une part, l'article 66 ne vise que le principe de sûreté ("Nul ne peut être arbitrairement détenu"), mais la voie de fait, même réduite, ne s'appliquera pas aux seules atteintes à ce principe. D'autre part, la notion de liberté individuelle manque elle même de clarté. La liberté individuelle se définit, a priori, par rapport à la liberté collective. Mais cette dernière ne donne lieu à aucune définition certaine et on ne voit d'ailleurs pas pourquoi il existerait une distinction au regard du régime juridique de sa protection.

Ainsi, la liberté de presse est-elle individuelle ou collective ? La liberté de s'exprimer dans un journal relève certainement de la liberté individuelle. Mais le droit d'éditer et de diffuser une publication, et de ne pas être saisi par l'administration comme c'était le cas dans l'affaire Action Française, relève-t-il d'une liberté individuelle ou d'une liberté collective ? Toute liberté collective n'est-elle pas finalement une liberté individuelle ? On le voit, la distinction opérée par l'arrêt Bergoend devra être éclaircie par la jurisprudence.

En attendant, la victime de cette situation demeure l'administré qui, comme Mme X., flotte entre deux ordres de juridiction sans savoir précisément à quel juge s'adresser. Alors, rêvons un peu... On nous dit que la compétence judiciaire ne se justifie plus puisque les deux ordres de juridiction ont désormais des pouvoirs identiques. Mais si elles ont des pouvoirs identiques, pourquoi existe-t-il deux ordres de juridiction ? Voilà une question qui aurait au moins le mérite de prendre en considération l'intérêt de l'administré.

mardi 3 juin 2014

La Hongrie et l'Etat de droit : rappel à l'ordre de la Cour européenne des droits de l'homme

Le 27 mai 2014, la Cour européenne des droits de l'homme a rendu une décision Baka c. Hongrie qui sanctionne cessation prématurée des fonctions d'un haut magistrat, en l'espèce le Président de la Cour Suprême hongroise.

Après avoir été juge à la Cour européenne pendant dix sept années, Andras Baka rentre à Budapest en 2008 et est nommé en 2009 Président de la Cour suprême par un gouvernement issu d'une coalition socialiste-libérale, pour un mandat de six ans. Après les élections législatives de 2010, le nouveau gouvernement conservateur dirigé par Viktor Orban va écarter un président de la Cour Suprême sans doute un peu trop attaché à l'indépendance du pouvoir judiciaire. 

Ses fonctions de président de la Cour Suprême valent en effet à Andras Baka la présidence du Conseil national de la justice, institution chargée de donner un avis sur tous les projets de loi intervenant dans ce domaine. Et Andras Baka ne va épargner ses critiques. D'une part, il donne une opinion négative sur la loi qui fait passer l'âge de la retraite des juges de soixante-dix à soixante-deux ans, loi dont l'objet essentiel est d'écarter les hauts magistrats les plus hostiles à la réforme judiciaire. D'autre part, il s'oppose à la loi qui vise à donner au procureur général, un proche de Viktor Orban, toute latitude pour porter une affaire devant le tribunal de son choix. Enfin, il va prendre parti contre une révision constitutionnelle visant à subordonner l'autorité judiciaire aux pouvoirs législatif et exécutif.

Cette révision est cependant adoptée en 2012. En même temps, elle modifie la Cour Suprême qui devient la Kuria, institution nouvelle dont on prend soin de préciser qu'elle ne peut être présidée que par un juge ayant fait l'essentiel de sa carrière dans les juridictions hongroises. De fait, Andras Baka, dont l'expérience est surtout internationale, ne peut être candidat à la présidence de la Kuria et ses fonctions à la Cour Suprême prennent fin avec la disparition de l'institution, en janvier 2012. L'intéressé quitte donc ses fonctions plus de trois années avant la fin de son mandat, situation qui n'est pas sans conséquences patrimoniales pour lui.

La loi, la Constitution, la Convention


Les faits de l'espèce ont pour particularité de faire intervenir trois types de normes :  la loi hongroise qui réforme le système judiciaire, la Constitution hongroise qui fait l'objet d'une révision et enfin la Convention européenne des droits de l'homme. La Cour ne peut évidemment pas apprécier la conformité à la Convention de la Constitution hongroise, expression de la souveraineté de l'Etat. La Cour se borne donc à envisager les conséquences de la révision constitutionnelle sur la situation personnelle du requérant. En revanche, elle peut apprécier si la loi hongroise lui offre des voies de recours satisfaisantes au sens de la Convention, et c'est précisément ce point qui est finalement sanctionné.

Andras Baka conteste sa révocation en se fondant sur deux moyens principaux. Le premier est la violation de l'article 6 § 1 de la Convention internationale des droits de l'homme qui garantit le droit au procès équitable. En effet, l'intéressé n'a pas eu accès à un tribunal pour contester cette mise à l'écart, la révision constitutionnelle entraînant la suppression de sa fonction. Le second moyen réside dans la violation de l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme, puisque la mesure qui frappe le requérant vient sanctionner l'exercice de sa liberté d'expression, liberté qui était d'ailleurs un devoir puisqu'il entrait dans ses fonctions de donner un avis sur les réformes en cours.


Brahms. Danse hongroise n° 5. Yehudi Menuhin violon, Adolph Baller piano 1947

Un magistrat devant la Cour européenne


L'arrêt Baka c. Hongrie illustre l'abandon de l'ancienne jurisprudence Pellegrin c. France du 8 décembre 1999 qui considérait comme irrecevable le recours reposant sur une violation du droit au procès équitable (art. 6 § 1), lorsque le requérant occupait un "poste comportant une mission d'intérêt général ou une participation à l'exercice de la puissance publique. Leurs titulaires détiennent une parcelle de la souveraineté de l'Etat. Celui-ci a donc un intérêt légitime à exiger de ces agents un lien spécial de confiance et de loyauté".

Cette formulation s'applique-t-elle à des magistrats, qui bénéficient généralement d'un statut protecteur destiné à garantir l'indépendance de la Justice ? On peut en douter. Quoi qu'il en soit, la question ne se pose plus en ces termes devant la Cour européenne, qui a fait évoluer sa jurisprudence avec l'arrêt Vilho Eskelinen et a. c. Finlande du 19 avril 2007.

Depuis cet arrêt, qui concerne des policiers, la Cour utilise deux critères cumulatifs justifiant le refus de tout recours contre la mise à l'écart de fonctionnaires d'autorité ou de hauts magistrats. Le premier réside dans l'existence d'un texte de droit interne « ayant expressément exclu l’accès à un tribunal » pour le poste ou la catégorie de salariés en question, texte qui n'existe pas dans le cas du Président de la Cour suprême hongroise. Le second repose sur la démonstration, par l'Etat défendeur que l'objet du litige « est lié à l’exercice de l’autorité étatique ou remet en cause (…) le lien spécial de confiance entre l’intéressé et l’Etat employeur ». La charge de la preuve incombe donc aux autorités hongroises qui ne parviennent pas à démontrer que la fin des fonctions du requérant serait liée à sa participation à des activités de souveraineté. Non sans malice, la Cour les renvoie à leur artifice juridique : ce n'est pas Andras Baka qui quitte la présidence de la Cour Suprême, c'est la Cour Suprême qui le quitte. 

La Cour européenne en déduit donc qu'il y a bien violation de l'article 6 § 1, puisque Andras Baka n'a pas eu accès à un tribunal pour contester la mesure qui le frappe. Sur ce point, cette décision se situe dans la ligne de l'arrêt Harabin c. Slovaquie du 20 novembre 2012, décision dans laquelle la Cour affirme que le membre d'une Cour Suprême doit pouvoir contester la sanction disciplinaire qui le frappe. 

Avec l'arrêt Baka c. Hongrie, la Cour porte une nouvelle atteinte au principe selon lequel les titulaires d'emplois les plus élevés se voient interdire l'exercice du droit au procès équitable. Cette exception est peu à peu vidée de son contenu au profit d'un droit processuel unique, qui s'applique à l'ensemble des agents publics, quelle que soit leur place dans la hiérarchie administrative. Les autorités françaises devraient peut être méditer cette décision, à un moment où plusieurs hauts fonctionnaires du Quai d'Orsay sont en conflit avec leur administration. 


La liberté d'expression


Le requérant estime qu'il n'a pas été mis fin à ses fonctions dans un but de restructuration de l'autorité judiciaire. A l'inverse, la restructuration de l'autorité judiciaire a été mise en oeuvre dans le but de mettre fin aux fonctions d'Andras Baka. Le réel motif de la mesure réside dans les opinions défavorables que le requérant avait émises sur les réformes entreprises par le gouvernement Orban.

Une telle inversion du raisonnement n'est pas aisée à démontrer. La Cour, s'appuyant une nouvelle fois sur l'arrêt Harabin c. Slovaquie, commence par affirmer que l'exercice de fonctions de membre de la Cour Suprême d'un Etat n'a pas pour conséquence de priver son titulaire de sa liberté d'expression. Dans un arrêt Wille c. Liechtenstein du 28 octobre 1999, la Cour avait d'ailleurs estimé que constituait une violation de l'article 10 le refus du prince de nommer à toute fonction publique le requérant au motif que, lors d'une conférence publique, il avait pris une position qui lui déplaisait sur l'interprétation de la Constitution, 

Pour montrer le lien entre les avis d'Andras Baka et la mesure qui le frappe, la Cour prend en compte la succession temporelle des évènements. Les votes sur la réforme judiciaire et sur la révision constitutionnelle sont acquis le 30 décembre 2011, et les fonctions de requérant prennent fin au 1er janvier 2012, ce qui lui laisse vingt quatre heures pour quitter son bureau, délai que la Cour qualifie d'"extrêmement court". Elle insiste d'ailleurs sur le fait que le volet législatif de la réforme aurait pu dissocier les fonctions de Président de la Cour suprême et celles de président du Conseil national de la justice, ce qui évidemment n'a pas été fait. 

Pour tous ces motifs la Cour "n'est pas convaincue" par les arguments du gouvernement et considère effectivement que le requérant a été victime d'une mesure destinée à porter atteinte à sa liberté d'expression. Plus grave encore, elle insiste sur le caractère dissuasif d'une telle décision, qui vise à faire taire les juges, à empêcher l'expression d'une opposition à la réforme judiciaire. 

La décision de la Cour est parfaitement conforme à sa jurisprudence antérieure mais elle a aussi une portée politique non négligeable. A l'époque de la réforme du pouvoir judiciaire, en novembre 2012, Viviane Reding, commissaire européen à la Justice s'était officiellement inquiétée que la Hongrie s'éloigne des exigences les plus élémentaires de l'Etat de droit. Certains commentateurs estiment même que l'opposition du gouvernement Orban à la candidature de Jean-Claude Juncker à la présidence de la Commission, alors même qu'il est le candidat du groupe conservateur, trouve son origine dans ces critiques adressées au gouvernement hongrois. Considérée sous cet angle, la décision Baka c. Hongrie révèle une parfaite identité de vue entre l'Union européenne et la Cour européenne des droits de l'homme, même si cette dernière se montre plus prudente, n'ayant pas à apprécier les réformes constitutionnelles. Cela suffira-t-il à ramener la Hongrie sur le chemin de l'Etat de droit ?


 

vendredi 30 mai 2014

Bygmalion : Nicolas Sarkozy et son compte de campagne

L'affaire Bygmalion a suscité un véritablement bouleversement à l'UMP et Jean-François Copé a été contraint de renoncer à la présidence du parti. Personne n'ignorait que le compte de campagne de Nicolas Sarkozy était frauduleux, depuis qu'il avait été rejeté par la Commission nationale des comptes de campagnes (CNCC) en décembre 2012, puis invalidé par le Conseil constitutionnel le 5 juillet 2013.

 L'ampleur de la fraude


La surprise ne réside pas dans la fraude, mais dans son ampleur. Le Conseil constitutionnel a invalidé le compte de campagne pour un dépassement de 466 118 €, soit 2,1 % au delà du montant autorisé de 22 500 000 €. A la suite de cette invalidation, Nicolas Sarkozy a donc dû rembourser l'avance forfaitaire que l'Etat accorde aux candidats pour financer leur campagne. Heureusement pour lui, les militants UMP, finalement peu touchés par la crise, ont payé les onze millions nécessaires. La restitution de ces fonds à l'Etat est d'ailleurs finalement demeurée partielle, puisque les militants qui ont fait un don au Sarkothon pour renflouer leur parti bénéficiaient d'un avantage fiscal leur permettant de déduire 66 % des sommes versées dans la limite de 20 % du revenu imposable, avec un plafond de 7500 €. 

Les chiffres avancés aujourd'hui sont d'une autre nature. Le Point assure que l'UMP a payé 21 millions d'euros pour l'organisation de soixante-dix évènements par la société Bygmalion, dont les dirigeants sont des proches de Jean-François Copé.

Surfacturation et/ou fausses factures


S'il s'agit uniquement d'une fraude électorale, l'UMP a été sollicité pour payer la campagne de Nicolas Sarkozy, au-delà des seuils légaux. Dans ce cas, le plafond n'est plus dépassé mais véritablement pulvérisé et le candidat Sarkozy a dépensé presque deux fois plus d'argent que son opposant socialiste. On ne peut que se réjouir qu'il n'ait pas été élu, car une fraude d'une telle ampleur est évidemment de nature à vicier la sincérité du scrutin. Ceux-là même qui considèrent aujourd'hui que le Président Hollande devrait démissionner parce que sa popularité est faible estimeraient-ils qu'un Nicolas Sarkozy élu grâce à une fraude électorale sans précédent devrait rester aux affaires ? Heureusement pour la fonction présidentielle, l'histoire en a décidé autrement et les juges n'ont pas eu à se prononcer sur une fraude énorme commise par un Président en exercice.

Mais s'agit-il uniquement d'une fraude électorale ? Les factures adressées par Bygmalion à l'UMP sont peut-être, en tout ou partie, des fausses factures ne correspondant à aucune prestation. Quelques indices le laissent penser, notamment la plainte déposée par Pierre Lellouche pour usurpation d'identité, son nom apparaissant sur une facture pour l'organisation d'une réunion dont il n'a, affirme t-il, jamais entendu parler. Dans ce cas, nous sommes en présence d'une technique visant à l'enrichissement personnel de quelques uns, ou à la création d'une "caisse noire" au sein de l'UMP, deux pratiques qui relèvent également du tribunal correctionnel.

Eduardo Scarfloglio. In Profit We Trust. 2013

Le fusible

 

Devant une telle situation, la première tentation de l'UMP est de chercher des fusibles, Jérôme Lavrilleux, directeur de cabinet de Jean-François Copé étant présenté comme le coupable idéal, coupable d'autant plus idéal qu'élu la veille au parlement européen, il bénéficie d'une immunité. Il est donc envoyé sur les plateaux de télévision, en chemise, pieds nus et la corde au cou, pour battre sa coulpe, reconnaître la fraude, verser quelques larmes qui suscitent l'attendrissement des compères, et surtout affirmer haut et fort que Nicolas Sarkozy ignorait tout de ces pratiques.

Le problème est que la technique du fusible, bien connue de toutes les mafias, n'a guère de chance de succès en l'espèce, tout simplement parce qu'elle se heurte au droit positif.

La loi ne connait que le candidat


La loi du 6 novembre 1962 relative à l'élection du Président de la République ignore les partis politiques. Elle ne connaît que les candidats. Son article 3 § 2 énonce ainsi que le plafond des dépenses électorales prévu par l'article L 52-11 du code électoral s'applique à "chacun des candidats" présents au second tour. Il ajoute que l'obligation de dépôt du compte de campagne s'impose à "tous les candidats". Cette terminologie est parfaitement logique, car le droit français n'impose pas d'avoir le soutien d'un parti politique pour se présenter aux élections présidentielles. Un citoyen isolé, mû par sa seule conviction, peut parfaitement se porter candidat.

Dans l'affaire des comptes de campagne de l'UMP, c'est Nicolas Sarkozy qui a déposé et signé son compte de campagne. La décision de la CNCC du 19 décembre 2012 est relative "au compte de campagne de Monsieur Nicolas Sarkozy", compte dont elle prononce le rejet. Et c'est ce même Nicolas Sarkozy qui dépose finalement un recours au Conseil constitutionnel, qui est lui même rejeté en juillet 2013. On le voit, le responsable du compte de campagne est le candidat, et lui seul. S'il est vrai que Nicolas Sarkozy n'est pas directement impliqué dans les finances de l'UMP, il lui appartenait néanmoins de s'assurer de la régularité du financement de sa campagne.

L'affaire Bygmalion ne fait que commencer et les juges ont commencé leur enquête, visant à établir la réalité des faits. S'ils sont avérés, les fusibles sauteront, les uns après les autres. Et à un moment donné, dans quelques semaines ou dans quelques mois, c'est la responsabilité personnelle de Nicolas Sarkozy qui sera engagée. Du moins peut-on l'espérer, au nom de l'Etat de droit.





mercredi 28 mai 2014

Le cinéma et l'exception culturelle

La fin du festival de Cannes donne l'occasion d'un arrêt sur l'image cinématographique. Le festival de Cannes est le reflet d'une expression artistique mondialisée, avec un jury international présidé par la néo-zélandaise Jane Camion, jury qui récompense Winter Sleep, un film du réalisateur turc Nuri Bilgen Ceylan. La sélection française, quant à elle, n'a guère attiré l'attention du jury, à l'exception de Jean-Luc Godard, réalisateur franco-suisse, sans doute davantage récompensé pour l'ensemble de son oeuvre que pour son dernier film. Il est vrai que cette sélection française compte un certain nombre de productions à grand spectacle faisant appel à des acteurs hollywoodiens (Nicole Kidman dans Grace de Monaco ou Kristen Stewart dans Sils Maria) ou entièrement tournée en langue anglaise (Boarding Gate d'Olivier Assayas). C'est donc surtout dans le film de Jean Luc Godard qu'apparaissait l'exception culturelle française.

Pour comprendre cette notion hexagonale, il faut prendre conscience de la dualité du cinéma, particulièrement au regard des libertés. D'une part, il relève de la liberté d'expression et, à cet égard, chacun peut produire et réaliser des films, dire ce qu'il a envie de dire, dans la langue de son choix. D'autre part, et le festival de Cannes en est l'illustration, le cinéma est aussi une industrie et relève aussi de la liberté d'entreprise. L'"exception culturelle française" est alors le fondement d'une politique politique mise en oeuvre en France par un établissement public administratif, le Centre national du cinéma et de l'image animée (CNC). Il s'agit concrètement de procurer une aide financière aux films français, dans le but de protéger l'industrie française du cinéma, menacée par la puissance les Majors américaines. Cette politique ne repose pas sur le patriotisme économique mais bien davantage sur le maintien de la culture française et, bien entendu, sur la promotion de la francophonie dans un paysage cinématographique dominé par le monde anglo-saxon. L'enjeu est de taille, et certains pays qui n'ont pas fait cet effort ont vu disparaître leur cinéma. C'est ainsi que réalisateurs italiens les plus talentueux sont aujourd'hui actifs  à Hollywood.

L'aide au cinéma ne se traduit pas par une intervention directe sur le budget de l'Etat. Il repose sur deux types d'actions, d'une part des aides accordées de manière plus ou moins automatique aux films considérés comme français, d'autre part une avance sur recette censée accompagner des premiers films et des productions de qualité.

Les aides fiscales



Le système d'aide repose d'abord sur un principe de financement interne par des contributions obligatoires imposées aux entreprises qui assurent l'exploitation des films : salles, chaînes de télévision, éditeurs vidéo. Parmi ces recettes fiscales dont le montant dépasse 700 millions d'euros, une taxe de 11 % "sur les entrées en salle de cinéma". Prélevée sur chaque ticket vendu, elle est automatiquement reversée aux producteurs de films français, permettant ainsi de faire subventionner indirectement le cinéma français par le cinéma américain, ce dernier représentant environ 60 % des entrées. 

Ces aides fiscales ne constituent en rien une atteinte au principe d'égalité devant l'impôt. Le Conseil constitutionnel, depuis sa décision du 28 décembre 2000, affirme ainsi ce principe d'égalité ne fait pas obstacle à ce que soient établies, par la loi, des impositions spécifiques ou des avantages fiscaux poursuivant des objectifs d'intérêt général. Le Conseil exerce alors un contrôle de proportionnalité pour s'assurer de l'adéquation entre la mesure et l'intérêt général, contrôle qu'il a par exemple effectué pour apprécier, le 28 décembre 2010, la taxe payée par les industriels de la télévision.

Dans le cas précis des aides fiscales, la question de l'égalité entre les bénéficiaires de l'avantage fiscal n'a jamais été posée devant le Conseil constitutionnel. Les conditions posées pour en bénéficier sont en effet particulièrement floues, et par là même porteuses de discrimination.

Comment définir le film français ?


Pour bénéficier des aides fiscales, chaque film doit obtenir un agrément du CNC, selon une procédure organisée par un décret du 24 février 1999. Les conditions sont définies aux articles 7 et 10, qui précisent que le soutien financier est accordé aux entreprises établies en France dont les responsables sont, soit Français, soit ressortissant européen, soit résidents d'un Etat avec lequel il existe des accords en matière de cinématographie, soit enfin ressortissant d'un Etat tiers résidant régulièrement en France. Les conditions liées au film sont tout aussi libérales, et le décret mentionne qu'il suffit que le film soit produit "avec le concours" d'acteurs français ou "avec le concours" de studios établis en France, ou dans l'Union européenne, ou encore sur le territoire d'un Etat coproducteur lorsqu'il existe un accord intergouvernemental de coproduction.

La souplesse évolue vers le laxisme si l'on considère que la langue employée ne constitue pas un critère d'admission au bénéfice des aides. En 1999,  Le Cinquième Elément, film de Luc Besson avec Bruce Willis, entièrement tourné en anglais, a ainsi bénéficié de l'agrément car il était produit par Pathé. En revanche, Un long dimanche de fiançailles, tourné par Jean-Pierre Jeunet en 2004 avec Audrey Tautou, n'a pas eu cette chance, son producteur étant la Warner. A propos de ce second film, le Conseil d'Etat, dans un arrêt du 6 juillet 2007, a confirmé ce refus. La conséquence de cette jurisprudence est qu'un film basé sur un roman français, adapté par un Français, réalisé par un Français, tourné en France avec des techniciens français, interprété par des acteurs français, n'est pas considéré comme un film français. La mise en oeuvre de l'exception culturelle a visiblement quelque chose de surréaliste, et les contribuables devraient sans doute être mieux informés de l'utilisation faite des taxes dont ils s'acquittent lorsqu'ils vont au cinéma.

L'avance sur recette : de moins en moins sélective

Le système d'aides fiscales est complété par une avance sur recette qui fut initiée par deux décrets de juin 1959, dus à l'initiative d'André Malraux. Son objet est, en principe, d'encourager la création cinématographique et de soutenir des premiers films et des projets originaux, ceux-là même qui ont peu de chances de bénéficier d'un financement classique par des producteurs privés. Le premier film à en bénéficier, sorti en 1960, fut ainsi "L'année dernière à Marienbad" d'Alain Resnais.

L'Année dernière à Marienbad. Alain Resnais 1960


Le rapport de la Cour des comptes rendu public le 2 avril 2014 met cependant en lumière une pratique actuelle bien éloignée des objectifs originaux. Elle déplore le manque de sélectivité de la procédure et s'interroge sur les choix des commissions du CNC chargées de désigner les heureux élus. Certains réalisateurs obtiennent toujours l'avance sur recette, d'autres jamais. Parmi les exclus, La Haine de Mathieu Kassovitz en 1995 ou encore The Artist en 2012, alors même que ce film muet, en noir et blanc, produit par une petite société indépendante, était manifestement éligible. Heureusement, le public a corrigé ces erreurs.

La Cour des comptes s'interroge sur la composition des deux commissions chargées de l'avance sur recettes, l'une compétente pour les premiers films, l'autre pour tous ceux qui sont candidats. Elle observe une forme de connivence, et ne manque pas de se féliciter que le CNC se soit engagé "à formaliser davantage les procédures en vigueur, en particulier s'agissant de la commission d'avance sur recettes, afin d'assurer une homogénéité de traitement des candidats, et à systématiser le remplacement d'un membre par son suppléant en cas d'examen au cours de la session d'un dossier pour lequel existe une relation, même indirecte, entre un commissaire et un demandeur". Si la Cour éprouve le besoin de rappeler un principe aussi fondamental, c'est sans doute qu'il n'était guère respecté et que l'avance sur recettes relevait davantage des petits arrangements entre amis que de la volonté de financer des films de qualité.

Un encadrement juridique trop faible


Comme les aides fiscales, l'avance sur recette souffre en réalité d'un encadrement juridique trop faible,  au point que les procédures sont finalement entièrement laissées à des professionnels qui les gèrent en fonction de leurs propres intérêts, parfois bien éloignés de l'intérêt général. En témoigne l'absence de réelles voies d'exécution de nature à assurer le remboursement de l'avance. Car la profession a en effet largement oublié que l'avance sur recette est... une avance. La Cour des comptes observe ainsi que, entre 2002 et 2012, le montant remboursé est de 5,2 % des sommes avancées. Même les films qui rencontrent un grand succès ne remboursent qu'environ 80 % des sommes allouées. Tel est le cas d'Indigènes, sorti en 2006, qui a réuni trois millions de spectateurs. Crédité de 500 000 € d'avances sur recettes, il n'a rendu à l'Etat que 400 000 €. Et personne n'a jamais cherché à récupérer le solde.

La faiblesse de l'encadrement juridique des aides au cinéma peut être corrigée. Un mouvement dans ce sens se manifeste d'ailleurs, venant de certains professionnels eux-mêmes. On se souvient ainsi que le producteur Vincent Maraval avait, en décembre 2012, signé une chronique dans Le Monde, affirmant que les films français ne sont généralement pas rentables, tout simplement parce que les acteurs sont trop payés. Et de citer un acteur français qui tournait dans Black Swan, une production américaine, pour 226 000 € et dans Mesrine, film français, pour plus de 1 500 000 €..

Si l'Etat investit financièrement dans le cinéma, il doit également l'investir juridiquement, définir des procédures mettant les demandeurs à l'abri des pressions professionnelles, préciser les conditions de fond d'octroi des aides et y intégrer le soutien à la francophonie, et enfin se donner les moyens d'effectuer un véritable audit des conditions de production. En période de crise, il pourrait en effet sembler étrange que l'Etat accorde des avances sur recettes à des films dont la rentabilité est impossible ab initio en raison de l'importance des cachets versés aux acteurs. C'est seulement à ces conditions que le système pourra être maintenu, et l'exception culturelle garantie. A défaut, ce système est condamné à disparaître au milieu de scandales qui ne manqueront pas d'éclater.

samedi 24 mai 2014

Henri Guaino et la suspension des poursuites

Le 16 mai 2014, a été enregistrée à la présidence de l'Assemblée nationale une proposition de résolution n° 1954  "tendant à la suspension des poursuites engagées par le Parquet de Paris contre M. Henri Guaino, député, pour outrage à magistrat et discrédit jeté sur un acte ou une décision juridictionnelle, dans des condition de nature à porter atteinte à l'autorité de la justice ou à son indépendance". L'auteur de cette proposition est Henri Guaino lui-même, député des Yvelines. La démarche n'a pas manqué de faire sourire, et certains y ont vu une volonté clairement revendiquée de l'intéressé de se soustraire à la justice. 

En l'espèce, on sait qu'Henri Guaino est poursuivi pour outrage à magistrat. Le 22 mars 2013, il avait accusé le juge Gentil d'avoir "déshonoré la justice" en mettant en examen Nicolas Sarkozy pour abus de faiblesse dans l'affaire Bettencourt. Par la suite, ce même juge Gentil avait prononcé un non-lieu à l'égard de l'ancien Président de la République, mais Henri Guaino avait néanmoins refusé de retirer ses propos. L'instruction pour outrage à magistrat s'est donc achevée par un renvoi de l'intéressé en correctionnelle, et la 17è Chambre doit tenir une première audience le 27 mai, pour fixer la date du procès. Clairement, il s'agit pour Henri Guaino d'obtenir le report de cette audience, afin de retarder autant que possible le procès lui-même. 

L'article 26 al. 3


La démarche d'Henri Guaino, aussi étrange qu'elle paraisse, s'appuie sur l'article 26  al. 3 de la Constitution, dont la rédaction actuelle trouve son origine dans la révision constitutionnelle de 1995. Il énonce que "la détention, les mesures privatives ou restrictives de liberté ou la poursuite d'un membre du parlement sont suspendues pour la durée de la session si l'assemblée dont il fait partie le requiert". C'est précisément ce que demande Henri Guaino. 

L'article 80 du règlement de l'Assemblée nationale organise la procédure de demande de suspension, qui se déroule devant une commission de quinze membres titulaires et de quinze suppléants, tous renouvelés chaque année. Elle doit entendre le député demandeur, ou celui qu'il a chargé de le représenter, et elle présente un rapport. Dès sa distribution, la discussion de la demande est inscrite d'office à l'ordre du jour de la prochaine séance de questions d'actualité, à l'issue de ces dernières, et l'Assemblée se prononce par un vote. Si ce dernier est positif, la procédure judiciaire est suspendue jusqu'à la fin de la session.

Une inviolabilité provisoire


Observons que l'article 26 al. 3 ne met pas en place une immunité mais une inviolabilité provisoire. Il ne s'agit en aucun cas d'un privilège personnel, contrairement à ce que semble croire Henri Guaino, mais d'une protection du travail de l'assemblée parlementaire elle-même. La procédure repose sur l'idée que le député ne doit pas être abusivement empêché d'exercer ses fonctions par des manoeuvres judiciaires qui porteraient finalement atteinte au fonctionnement du parlement.

Dès lors qu'il s'agit de protéger la sérénité du travail parlementaire, les poursuites ne sont pas abandonnées mais seulement suspendues, jusqu'à la fin de la session. Si la révision constitutionnelle de 1995 n'était pas intervenue, Henri Guaino aurait pu obtenir la suspension des poursuites jusqu'à la fin de son mandat en 2017. Hélas, s'il l'obtient aujourd'hui, l'inviolabilité prendra fin le 30 juin 2014, jour de la fin de la session parlementaire. On peut penser que les poursuites reprendraient avec une belle vigueur le 1er juillet.

Mais Henri Guaino a-t-il quelques chances d'obtenir cette interruption des poursuites ? Les délais ne sont déjà pas en sa faveur, puisque le vote doit intervenir une semaine après la remise du rapport par la commission, ou quatre après le dépôt de la demande, c'est à dire avant le 16 juin. Sachant que la session parlementaire s'achève le 30, sa démarche a de grandes chances de ne réussir qu'à le rendre quelque peu ridicule. Reste tout de même à s'interroger sur les conditions de fond de mise en oeuvre de cette procédure.

 Claude Goasguen. Interview du 20 mai 2014

 

Des mesures coercitives


La demande de suspension des poursuites peut intervenir en cas de poursuites pénales, criminelles ou correctionnelles. Henri Guaino doit effectivement être jugé par le tribunal correctionnel de Paris pour outrage à magistrat (art. 433-5 c. pén.) et discrédit jeté sur un acte ou une décision juridictionnelle, dans des condition de nature à porter atteinte à l'autorité de la justice ou à son indépendance (art. 434-25 c.pén.), deux délits également passibles de 7500 € d'amende et de six mois d'emprisonnement.

Depuis la révision de 1995, les poursuites sont cependant possibles à l'égard des parlementaires, à la condition toutefois que les faits qui les ont provoquées ne se soient pas produits durant l'exercice des fonctions parlementaires. Or Henri Guaino est poursuivi pour des propos tenus lors d'un entretien sur Europe 1 et non pas lors d'un discours à la tribune du Palais Bourbon. Il pouvait donc être convoqué dans le cadre d'une instruction, entendu comme témoin et mis en examen. 

Les précédentes applications de l'article 26 al. 3 montrent clairement que le Parlement limite ses demandes de suspension aux cas de mesures coercitives prises à l'encontre d'un de ses membres. 

La seule demande postérieure à 1995 est celle formulée par Michel Charasse devant le Sénat, en décembre 1997, selon une procédure à peu près identique. Il était alors poursuivi pour des faits délictueux commis à l'époque où il était ministre du budget, et il a refusé de se rendre aux différentes convocations du juge d'instruction. La suspension prononcée par le Sénat ne porte que sur le paiement de l'amende pour refus de se rendre à ces convocations, paiement repoussé donc à la fin de la session. Devant l'Assemblée en revanche, les plus récentes demandes de suspension remontent en 1980, à une époque où des parlementaires étaient poursuivis pour s'être exprimés sur des radios libres, alors illégales. A l'époque, l'article 26 ne mentionnait pas formellement "les mesures privatives ou restrictives de liberté", mais se bornait à citer "la détention ou la poursuite" comme éléments justificatifs de la demande de suspension.

Dans ces conditions, le cas d'Henri Guaino semble bien délicat. La procédure dont il fait l'objet n'a rien de coercitif, du moins pour le moment. Le tribunal correctionnel doit seulement tenir une audience pour fixer la date du procès. L'intéressé n'est même tenu d'être présent, et peut se borner à se faire représenter par son avocat. On ne voit donc pas pourquoi les poursuites seraient suspendues, d'autant que l'on peut penser que les juges fixeront une date de procès en dehors de la session parlementaire. Henri Guaino devra donc finalement se présenter devant les juges. 

Et la séparation des pouvoirs ?


On ne peut que s'en réjouir, au nom du principe de la séparation des pouvoirs. Car s'il est naturel que les parlementaires bénéficient de cette inviolabilité, il paraît plus choquant qu'un seul d'entre eux puisse rendre provisoirement inefficace le pouvoir judiciaire.

L'évolution du droit constitutionnel et du droit parlementaire va d'ailleurs dans le sens d'une remise en cause de l'inviolabilité des parlementaires au profit d'une inviolabilité du parlement, ce qui est très différent car le député n'en bénéficie que par ricochet. En l'espèce, l'Assemblée va donc devoir se demander si elle peut se passer d'Henri Guaino sans porter atteinte à l'indépendance et à la sérénité de ses travaux. On serait tenté d'affirmer que l'absence de l'intéressé serait plutôt un élément favorable aussi bien pour l'une que pour l'autre.