« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 14 février 2014

Affaire Vincent L. : le Ciel peut attendre

L'ordonnance rendue le 14 février 2014 par le Conseil d'Etat sur l'affaire Vincent L. ilustre, à sa manière, les difficultés liées à la mise en oeuvre de la loi Léonetti du 22 avril 2005. Le Conseil d'Etat, conformément aux conclusions du rapporteur public Rémi Keller, rend en effet une décision d'attente. Il ordonne de nouvelles mesures d'information, en l'occurrence des avis donnés par un collège de trois médecins "spécialistes de neurosciences", par l'Académie de médecine, le Comité consultatif national d'éthique, le Conseil de l'ordre des médecins, ainsi que celui de M. Jean Léonetti.

On avait pourtant l'impression que tout avait été dit sur le cas du malheureux Vincent L., tétraplégique en "état de conscience minimum" depuis cinq ans. Il ne reçoit aucun traitement médical particulier, car les médecins n'ont pas d'espoir qu'il puisse retrouver conscience et autonomie, même partielle. Il est donc nourri et hydraté artificiellement, et c'est précisément l'interruption de cette alimentation que demande une partie de sa famille. Une partie seulement, sa femme et son frère, car ses parents veulent que Vincent soit maintenu en vie, cette position étant dictée par leurs convictions religieuses et un espoir de guérison auquel ils refusent de renoncer. Ce conflit familial est à l'origine de l'"affaire" Vincent L., car d'autres cas, tout aussi douloureux, ont été résolus par accord entre les médecins et les familles, sans aller devant le Conseil d'Etat et sans faire la "Une" des journaux.

L'ordonnance du 14 février 2014 est la quatrième décisions de justice portant sur la situation de Vincent L. Le 11 mai 2013, le tribunal administratif de Châlons en Champagne avait suspendu une première décision d'interrompre l'alimentation du patient pour des motifs de procédure, ses parents, éloignés géographiquement, n'ayant pas été consultés. Le 16 janvier 2014, ce même tribunal avait ordonné une nouvelle suspension, cette fois en se fondant sur des considérations médicales, et en estimant que Vincent L. recevait effectivement un traitement destiné à le maintenir en vie, et donc à garantir son droit à la vie, au sens de l'article 2 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. C'est cette décision qui a fait l'objet d'un recours devant le Conseil d'Etat. Le juge unique, compétent en référé, a décidé le 6 février de renvoyer l'affaire en formation collégiale, et c'est donc finalement l'assemblée du contentieux qui se prononce aujourd'hui, ou plutôt qui ne se prononce pas.

La lecture de la décision donne en effet l'impression que la Haute Juridiction choisit de ne pas se prononcer sur le cas de Vincent L., adoptant la procrastination comme principe jurisprudentiel. Le sens de la décision est renvoyé aux experts médicaux, qui d'ailleurs s'étaient déjà prononcés. Et lorsque le Conseil d'Etat se prononcera enfin, dans un délai de deux mois qu'il s'est lui même fixé dans la décision du 14 février, sa décision apparaîtra comme étant le produit d'une expertise médicale qui lui échappe.

Serge Poliakoff. Composition en bleu. Circa 1960

La procrastination, comme principe jurisprudentiel


Le conflit juridique réside dans l'interprétation de l'art. L 1110-5 al. 2 csp., celui qui prévoit ce qu'il est convenu d'appeler l'euthanasie passive" : "Les actes de prévention, d'investigation ou de soins ne doivent pas être poursuivis par une obstination déraisonnables. Lorsqu'ils apparaissent inutiles, disproportionnés ou n'ayant d'autre effet que le seul maintien artificiel de la vie, ils peuvent être suspendus ou ne pas être entrepris".

Le Conseil d'Etat reprend le raisonnement du tribunal administratif de Châlons rendue le 16 janvier 2014. Il estime en effet que l'alimentation et l'hydratation artificielles de Vincent L. s'analysent comme un "traitement" au sens de loi du 22 avril 2005. Pour apprécier son éventuelle interruption, le juge doit donc exercer un contrôle sur la conciliation entre le droit à la vie consacré par la Convention européenne des droits de l'homme et celui de ne pas subir un traitement traduisant une "obstination déraisonnable", droit garanti par la loi Léonetti. Pour exercer ce contrôle, le Conseil d'Etat donc un supplément d'information sur la situation médicale du patient.

Sans doute, si ce n'est que les expertises médicales ont déjà été fort nombreuses. La première décision d'interruption du traitement a été suspendue pour un vice de procédure, mais pas pour défaut d'expertise médicale. Quant à la seconde, celle du 16 janvier 2014, elle repose sur un débat d'experts, le tribunal administratif prenant résolument le contrepied des médecins. Sur ce point, la décision du Conseil d'Etat constitue un désaveu réel du tribunal administratif. Alors que ce dernier donnait son appréciation du dossier médical de Vincent L., le Conseil d'Etat, quant à lui, l'estime insuffisant et demande qu'il soit complété.

A la recherche de la norme applicable

 
La décision du Conseil d'Etat peut d'ailleurs sembler surprenante. Elle donne l'impression qu'il ne s'agit pas d'appliquer la loi, mais bien davantage de créer la norme applicable. Le juge ne se réfère pas aux avis déjà rendus par le Comité d'éthique ou l'Ordre des médecins, et pas davantage aux travaux préparatoires de la loi Léonetti. Il part du problème posé par l'affaire Vincent L. pour rechercher une norme applicable, alors que logiquement il devrait étudier la loi Léonetti pour apprécier si elle s'applique au cas de Vincent L. 
 
Le raisonnement est, en quelque sorte, inversé. Cette situation conduit à un résultat étrange. Ne voit-on pas le Conseil d'Etat demander son avis à Jean Léonetti ?  Il est évidemment l'auteur de la proposition de loi, mais cela ne fait pas de lui une autorité compétente pour en donner une interprétation authentique. Imagine-t-on que l'auteur d'un projet ou d'une proposition de loi puisse être appelé devant les tribunaux pour dire comment il convient de l'appliquer ? A t il réellement des connaissances pour donner une opinion éclairée, alors que le texte a donné lieu à une pratique et à une jurisprudence durant neuf années ? Un parlementaire en activité, un politique donc, peut-il intervenir dans une procédure contentieuse ? On admettra que la procédure est inédite, et révèle une conception fort souple de la séparation des pouvoirs. On comprend mieux aussi que, comme pour l'affaire Dieudonné, le vice-président du Conseil d'Etat ait éprouvé le besoin, quelque peu inédit, d'expliquer cette décision dans les médias.
 
La décision du Conseil d'Etat semble ainsi mettre en oeuvre un processus normatif, pour ne pas dire législatif. Il s'agit de créer la règle applicable, et non pas d'appliquer la loi. En l'espèce, la norme applicable doit surtout être recherchée ailleurs, dans les opinions des uns et les expertises des autres. Et la décision qui devra bien être rendue dans deux mois sera ainsi le résultat d'un consensus mou, et non pas la décision claire d'un juge qui doit aussi quelquefois savoir faire des choix difficiles.


jeudi 13 février 2014

L'oubli des erreurs de jeunesse sur internet : Vers une "loi gomme" ?

Le député socialiste du Finistère Gwenegan Bui interroge le ministre de l'économie numérique, Fleur Pélerin, sur l'éventuelle mise en oeuvre en France d'un "droit à l'effacement des empreintes numériques personnelles sur internet pour les mineurs". La question écrite, publiée au Journal officiel du 11 février 2014, témoigne d'une préoccupation réelle, puisque Dominique Baert, député du Nord, avait déjà interrogé le ministre de la justice sur cette même question, le 27 novembre 2012.

Le droit à l'oubli des mineurs


La question écrite de Gwenegan Bui est parfaitement claire sur l'objet de ce droit à l'oubli. Il s'agit en effet d'effacer les "erreurs de jeunesse sur internet", erreurs qui peuvent "être lourdes de conséquences", en particulier pour l'avenir professionnel de ces jeunes. Imaginons, et l'exemple est choisi au hasard, un adolescent qui met sa photo en maillot de bain sur "Les Copains d'Avant" et qui, une dizaine d'années plus tard, obtient un poste prestigieux dans la diplomatie. On peut penser que sa préoccupation sera alors d'obtenir l'effacement d'un cliché devenu embarrassant. 

La finalité du droit à l'oubli nous éclaire sur son éventuel titulaire. Dès lors qu'il s'agit de faire disparaître des erreurs de jeunesse, le titulaire du droit n'est pas seulement le mineur  mais toute personne qui souhaite la disparition de données mises en ligne lorsqu'elle était mineure. Autrement, un tel droit pourrait être invoqué par des majeurs désireux d'effacer les stigmates d'une utilisation un peu dissipée des réseaux sociaux au temps de leur jeunesse folle.

La "Loi Gomme" californienne


A l'appui de sa question écrite, le député Bui invoque la "Loi gomme" ("Erase Law") californienne qui entrera en vigueur le 1er janvier 2015. La Senate Bill 568 a un contenu plus large que le seul droit à l'oubli, puisqu'elle interdit aux propriétaires et gestionnaires de sites internet de développer des campagnes publicitaires visant spécifiquement des mineurs, dans le but de promouvoir des boissons alcooliques, du tabac, des armes ou des munitions. Sur ce point évidemment, la loi californienne ne constitue pas un modèle pour le droit français, car les publicités pour l'alcool et le tabac sont déjà réglementées, et fort heureusement l'achat des armes est interdit aux mineurs. 

En revanche, la "Loi gomme" offre au mineur la possibilité de demander la suppression d'un contenu qu'il a lui même déposé sur un site. Elle impose même aux sites d'informer les intéressés de cette possibilité. C'est évidemment cet aspect qui intéresse directement les parlementaires français, qui y voient une des premières consécrations de ce nouveau droit à l'oubli.

Sans doute, mais cet enthousiasme pour le droit californien, sans être franchement douché, doit tout de même être nuancé. D'une part, la loi prévoit que les titulaires du droit à l'oubli sont les mineurs eux-mêmes, et pas les mineurs... devenus majeurs. Les intéressés ont donc intérêt à acquérir rapidement la maturité requise pour prendre conscience de leurs erreurs. 

Surtout, la "Loi gomme" ne vise que les données déposées sur internet par le mineur lui-même, et non pas par des tiers. Autrement dit, les photos déposées par ses amis ou ses parents ne sont pas concernées, ce qui réduit considérablement l'étendue de la protection de sa vie privée. C'est d'autant plus vrai lorsque les données sont déposées par des parents qui sont généralement majeurs et ne peuvent donc s'appuyer sur un droit à l'oubli identique pour demander l'effacement des données.

Précisément, la notion d'"effacement" des données pose problème. La loi californienne énonce ainsi que les mineurs ont le droit "to request and obtain removal" des données personnelles déposées sur un site. Comment traduire ce "Removal" ? A priori, il s'agit d'obtenir le "retrait" de ces données, mais pas nécessairement leur disparition définitive du site. Autrement dit, les informations ne seront plus visibles par les tiers, mais rien ne garantit qu'elles seront inaccessibles aux services spécialisés, par exemple la NSA. Elles pourraient également demeurer dans des archives, éventuellement accessibles à des employeurs, ou à des entreprises désireuses d'établir des profils de consommation.

L'exemple californien n'est donc pas si exemplaire que cela, et la "loi gomme" vise surtout à limiter les dégâts pour la vie privée des jeunes, sans toutefois offrir aux intéressés la maîtrise complète des données les concernant. 

Men in Black 3. Barry Sonnenfeld. 2012. Tommy Lee Jones, Will Smith

Le droit de l'Union européenne


Au lieu de regarder outre-Atlantique, le député Bui devrait peut-être regarder le droit plus proche de nous. Pourquoi pas le droit français ? La loi du 6 janvier 1978 énonce ainsi, dans son article 38, que "toute personne physique a le droit de s'opposer, pour des motifs légitimes, à ce que des données la concernant fassent l'objet d'un traitement". Rien n'interdit aux mineurs d'invoquer cette disposition, et donc d'obtenir l'effacement des informations et données les concernant. Encore faut-il, évidemment, qu'ils soient informés de son existence.

Mais le droit de l'Union européenne présente aussi des perspectives intéressantes dans ce domaine. Dans sa réponse à la question posée par le député Dominique Baert en 2012, Christiane Taubira affirmait que "la France participe activement aux discussions relatives au projet de règlement général sur la protection des données, présenté par la Commission européenne le 25 janvier 2012". Ce texte, dans son article 17, consacre un "droit à l'oubli numérique", dont toute personne est titulaire, y compris les enfants. Si l'on en croit ce que la CNIL affiche sur son site, le règlement devrait entrer un vigueur durant l'année 2014. 

Mineur à protéger ou adulte en devenir


Le droit à l'oubli n'est donc pas inconnu du droit français comme de celui de l'Union européenne. Il repose cependant sur l'idée d'égalité devant la loi et les enfants ne sont pas traités de manière spécifique, si ce n'est lorsque la règlement européen affirme que leurs parents sont compétents pour autoriser, le cas échéant, la collecte, la conservation et la diffusion de données personnelles les concernant. Au regard du droit à l'oubli, ils peuvent obtenir l'effacement des données personnelles les concernant, à la condition toutefois d'obtenir l'assistance de leurs parents. 

De son côté, la loi californienne présente l'intérêt d'insister sur la situation particulière des enfants et adolescents. Et il est vrai que ces derniers ont souvent tendance à étaler leurs données personnelles, et notamment leur image, sur les réseaux sociaux. Le législateur se propose alors de protéger les mineurs contre eux-mêmes, en leur offrant la possibilité d'un repentir.

Le choix du "modèle" californien conduirait à adopter un dispositif législatif spécifique destiné à offrir une meilleure protection à une catégorie d'usagers d'internet particulièrement vulnérable car inconsciente des dangers que représente la collecte des données relatives à la vie privée. Ce peut être une solution, mais seulement dans l'hypothèse où le droit issu de la loi de 1978 et du droit de l'Union n'offrirait pas de protection suffisante aux mineurs. Or, il n'est pas impossible d'élargir à ces derniers le droit à l'oubli figurant dans le projet de règlement européen, ou, le cas échéant, de modifier en ce sens la loi du 6 janvier 1978. En tout état cause, et quel que soit la solution finalement choisie, ces dispositifs ne sauraient prospérer que s'ils s'accompagnent d'une sensibilisation réelle des mineurs aux dangers que représente internet pour la vie privée de l'adulte qu'ils seront bientôt.

dimanche 9 février 2014

Télécharger, c'est tromper ?

La décision rendue par la Cour d'appel de Paris le 5 février 2014 suscite beaucoup de réactions d'étonnement, voire d'irritation, sur internet. Un blogueur n'est-il pas condamné à une amende de 3 000 € pour avoir téléchargé et communiqué des données parfaitement accessibles et d'ailleurs indexées sur Google ? Certes, le simple rappel des faits montre que l'intéressé a d'abord bénéficié d'une faille de sécurité, qui permettait d'accéder à des espaces conçus comme confidentiels. La lecture de la décision montre cependant que la situation juridique du blogueur n'est pas aussi simple que la présentation quelque peu caricaturale qui a en été faite sur internet.

Une faille de sécurité


En l'espèce, le blogueur Bluetouff était parvenu, grâce au moteur de recherche, sur le serveur extranet de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses), serveur utilisé par les chercheurs de l'Agence pour stocker et échanger leurs documents. Il y avait trouvé et téléchargé  huit mille documents, par l'intermédiaire d'un réseau privé virtuel (VPN) vers une adresse IP située au Panama, ce qui explique que l'opération soit passée inaperçue. Certaines de ces données ont cependant été utilisées par un autre blogueur, proche de Bluetouff. C'est ainsi que dans un article publié sur le net et consacré à la dangerosité des nano-matériaux, l'Anses a  découvert un beau jour une présentation PowerPoint faite par l'un de ses employés. 

Ce second blogueur n'a pas été poursuivi, car il ignorait que les documents qui lui avaient transmis par Bluetouff n'étaient pas publics. Dès qu'il en a été informé, il a  retiré de son site les données litigieuses. Dans le cas de Bluetouff, le juge aurait pu rendre une décision identique, car l'intéressé s'est rendu de bonne foi sur la page indiquée par Google, sans savoir qu'il accédait à un espace privé. Il a en quelque sorte bénéficié d'une faille de sécurité du système. Le TGI de Créteil avait d'ailleurs relaxé l'intéressé dans un jugement du 23 avril 2013, et l'Anses n'avait pas fait appel, consciente qu'elle était en partie responsable de la fuite. C'est donc le seul recours du parquet que Bluetouff qui a suscité la présente décision de la Cour d'appel. 

Les trois infractions


Le responsable de Bluetouff est poursuivi pour trois infractions. La première est prévue par l'article 323-1 c. pén. et réside dans l'accès frauduleux à un système informatique, la seconde, prévue par le même article, est le maintien dans ce système, une fois que l'on a appris qu'il était de nature privée. Dans les deux cas, la peine encourue est de deux ans d'emprisonnement et 30 000 € d'amende. Enfin, la troisième infraction est constituée par le téléchargement et la conservation de données extraites d'un site privé. Celle-ci est tout simplement réprimée par l'article 311-1 du code pénal, celui là même qui définit le vol comme "la soustraction frauduleuse de la chose d'autrui". 

La Cour d'appel distingue entre les trois infractions. Elle confirme la relaxe dans le cas de la première infraction, celle relative à l'accès frauduleux. Le blogueur a en effet bénéficié d'une défaillance technique dont il n'est pas responsable. Et c'est évidemment cette faille de sécurité qui est à l'origine de l'indexation des données sur les moteurs de recherches. 

En revanche, elle considère comme constituées les deux infractions suivantes, la seconde conditionnant la troisième. En effet, Bluetouff a reconnu, durant ses trente heures de garde à vue, qu'il a largement circulé dans le site, et qu'il a parfaitement vu qu'il était demandé un identifiant et un mot de passe sur la page d'accueil. Il a donc rapidement su qu'il était sur un espace privé, et il s'est donc frauduleusement "maintenu dans le système", au sens de l'article 323-1 du code pénal. Au moment du téléchargement, il ne pouvait donc ignorer le caractère privé des informations qu'il s'appropriait frauduleusement, à l'insu de leur propriétaire.

Bluetouff est il un "Whisleblower" ?


P. Gelück. Le Chat 1999,9999.
Certes, le blogueur n'est finalement condamné qu'à une amende de 3 000 €, peine relativement modeste si on la compare avec les 30 000 € mentionnés dans l'article 323-1 du code pénal. Elle permet cependant au juge pénal de faire oeuvre pédagogique, en insistant sur l'élément moral de l'infraction. C'est parce qu'il ignorait qu'il avait pénétré sur un "extranet", c'est à dire la partie privative d'un site qu'il est relaxé du délai d'accès frauduleux. En revanche, une fois qu'il avait circulé dans l'arborescence et vu les demandes d'identifiant et de mot de passe, il ne pouvait plus l'ignorer, comme il ne pouvait plus ignorer que les données qu'il s'appropriait ne lui étaient pas destinées. 

Reste évidemment à s'interroger sur l'usage que l'internaute a fait de ces données. Il n'en a tiré aucun bénéfice et s'est borné à les transmettre à un auteur qui travaillait sur les dangers des nanomatériaux. Sur ce point, on ne peut que déplorer une vision extrêmement simplificatrice de la "blogosphère". Bon nombre de commentateurs très présents sur les réseaux sociaux ont feint de croire que la décision ouvrait la porte à une jurisprudence nouvelle. Tout internaute téléchargeant des données indexées par Google serait donc menacé de poursuites pénales, interprétation pour le moins caricaturale de la décision. Sur ce plan, les commentateurs ont perdu une occasion de se placer sur un autre plan, celui de la protection des "Whistleblowers". A sa manière, Bluetouff est un lanceur d'alerte, et les données téléchargées méritaient peut être d'entrer dans le débat public. Mais c'est une autre question, hélas.

jeudi 6 février 2014

QPC Mediapart : Vers un recours devant la Cour européenne ?

Par une décision du 5 février 2014, la première chambre civile de la Cour de cassation refuse le renvoi au Conseil constitutionnel de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) présentée par Médiapart et Edwy Plenel.

Cette question porte sur deux dispositions législatives. La première, l'article 226-1 du code pénal punit en effet d'une peine d'un an d'emprisonnement et de 45 000 € d'amende le fait, "au moyen d'un procédé quelconque" d'avoir capté, enregistré ou transmis, "sans le consentement de leur auteur, des paroles prononcées à titre privé ou confidentiel". La seconde, l'article 226-2 punit des mêmes peines le fait d'avoir porté à la connaissance du public de tels enregistrements. Les auteurs de la QPC invoquent la non conformité de ces deux textes à  l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789  qui garantit la liberté d'expression et, par là même, la liberté de presse.

Un long conflit judiciaire


Cette QPC constitue l'épisode le plus récent, mais certainement pas le dernier, du conflit judiciaire qui oppose Patrick de Maistre à Médiapart. 

Personne n'a oublié qu'en juin 2010, Médiapart avait publié une série d'articles mentionnant des extraits de conversations téléphoniques entre Liliane Bettencourt et Patrick de Maistre qui, à l'époque, gérait sa fortune. Enregistrés clandestinement par le majordome, ces échanges avaient constitué un élément essentiel des poursuites engagées pour financement illégal de partis politiques, fraude fiscale et abus de faiblesse. Si Nicolas Sarkozy a bénéficié d'un non lieu en octobre 2013, une dizaine de personnes sont aujourd'hui renvoyés en correctionnelle, parmi lesquelles Eric Woerth, François-Marie Banier et Patrice de Maistre.

Ce dernier a réagi en attaquant Médiapart précisément sur le fondement des deux articles contestés par la QPC, considérant que les enregistrements contestés avaient été effectués à l'insu des intéressés et portaient sur des éléments du patrimoine de Liliane Bettencourt rattachés à sa vie privée.

Dans un premier temps, en 2010, les juges du fond avaient estimé que ces enregistrements, "relevant du débat démocratique, pouvaient être légitimement portés à la connaissance du public". Par un arrêt du 5 octobre 2011, la première chambre civile de la Cour de cassation avait rejeté cette analyse, affirmant que les propos concernés relevaient effectivement la vie privée et qu'ils avaient été enregistrés et publiés à l'insu des intéressés. Les infractions mentionnées aux articles 226-1 et 2 du code pénal étaient donc constituées. La décision finale a été renvoyée à la Cour d'appel qui s'est inclinée devant la position de la juridiction suprême. Et c'est finalement à l'occasion du second recours de Médiapart devant la Cour de cassation qu'intervient cette QPC.

Derrière ce combat judiciaire de longue durée apparaît un débat juridique qui dépasse très largement l'affaire Bettencourt. S'il est vrai que la décision de la Cour de cassation est globalement conforme à sa jurisprudence traditionnelle, force est de constater qu'elle conduit à neutraliser le débat sur l'équilibre entre la liberté de presse et le droit au respect de la vie privée. 

L'absence de "caractère sérieux"


La motivation de la décision est assez sommaire, comme souvent les refus de renvoi opposés par la Cour de cassation en matière de QPC. Elle reconnaît certes que les dispositions contestées du Code pénal n'ont jamais été portées devant le Conseil constitutionnel, mais estime en revanche que "la question n'est pas nouvelle". Par cette formulation, la Cour de cassation veut signifier que le Conseil constitutionnel s'est souvent prononcé sur l'article 11 de la Déclaration de 1789, et que sa jurisprudence est suffisamment connue pour ne pas justifier un nouveau recours. 

La Cour ajoute que la "question posée ne présente pas de caractère sérieux". Le droit à la vie privée fait l'objet d'une "jurisprudence constante", qui peut être résumée très simplement. Comme la Cour le rappelle lors d'un autre refus de renvoi de QPC le 16 avril 2013, "l'atteinte portée à la liberté d'expression par une incrimination" pénale doit apparaître "nécessaire, adaptée et proportionnée à l'objectif de la réputation, de la dignité et des droits d'autrui". Le juge a donc pour mission de qualifier des comportements que le législateur doit avoir définis en termes "suffisamment clairs et précis pour que l'interprétation de ce texte, qui entre dans l'office du juge pénal, puisse se faire sans risque d'arbitraire".



Captation d'une conversation privée pour dénoncer un imposteur
Molière. Tartuffe. Acte IV sc. 5
Gravure de Pierre Brissart. 1682

L'atteinte à la vie privée


Encore faut-il, que les enregistrements diffusés par Médiapart relèvent effectivement de la vie privée et que leur divulgation puisse être sanctionnée sur le fondement de l'article 9 du code civil. En l'espèce, la Cour de cassation ne se fonde pas sur le contenu des conversations, portant sur la fortune de Liliane Bettencourt. En effet, l'action judiciaire a été engagée par M. de Maistre, et Liliane Bettencourt n'y est pas partie. Il est vrai, et c'était précisément l'objet de l'enquête de Médiapart, que la fortune de M. de Maistre n'était pas sans lien avec celle de Liliane Bettencourt. Il était cependant difficile de considérer que les révélations d'ordre patrimonial suffisaient à caractériser l'atteinte à la vie privée. En effet, la jurisprudence de cette même cour de cassation a largement atténué l'intensité du secret du patrimoine. Celui-ci n'est réellement invocable que lorsque les divulgations ne concernent pas seulement la fortune de l'intéressé, mais aussi son mode de vie ou sa personnalité (Civ. 1ère, 30 mai 2000). C'est seulement dans ce cas que la divulgation d'éléments du patrimoine peut être sanctionnée sur le fondement de l'article 9 du code civil.

Pour contourner cette jurisprudence dérangeante, la Cour s'appuie les modalités de la captation. Et il est vrai qu'il s'agissait d'une "interception clandestine" qui "par son objet et sa durée" conduisait nécessairement son auteur à pénétrer délibérément dans la vie privée de la personne concernée. Certes, l'argument est juridiquement parfaitement fondé. Les articles 226 alinéas 1 et 2 s'appliquent donc de manière automatique, sans que la question de l'intérêt que la divulgation peut représenter pour l'information du public et le débat d'intérêt général. La cour de cassation écarte simplement la question du bien-fondé de la diffusion, et  se place ainsi en opposition directe avec la Cour européenne des droits de l'homme.

Vers un recours devant la Cour européenne ?


Pour la Cour européenne, la diffusion dans les médias d'informations relatives  la vie privée ne peut pas être exclue de manière absolue. L'appréciation est réalisée au cas par cas, suivant les circonstances de l'espèce. Dans une décision du 23 juillet 2009, Hachette Filipacci Associés (Ici Paris) c. France, la Cour sanctionne les juges français qui avaient condamné la publication d'un article comportant des éléments du patrimoine et du mode de vie financier de Johny Halliday, illustrant le propos par des photos publicitaires montrant que l'intéressé faisait volontiers un usage commercial de son nom et de son image. Dans ce cas, la Cour européenne a considéré que la vie privée du chanteur cédait le pas devant la liberté d'expression. Il est vrai que l'article contesté ne faisait que reprendre des informations déjà connues et d'ailleurs déjà diffusées dans la presse.

La Cour va cependant encore plus loin, et accepte une ingérence dans la vie privée des personnes, si celle-ci répond à un "besoin social impérieux", c'est à dire que cette publication est indispensable pour développer un "débat d'intérêt général". Tel est le cas dans l'affaire Radio Twist A.S. c. Slovaquie du 19 décembre 2006, a propos de la diffusion par une station de radio d'une conversation téléphonique entre deux responsables gouvernementaux, enregistrée par un tiers. Pour la Cour, ce seul fait ne suffit pas à priver l'entreprise de communication de la protection de l'article 10 de la Convention, dès lors qu'il s'agissait de mettre sur la place publique des pratiques grossièrement illégales.

On ne peut qu'être frappé par la similitude entre les faits de la décision Radio Twist A.S. c. Slovaquie et ceux de l'affaire Médiapart. Dans les deux cas, la conversation a été enregistrée par un tiers, et la captation a été effectuée à l'insu des intéressés. Ces deux éléments, déterminants pour constituer l'atteinte à la vie privée aux yeux de la Cour de cassation, ne suffisent pas à justifier l'atteinte à la liberté d'expression, aux yeux de la Cour européenne.

Il est donc probable que Médiapart n'hésitera pas à saisir la Cour européenne de cette affaire, dès que les juges du fond auront rendu une décision de condamnation définitive pour atteinte à la vie privée. Reste qu'on peut se demander si la Cour de cassation a eu raison d'empêcher l'exercice du contrôle de constitutionnalité. A dire vrai, elle avait le choix entre deux démarches. Soit elle s'efforçait de sanctuariser les dispositions du code pénal, et la conception rigoureuse de la protection de la vie privée qu'elles impliquent, et elle acceptait le renvoi de la QPC au Conseil constitutionnel. Soit elle livrait ces mêmes dispositions au contrôle de la Cour européenne, et c'est très précisément ce qu'elle a fait...

lundi 3 février 2014

Nymphomaniac devant le juge des référés

Le juge des référés du tribunal administratif de Paris a rendu, le 28 janvier 2014, une ordonnance de référé portant sur le visa attribué au film Nymphomaniac, volume 1, de Lars von Trier. L'association requérante Promouvoir, dont l'objet social est "la promotion des valeurs judéo-chrétiennes dans tous les domaines de la vie sociale", demande au juge de suspendre l'exécution du visa d'exploitation accordé au film le 24 décembre 2013. Elle lui reproche de ne pas interdire le film aux mineurs de moins de dix-huit ans, mais seulement à ceux de moins de douze ans. Le juge des référés adopte une solution médiane, et décide finalement que le film sera interdit aux mineurs de moins de seize ans.

L'association Promouvoir et la jurisprudence


L'association Promouvoir est l'un des acteurs essentiels de la lutte contre la pornographie. Elle a ainsi obtenu du Conseil d'Etat, par un arrêt du 30 juin 2000, l'annulation du visa du film de Virginie Despentes, "Baise-moi", pourtant assorti d'une interdiction aux mineurs de moins de seize ans. Par la suite, l'association a encore obtenu une interdiction identique du film "Ken Park" de Larry Clark, et d'"Antichrist" de Lars van Trier, également auteur de "Nymphomaniac, volume 1". Il est vrai que, dans ce dernier cas, le juge a prononcé l'annulation du visa d'interdiction aux moins de seize ans pour vice de procédure, la commission de classification n'ayant pas suffisamment motivé sa décision.

Dans l'affaire "Nymphomaniac, volume 1", le recours de l'association requérante a un enjeu  purement symbolique. Le juge des référés, saisi le 10 janvier 2014, ne rend son ordonnance que le 28 janvier 2014, délai très long, du moins si on le compare à l'exceptionnelle rapidité de la procédure d'urgence mise en oeuvre dans l'affaire Dieudonné. Pendant toute la période du 10 au 28 janvier, le film a donc été exploité avec son visa d'interdiction aux moins de douze ans. Depuis le 28 janvier, il poursuit sa carrière en salle mais ne peut plus être vu que par les spectateurs de plus de seize ans. 
Cette modification est en réalité sans effet sur une carrière fort modeste et déjà pratiquement achevée au moment où intervient l'ordonnance de référé. Le second volume de Nymphomaniac, sorti le 29 janvier, est d'ailleurs diffusé dans moitié moins de salles que le premier, les distributeurs anticipant l'échec. Il fait en outre l'objet d'un visa d'exploitation assorti d'une interdiction aux mineurs de moins de seize ans, ce qui d'ailleurs peut surprendre. Les deux parties du film ont en effet été traitées de manière différente par la Commission de classification, alors même que Lars von Trier considérait le film comme un oeuvre unique, la division en deux "volumes" n'ayant été décidée qu'en raison de sa longueur.
L'échec du film ne fait cependant pas disparaître la condition d'urgence exigée en matière de référé par l'article L 521-1 du code de justice administrative. Pour le juge, le fait que l'exploitation du film continue, même modestement, laisse subsister la nécessité d'assurer la protection des mineurs.

Edward Hopper. New York Movie. 1939

La liberté d'expression cinématographique


On le voit, le cinéma est aujourd'hui surtout envisagé comme une industrie. Mais l'ordonnance de référé a le mérite de nous rappeler qu'il existe une liberté d'expression cinématographique. Dans sa célèbre décision d'assemblée du 24 janvier 1975, Société Rome Paris Films, le Conseil d'Etat affirme ainsi qu'une décision de restreindre la diffusion d'un film doit résulter de "l'absolue nécessité de concilier les intérêts généraux dont le ministre a la charge avec le respect dû aux libertés publiques, et notamment la liberté d'expression".

Une police spéciale


L'expression cinématographique est cependant marquée par un interventionnisme important de l'Etat. Elle ne relève  pas du régime général de la liberté d'expression, qui reposait, du moins jusqu'à l'ordonnance de référé rendue par le Conseil d'Etat dans l'affaire Dieudonné, sur un système répressif : chacun est libre de s'exprimer comme il l'entend, sauf à rendre des comptes a posteriori devant le juge pénal. 

L'ordonnance du 1er juillet 1945, désormais intégrée au code du cinéma et de l'image animée, crée une police spéciale du cinéma, qui met en place un régime d'autorisation. Il se concrétise par un visa d'exploitation accordé par une Commission de classification rattachée au ministère de la culture. Celle-ci a le choix entre plusieurs propositions : autorisation pour tous publics, interdiction aux mineurs de moins de douze, seize ou dix-huit ans (dans ce dernier cas, la Commission peut aussi décider que le film sera diffusé dans le circuit particulier des films pornographiques) et enfin interdiction générale et absolue de toute diffusion. Ce régime d'autorisation n'est pas réellement remis en cause. La Cour européenne des droits de l'homme elle-même, à propos du système britannique sensiblement équivalent, a considéré qu'il ne portait pas atteinte à l'article 10 (CEDH, 25 novembre 1996, Wingrove c. Royaume-Uni)

Contrôle maximum du juge administratif


Depuis que le juge administratif a reconnu, avec l'arrêt Société Rome Paris Film, qu'il existait  une liberté d'expression cinématographique, il exerce un contrôle maximum et apprécie  le bien fondé du choix du visa. Il juge ainsi du contenu du film par rapport à la nécessité d'ordre général de protéger les spectateurs les plus jeunes contre les images d'incitation à la violence ou de nature pornographique, principe posé par l'article L 311-2 du code du cinéma. C'est ainsi qu'il considère que Nymphomania, volume 1 doit être interdit aux mineurs de moins de seize ans. A ses yeux, le film comporte une "présentation de scènes et d'images particulièrement crues relatant l'addiction sexuelle d'une jeune femme" et montrant des "scènes de sexe (...) dans un contexte particulièrement sombre". Certes, les auteurs du film invoquent le fait que ces scènes ont été assurées par des acteurs de films pornographiques, mais le juge mentionne avec bon sens que cette circonstance ne suffit pas à démontrer que ces scènes sont simulées.

Le juge des référés refuse cependant de considérer le film comme pornographique et de l'interdire aux moins de dix-huit ans. Prenant en considération, le "thème traité" c'est à dire l'existence d'un véritable scénario, et la relative brièveté de ces scènes sur l'ensemble de l'oeuvre, il estime que le film ne saurait être qualifié de pornographique. En outre, il ne comporte pas  scènes d'incitation à la violence, contrairement au film "Baise-moi", dont le Conseil d'Etat avait estimé qu'il contenait "un message pornographique et d'incitation à la violence". Le juge des référés décide donc de suspendre le visa accordé par la Commission et de lui substituer interdiction aux mineurs de moins de seize ans. Sa motivation nous renseigne clairement sur l'interprétation par le juge des critères fixés par le code du cinéma. 

Violence et incitation à la violence

Le juge ne prend en considération que l'"incitation" à la violence. A propos d'un film intitulé Saw 3D Chapitre Final, la Cour administrative d'appel de Paris, dans un arrêt du 3 juillet 2013, fait observer qu'il "comporte de nombreuses scènes de grande violence", mais que ni son sujet ni son traitement narratif ne permettent de déceler une "quelconque apologie de la violence". Au demeurant, le juge fait observer que le spectacle relève des films "gore"qui sont "volontairement grandguignolesque". Une telle jurisprudence est évidemment très libérale et permet au juge de ne pas pénétrer dans le débat, nécessairement très subjectif, portant sur l'intensité de cette violence.

Pornographie

Quant à la pornographie, il suffit que les scènes de sexe non simulées soient "relativement brèves" et qu'elles ne "constituent pas le thème principal du film" pour que le film échappe au classement X. Le Conseil d'Etat en décidait ainsi le 23 juin 2009 à propos de l'Antichrist de Lars von Trier. Sur ce point, l'ordonnance du tribunal administrative relative à Nymphomaniac, volume 1 ne fait que reprendre cette jurisprudence.
La subjectivité du juge est évidente, mais il a tout de même pris soin de se fixer des "garde-fou", d'un côté l'"apologie" de la violence plus facile à apprécier que son intensité, de l'autre la durée des scènes pornographiques et leur place dans la narration. Certains, et c'est sans doute le cas de l'association Promouvoir, penseront que cette jurisprudence est laxiste. Les adolescents peuvent en effet se repaître de films extrêmement violents, dès lors qu'ils ne font pas l'apologie de cette violence. Ils peuvent aussi voir des scènes pornographiques dans des films qui les présentent comme de nature esthétique.

Il n'empêche que le contrôle existe, surtout si l'on considère qu'une interdiction d'un film aux moins de seize ans est une mauvaise nouvelle pour les producteurs et les distributeurs. Les adolescents sont, en effet, de gros consommateurs de cinéma, et le marché qu'ils représentent est très important. Sur ce plan, le système mis en place apparaît comme étant de nature essentiellement dissuasive, car les réalisateurs, et surtout les producteurs, sanctionnés par une interdiction aux moins de seize ans, réfléchiront sans doute deux fois avant de refaire un film de même type. Comme toujours en matière de police administrative, le meilleur moyen d'échapper à un film violent ou pornographique est encore de ne pas prendre son billet..



vendredi 31 janvier 2014

Transmission du nom et discrimination


Dans son arrêt Cusan et Fazzo c. Italie du 7 janvier 2014, la Cour européenne sanctionne comme discriminatoire le droit italien imposant la transmission aux enfants nés dans le mariage du nom patronymique du père. Les requérants souhaitaient transmettre à leur fille Maddalena née en avril 1999 le nom de sa mère, Cusan. Leur demande fut rejetée, et l'enfant inscrite sous le nom du père, Fazzo.

Le fondement juridique du refus opposé aux époux Cusan-Fazzio semble en effet bien fragile, tant en droit italien qu'au regard de la Convention européenne.

Une "conception patriarcale de la famille"

Le tribunal de Milan, saisi en première instance, fait observer qu'aucune disposition légale n'impose d'inscrire un enfant né d'un couple marié sous le nom du père. Mais, affirme-t-il, "cette règle correspond à un principe bien enraciné dans la conscience sociale et dans l'histoire italienne". Il ajoute d'ailleurs qu'il n'est pas utile de légiférer dans ce domaine. Dès lors que le code civil italien énonce que toute femme mariée adopte le nom de son mari, n'est-il pas évident que les enfants ne peuvent être inscrits qu'avec ce nom ? 

Cette décision n'est pas remise en cause par les juges d'appel et de cassation, ni même par la Cour constitutionnelle saisie en 2006. Certes, celle-ci reconnaît que le système en vigueur résulte d'une conception patriarcale de la famille trouvant ses racines dans le droit romain, et bien peu compatible avec le principe constitutionnel de l'égalité entre les hommes et les femmes. Mais elle n'en tire aucune conséquence concrète pour les époux Cusan-Fazzio, se bornant à affirmer que seule l'intervention du parlement peut modifier le droit existant.

Le nom patronymique, un élément de la vie privée et familiale

Devant la Cour européenne, il est difficile de se retrancher sur "la conscience sociale" et "l'histoire italienne" pour justifier des dispositions qui heurtent à la fois le droit au respect de la vie privée et familiale garanti par l'article 8 de la Convention, et le principe de non discrimination figurant dans l'article 14. 

Certes, l'article 8 ne contient pas de disposition explicite en matière de non patronymique. Mais, dans ses arrêt Johansson c. Finlande du 6 septembre 2007 et Daroczy c. Hongrie du 1er juillet 2008, la Cour a déjà affirmé que le nom est un élément d'identification de la personne et qu'à ce titre, il se rattache à sa vie privée et familiale. Le fait que l'Etat soit en mesure d'en réglementer l'usage ne retire rien au fait que le nom patronymique est d'abord un élément essentiel de la relation de l'individu avec ses semblables (par exemple : CEDH, 9 novembre 2010, Losonci Rose et Rose c. Suisse ; CEDH, 16 mai 2013, Garnaga c. Ukraine).

Dès lors que le contentieux du nom de famille entre dans le champ de l'article 8, l'article 14 relatif au principe de non-discrimination peut également être invoqué. En principe en effet, l'article 14 s'applique, lorsqu'est en cause "la jouissance des droits et libertés" garanties par la Convention européenne des droits de l'homme.

Elisabeth Vigée-Lebrun. Portrait de Jeanne. 1782

Un droit discriminatoire

Selon une jurisprudence désormais traditionnelle, la discrimination est définie comme le fait de traiter de manière différentes, sans justification objective et raisonnable, des personnes se trouvant dans des situations comparables. Dans son arrêt Willis c. Royaume-Uni du 11 juin 2002, la Cour considère ainsi comme discriminatoire le système juridique britannique qui accorde aux veuves mères d'enfants mineurs une prestation spécifique, en la refusant aux veufs dans la même situation. Dans ce cas en effet, la différence de traitement ne repose sur aucune justification "objective et raisonnable", dès lors qu'elle repose uniquement sur la différence entre les sexes.

Sur ce point, le gouvernement italien invoque le fait que les parents de la jeune Maddalena ont finalement été autorisés par l'administration a accoler le nom de la mère à celui du père. Pour la Cour, cette autorisation ne modifie en rien la situation juridique, car il s'agit alors de créer un nom d'usage, celui inscrit sur l'état civil n'étant pas modifié. Elle considère, en conséquence, que le droit italien est effectivement discriminatoire, car la différence ainsi établie entre les parents dans la détermination du nom de l'enfant repose sur de seules considérations liées à leur sexe.  

L'arrêt Cusan et Fazzio c. Italie était, il est vrai, largement prévisible. Dès 1994, l'arrêt Burghartz c. Suisse sanctionnait pour discrimination le refus opposé par les autorités suisses à la demande d'un mari qui souhaitait faire précéder le nom de famille, en l'occurrence celui de son épouse, du sien propre. Plus tard, dans la décision Ünal Tekeli c. Turquie du 16 novembre 2004, la Cour rejetait pour le même motif la loi turque imposant à femme mariée de porter le nom de son mari, même si elle pouvait, le cas échéant, y accoler le sien. Enfin, dans l'arrêt Losenci Rose et Rose c. Suisse du 9 novembre 2010, c'est de nouveau le droit suisse qui est sanctionné, celui-ci imposant un régime d'autorisation aux époux désireux de prendre tous deux le nom de la femme, le nom du mari étant en quelque sorte attribué par défaut après le mariage.

L'arrêt du 7 janvier 2013 vient donc compléter une jurisprudence déjà abondante dans ce domaine. Son abondance témoigne surtout de la persistance de quelques combats d'arrière-garde dans ce domaine, et il ne fait guère de doute que la liberté du choix du nom est en train de gagner l'ensemble des Etats signataires de la Convention européenne des droits de l'homme. Réjouissons-nous au moins, que, dans ce domaine, la France ait depuis longtemps reconnu le libre choix du nom. La loi du 4 mars 2002 a mis fin au principe de transmission du nom du père. L'article 311-21 du code civil énonce ainsi que les deux parents choisissent le nom de famille de l'enfant, qui peut être "soit le nom du père, soit le nom de la mère, soit leurs deux noms accolés dans l'ordre choisi par eux". Sur ce point, le code civil est donc parfaitement conforme au principe de non discrimination posé par la Cour européenne.

Certes, les familles rencontreront peut être quelques difficultés, lorsque M. Durant-Dupont épousera Mlle Martin-Duval et que le jeune couple annoncera la naissance du jeune Adhémar Durant-Dupont-Martin-Duval. Pire, quand le jeune Adhémar épousera Eulalie Dalloz-Sirey-Pedone-Lamy (vieille famille de juristes) et qu'ils annonceront la naissance de Gertrude Durant-Dupont-Martin-Duval-Dalloz-Sirey-Pedone-Lamy... A eux de se débrouiller, dans deux générations.