« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 13 mars 2014

De qui Sarkozy est-il le nom ? La protection du nom patronymique

L'achat d'un téléphone sous un nom d'emprunt relève, selon Le Figaro, d'une "pratique éprouvée par le milieu des affaires ou le banditisme". Et le journal d'ajouter que "les histoires de téléphones en "toc"(...) sont omniprésentes dans les dossiers de "stups", de proxénétisme, de braquages ou encore de recels". Une telle pratique est donc habituelle dans les milieux du grand banditisme. La seule surprise est qu'elle puisse être mise en oeuvre par un célèbre avocat pénaliste au profit de son client, un ancien Président de la République. 

Il appartiendra à la justice d'éclaircir les faits, mais on peut d'ores et déjà s'interroger sur la situation de la victime de l'opération, celle dont on a emprunté le nom. Il apparaît en effet que Thierry Herzog a utilisé le patronyme d'un de ses anciens condisciples, Paul Bismuth, dont le nom est devenu le pseudonyme de Nicolas Sarkozy. On ignore encore si la victime décidera ou non de porter l'affaire devant les tribunaux, mais on constate qu'elle dispose de nombreuses voies de droit pour sanctionner et réparer une telle pratique.

Le nom et la vie privée


Le nom patronymique est une "composante de l'identité" de la personne, un instrument de son identification (par exemple : Civ. 1ère, 8 octobre 2008). Il est attribué à l'individu en fonction de son état civil. La loi est relativement libérale et l'article 311-21 du code civil précise qu'un enfant porte le nom de l'un ou l'autre de ses parents, soit leurs deux noms accolés. Une fois acquis, le nom est en principe définitif et ne peut être modifié qu'avec le consentement d'un juge et dans des conditions très restrictives. 

La jurisprudence actuelle  considère que le nom d'une personne concerne sa vie privée et familiale. Il est donc protégé par l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme, conformément à une jurisprudence aussi constante qu'abondante de la Cour européenne des droits de l'homme : (par exemple : CEDH 22 février 1994, Burghartz c. Suisse). Le droit des Etats doit donc protéger le nom des personnes comme élément de leur vie privée.

En droit français, le nom est donc protégé à la fois par  l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme et  l'article 9 du code civil. Certes, la simple divulgation du patronyme d'une personne n'est pas, en soi, une atteinte à la vie privée. L'appréciation du juge dépend largement de la notoriété de l'intéressé et de sa profession. Lorsqu'il s'agit d'une personne célèbre, il estime que la divulgation du nom n'est pas nécessairement une atteinte à la vie privée et qu'elle ne peut donc être sanctionnée et réparée que si sont en même temps divulguées des informations relevant de la "sphère privée" de la personne, de son intimité. Il en est de même d'une personne dont le nom est divulgué à l'occasion de ses activités professionnelles. C'est ainsi que la Cour d'appel de Montpellier, dans une décision du 19 mars 2013, a refusé de voir une atteinte à la vie privée dans un téléfilm intitulé " Nice, Riffifi sur la Baie des anges" qui montrait des policiers de la Brigade anti criminalité de Nice dans le cadre de leurs fonctions, en montrant à la fois leur nom et leur grade.

Paul Bismuth n'est pas célèbre, du moins il ne l'était pas jusqu'à ce que Thierry Herzog et Nicolas Sarkozy utilisent son nom. Il bénéficie donc d'une protection plus grande, et cette sortie de l'anonymat constitue, en soi, une atteinte à l'intimité de sa vie privée. Celle-ci est alors constituée lorsque le nom d'une personne est divulgué sans son consentement.

L'Imposteur. Julien Duvivier. 1944. Jean Gabin

Le nom, une "donnée personnelle"


Le nom est en effet considéré comme une "donnée personnelle" au sens de la loi du 6 janvier 1978. Dans une délibération du 29 janvier 2014, la CNIL a ainsi prononcé une sanction contre les responsables d'un site internet proposant divers services de conseil juridique, parmi lesquels l'accès à un annuaire des professionnels du droit. La Commission note que ces responsables n'ont jamais sollicité le consentement des intéressés et ont refusé les demandes de ceux voulant que leur nom soit effacé de ce site. L'utilisation du nom d'un tiers sans son consentement est donc illicite, et la CNIL prononce une sanction de 10 000 €.

Cette prohibition est d'ordre général. Elle s'applique évidemment à l'utilisation commerciale du nom d'un tiers, mais aussi à une utilisation dépourvue de tout intérêt patrimonial. Tel est le cas de Paul Bismuth qui peut se plaindre d'une atteinte à sa vie privée, mais sans dout pas d'une atteinte à ses droits patrimoniaux.

L'usurpation d'identité


La seconde voie de droit offerte à Paul Bismuth et la voie directement pénale. Il peut en effet invoquer une usurpation d'identité, infraction définie par l'article 226-4-1 du code pénal et figurant dans le chapitre relatif aux atteintes à la vie privée. Aux termes de ces dispositions, "le fait d'usurper l'identité d'un tiers ou de faire usage d'une ou plusieurs données de toute nature permettant de l'identifier en vue de troubler sa tranquillité ou celle d'autrui, ou de porter atteinte à son honneur ou à sa considération, est puni d'un an d'emprisonnement et de 15 000 € d'amende". Cette infraction trouve son origine dans la loi du 4 mars 2011, et Paul Bismuth appréciera certainement à sa juste valeur le fait qu'il doive cette législation aux efforts du Président Sarkozy, alors ardent partisan du renforcement de la lutte contre l'usurpation d'identité.

Certes, la loi de 2011 visait surtout l'identité numérique et les usurpations d'identité réalisées sur internet. Mais il n'est pas très difficile de considérer que l'identité de Paul Bismuth a été volée à partir d'une fausse déclaration réalisée sur un système informatique, celui-là même qui a permis la création d'une carte de téléphone à son nom.

Il restera à démontrer que l'usurpation a été faite "en vue de troubler la tranquillité de la victime ou de porter atteinte à son honneur ou à sa considération". La formulation évoque davantage une proximité avec l'article L 222-16 du code pénal qui sanctionne les appels téléphoniques malveillants que la situation de Paul Bismuth dont l'identité a été volée un peu par hasard. Pour le moment cependant, la jurisprudence n'est pas fixée, et on peut penser que l'apparition du nom de Paul Bismuth dans une affaire pénale est de nature à "porter atteinte à son honneur ou à sa considération", même si le téléphone n'avait pas été acheté dans ce but.

La voie déontologique


En même temps qu'il s'adresse aux juridictions civiles et pénales, Paul Bismuth peut aussi utiliser la voie disciplinaire. Aux termes de l'article 3 du décret du 12 juillet 2005 relatif aux règles de déontologie de la profession d'avocat, celui-ci "exerce ses fonc­tions avec dignité, cons­cience, indé­pen­dance, pro­bité et huma­nité, dans le res­pect des ter­mes de son ser­ment. Il res­pecte en outre, dans cet exer­cice, les prin­ci­pes d’hon­neur, de loyauté, de désin­té­res­se­ment, de con­fra­ter­nité, de déli­ca­tesse, de modé­ra­tion et de cour­toi­sie (...)". L'achat d'un téléphone mobile sous un faux nom relève-t-il d'une pratique empreinte de "probité", d"honneur" et le "loyauté" ? La question mérite à tout le moins d'être posée. 

En pratique, la procédure commence par une plainte déposée auprès du Bâtonnier qui peut diligenter une enquête sur le comportement de l'avocat mis en cause, conformément à l'article 187 du décret du 27 novembre 1991organisant la profession. Si les faits sont avérés à l'issue de cette enquête, le Bâtonnier saisit alors le conseil de discipline de l'Ordre des avocats. Dans le cas, où il s'y refuse, le Procureur peut effectuer lui-même cette saisine.

On peut penser toutefois qu'un bâtonnier si attaché à la déontologie ne manquera pas l'occasion d'en faire prévaloir les règles. Sur un plan juridique, la question posée ne manquera pas d'intérêt : Si le secret des communications entre l'avocat et le client est considéré par l'Ordre comme impliquant une véritable impunité des avocats, la commission de disciplinaire devra donc en déduire que ce secret s'impose même si le téléphone a été acquis au moyen d'une usurpation d'identité. Ce raisonnement par l'absurde laissera-t-il subsister le principe de loyauté qui figure dans le code de déontologie ? Il faut l'espérer.

samedi 8 mars 2014

Sarkoleaks : la vie privée des époux Sarkozy bientôt devant le juge des référés

Dans son numéro daté du 12 février 2014, le Point annonçait que Patrick Buisson enregistrait les réunions auxquelles il participait à l'Elysée, durant le quinquennat de Nicolas Sarkozy. Par la suite, le Canard Enchaîné du 5 mars et le site Atlantico ont diffusé certaines de ces conversations. Sur le fond, elles n'apportent aucune révélation sensationnelle, mais sont riches en jugements à l'emporte-pièce et en propos de café du commerce, donnant une image consternante de ce qu'était le débat au plus haut niveau de l'Exécutif. 

De jour en jour, le "Sarkoleaks"devient un feuilleton dont on attend avec intérêt l'épisode suivant, sans prendre le temps de s'arrêter un instant pour réfléchir aux conditions de réalisation et de diffusion de ces enregistrements. Heureusement, les juges vont être saisis et ainsi conférer une qualification juridique à ces différentes opérations.

Nicolas Sarkozy et Carla Bruni ont annoncé le 6 mars qu'ils allaient saisir le juge des référés pour qu'il interdise en urgence toute nouvelle diffusion d'extraits ou des transcriptions de ces enregistrements. De son côté, Patrick Buisson annonce son intention de porter plainte pour vol et recel, ce qui revient d'ailleurs à admettre implicitement qu'il est effectivement l'auteur de ces enregistrements.

Le fondement des recours


Observons que les deux types de recours sont très différents. Patrick Buisson invoque un fondement pénal, et il faut bien reconnaître que l'enquête sur le vol risque d'être fort délicate. N'est-il pas lui même accusé d'avoir enregistré les personnes à leur insu, ce qui constitue une autre forme de vol ? Le voleur volé allant se plaindre à la police a toujours quelque chose de ridicule.. Les époux Sarkozy, quant à eux, s'adressent au juge civil, invoquant le "trouble manifestement illicite" causé à l'intimité de leur vie privée par ces divulgations. Ils demandent au juge des référés d'interdire en urgence toute diffusion d'extraits ou de transcriptions de ces enregistrements.

Le choix du fondement de la vie privée n'est pas surprenant. C'est le seul que Carla Sarkozy puisse invoquer, du moins à ce stade des divulgations, car on ne l'entend réellement que dans une seule conversation, dans laquelle il est question de sa participation aux charges du ménage... Quant à son époux, il n'est guère en mesure de s'appuyer sur un autre fondement. Les conversations actuellement mises à disposition du public ne comportent nulle atteinte au secret de la défense nationale, même si celui-ci ne concerne pas seulement les informations spécifiquement militaires (art. 413-9 à 413-12 c. pén.). De la même manière, l'"atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation" ne peut guère être mise en avant, car elle vise surtout les crimes de trahison et d'espionnage (art. 410-1 c. pén.).

Les divulgations concernent en fait ce noyau dur de l'Exécutif où sont prises les décisions politiques. Nicolas Sarkozy pourrait alors s'appuyer sur le "secret des délibérations du gouvernement et des autorités responsables de l'Exécutif". Hélas, ce secret ne figure que dans la loi du 17 juillet 1978 relative à l'accès aux documents administratifs (art. 6). Il peut fonder le refus de communiquer un document administratif, mais pas la sanction de celui qui a réalisé la divulgation intempestive. Ce dernier ne peut être sanctionné que par la voie disciplinaire, pour manquement à l'obligation de discrétion professionnelle qui s'impose à tous les fonctionnaires "pour les faits, informations et documents dont ils ont connaissance dans l'exercice de leurs fonctions" (art. 26 du statut du 13 juillet 1983). Certes, mais Patrick Buisson n'est pas fonctionnaire, et il ne figurait pas officiellement dans l'organigramme des collaborateurs de la Présidence de la République. Aucun contrat ne lui imposait, semble-t-il, une obligation de discrétion. Nicolas Sarkozy peut aujourd'hui méditer sur les conséquences fâcheuses du choix de s'entourer de conseillers plus ou moins occultes et dépourvus de statut juridique. Il reste donc le secret de la vie privée, qui relève du droit commun et demeure invocable par n'importe quel requérant, y compris un ancien Président de la République.

Il ne fait guère de doute que le secret de la vie privée peut être invoqué à propos des enregistrements de Patrick Buisson. L'article 226-1 du code pénal punit en effet d'un an d'emprisonnement et de 45 000 € d'amende le fait de capter, enregistrer ou transmettre, sans le consentement de leur auteur, des paroles prononcée "à titre privé ou confidentiel". Devant le juge civil, des dommages et intérêts peuvent être obtenus, sur le fondement de l'article 9 du Code civil. Il n'en demeure pas moins que le régime juridique est très différent en matière de captation et de diffusion.

Guy Béart. Allô.. tu m'entends ?


La captation des conversations


L'auteur de la captation est Patrick Buisson. Il ne conteste pas la réalité des faits, puisqu'il se plaint que ces enregistrements lui ont été volés. L'article 226-1 du code pénal, comme d'ailleurs l'article 9 du code civil et la jurisprudence qui s'y rattache, interdisent les interceptions de communications réalisées à l'insu des personnes. En droit français, le principe général est que toute captation de données personnelles est subordonnée au consentement de l'intéressé.

En l'espèce, il n'est guère difficile de prouver que Nicolas Sarkozy et son épouse n'ont pas donné leur accord aux enregistrements. La défense de Patrick Buisson selon laquelle il aurait procédé à ces captations dans le but d'écrire un livre sur son expérience de conseiller du Président ne saurait évidemment écarter l'obligation légale de recueillir le consentement des intéressés. Sur ce point, le Président pourrait, pour une fois, tirer un bénéfice de l'affaire Bettencourt. Dans une décision du 6 octobre 2011, la 1ère Chambre civile de la Cour de cassation considère que la publication sur Médiapart d'écoutes téléphoniques efffectuées par l'employé de la célèbre milliardaire porte atteinte au respect de sa vie privée, précisément parce que ces enregistrements ont eu lieu à son insu.

Reste tout de même que le couple Sarkozy saisit le juge des référés, dans le but de faire cesser la diffusion des enregistrements. Leur captation n'est pas en cause, car le mal est fait et il est irrémédiable. Il n'y a donc rien à faire cesser, et le juge civil ne pourra que condamner l'intéresser à indemniser le dommage causé. Le problème est que, dans ce domaine, il n'y a pas d'urgence, et le juge des référés devrait donc considérer que la condition d'urgence n'est pas remplie en matière de captation.

La diffusion des enregistrements


En matière de diffusion des enregistrements, la situation est différente. Patrick Buisson n'en est pas responsable, et le recours vise le Canard Enchaîné et Atlantico. Dans ce cas, il est évident que la condition d'urgence peut être remplie, car les requérants sont fondés à penser que ces organes de presse disposent encore d'un nombre indéterminé d'enregistrements qu'ils se proposent peut-être de diffuser en feuilleton. Le juge peut donc faire cesser le préjudice en interdisant toute nouvelle publication.

En l'état actuel du droit, l'interdiction de diffuser les conversations  captées à l'insu des personnes est loin d'être absolue.

Dans cette même affaire Bettencourt, statuant cette fois en matière criminelle le 31 janvier 2012, la Cour de cassation a décidé que les  écoutes obtenues illégalement peuvent néanmoins être recevables comme éléments de preuve dans différentes procédures pénales. On objectera que, pour le moment, le Sarkoleaks ne donne lieu qu'à une procédure civile, et que cette jurisprudence ne peut pas être invoquée.

En revanche, la jurisprudence de la Cour européenne peut, quant à elle, être directement invoquée devant les juges français. Or, elle fait prévaloir la liberté de presse sur le droit au respect de la vie privée, lorsque la publication répond à un "besoin social impérieux", c'est à dire qu'elle est indispensable pour développer un "débat d'intérêt général". Tel est le cas dans l'affaire Radio Twist A.S. c. Slovaquie du 19 décembre 2006, a propos de la diffusion par une station de radio d'une conversation téléphonique entre deux responsables gouvernementaux, enregistrée par un tiers. Pour la Cour, ce seul fait ne suffit pas à priver l'entreprise de communication de la protection de l'article 10 de la Convention, dès lors qu'il s'agissait de mettre sur la place publique des pratiques grossièrement illégales.

On ne peut qu'être frappé par la similitude entre les faits de la décision Radio Twist A.S. c. Slovaquie et le Sarkoleaks. Dans les deux cas, la conversation a été captée par un tiers, à l'insu des intéressés. Si la captation est illicite, la diffusion elle, peut se révéler licite, dès lors qu'elle présente un intérêt au regard d'un débat d'intérêt général. La publication des enregistrements Buisson relève t elle de ce type de débat ? Sans doute, si l'on considère qu'il s'agit d'informer les citoyens sur le poids d'un petit groupe de conseillers au niveau le plus élevé de l'Exécutif.

Pour une fois, Nicolas Sarkozy a reçu le soutien bien involontaire de Médiapart. En effet, par une décision du 5 février 2014, la Cour de cassation a refusé le renvoi au Conseil constitutionnel de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) présentée par le site d'informations et son responsable  Edwy Plenel, QPC portant sur l'article 226-1 et 2 du code pénal. Pour le moment, la Cour de cassation ne reprend pas la jurisprudence de la Cour européenne, restant attachée à une conception rigoureuse qui fait prévaloir le droit à la vie privée sur le droit à l'information.

Le recours des époux Sarkozy intervient donc à un moment où le droit français apparaît de plus en plus isolé, alors que les arrêts de la Cour européenne se multiplient pour considérer qu'une ingérence dans la vie privée peut être justifiée par la volonté de participer à un "débat d'intérêt général". Les juges français vont-ils être tentés de suivre la jurisprudence européenne ? La tentation est grande, d'autant que les enregistrements captés par M. Buisson ne concernent que très partiellement la vie privée des époux Sarkozy. Peut-on réellement interdire la diffusion de l'ensemble des enregistrements au motif que quelques uns d'entre eux reflètent les états d'âme de Carla, qui regrette que son statut d'épouse du Président lui interdise de bénéficier de contrats rémunérateurs ? Le juge des référés va devoir répondre rapidement à cette question.

mardi 4 mars 2014

La révision des condamnations pénales ou comment réparer les erreurs judiciaires

L'Assemblée nationale a adopté, le 27 février 2014, en première lecture, la proposition de loi présentée par Alain Tourret (RRDP Calvados), relative à la révision et au réexamen d'une condamnation pénale définitive. La proposition, déposée le 16 janvier 2014, a été votée avec une remarquable rapidité. C'est la conséquence de la révision constitutionnelle de 2008, qui réserve désormais une séance par mois à un ordre du jour arrêté à l'initiative des groupes parlementaires d'opposition ou minoritaires (art. 48 al. 5). 

La proposition Tourret a été votée à l'unanimité, ce qui montre que les parlementaires peuvent quelquefois s'entendre lorsqu'ils ont le sentiment que le droit positif doit impérativement être modifié. Le cas récent de Christian Iacono, condamné par les Assises en 2009 à neuf années d'emprisonnement pour le viol de son petit-fils, a mis en évidence les limites de la procédure actuelle de révision. On se souvient que la soi-disant victime s'est rétractée en mai 2011, alors que la condamnation de son grand-père avait été confirmée en appel quelques mois auparavant, en février. La Cour de révision n'a finalement annulé la condamnation que le 18 février 2014, renvoyant l'intéressé aux Assises pour un troisième procès, à l'issue duquel il pourrait être acquitté.

La révision, ou la recherche d'un équilibre


L'affaire Iacono illustre les difficultés que rencontrent les victimes d'une erreur judiciaire. Le droit positif doit en effet trouver un équilibre délicat entre deux impératifs contradictoires. D'un côté, il doit garantir l'autorité de chose jugée et une condamnation pénale devenue définitive est perçue comme un élément de sécurité juridique. De l'autre côté, il demeure indispensable de faire prévaloir la vérité, lorsqu'il apparaît qu'une peine pénale repose sur une erreur de fait ou de droit. Pour trouver cet équilibre, le droit positif repose sur une présomption selon laquelle la condamnation pénale est présumée comme étant la vérité légale. Il appartient ensuite à la victime de l'erreur judiciaire de renverser cette présomption, grâce la procédure de révision des condamnations.

Cette procédure est dans l'état actuel du droit très lourde et n'a que très peu de chances de succès. En matière criminelle, huit condamnés ont bénéficié d'une révision depuis 1945. Sur l'ensemble des condamnations pénales, crimes et délits confondus, les statistiques montrent que sur 3 358 demandes présentées à la commission de révision depuis 1989, seulement 51 ont abouti à une décision d'annulation, soit environ 1,6 %.

Ces chiffres modestes ne témoignent pas, à eux seuls, de l'échec de la procédure. Beaucoup de demandes de révision reposent davantage sur les désirs d'un condamné ou de sa famille que sur des arguments juridiques solides. Si l'on observe les procédures qui ont abouti, on constate tout de même que les conditions draconiennes de la révision ainsi que sa lenteur ont un effet dissuasif, les demandeurs devant faire preuve d'une force de caractère peu commune pour arriver à son terme.

Réhabilitation d'Alfred Dreyfus. juillet 1906. Cour de l'Ecole Militaire


Révision et réexamen


Ce sentiment d'un chemin de croix judiciaire est accru aujourd'hui par l'impression d'une rupture d'égalité entre les condamnés. Ceux qui ont obtenu un arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme sanctionnant la condamnation dont ils ont fait l'objet sont placés dans une situation beaucoup plus favorable que ceux qui doivent engager une procédure de révision. La loi du 15 juin 2000 établit une procédure de "réexamen" d'une décision pénale, consécutif au prononcé d'un arrêt de la Cour, réexamen effectué par une commission spéciale, émanation de la Cour de cassation.

Il est vrai que ce réexamen vise à corriger une erreur de droit alors que la révision se propose de corriger une erreur de fait. Aux yeux du condamné, la différence n'apparaît cependant pas de nature à justifier un traitement aussi différencié. En effet, sur 55 demandes de réexamen présentées depuis 2000, 39 ont été déclarées recevables, et 31 ont abouti, soit 82 % des demandes recevables.

La proposition Tourret présente l'intérêt de fusionner le régime juridique de la révision sur celui du réexamen, en élargissant sensiblement les conditions de la première.

Garanties procédurales


Sur le plan procédural tout d'abord, le texte propose la création d'une Cour unique de révision et de réexamen, fusion des deux anciennes commissions. Il achève ainsi le processus de juridictionnalisation engagé par la loi du 23 juin 1989 qui avait déjà substitué au filtre du Garde des Sceaux celui d'une commission composée de magistrats de la Cour de cassation chargée d'instruire les demandes et de saisir la Cour de révision. 

Des garanties procédurales viennent compléter cette démarche, avec notamment la possibilité pour la commission comme pour la Cour de révision et de réexamen de procéder "à toutes recherches, auditions, confrontations et vérifications utiles". Son information doit d'ailleurs être améliorée par l'enregistrement systématique des audiences de cour d'assises et la protection accrue des scellés, la personne condamnée ayant désormais le droit de contester leur éventuelle destruction. 

D'une manière générale, le respect du contradictoire est renforcé et la proposition insiste sur le rôle de la défense, le déroulement des débats étant désormais sensiblement identique à ceux du procès pénal. Il s'agit là d'un progrès incontestable, si l'on considère que traditionnellement le demandeur en révision n'était pas considéré comme bénéficiant de la présomption d'innocence, puisqu'il avait été déclaré coupable par une décision devenue définitive.

Les motifs de révision


La proposition ne modifie pas le champ des décisions susceptibles de faire l'objet d'une révision. Aux yeux du législateur, la procédure doit demeurer exceptionnelle et il n'est donc pas question de l'élargir aux peines contraventionnelles. Les décisions d'acquittement ne sont pas davantage concernées. Le principe non bis in idem s'y oppose en effet, dès lors que l'action publique ne peut être reprise à l'encontre d'une personne définitivement jugée en raison des mêmes faits (art. 368 cpp). La révision demeure donc limitée aux domaines délictuel et criminel. 

Quant aux motifs de révision, la proposition Tourret envisage un véritable élargissement. Elle réintroduit tout d'abord la notion d'innocence qui avait disparu de la procédure de révision avec la loi du 23 juin 1989. Déjà dans une volonté d'élargissement, ce texte avait supprimé l'ancienne rédaction visant un fait nouveau ou une pièce nouvelle "de nature à établir l'innocence du condamné". Elle lui avait substitué une référence au fait nouveau ou à un élément inconnu de la juridiction au jour du procès "de nature à faire naître un doute sur la culpabilité du condamné". La formule repose sur l'idée généreuse que le doute peut provenir de n'importe quelle source et qu'il doit profiter, non pas à l'accusé, mais au condamné. Elle a cependant pour inconvénient d'occulter la notion d'innocence, et c'est la raison pour laquelle la proposition suggère d'accoler les deux formulations dans la nouvelle rédaction de l'article 624 du code de procédure pénale. 

Le "moindre doute"


La proposition suggère enfin que cet élément inconnu au moment du procès soit "de nature à faire naître le moindre doute sur la culpabilité du condamné". Le "moindre doute", ce n'est pas "le doute", et cette qualification du doute a déjà suscité bon nombre de débats. 

Pour le rapporteur, il s'agit de tenir compte du fait que la charge de la preuve repose exclusivement sur le condamné, puisqu'il doit renverser la présomption de sa culpabilité. Il lui suffirait donc, selon le rapporteur, de faire naître un doute "infime", susceptible de modifier l'issue du procès. Même dans cas, la révision devrait donc être engagée. Cette nouvelle rédaction ne repose pas seulement sur un libéralisme assumé, mais aussi sur une volonté de mettre fin à des débats doctrinaux relativement vains sur la distinction entre doute simple et doute sérieux. Reste que, comme le fait observer la Commission nationale consultative des droits de l'homme, le doute est une "notion philosophique difficile à quantifier". Rien n'interdit aux juges, même dans l'état actuel du droit, de décider qu'un doute "simple" permet d'engager la procédure de révision. La qualification du doute par le législateur ne met pas fin à l'appréciation souveraine par le juge de ce qui relève de son âme et conscience.

Quoi qu'il en soit,  la proposition Tourret a le courage d'aborder frontalement la question de l'erreur judiciaire. La révision d'une condamnation pénale  n'est plus considérée comme une mise en cause du système judiciaire, mise en cause qu'il convient de traiter à petit bruit et qui ne doit intervenir que de manière exceptionnelle, quand l'erreur est si lourde qu'il n'est plus possible de la cacher. Au contraire, la révision sort de l'exception pour entrer dans le droit commun de la procédure pénale. Cette évolution est doublement favorable. Pour le condamné d'abord qui a davantage de chances de voir reconnaître l'erreur judiciaire dont il est victime. Pour le système judiciaire lui-même, dont la crédibilité ne peut qu'être renforcée par le traitement rapide et efficace de cette erreur dont il n'est d'ailleurs pas nécessairement le responsable direct, puisqu'elle peut produire d'un fait nouveau postérieur au procès. Un progrès indiscutable que le regretté Pierre Desproges aurait sans doute salué, lui qui déclarait : "Combien d'innocents courraient encore s'il n'y avait pas d'erreur judiciaire" ?



dimanche 2 mars 2014

Les Invités de LLC : Julian Fernandez : Ianoukovitch à la CPI ? Faux-semblants et vrais défis.


Si la Cour pénale internationale présentait un bilan égal à son poids médiatique et aux multiples projections qu’elle suscite encore, elle deviendrait sans nul doute un candidat de choix au prix Nobel de la Paix. Censée incarner la dissuasion judiciaire et être un volet utile de la responsabilité de protéger, elle se contente pour l’instant d’être l’objet de contestations et manipulations plurielles. Elle réussit même l’exploit d’avoir été hier honnie par le Nord (au moins par les Etats-Unis) et aujourd’hui par le Sud (au moins par l’Union africaine). Seule l’Europe et une coalition d’ONG demeurent des appuis solides à ses ambitions. C’est maigre, d’autant que certains – comme la France – sont tentés d’imposer une croissance zéro à son budget, qui s’élève quand même à plus de 100 millions d’euros par an. 

La première juridiction pénale internationale permanente, dont le Statut constitutif est entré en vigueur en 2002, ignore jusqu’à présent les crises qui justifieraient une ingérence judiciaire (Irak, Sri Lanka, Syrie, Palestine, etc.). Surtout, les huit situations africaines qui lui ont été déférées correspondent finalement à des intentions à la pureté discutable. Le Conseil de sécurité l’a saisie de crimes commis au Darfour ou en Libye, avant de s’en désintéresser rapidement lorsque l’écho des massacres a faibli ou que la légitimation d’une future intervention militaire n’était plus nécessaire. Quatre Etats l’ont également alertée pour des crises dont ils étaient eux-mêmes victimes (pratique des « auto-référés » : RdC, République centrafricaine, Ouganda, Mali). Mais ils ne semblent la tolérer que le temps qu’elle marginalise les opposants au pouvoir en place. Enfin, son premier Procureur, qui croyait alors bénéficier du soutien des autorités en cause (Kenya et Côte d’Ivoire), l’a saisie de sa propre initiative avec des résultats guère plus probants, bien au contraire

Dans ces conditions, la CPI n’a rendu qu’une poignée de décisions, en première instance, dans des affaires qui ne concernent que quelques chefaillons de milices en RdC. Son troisième jugement (seulement !), annoncé toutefois comme le plus intéressant, est d’ailleurs attendu pour le 7 mars 2014. Mais, alors que l’on critique sa passivité, sa lenteur, et surtout, son focus exclusif sur l’Afrique, voilà qu’une crise sur le continent européen survient – la première d’une telle ampleur depuis Sarajevo ? Il n’a pas fallu longtemps pour que l’ombre de la Cour soit projetée sur les évènements en Ukraine, entre intérêts politiques bien compris et obstacles juridiques bien réels.  

L'Ukraine comme situation devant la Cour : Un Win Win sur le dos des victimes ?



On peine encore à bien apprécier ce qui se joue actuellement en Ukraine. S’oriente-t-on vers un coup d’Etat suivi d’une sécession de la Crimée ? L’échec de l’accord d’association avec l’UE a servi de prétexte à une mobilisation populaire massive qui dénonce les dérives du pouvoir de Victor Ianoukovitch. Les troubles ont dégénéré suite au refus de l’opposition de participer à un gouvernement d’union nationale et au décès de plusieurs manifestants dans des affrontements avec la police. La crise connaît un premier sommet fin février avec la mort de plusieurs dizaines de personnes à Kiev lors de la seule journée du 20 février et la fuite de Ianoukovitch, destitué par un Parlement désormais aux mains de l’opposition. Dix ans après la révolution orange, on assiste en quelque sorte à un remake botté. Les acteurs ne semblent pas tout à fait les mêmes tant la coalition des mécontents comprend cette fois ci une composante extrémiste indéniable. En toute hypothèse, plutôt que de respecter l’accord de sortie de crise, les opposants ont fait le coup de force. C’est ici que la CPI entre en scène. 

Le nouveau parlement dont le président est devenu le chef d’Etat par intérim a logiquement cherché à crédibiliser une prise de pouvoir dont la régularité est pour le moins douteuse. L’enjeu est important, la technique classique. Dans son ouvrage Falsehood in War-Time : Propaganda Lies of the First World War, Arthur Ponsonby recensait déjà les moyens employés pour gagner le front des opinions. L’un d’entre eux consiste à dénoncer les atrocités commises par l’autre camp et à disqualifier ainsi les adversaires. Le recours à la CPI représente alors une opportunité sans précédent de légitimer sa rébellion. La juridiction peut être un allié précieux, qui plus est aux yeux d’Européens sensibles à la vie et l’œuvre de cette institution et qui pourraient s’interroger sur les méthodes d’opposants qu’ils soutiennent pourtant depuis l’origine. Et la CPI n’est pas la CEDH. Si plusieurs requêtes ont déjà été déposées devant la Cour européenne des droits de l’homme par les manifestants de la place Maidan victimes de la répression du pouvoir (voir par exemple Derevyanko c. Ukraine), elles ne représentent pas les mêmes enjeux. Les demandeurs y dénoncent notamment un manquement aux articles 2 et 3 de la Convention. De telles démarches, qui peuvent être parfaitement recevables, ne vont cependant pas aboutir immédiatement. La CPI se situe sur un autre niveau, le terrain pénal, et elle peut séduire par son souffle plus « impactant ». En somme, accuser le président déchu de crimes contre l’humanité et annoncer qu’on en saisit la CPI ne coûte pas cher. L’impact médiatique, en revanche, peut rapporter gros. Alors que Victor Ianoukovitch continue d’affirmer être encore le seul président légitime, que Vladimir Poutine a demandé à la Chambre haute du Parlement russe d’approuver une intervention armée en Ukraine jusqu’à la « normalisation » de la situation, il est urgent de disqualifier l’ancien protégé de Moscou. 

De son côté, la Cour pénale internationale peut saisir l’occasion de tordre le cou aux accusations de « néo-colonialisme » dont elle est victime. Incapable jusqu’à présent de se saisir ou d’être saisie d’une situation extra-africaine, la Cour souffre d’un problème d’image. Malgré l’existence d’examens préliminaires sur des crimes commis en Colombie, en Afghanistan ou ailleurs, les événements en Ukraine pourraient enfin être l’occasion de sortir de son pré carré. Ce n’est pas la situation rêvée car la CPI prendrait encore le risque d’être perçue comme servant les intérêts de l’Europe occidentale. Et s’attirer les foudres de la Russie ne serait pas des plus judicieux. Mais dans un monde idéal, la Cour n’aurait pas de problèmes de perception. Et, dans les conditions actuelles, l’Ukraine présente plus de garanties que bien d’autres Etats puisque sa coopération aux enquêtes, à la protection des témoins ou à la remise des accusés peut être présumée. En effet, les nouvelles autorités ne semblent pas (encore) être responsables d’atrocités. Elles n’auraient rien à craindre de l’indépendance affichée de la Cour. 

Bref, si elle n’a pas officiellement réagi, nul doute que la Cour s’intéresse à la résolution du Parlement ukrainien qui entend la saisir de la situation. Plus précisément, le texte adopté mardi 25 février prétend saisir la Cour des crimes contre l’humanité commis par les hauts dignitaires ukrainiens entre le 30 novembre 2013 et le 22 février 2014. L’acte dénonce la mort d’une centaine de manifestants, plusieurs milliers de blessés, le recours à des traitements inhumains et dégradants (l’emploi de canons à eau alors que la température extérieure est inférieure à 10°), un certain nombre de disparitions forcées, la persécution systématique des partisans de l’ONG Euromaidan, etc  

Xavier Gorce. Les Indégivrables.


L'Ukraine comme situation devant la Cour : Une perspective improbable juridiquement

 
A ce stade, on peut identifier deux séries d’obstacles juridiques à ce qu’une telle volonté, à supposer qu’elle ne soit pas seulement un coup médiatique sans lendemain, puisse prospérer et déboucher sur l’ouverture d’une enquête. Il est d’ailleurs raisonnable de considérer que le droit sert ici la cause de la prudence politique. A l’examen, en effet, rien ne dit qu’une telle saisine puisse produire des résultats tangibles (les suspects trouveraient certainement refuge en Russie, les victimes n’en seraient que plus frustrées) et ne pas être contre-productive en cristallisant les rancœurs d’une population divisée mais pas encore séparée (la justice contre la paix ?).

Une première série de difficultés tient à la qualité d’Etat non partie au Statut de Rome. En effet, l’Ukraine a bien signé la convention instituant la CPI mais ne se l’est pas encore rendue opposable. Elle a entrepris des démarches en ce sens mais sa cour constitutionnelle a considéré en 2001 que le Statut n’était pas conforme à la norme suprême de son ordre interne. L’article 124 de ce texte prévoit notamment que l’administration de la justice relève de la compétence exclusive des juridictions nationales. En cas d’inconstitutionnalité, l’article 9 dispose sans surprise que la ratification ne peut intervenir qu’après la révision des clauses non conformes. Des amendements ont été préparés mais pas encore adoptés. L’Ukraine demeure donc aujourd’hui en dehors du cercle des parties à la Cour (122 Etats). Comme les exactions en cause ont été commises par des Ukrainiens sur leur territoire, il ne reste que deux voies possibles pour saisir la CPI, conformément aux articles 12 et 13 du Statut de Rome : une résolution du Conseil de sécurité (improbable évidemment) et une acceptation ad hoc de la compétence de la Cour par les autorités ukrainiennes (article 12-3 du Statut). 

En effet, par une déclaration déposée auprès du Greffier, cet Etat peut ainsi consentir à ce que la Cour exerce sa compétence à l’égard du crime dont il s’agit, rétroactivement (mais pas au-delà de l’entrée en vigueur objective de son Statut). Libre ensuite au Procureur de solliciter l’ouverture d’une enquête. La technique a déjà été expérimentée par la Côte d’Ivoire. En l’espèce, l’Ukraine n’a pas encore, à notre connaissance, formellement notifié à la Cour cette acceptation. Une telle absence explique le silence de la CPI eu égard à la résolution du Parlement. Si elle venait à être effectuée, on pourrait s’interroger sur sa validité interne, quand bien même elle pourrait être opposable à la Cour. En effet, il n’est pas évident que les réserves de la juridiction constitutionnelle puissent être ainsi contournées, ni d’ailleurs que les autorités actuelles sont habilitées à engager le pays dans son ensemble. L’ensemble serait-il de nature, le cas échéant, à ouvrir une cause de nullité pour un futur gouvernement ou à remettre en cause la prise en compte de cet acte unilatéral à la CPI ? C’est un autre débat.

Une seconde série de difficultés tient à la suite éventuelle de la procédure. C’est déjà se placer dans la perspective où les réserves énoncées plus haut sont levées. Une fois alerté, le Bureau du Procureur, conformément à l’article 15 du Statut de Rome, ouvre une enquête préliminaire et, au terme de celle-ci (il n’y a pas de délai imparti pour se prononcer ce qui explique que certains examens se prolongent depuis plusieurs années), il peut solliciter auprès de la Chambre préliminaire l’autorisation d’ouvrir une enquête. C’est seulement une fois cette ouverture obtenue que l’on peut parler d’une véritable saisine de la Cour, de l’existence d’une nouvelle situation. Fatou Bensouda, Procureur de la CPI, pourra ensuite proposer des affaires, solliciter la délivrance de mandats d’arrêts, etc. Dans l’immédiat cependant, il lui faudrait démontrer qu’il existe bien une « base raisonnable pour ouvrir une enquête ». Trois conditions doivent être réunies, aucune ne semble satisfaite dans le cas ukrainien.

Le Procureur va d’abord apprécier si des crimes qui relèvent de la compétence de la Cour semblent bien avoir été commis dans la crise qu’on lui soumet. Ce n’est pas pure formalité, surtout ratione materiae. Or, en l’espèce, on ne peut invoquer, faute d’un conflit armé, l’incrimination crime de guerre. Ne restent que les chefs de génocides (a priori hors-sujet) et de crimes contre l’humanité. On se souvient, dans un cas sans doute beaucoup plus grave, de la polémique sur la qualification de crimes contre l’humanité des troubles électoraux au Kenya fin 2007 (la Chambre préliminaire n’a validé qu’à deux voix contre une le test, avec une très belle opinion dissidente du Juge Kaul). En ce qui concerne l’Ukraine, si les éléments matériels ne sont pas discutables (détentions arbitraires, meurtres, etc.), les éléments contextuels exigés seront bien plus difficiles à établir (les actes doivent être « commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique lancées contre toute population civile et en connaissance de cette attaque [] », article 7 du Statut). Pour le reste, on observera seulement qu’une acceptation de la compétence de la Cour s’entend de tous les crimes relevant de cette compétence et commis dans le cadre de la situation (quels qu’en soient les auteurs). C’est au menu pas à la carte.

Le Procureur doit ensuite considérer la complémentarité de la Cour. On le sait, la CPI n’a pas la primauté sur les juridictions nationales compétentes. Elle n’intervient que par défaut (article 17). Dans son examen préliminaire, ici un peu artificiel, le Bureau devra notamment apprécier la volonté et la capacité des autorités ukrainiennes à poursuivre les responsables présumés (qui n’ont pas encore été identifiés). Or, cet Etat n’a pas encore vu son système judiciaire s’effondrer. Il est vrai que la Cour a déjà admis qu’un Etat puisse lui déléguer un cas qu’il ne souhaite pas traiter judiciairement lui-même. Une telle pratique n’en demeure pas moins contraire à l’esprit du Statut de Rome.

Enfin, même si le Procureur constate que des personnes ont été victimes de crimes relevant de la compétence de la Cour, encore faut-il qu’ils soient suffisamment graves pour mériter de lui être soumis. Evidemment, la gravité est le plus subjectif des critères. La quantité de victimes fournit une première indication mais elle n’est pas irrésistible. La qualité des personnes visées, casques bleus par exemple, a pu également jouer. On se contentera ici de rappeler que le Procureur, en 2006, avait reconnu que plusieurs dizaines de civils avaient bien été victimes d’actes de torture dans le cas des crimes commis par les soldats britanniques en Iraq mais que l’exigence de gravité n’était pas pour autant satisfaite. En Ukraine, l’échelle est-elle suffisamment haute pour justifier l’intervention de la Cour ? Il est permis d’en douter et, pour l’instant, de ne pas le regretter.  

Julian Fernandez
Professeur de droit public à l'Université de Lille 2 


mercredi 26 février 2014

La "clause de conscience" des maires devant la Cour européenne, une voie sans issue

Quatorze maires hostiles à la loi relative au mariage pour tous ont annoncé, le 21 février 2014, leur intention de saisir la Cour européenne des droits de l'homme. Ils contestent la décision QPC  du Conseil constitutionnel du 18 octobre 2013, rejetant l'existence d'une "clause de conscience" susceptible d'être invoquée pour refuser le mariage d'un couple homosexuel. Leur moyen essentiel repose sur l'absence d'impartialité du Conseil constitutionnel, et par là-même l'atteinte aux règles du procès équitable garanties par l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.

Le moyen peut faire sourire car la critique vient de ceux-là même qui, il y a quelques mois, ne voyaient aucun inconvénient à ce que Nicolas Sarkozy siège au Conseil constitutionnel pour y délibérer sur des lois qu'il avaient soutenues comme Président de la République. Ils considéraient que l'impartialité de l'institution n'était pas davantage menacée par la multiplication de ses interventions politiques. On doit en déduire que leur définition du principe d'impartialité est à géométrie variable. 

La démarche relève d'une certaine forme de gesticulation juridique, et il est probable que les maires requérants n'ont pas réellement l'espoir de gagner devant le juge européen. Par son excès même, leur recours présente cependant l'intérêt de montrer la réalité de ce "dialogue des juges" qu'une partie de la doctrine juridique voit s'incarner dans la QPC. En réalité, ce dialogue n'existe guère, et surtout pas entre le Conseil constitutionnel et la Cour européenne. Les chances de voir ce recours prospérer sont donc pratiquement nulles, dès lors que sa recevabilité est très improbable.

Le mythe du "dialogue des juges"


Pour la Cour européenne, le fait qu'une procédure se déroule devant une juridiction constitutionnelle ne suffit pas à la soustraire au champ d'application de l'article 6 § 1 (CEDH, 1er juillet 1997, Pammel c. Allemagne). Elle en a jugé ainsi à propos du Conseil constitutionnel français dans une décision Pierre-Bloch du 21 octobre 1997, mais seulement dans le cas particulier du contentieux électoral. Depuis l'entrée en vigueur de la QPC en 2010, il n'est donc pas exclu que la Cour européenne soit saisie d'un recours moyen mettant en cause l'impartialité du Conseil constitutionnel.

Dans cette hypothèse, une décision rendue par une juridiction suprême, Cour de cassation ou Conseil d'Etat, pourrait être déclarée non conforme à l'article 6 § 1 de la Convention, parce qu'elle repose sur la réponse apportée à une QPC par le Conseil, dans des conditions elles mêmes non conformes au principe d'impartialité. Nul n'ignore l'existence de cette épée de Damoclès  dont la menace pèse sur le contentieux de la QPC. Mais les parlementaires de l'UMP, proches des élus requérants, refusent toute révision constitutionnelle de nature à améliorer l'impartialité de cette institution. Ne faudrait-il pas, en effet, se poser la question de la présence des membres de droit ?

Reste que les conséquences d'une telle sanction demeurent limitées. La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme ne s'impose en droit français que parce que l'article 46 de la Convention énonce que "les Hautes Parties contractantes s'engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquelles elles sont parties". De son côté, l'article 55 de la Constitution rappelle que "les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois".

De ces deux dispositions, on doit déduire que la Convention s'applique en droit français sur le fondement de l'article 55 de la Constitution, qui constitue, en quelque sorte, le vecteur de l'intégration des traités dans le droit interne. Une décision de la Cour européenne a une valeur conventionnelle et s'impose aux juridictions suprêmes que sont la Cour de cassation et le Conseil d'Etat. De son côté, le Conseil constitutionnel n'apprécie jamais la conformité d'une loi à un traité, fût-ce la Convention européenne des droits de l'homme, et ce principe inauguré dans la jurisprudence IVG de 1975 n'a pas été remis en cause en matière de QPC (décision QPC du 22 juillet 2010).

Entre le Conseil constitutionnel et la Cour européenne, le "dialogue des juges", pourtant si célébré dans la doctrine, n'existe tout simplement pas, même si les influences doctrinales ne sont évidemment pas absentes. La Cour contrôle la loi française par rapport à la Convention européenne, le Conseil par rapport à la Constitution. La saisine de la Cour européenne pour contester une décision du Conseil constitutionnel est donc une voie sans issue. 

L'épuisement des recours internes


Un certain nombre d'élus locaux, dont rien ne nous dit que ce sont les mêmes que ceux qui déclarent aujourd'hui vouloir saisir la Cour, avait déposé au Conseil d'Etat un recours pour excès de pouvoir contestant la légalité de la circulaire du 13 juin 2013 relative aux "conséquences du refus illégal de célébrer un mariage de la part d'un officier d'état civil". C'est à l'occasion de ce recours que la QPC a été déposée, donnant lieu à la décision du 18 octobre 2013. En principe, le Conseil d'Etat devrait donc mettre fin au contentieux par une décision définitive, qui n'est pas encore intervenue. Mais les élus locaux ne veulent pas attendre, et préfèrent saisir directement la Cour européenne de la décision de rejet de la QPC.

L'impatience est cependant un vilain défaut, du moins dans le contentieux européen. Il est très probable que la Cour considère que les élus n'ont pas épuisé les voies de recours internes, puisqu'ils n'ont pas attendu la décision du Conseil d'Etat, seule "juridiction suprême" dont la décision est susceptible de clore le contentieux au plan interne.

La vie est un long fleuve tranquille. Etienne Chatiliez. 1988
Patrick Bouchitey. Hélène Vincent

Qui sont les requérants ?


Les quatorze maires qui déclarent vouloir saisir la Cour européenne étaient-ils les requérants de la QPC contestée ? Certainement pas, puisque l'on sait que ces derniers étaient sept, désignés par leurs initiales dans la décision du Conseil. Il est vrai qu'un certain nombre d'élus avaient fait une "demande d'intervention" dans la procédure, mais le juge constitutionnel a estimé que "le seul fait qu'ils sont appelés en leur qualité à appliquer les dispositions contestées ne justifie pas que chacun d'eux soit admis à intervenir". Leur demande d'intervention a donc été refusée et ils ne sont donc pas "partie" à la QPC. De cette situation, on doit déduire que la moitié au moins des requérants devant la Cour européenne n'étaient même pas partie à la QPC. Leur recours devant la Cour ne saurait donc être considéré comme recevable. Comment pourraient-ils avoir épuisé des recours internes auxquels ils n'étaient pas partie ?

Ajoutons que les maires, qu'ils aient ou non été parties à la QPC, peuvent difficilement se prévaloir la qualité de victime devant la Cour européenne, qualité qui constitue une condition de recevabilité de leur recours. Selon une jurisprudence constante de la Cour, (CEDH, 25 juin 1996, Amuur c. France), l'acte ou l'omission de l'Etat défendeur doit affecter de manière directe le requérant. En l'espèce, les élus ne sont pas directement affectés par la loi qui leur refuse la clause de conscience en matière de mariage pour tous. Aucun d'entre eux n'est actuellement poursuivi pour avoir refusé la célébration d'une union, et la loi ne les contraint pas à un changement de comportement immédiat (CEDH, 26 octobre 1988, Norris c. Irlande).

Certes, la Cour européenne admet quelquefois la qualité de victime "potentielle", lorsque le requérant ne peut pas se plaindre d'une atteinte directe à ses droits, mais appartient à une catégorie de personnes risquant de subir directement les effets de la législation (CEDH, 29 avril 2008, Burden c. Royaume-Uni). En l'espèce, il risque d'être difficile d'invoquer une telle situation, puisqu'un élu qui ne veut pas marier un couple homosexuel peut toujours demander à un adjoint de célébrer une telle union.

Aucune chance au fond


Les obstacles de procédure apparaissent donc immenses, et il semble que les maires requérants aient bien peu de chances de les franchir. Pour les consoler quelque peu, on peut toujours leur apprendre qu'ils n'ont pratiquement aucune chance de succès sur le fond.

Dans une affaire récente du 15 janvier 2013, Lilian Ladele et Gary Mac Farlane c. Royaume Uni, la Cour était précisément saisie d'un recours contre les autorités britanniques qui avaient engagé des poursuites disciplinaires à l'encontre d'un agent ayant refusé d'enregistrer des unions civiles. Cet agent appuyait son refus sur des motifs religieux et se plaignait de l'absence d'une clause de conscience en droit britannique. La Cour rejette ces arguments et rappelle qu'elle "laisse en principe aux autorités nationales une marge d'appréciation étendue lorsqu'il s'agit de ménager un équilibre entre des droits concurrents tirés de la Convention". La loi interne peut donc porter une atteinte, au demeurant très minime, aux convictions religieuses d'une personne, dans le but de garantir l'égalité des droits.

On le constate, le recours n'a pratiquement aucune chance de prospérer. L'irrecevabilité est évidente, et les moyens de fond font cruellement défaut.

Reste évidemment un dernier cas d'irrecevabilité, sur lequel la Cour pourrait s'appuyer. C'est celui qui figure dans l'article 35 § 3 a) : "La Cour déclare irrecevable toute requête individuelle (...) lorsqu'elle estime qu'elle est abusive". Dans un arrêt Bock c. Allemagne du 19 janvier 2010,  la Cour déclare ainsi irrecevable une requête "sans enjeu réel", le plaignant contestant la durée excessive d'une procédure civile diligentée pour se faire rembourser une dette de 7,90 €. En l'espèce, les requérants vont devant la Cour pour demander une clause de conscience qui ne sert à rien, puisqu'ils ne sont pas personnellement tenus de célébrer une union homosexuelle. De fait, la requête est motivée par un désir de propagande politique, davantage que par une volonté de protéger une liberté menacée. La Cour pourrait donc sanctionner un tel comportement, et déclarer le recours abusif. D'abord inutile, la requête des élus deviendrait alors ridicule.

samedi 22 février 2014

Le droit du stagiaire de ne pas être exploité et le stress du patronat

La proposition de loi déposée par Bruno Le Roux (PS, Seine St Denis),  Chaynesse Khirouni (PS Meurthe et Moselle), et plusieurs de leurs collègues "tendant au développement, à l'encadrement des stages et à l'amélioration du statut des stagiaires" arrive en discussion à l'Assemblée nationale. Déjà,  M. Pierre Gattaz, Président du Medef, a demandé un moratoire sur ce texte qui crée du "stress sur le dos des patrons". 

Le stress est pourtant souvent celui du stagiaire, dont le sort n'est pas toujours enviable, entre celui qui devient expert de la machine à café, le préposé à la photocopieuse, ou celui qui fait le travail d'un cadre supérieur contre une rémunération symbolique, voire inexistante. Cette situation ne peut plus être considérée comme acceptable, d'autant qu'elle n'a désormais plus rien d'exceptionnel. Alors que le nombre annuel de stagiaires était de 600 000 en 2006, il est aujourd'hui de 1 600 000. Le stage est devenu un élément essentiel dans l'organisation des études et dans la recherche d'emploi. On évalue ainsi à 20 % le nombre de jeunes diplômés qui trouvent leur premier emploi à l'issue d'un stage.

La présente proposition de loi a donc pour finalité de définir un cadre juridique à l'emploi des stagiaires, sans pour autant qu'une réglementation trop tatillonne dissuade les entreprises de les accueillir. L'équilibre entre ces deux impératifs est évidemment bien difficile à trouver.

Un empilement de normes


La proposition vient après une série de textes qui ont soumis les stages à une sorte d'empilement de normes, définissant un certain nombre de règles censées être protectrices, mais finalement assez peu contraignantes. 

Le premier texte en ce domaine est la loi du 31 mars 2006 sur l'égalité des chances, produit de l'échec du "contrat première embauche" (CPE). Elle imposé une convention de stage, et supprimé les cotisations patronales, dans le but, disait-on, de mieux indemniser les stagiaires. Comme toujours, les entreprises ont volontiers accepté le cadeau, mais ce n'est pas pour autant que les stagiaires ont été convenablement rémunérés. En effet, la loi du 25 novembre 2009 sur la formation professionnelle tout au long de la vie prévoit une "gratification" à l'issue des deux premiers mois de stage. Cette gratification est fixée à 12,5 % du plafond horaire de la sécurité sociale, soit... 2, 80 € de l'heure. Immédiatement, les stages de deux mois sont devenus la norme, puisque la gratification, même modeste, n'était due qu'à compter du troisième mois de stage. La loi du 22 juillet 2013 relative à l'enseignement supérieur et à la recherche accroît un peu la gratification, en précisant qu'un stagiaire doit recevoir au minimum 436, 12 € par mois, mais toujours à partir du troisième mois. 

Ce texte de 2013 est le premier à se préoccuper de la définition du stage, présenté comme "une période temporaire de mise en situation en milieu professionnel au cours de laquelle l'étudiant acquiert des compétences professionnelles qui mettent en oeuvre les acquis de sa formation en vue de l'obtention d'un diplôme ou d'une certification".  La proposition de loi reprend l'idée que les stages sont des "outils au service de la formation" (art. 1). Sont donc concernés par la loi les stages intégrés dans une formation diplômante assurée dans les établissements d'enseignement secondaire ou supérieur.

Dessin de Voutch

Unification du régime


La première préoccupation de la proposition de loi Le Roux est de simplifier un régime juridique devenu trop complexe. Les règles posées concernent donc tous les stages, ceux organisés dans les formations dispensées par les établissements universitaires comme par les grandes écoles, ceux qui se déroulent dans les entreprises comme dans les services publics. Tous doivent désormais s'intégrer dans une démarche pédagogique clairement explicitée.

Elle se traduit par un approfondissement du contenu de la convention de stage, qui doit désormais préciser les compétences que le stagiaire doit acquérir ou développer à cette occasion. Un enseignant référent est désigné dans l'établissement (ce qui était déjà le cas), et un tuteur doit suivre le stagiaire dans le service ou l'entreprise qui l'accueille. Disons le franchement, ce type de disposition a quelque chose de cosmétique, et on imagine déjà les formulations stérétotypées, les universitaires contraints de suivre un trop grand nombre de stagiaires, et les tuteurs qui n'ont pas beaucoup de temps à consacrer à son encadrement. Quelles seront alors les sanctions si l'étudiant n'est pas suffisamment suivi ou si ses missions n'ont aucun intérêt au regard de sa formation ? La loi ne prévoit rien dans ce domaine.

Plus intéressantes sont les dispositions soumettant les stagiaires au droit du travail, et sur ce plan, la proposition de loi offre de nouvelles garanties. Ils pourront désormais bénéficier de temps de congé, précisés dans la convention de stage. D'une manière générale, les stagiaires sont désormais titulaires des droit fondamentaux ouverts aux salariés, contrôlés par l'inspection du travail, dans les conditions du droit commun.

Lutter contre le recours excessif aux stagiaires


Les résistances à cette loi, et notamment celles exprimées par le Medef, trouvent leur origine dans la seconde finalité du texte. Car il ne s'agit pas seulement de protéger les stagiaires, mais aussi d'éviter que les stages soient utilisés par les entreprises en substitution à la création d'emplois permanents. Dans certains secteurs comme l'audit, la finance ou le droit, la tentation est grande de recruter des stagiaires en fin d'études pour effectuer des tâches habituellement dévolues à des personnels d'encadrement à qualification élevée et à salaire confortable. De manière un peu solennelle, la proposition rappelle que "les stages ne peuvent avoir pour objet l'exécution d'une tâche régulière correspondant à un poste de travail permanent de l'entreprise (...)" ou de l'administration, ou "de tout autre organisme d'accueil". Certes, se pose de nouveau la question du respect de cette disposition, mais on peut penser que les syndicats ne manqueront pas de dénoncer les manquements à cette règle.

Pour assurer l'effectivité de ce principe, la proposition de loi reprend la limitation à six mois de la durée des stages, qui existait d'ailleurs déjà dans la loi du 22 juillet 2013 mais qui était assortie de nombreuses dérogations. Ces dérogations devraient, selon le législateur, disparaître dans un délai de deux ans.

Dans le même but, le nombre de stagiaires ne devrait pas dépasser 10 % de l'effectif global de l'entreprise ou de l'institution d'accueil. Reste que cette restriction donnera sans doute lieu à un robuste débat, et il est possible que les PME réussissent à obtenir un plafond plus élevé. Quoi qu'il en soit, il est bien difficile de déterminer l'impact de cette règle nouvelle. Permettra-t-elle d'accroître les offres d'emploi ? On peut en douter, si l'on considère que le Medef est vent debout contre le texte et qu'il n'est certainement pas décidé à travailler au succès du dispositif.

La violence de la réaction de M. Gattaz apparaît pourtant un peu surprenante. Il faut le reconnaître en effet, la proposition de loi prend en considération l'intérêt de l'entreprise. C'est ainsi qu'il se refuse à prévoir une gratification du stagiaire dès le premier mois de travail, et quelle que soit la durée du stage. Cette gratification "dès le premier mois", n'est due que si le stage est égal ou supérieur à trois mois. Autrement dit, il suffit à l'entreprise de limiter l'offre de stages à deux mois pour continuer joyeusement l'exploitation des jeunes diplômés. Quant au montant de la gratification due à partir du troisième mois, il n'est pas augmenté, sans doute pour les mêmes motifs. Le stagiaire demeure donc un employé sous payé, alors même qu'il est le plus souvent en fin d'études, c'est à dire doté de compétences utiles à l'entreprise ou au service qui l'emploie, et à la richesse de laquelle il contribue largement.

La proposition améliore un peu la situation des stagiaires, par une politique de petits pas destinée à lutter contre les abus les plus criants. Il ne s'agit pas d'établir un réel "statut" du stagiaire, ni de lui accorder un droit de ne pas être exploité. L'objet est surtout de rechercher un équilibre entre les intérêts des jeunes étudiants et ceux d'entreprises qui sont prêtes à tarir l'offre de stages si le texte ne leur convient pas.