« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 22 novembre 2013

Adoption du référendum d'initiative populaire, sans initiative populaire

Le 21 novembre 2013, la Commission mixte paritaire a adopté les textes relatifs au référendum d'initiative partagée, une loi organique et une loi ordinaire. Aussitôt adopté, la loi organique a d'ailleurs été transmise au Conseil constitutionnel, puisque ce dernier est obligatoirement saisi de toutes les lois organiques. Il est bien peu probable que le texte soit déclaré non conforme à la Constitution, et il va sans doute bientôt entrer en vigueur. C'est lui qui pose les principes généraux du référendum, la loi ordinaire étant consacrée à la procédure référendaire.

Cinq ans après...

On doit observer la lenteur de la gestation de ces textes qui trouvent leur origine dans la révision constitutionnelle de 2008 qui modifiait la rédaction de l'article 11, en ajoutant : "Un référendum portant sur un objet mentionné au premier alinéa peut être organisé à l'initiative d'un cinquième des membres du Parlement, soutenue par un dixième des électeurs inscrits sur les listes électorales. Cette initiative prend la forme d'une proposition de loi et ne peut avoir pour objet l'abrogation d'une disposition législative promulguée depuis moins d'un an". Rappelons cependant que cette procédure ne s'applique que dans le champ de l'article 11, ce qui signifie que la consultation populaire doit porter sur l'organisation des pouvoirs publics ou les réformes relatives à la politique économique sociale ou environnementale, ou encore avoir pour objet d'autoriser la ratification d'un traité qui aurait des incidences sur le fonctionnement des institutions.

Cinq années se sont donc déroulées entre la révision constitutionnelle et le vote des lois permettant sa mise en oeuvre. Le Président Sarkozy qui se proposait, par cette réforme, de "redonner la parole au peuple français", n'a rien fait que pour cette prise de parole devienne une réalité. Si deux projets de loi ont bien été déposés en décembre 2010, ils n'ont été adoptés par l'Assemblée nationale en première lecture qu'en janvier 2012. Il a donc fallu attendre l'alternance pour que la procédure législative soit menée à son terme, sans enthousiasme particulier. 

En réalité, les parlementaires n'ont jamais voulu du référendum d'initiative populaire, et le projet leur donne entière satisfaction sur ce point. Ce texte rappelle ainsi la fameuse lettre de Joseph Caillaux, écrivant en substance : "J'ai enfoncé l'impôt sur le revenu en ayant l'air de le défendre". 

La réforme apparaît donc purement cosmétique, marquée à la fois par l'étroitesse de son champ d'application, et la possibilité offerte au parlement de contrôler entièrement la procédure. 



Un champ d'application restreint

Le domaine des libertés publiques  n'est pas réellement concerné par la nouvelle procédure, sauf dans l'hypothèse où elle la réforme se traduirait par une modification de nos institutions. Certes, les opposants au mariage pour tous ont allègrement affirmé que la liberté du mariage relèvait de la "politique sociale", oubliant au passage que Nicolas Sarkozy avait oublié de faire voter les lois d'application. Mais cette analyse ne reposait sur aucun argument juridique.

De même, ceux qui souhaiteraient aujourd'hui utiliser ce référendum pour imposer le droit des vote des étrangers aux élections locales seront sans doute déçus. Car le droit de suffrage ne concerne pas les "pouvoirs publics", et pas davantage la politique économique, sociale ou environnementale. Pour empêcher toutes interprétation un peu trop libérale du champ du référendum, l'objet de toute initiative dans ce domaine doit être soumis au Conseil constitutionnel pour être préalablement contrôlé.

Une initiative parlementaire

Contrairement au slogan lancé par l'ancien Président, le nouvel article 11 ne redonne pas la parole au peuple français. Il ne s'agit pas d'un référendum d'initiative populaire, mais plus modestement d'une initiative parlementaire. Le texte doit être présenté par 1/5è des membres du Parlement, soit 185 députés et sénateurs qui déposent une proposition de loi, dans les conditions du droit commun. Le peuple n'intervient qu'ensuite, pour appuyer l'initiative parlementaire. La démocratie directe est donc entièrement absente de l'élaboration du texte, qui demeure la compétence exclusive du parlement. 

L'intervention du peuple se réduit à une forme un peu modernisée du droit de pétition, mise en oeuvre de telle manière qu'il ne puisse jamais être mis en oeuvre. En effet, pour qu'un référendum puisse effectivement avoir lieu, le texte doit recevoir le soutien du dixième de l'électorat, soit environ 4 500 000 électeurs. Un tel chiffre suppose une mobilisation qui, à dire vrai, a bien peu de chances d'être atteinte. Souvenons nous que lors du débat sur le mariage pour tous, ses partisans étaient très fiers de remettre au Conseil économique social et gouvernemental une pétition regroupant 690 000 signatures. 

Même si, par l'effet d'une mobilisation peu probable, un projet de texte parvenait à réunir les 4 500 000 signatures indispensables, il ne ferait pas pour autant obligatoirement l'objet d'un référendum. Le texte prévoit que le parlement peut alors reprendre le contrôle de la procédure. 

Après avoir contrôlé le nombre de signatures, le Conseil constitutionnel déclare, dans une décision publiée au Journal officiel, que la proposition a le soutien d'un dixième des électeurs inscrits sur les listes électorales. A l'issue d'un délai de six mois après cette publication, le Président de la République la soumet au référendum.... sauf si le parlement en décide autrement.

Cela peut sembler compliqué, mais c'est très simple. Il suffit à la majorité de l'Assemblée et du Sénat d'"examiner" le texte une fois pour l'enterrer définitivement (art. 9 de la loi organique). Il n'est même pas indispensable de susciter un vote, il suffit de l'inscrire à l'ordre du jour, et d'organiser un débat, un seul. Dans ce cas, la proposition est alors purement et simplement enterrée, oubliée, comme sont enterrés les espoirs des malheureux citoyens qui auraient eu la naïveté de croire que cette réforme avait pour but de "redonner la parole au peuple".

Bien entendu, l'actuelle majorité s'est trouvée plus ou moins contrainte de mener à son terme une réforme figurant déjà dans la Constitution, depuis la révision de 2008. Et puisque le principe de ce référendum figure dans la Constitution, le Conseil constitutionnel ne pourra évidemment pas le déclarer inconstitutionnel.

Ce référendum d'un genre nouveau, caractérisé surtout par son caractère inapplicable, est pourtant une sorte de monstre juridique qui va certainement empêcher longtemps l'adoption d'une vraie initiative populaire.  Plus grave peut-être, il illustre parfaitement une tendance récente à intégrer dans la Constitution des dispositions inutiles, uniquement destinées à assurer une mission conjoncturelle de communication politique. Cette forme de pollution de la Constitution conduit à saper lentement sa crédibilité et la confiance que les citoyens ont à son égard. Ne sont-ils pas les premières victimes d'une procédure dont ils sont finalement exclus ?

lundi 18 novembre 2013

Sanctions disciplinaires : les faux-semblants du Conseil d'Etat

L'arrêt rendu le 13 novembre par le Conseil d'Etat va certainement susciter bon nombre de commentaires élogieux. La Haute Juridiction n'affirme-t-elle pas elle-même, sur son site que, par cette décision, elle entend "exercer désormais un entier contrôle sur le caractère proportionné de la sanction disciplinaire infligée à un agent public par rapport aux faits fautifs qui l’ont justifié". L'arrêt est donc présenté comme l'un de ceux que l'on fait admirer à la doctrine, pour qu'elle n'oublie pas que la juridiction administrative est là pour garantir les droits des citoyens, administrés ou fonctionnaires. Le passage au contrôle normal en matière de sanctions disciplinaires est donc présenté comme l'instrument d'une meilleure protection des agents publics.

Après avoir fait l'objet d'une "évaluation à 360°" qui ne lui a sans doute pas été favorable, M. B., haut fonctionnaire du Quai d'Orsay exerçant les fonctions d'ambassadeur, a fait l'objet d'une procédure disciplinaire. Il était accusé d'avoir tenu des propos inappropriés au personnel féminin de son ambassade et d'avoir "fait preuve d'acharnement" en tenant, "de façon répétée, des propos humiliants" à l'égard de l'une de ses subordonnées. Inutile d'ajouter que le  Conseil d'Etat affirme que la réalité de ces actes est attestée par les "pièces du dossier" et de "nombreux témoignages concordants".

Ces éléments à charge ont conduit le Conseil de discipline à prononcer une sanction grave, la mise à la retraite d'office de l'intéressé. 

Pour la première fois, le Conseil d'Etat exerce donc un contrôle normal, tout à fait nouveau, tout à fait protecteur des fonctionnaires sanctionnés, sauf de M. B. Il est vrai que les étudiants en droit administratif savent que la Haute Juridiction fait généralement évoluer sa jurisprudence en deux temps. Dans un premier arrêt, elle énonce sa nouvelle position, mais elle rejette le recours. Dans un second arrêt, des mois ou des années plus tard, elle se réfère à cette jurisprudence nouvelle et la met en oeuvre de manière positive, en annulant l'acte qui lui est déféré. D'une certaine manière, M. B. est la victime de ce mode de revirement, ayant la malchance d'être le premier requérant, et non pas le second. 

Mais l'arrêt semble comporter des vices plus graves, car ils touchent le coeur même des droits des personnes objets d'une procédure disciplinaire. 

Le principe d'impartialité

Le premier d'entre eux est sans doute le droit d'être entendu et jugé par une instance impartiale. Dans la décision, le Conseil observe que M. D., directeur général de l'administration (DGA) du ministère a pris l'ensemble des actes concernant le retrait des fonctions de M. B., qu'il s'agisse de son rappel à Paris après l'évaluation à 360°, ou de la nomination de son successeur. Ensuite, il a établi et signé le rapport, entièrement à charge, demandant la saisine du conseil de discipline et, pour faire bonne mesure, il l'a lui-même présidé.

Pour le Conseil d'Etat, cette absence de distinction entre l'autorité qui saisit le conseil et celle qui juge ne constitue pas une violation du principe d'impartialité, dès lors qu'"il ne ressort pas des pièces du dossier qu'il ait, dans la conduite des débats, manqué à l'impartialité requise ou manifesté une animosité particulière à l'égard de l'intéressé". Cette formule est directement issue d'un arrêt Laniez du 15 mai 1960, tellement oublié qu'il ne figure même plus dans les bases de données recensant le droit en vigueur.

De cette jurisprudence antique, on doit déduire qu'une seule personne peut prendre toutes les décisions administratives concernant l'intéressé, saisir le conseil de discipline et le présider, à la seule condition qu'elle ne tienne aucun propos public qui pourrait révéler une animosité à son égard. Cela serait d'ailleurs difficile car les membres d'un conseil de discipline sont soumis au secret professionnel, principe rappelé par le Conseil d'Etat lui-même dans un arrêt Paillaud du 4 novembre 1992.

Le problème est que cette analyse viole aussi bien la jurisprudence du Conseil constitutionnel que celle de la Cour européenne des droits de l'homme. 

Violation de la jurisprudence du Conseil constitutionnel

Le Conseil constitutionnel, depuis sa décision du 29 août 2002, rattache l'impartialité à l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. A l'origine, il ne distinguait guère entre les principes d'indépendance et d'impartialité, également "indissociables de l'exercice de fonctions juridictionnelles". Par la suite, il a précisé sa jurisprudence, jusqu'à une décision QPC du 8 juillet 2011 rendue à propos de la justice des mineurs. Précisément, cette dernière reposait sur l'intervention du juge des enfants également compétent pour instruire l'affaire et la juger.

Nous sommes là dans une situation très proche de celle de M. B., puisque le DGA a tout à la fois géré sa carrière, ou plus exactement l'interruption de sa carrière, avant de saisir le conseil de discipline qu'il a lui même présidé. Or, dans sa décision du 8 juillet 2011, le Conseil affirme clairement qu'en  "permettant au juge des enfants (...) qui a renvoyé le mineur devant le tribunal pour enfants de présider cette juridiction de jugement habilitée à prononcer des peines", la loi porte atteinte au principe d'impartialité qui a valeur constitutionnelle.

Certains objecteront peut-être qu'une sanction disciplinaire n'est pas une décision de la justice pénale. En quelque sorte, elle serait moins grave et pourrait tolérer une conception plus souple du principe d'impartialité. Là encore, le Conseil constitutionnel oppose une fin de non recevoir à une telle analyse. Dans sa décision rendue sur QPC du 25 novembre 2011, le Conseil constitutionnel énonce très clairement que les principes d'indépendance et d'impartialité garantis par l'article 16 de la Déclaration de 1789 doivent également être respectés, (...) "lorsqu'est en cause une sanction ayant le caractère d'une punition". On le constate, la jurisprudence Laniez ne résiste guère face à la jurisprudence du Conseil constitutionnel.

Violation de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme

Elle ne résiste pas davantage face à celle de la Cour européenne. Celle-ci fait reposer l'exigence d'impartialité sur le droit au procès équitable garanti par l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme. Dans sa décision Adamkiewicz c. Pologne du 2 mars 2010, la Cour définit l'impartialité à travers deux critères cumulatifs.

Le premier critère peut être qualifié de "subjectif" parce qu'il consiste à pénétrer dans la psychologie du juge, à rechercher s'il désirait favoriser un plaideur ou nuire à un justiciable. Dans ce cas, l'impartialité est présumée, jusqu'à preuve du contraire (CEDH, 1er octobre 1982, Piersack c. Belgique). La Cour européenne se montre très rigoureuse à cet égard et ne constate la violation du principe d'impartialité que lorsque la preuve est flagrante. Tel est le cas, dans l'arrêt Remli c. France du 23 avril 1996,  pour un jury de Cour d'assises jugeant un Français d'origine algérienne, dont l'un des jurés a tenu, hors de la salle d'audience mais devant la presse, des propos racistes. C'est sans doute à ce critère subjectif que se réfère le Conseil d'Etat lorsqu'il observe qu'aucun propos révélant une animosité à l'égard de M. B. n'a été relevé. 

Le Conseil d'Etat a sans doute oublié qu'il existe un second critère de l'impartialité, présenté comme   "objectif", parce qu'il s'agit de contrôler l'organisation même de l'institution, qui doit apparaître impartiale, et inspirer la confiance. Sur ce point, la Cour européenne a développé une jurisprudence qui interdit l'exercice de différentes fonctions juridictionnelles par un même juge, dans une même affaire (par exemple : CEDH, 22 avril 2010 Chesne c. France).

La Cour de cassation reprend exactement le même principe dans une décision de la Chambre criminelle du 8 avril 2009. Elle y rappelle l'importance de l'impartialité fonctionnelle, qui interdit notamment à un magistrat de connaître d'une affaire pénale, alors qu'il avait déjà eu à juger de son volet civil. Dans ce cas, ce n'est pas le juge qui est en cause, mais l'organisation judiciaire qui ne satisfait pas au principe d'impartialité. Il en est évidemment de même en matière de sanction disciplinaire, et il est clair qu'un conseil de discipline présidé par celui-là même qui a pris des actes décidant de lui retirer ses fonctions, avant de saisir le conseil, devait inspirer une confiance assez limitée au malheureux M. B.

On le constate, la jurisprudence Laniez, invoquée par le Conseil d'Etat, est en quelque sorte balayée à la fois par la jurisprudence du Conseil constitutionnel et par celle de la Cour européenne des droits de l'homme.

Joan Miro. L'oeil noir

Le contrôle normal

Sur le fond, le Conseil affirme, et c'est ce que retiendra la doctrine, qu'il "appartient au juge de l'excès de pouvoir (...) de rechercher si les faits reprochés à un agent public ayant fait l'objet d'une sanction disciplinaire constituent des fautes de nature à justifier une sanction, et si la sanction retenue est proportionnée à la gravité de ces fautes". 

Dès lors que le Conseil d'Etat affirme l'exactitude des faits reprochés à M. B., il en déduit qu'ils justifient une sanction. Et la gravité de cette dernière, une mise à la retraite d'office, apparaît au juge parfaitement proportionnée aux faits qui l'ont motivée.

Pour affirmer cette proportionnalité, le juge s'appuie sur deux éléments. Le premier réside dans  "les responsabilités éminentes" de M.B. lui imposant une obligation de ne pas porter atteinte à la dignité de ses fonctions. Le second réside dans le fait que M. B. n'a, "à aucun moment, mesuré la gravité" de ces faits. Autrement dit, le requérant a nié les accusations formulées contre lui. Il a refusé de battre sa coulpe et d'exprimer ses regrets. C'est évidemment un cas grave pour le Conseil d'Etat, qui valide en outre la décision de rendre publique la sanction, en mentionnant le nom de l'intéressé. Pour la Haute Juridiction, cette forme nouvelle de pilori est parfaitement proportionnée aux faits. Reste évidemment à s'interroger sur l'avenir de cette jurisprudence et à se demander dans quels cas le juge considérera une sanction comme disproportionnée.

Certes, le Conseil interdit au requérant toute comparaison avec la situation d'autres fonctionnaires sanctionnés. La proportionnalité ne s'apprécie que par rapport aux faits qui ont motivé la sanction, et non par rapport à d'autres procédures disciplinaires. On ne peut s'empêcher tout de même de faire certains rapprochements. N'a-t-on pas vu récemment un autre ambassadeur auteur d'un détournement de fonds publics sanctionné par un simple blâme, et le décret le rappelant à Paris indiquer seulement qu'il était "appelé à d'autres fonctions" ? De toute évidence, M. B. n'a pas bénéficié d'une indulgence identique.

Le saucissonnage de la procédure

Cette rigueur, tant de l'administration que de son juge, s'explique en partie par une sorte de saucissonnage de la procédure engagée contre M. B., découpage qui n'a jamais permis de l'envisager dans sa globalité. Rappelons tout de même qu'à l'origine des déboires du requérant se trouve cette "évaluation à 360°" qui n'a été institutionnalisée au Quai d'Orsay que par un arrêté du 26 décembre 2011. M. B. en est sans doute la première victime, ayant été "évalué" en juillet 2010, à une époque où la procédure était encore expérimentale. 

Or, M. B. n'a pas obtenu l'ensemble des pièces liées à cette procédure d'évaluation. Il a donc dû s'adresser au tribunal administratif de Paris qui, dans un jugement du 1er février 2013, a fait injonction au Quai d'Orsay de lui communiquer ces documents. La confrontation des dates est fort éclairante : la sanction que conteste M.B. a été prise en juillet 2011, et les pièces de son dossier d'évaluation n'ont été transmises qu'après février 2013. 

On peut en déduire que M.B. a été sanctionné sans avoir eu communication de l'intégralité de son dossier devant le conseil de discipline, alors qu'il s'agit d'une garantie fondamentale des droits du fonctionnaire, et plus largement du principe du contradictoire. Mais le Conseil d'Etat ne raisonne pas ainsi. Il contourne la question, en affirmant que le décret sanctionnant M. B. n'est pas "un acte pris pour l'application de l'évaluation (...) laquelle ne constitue pas davantage sa base légale". Cette affirmation trouve son origine dans un arrêt précédent du 17 juillet 2013, dans lequel il avait déjà rejeté le recours de M.B. contre la procédure d'évaluation.

De fait, la Haute Juridiction prend soin d'affirmer que les témoignages "concordants" ne sont pas ceux qui ont été recueillis lors de la procédure d'évaluation, mais ceux qui ont été effectués durant la procédure disciplinaire. Le fait que la première procédure ait provoqué la seconde n'est pas pris en considération. Et pourtant, cette évaluation a directement suscité une décision de mettre fin aux fonctions de M. B., à une époque où, rappelons-le, il n'avait pas accès à l'intégralité du dossier. Mais le Conseil d'Etat, dans cette même décision du 17 juillet 2013, a décidé qu'il ne s'agissait pas là d'une sanction déguisée.

L'arrêt du 13 novembre 2013 est donc le dernier épisode d'une sorte de feuilleton contentieux durant lequel chaque décision en entraîne une autre, sans que jamais le requérant puisse contester de manière globale la procédure dont il est l'objet. Dans cet échec contentieux, le principe d'impartialité comme les droits de la défense ont été malmenés, et l'élargissement du contrôle prend alors une allure cosmétique. Cette affirmation de principe, ce libéralisme affiché, n'ont-ils pas pour effet de masquer les vices juridiques d'une décision qui peut sembler si étrange que l'on s'interroge sur ses fondements réels ?

samedi 16 novembre 2013

Droit d'asile : une exception au guichet unique

La décision Cimade rendue par le Conseil d'Etat, réuni en Assemblée du contentieux le 13 novembre 2013, accepte un léger assouplissement à la règle du "guichet unique" en matière de droit d'asile. 

M. B., ressortissant russe d'origine tchétchère, a obtenu le droit d'asile des autorités polonaises en juillet 2008, en application de la Convention de Genève de 1951. Celle-ci énonce, dans son article 1er al. 2 que le terme "réfugié s'applique à toute personne qui (...) craignant avec raison d'être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays". M. B. invoquait alors des persécutions à son encontre, liées à sa participation à la première guerre d'indépendance de la Tchétchénie. Une fois installé en Pologne, il affirme avoir subi de nouvelles menaces émanant de ressortissants tchétchènes résidant dans ce pays, et avoir même, parmi eux,  reconnu l'un de ces anciens tortionnaires. 

Il a finalement choisi de quitter la Pologne, et a choisi de se rendre en France. Entré sur le territoire de manière irrégulière, il a fait une nouvelle demande d'asile et s'est vu refuser le statut de réfugié par l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) en 2009, refus ensuite confirmé par la Cour nationale du droit d'asile en mars 2011. C'est précisément cette décision de la CNDA qui est contestée par la voie du recours en cassation devant le Conseil d'Etat. 

Les rigueurs du "guichet unique"

La CNDA applique le principe du "guichet unique", qui trouve son origine dans la Convention de Dublin de 1990, suivie du règlement "Dublin II" du 18 février 2003, et de la directive du 1er décembre 2005. Il repose sur une idée simple : une personne qui s'est vu reconnaître, ou d'ailleurs refuser, le statut de réfugié dans un Etat de l'Union européenne, ne peut plus le solliciter dans un autre. Cette règle repose sur la volonté de considérer le territoire de l'Union comme un espace unique en matière d'asile. Le premier Etat saisi par le demandeur d'asile instruit sa demande et rend une décision définitive. Les procédures sont raccourcies, puisqu'un demandeur ne peut pas formuler des demandes successives dans plusieurs Etats, dans le seul but de demeurer aussi longtemps que possible sur le territoire européen. Pour garantir l'efficacité du système, un fichier informatisé Eurodac établit un fichier biométrique. La conservation des empreintes digitales des demandeurs d'asile permet en effet de détecter ceux qui ont déjà formulé une demande dans un autre Etat membre. Dans ce cas, leur requête est automatiquement rejetée.

Toute règle a cependant des exceptions, et celle du guichet unique aussi. Le titulaire de la qualité de réfugié, accordée dans un autre pays de l'Union, peut en effet formuler une autre demande, si la protection de l'Etat qui lui a accordé cette qualité n'est plus assurée. C'est évidemment le moyen essentiel développé par M. B. à l'appui de sa demande formulée en France, et il invoque ainsi le danger qu'il court en Pologne, du fait notamment de la présence sur le territoire polonais d'un de ses anciens tortionnaires. Dans cette hypothèse, les autorités françaises doivent examiner sa demande. Il convient de noter cependant que le danger couru par M. B. en Pologne sert de fondement à la seule recevabilité de sa demande d'asile en France. Sur le fond, l'examen de sa demande repose sur les persécutions dont il risque d'être victime dans son pays d'origine, en Russie. 

Jean Cocteau. L'Europe, notre patrie. 1961


La présomption de protection par le pays d'accueil 

Encore faut-il, pour que la demande de M. B. soit recevable en France, qu'il apporte des éléments de preuve, montrant que les autorités polonaises lui ont refusé leur protection. Le Conseil d'Etat précise alors, et c'est le point essentiel de la décision, que les Etats membres de l'UE sont présumés assurer une protection effective des personnes auxquelles ils ont accordé l'asile. Il appartient donc au demandeur de renverser cette présomption, en démontrant que les autorités du pays d'accueil lui ont refusé cette protection.

La CNDA se borne, en l'espèce, à affirmer qu'il n'était pas établi que M. B. ait effectivement sollicité la protection des autorités polonaises. Le Conseil d'Etat considère cependant que cette motivation est insuffisante. A ses yeux, le réfugié peut apporter la preuve par tous moyen de ce défaut de protection, sans qu'il soit obligatoire d'exiger de lui qu'il ait formulé une demande de protection en bonne et due forme aux autorités de l'Etat. Cette précision, anodine en apparence, offre tout de même au réfugié une marge de manoeuvre beaucoup plus large, notamment dans l'hypothèse où l'Etat qui a accordé l'asile ne se conformerait plus à ses obligations conventionnelles.

Dès lors que  M. B. n'a pas été mis en mesure de développer tous les moyens de preuve permettant de démontrer l'absence de protection des autorités polonaises, la procédure est annulée, et l'affaire renvoyée devant la CNDA. Certes, il est probable que M. B. sera finalement débouté, car il n'est certainement pas facile de prouver une absence fautive de protection, voire une inertie dangereuse pour le réfugié. Mais le Conseil d'Etat a tout de même donné, dans cette décision, quelques précisions utiles. Sur l'articulation entre la Convention de Genève de 1951 et le droit de l'Union européenne, il précise que les principes de la première doivent se concilier avec les procédures mises en oeuvre par le second. Cela le conduit à introduire un léger assouplissement, un tout petit bémol, au caractère automatique du guichet unique. Sur ce point, la décision peut être analysée comme un rappel d'un autre principe, celui de l'examen particulier du dossier, qui doit s'appliquer à l'ensemble des décisions prises en considération de la personne.

jeudi 14 novembre 2013

Affaire Mosley : Google découvre le droit français de la vie privée

Le 6 novembre 2013, la 17è Chambre du TGI de Paris a rendu un jugement très remarqué, en donnant satisfaction à Max Mosley dans le litige qui l'oppose à Google, entreprise de droit californien, particulièrement réticente lorsqu'il s'agit de se soumettre aux droits européens et français de la protection des données. Nul n'ignore en effet qu'elle préfère imposer à ses utilisateurs une définition contractuelle de la vie privée, écartant l'ordre public des Etats dans lesquels elle exerce son activité.

En l'espèce, Max Mosley, ancien Président de la Fédération internationale du sport automobile, n'entend pas se soumettre à ce droit imposé par Google, et il  a saisi les juges de plusieurs pays, dont la France. Il invoque une atteinte à sa vie privée, car des photographies le montrant dans des activités sado-masochistes en compagnie de prostituées circulent toujours sur internet, et sont accessibles à partir de mots clés saisis sur Google. Ces clichés proviennent d'un article publié en 2008, par un tabloïd britannique News of the World. Devant la High Court of Justice de Londres, le requérant avait pourtant obtenu une injonction interdisant la diffusion de ces images et 60 000 £ pour indemniser l'atteinte portée à sa vie privée. Mais il n'avait pu empêcher leur dissémination sur internet.

Par une ordonnance de référé du 29 avril 2008, le tribunal de grande instance de Paris a prononcé diverses mesures de retrait et d'interdiction de diffusion. La société Google n'a pas obtempéré, répondant au requérant, et au juge, avec une désinvolture qui n'appartient qu'à elle, qu'il ne lui appartenait pas de "faire la police sur internet". Devant cette situation, Max Mosley a assigné l'entreprise en justice pour exiger un retrait définitif de ces clichés, demandant effectivement à Google de contrôler les images qu'elle indexe et de faire disparaître les liens dirigés vers elles. La décision du 6 novembre 2013 lui donne satisfaction et exige le retrait pendant une durée de cinq années des images dont Mosley avait demandé l'interdiction. L'obligation est assortie d'une astreinte de 1000 € par manquement constaté, si les photos ne sont pas retirées dans un délai d'un mois après la décision.

Respect de la vie privée et droit commun

En exigeant de Google une telle intervention sur ses contenus indexés, le juge français fait prévaloir le droit au respect de la vie privée sur la libre circulation de l'information. Ce principe est exactement celui consacré par notre système juridique depuis la loi du 29 juillet 1881 qui prévoit que la liberté d'expression trouve une limite dans le droit des tiers, et notamment dans le droit au respect de la vie privée. La loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique énonce d'ailleurs, dans son article premier que "la communication au public par voie électronique est libre", mais qu'elle cède néanmoins devant "la liberté et la propriété d'autrui".

Sur ce point, le juge français refuse d'accorder à internet une spécificité lui permettant d'échapper aux contraintes qui sont celles de la presse et de l'audiovisuel. Au contraire, le web se trouve en quelque sorte replacé dans le droit commun, et le juge rappelle fort opportunément aux responsables de Google qu'ils doivent respecter l'ordre public français.

Cette jurisprudence est parfaitement cohérente avec les deux décisions rendues par la Cour d'appel de Paris le 14 décembre 2011.

Dans la première, le juge était saisi par une compagnie d'assurance, qui avait constaté que chaque fois que l'on tapait le début de son nom, "Lyonnaise de G", comme requête sur le moteur "Google Suggest", celui-ci sortait immédiatement le terme "escroc" au troisième rang des suggestions de recherches proposées. Elle estimait donc que l'association de ces deux termes était constitutive d'une injure publique. Le juge de cassation en a pourtant décidé autrement, faisant observer que cette qualification d'"escroc" n'était pas issue de la volonté de Google, mais résultait du système d'indexation. Autrement dit, le terme "escroc" sortait sur le moteur de recherche parce qu'il était utilisé par les internautes pour qualifier la compagnie d'assurance. Dans ce cas, le caractère automatique de l'indexation conduit à écarter la responsabilité de Google, dès lors que l'élément moral de l'infraction fait défaut. Tel n'est pas le cas dans la décision du 6 novembre 2013 : Google était parfaitement conscient que des images attentatoires à la vie privée de Max Mosley circulaient à partir de son moteur de recherche, dès lors que la firme avait déjà refusé, à plusieurs reprises, de les retirer.

Dans la seconde décision du 14 décembre 2011, intervenue cette fois en matière de diffamation, la Cour d'appel est saisie par une personne qui a fait l'objet d'une condamnation pénale et qui se plaint de voir son nom associé à des mots tels que " viol", "violeur", "condamné", "prison", voire "sataniste". Le juge ne nie pas que l'association de ces termes est diffamatoire, mais, en l'espèce, il choisit de se placer sur le plan des causes exonératoires. L'auteur d'une diffamation peut s'exonérer s'il démontre au juge sa bonne foi, et le juge estime que Google est de bonne foi, dans la mesure où elle n'est pas à l'origine du caractère excessif des termes employés et n'a témoigné aucune animosité à l'égard du requérant. Dans la décision du 6 novembre 2013, la situation est évidemment différente, puisque l'atteinte à la vie privée ne saurait donner lieu à une exonération pour des motifs titrés de la bonne foi de son auteur. Dans le cas d'espèce, Google apparaît plutôt comme parfaitement de mauvaise foi, refusant de retirer des images dont elle savait qu'elles portaient une atteinte grave à la vie privée de Max Mosley.


Le droit à l'oubli

Derrière cette protection de la vie privée apparaît en filigrane le droit à l'oubli, ou plus exactement le droit d'être oublié. Max Mosley ne demande rien d'autre que le droit de faire disparaître ces données personnelles d'internet. et la Cour lui accorde ce droit, estimant que la durée de cinq ans imposée à Google est suffisante pour obtenir un oubli définitif. Rappelons sur ce point que le droit à l'oubli numérique constitue l'un des axes essentiels de la proposition de règlement européen sur la protection des données diffusé en janvier 2012. A cet égard, le droit à l'oubli apparaît comme le socle d'un droit européen de la protection des données, alors que le droit américain ne s'intéresse pas à cette question.


Belle de jour. Luis Bunuel. 1967. Catherine Deneuve

Un test pour Google

Certes, la firme a d'ores et déjà annoncé sa décision de faire appel, et l'affaire est sans doute loin d'être finie. Google utilise d'ailleurs déjà tous les instruments en son pouvoir pour faire évoluer le droit français, y compris un lobbying très actif auprès des spécialistes du droit de l'internet. Il est en outre fort probable que la mise en oeuvre concrète de cette décision ne sera pas facile. En effet, si Max Mosley a dirigé son recours à la fois contre Google Incorporated (Inc.), la firme multinationale, et la société Google France, le juge a condamné la seule Google Inc., considérant sans doute que l'entreprise de droit français n'a aucune autonomie réelle. C'est sans doute vrai, mais les voies d'exécution n'en sont pas simplifiées.

On peut cependant penser que la CNIL sera très attentive à la manière dont Google exécutera la décision. Le retrait des ébats sadomasochistes de Max Mosley permettra d'apprécier si Google accepte enfin de se soumettre au droit français, droit du territoire sur lequel elle exerce une partie de ces activités. L'affaire Mosley apparaît alors comme un test pour une entreprise qui fait actuellement l'objet d'une enquête diligentée par la CNIL française, au nom des agences européennes chargées de la protection des données, enquête qui porte précisément sur ses réticences à appliquer le droit européen de la protection de la vie privée.




lundi 11 novembre 2013

Droits de l'homme ou libertés publiques

Il est quelquefois utile de savoir de quoi on parle... quand on parle de libertés. Certains invoquent les "droits de l'homme", d'autres les  "libertés publiques". Ces formulations se retrouvent sur les couvertures des manuels et dans les titres des articles de presse, sans que leurs auteurs se donnent réellement la peine de les définir, tant elles semblent aller de soi. 

Ces notions ne sont pourtant ni synonymes ni interchangeables, loin de là. Chacune d'entre elles reflète non seulement une idéologie mais aussi une méthode d'analyse qui lui sont propres.

Droits de l'homme, droit naturel

Les "droits de l'homme", si souvent invoqués, reposent évidemment sur le droit naturel, l'idée qu'il existe des droits attachés à la nature humaine. On sait qu'ils étaient déjà en germe dans Saint Thomas d'Aquin, qui affirme l'existence d'un droit antérieur à la formation de la structure étatique, un droit attaché à l'homme et créé par Dieu. 

Ce fondement religieux de la notion de droits de l'homme a t il disparu aujourd'hui ? Sans doute pas, si l'on se souvient des propos tenus par Monseigneur Barbarin lors du débat sur le mariage pour tous : "Notre désir est que la loi n'entre pas dans des domaines qui dépassent sa compétence. Un parlement est là pour trouver du travail à tout le monde, pour s'occuper de la sécurité, de la santé ou de la paix. Mais un parlement, ce n'est pas Dieu le Père". En clair, cela signifie que la loi de Dieu est supérieure à celle de l'Etat. 

Peu à peu, le droit naturel va néanmoins perdre l'essentiel de sa dimension religieuse, qui ne subsiste aujourd'hui que chez une minorité de catholiques. Un droit naturel fondé sur la raison se développe dans un mouvement engagé par Grotius et Pufendorf, qui trouve son apogée dans la philosophie des Lumières. Il trouve sa traduction écrite dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Cette dernière se propose, en effet, de constater l'existence de droits qu'elle ne crée pas, mais qui sont "inaliénables et sacrés", précisément parce qu'ils sont intrinsèquement liés à la qualité humaine.

Aujourd'hui, le jusnaturalisme se présente à travers l'idée d'un universalisme des droits de l'homme, qui s'imposerait aux Etats. Les droits de l'homme sont alors invoqués dans une perspective militante qui présente une double facette, d'une part une dénonciation des violations dont ils sont l'objet, d'autre part une volonté de les affirmer, de les proclamer au plan universel par des déclarations solennelles ou des conventions internationales.

On comprend  la séduction opérée par cette notion de "droits de l'homme". Proclamer un droit supérieur aux Etats, reposant sur des valeurs universelles a quelque chose de gratifiant, et on aimerait y croire. Invoquant des "valeurs supérieures", les lycéens qui défilaient pour obtenir le retour de Léonarda n'étaient guère différents des veilleurs manifestant contre le mariage pour tous. Dans les deux cas, on se battait pour le respect de normes supérieures au droit de l'Etat, et dont chacun définit le contenu en fonction de ses convictions, religieuses ou non.

Le droit tel qu'il devrait être

La notion de "droits de l'homme" est donc aussi une méthode d'analyse du droit. Il ne s'agit pas, en effet, d'étudier le contenu du droit positif pour voir comment il pourrait être amélioré. Il s'agit plutôt de réfléchir sur le droit tel qu'il devrait être, dans un idéalisme juridique sympathique et généreux, mais totalement déconnecté du droit positif. Entre le Sein et le Sollen, distinction chère à Kelsen, les idéologues des droits de l'hommes ont choisi le Sollen. 

Ce retour du jusnaturalisme n'est pas dangereux, en soi, mais ses conséquences peuvent être dangereuses au regard même des droits dont il veut assurer la promotion.

Le premier de ces effets pervers réside précisément dans cette déconnexion vis à vie du droit positif. La proclamation d'un droit est considérée comme plus importante que son effectivité. Peu importe que la Déclaration universelle des droits de l'homme ait la valeur d'une résolution de l'assemblée générale des Nations Unies et ne s'impose donc même pas aux Etats qui l'ont votée ! Peu importe aussi que la Convention sur les droits des femmes s'accompagne de réserves qui la vident de son contenu. L'Arabie Saoudite a signé le traité, mais elle affirme ainsi que "lorsqu'il y a incompatibilité entre l'une quelconque des dispositions de la Convention et les normes de droit islamique, le Royaume n'est pas tenu de respecter ladite disposition". La norme est ainsi purement et simplement vidée de son contenu, et il ne reste plus qu'une fonction rhétorique visant à affirmer les droits des femmes sans être tenu de les respecter.

Le "noyau dur" du droit humanitaire

Le second problème se trouve dans l'étendue des droits ainsi proclamés. La conception jusnaturaliste des droits de l'homme repose sur l'idée qu'ils s'imposent parce qu'ils sont attachés à la personne humaine. La tentation est alors grande de privilégier le droit humanitaire, celui qui précisément protège l'intégrité physique de la personne. Mais ce droit humanitaire est un "noyau dur", un droit minimum qui s'applique à protéger l'individu en période de conflit. Les autres droits, les autres libertés, ne sont guère pris en considération. Souvenons nous que les législations anti-terroristes ont été votées après le 11 Septembre sans susciter la moindre protestation, alors même qu'elles autorisaient des investigations très poussées dans la vie privée des personnes. Quant au titulaire des droits, il n'est pas davantage pris en considération. Dans le droit humanitaire, l'individu est en effet l'objet du droit, puisqu'il est l'objet d'une contrainte qui pèse sur les belligérants, par exemple celle de ne pas tuer les populations civiles. Mais l'individu n'est pas sujet de droit, et il ne dispose d'aucun moyen juridique pour faire respecter ses droits.

Roy Lichtenstein. Liberté. 1991


Les droits du citoyen

Ceci nous conduit au troisième problème suscité par la notion de droits de l'homme. Invoquer les droits de l'homme, c'est aussi, implicitement, reléguer au second plan les "droits du citoyens", considérés comme obsolètes. A l'heure de la mondialisation, n'est-il pas anachronique de s'attacher à une vision étatique des droits et libertés ? Ces derniers ne doivent ils pas transcender l'ordre juridique interne pour reposer sur des valeurs universelles ? Pour reprendre la formule du Professeur Serge Sur, les droits de l'homme sont "nomades ou véhiculaires", à "vocation universelle et indépendants de tout ordre juridique déterminé". En revanche, les droits du citoyen sont "vernaculaires, car fondés sur un lien particulier et substantiel avec l'Etat, et qui ne peut prospérer que dans son cadre".

Le fait d'écarter les droits du citoyen au profit des droits de l'homme conduit à écarter en même temps la seule garantie efficace, celle de l'Etat et de son système judiciaire, au profit d'une foi dans des juridictions internationales dont l'efficacité n'est pas démontrée. On privilégie ainsi le rêve d'une justice internationale, au détriment d'une justice étatique qui fait moins rêver mais qui est en mesure de protéger effectivement les droits des personnes.

C'est précisément l'effectivité du droit que privilégie la notion ancienne de "liberté publique". Une liberté est "publique" lorsqu'elle est encadrée par le droit, consacrée par une norme obligatoire, et garantie par un juge dotée de voies d'exécution. A l'idéalisme s'oppose ainsi le réalisme, et on observe qu'une loi de la IIIè République comme la loi de 1901 sur les associations, voire de la Vè république comme la loi Informatique et libertés de 1978 réussissent à créer des libertés nouvelles et en garantir la mise en oeuvre. Tel n'est pas toujours les cas des grandes déclarations qui proclament des droits aussi universels qu'imprécis et dépourvus d'effectivité.

Considérée sous cet angle, la notion de "liberté publique" impose sa propre méthode d'analyse. Aux droits de l'homme vus de Saturne s'opposent les libertés envisagées dans un système juridique déterminé. A l'analyse du droit tel qu'il devrait être s'oppose celle du droit tel qu'il est avec ses incertitudes et ses imperfections qu'il convient de déceler, voire de dénoncer, pour susciter améliorations et progrès. Evidemment, la démarche est modeste, trop modeste diront ceux qui envisagent les droits de l'homme comme un combat médiatique, mais elle a au moins le mérite d'obtenir des résultats concrets.





jeudi 7 novembre 2013

Accès au dossier durant la garde à vue : les avocats en lutte pour leur monopole

La Chambre criminelle ne se lasse pas de répéter qu'un avocat ne peut accéder, durant la garde à vue, au dossier de l'enquête préliminaire. L'arrêt du 6 novembre 2013 rappelle "qu'aucune nullité ne saurait être encourue de ce chef", principe déjà acquis avec des décisions précédentes du 11 juillet  puis du 19 septembre 2012.  Il est vrai que ces répétitions sont d'abord le résultat mathématique de la multitude des recours déposés par des avocats qui militent en faveur de la communication de l'intégralité du dossier durant l'enquête préliminaire. Sur ce point, la décision du 6 novembre 2013 est le fruit d'un recours purement militant, l'avocat de la personne gardée à vue n'ayant même pas demandé de pièces dans ses observations écrites jointes au procès-verbal. L'intérêt de la communication ne lui est apparu que plus tard, au moment de rechercher des éléments susceptibles d'entraîner la nullité de la procédure.

Droits de la défense et nécessité de l'enquête

Reste que l'on doit s'interroger sur les motifs d'un tel refus. Ne serait-il pas logique que le conseil de la personne gardée à vue puisse accéder à l'ensemble des pièces réunies lors de l'enquête préalable ? Cette thèse est séduisante, car elle met évidemment les droits de la défense au dessus de toute autre considération. Le droit positif considère cependant que ces droits doivent être respectés, mais doivent également être conciliés avec les nécessités de l'enquête, c'est à dire la recherche des auteurs d'infractions.

Il convient de rappeler que la garde à vue de droit commun se déroule dans le délai extrêmement bref de vingt-quatre heures, renouvelable une fois. Son objet est d'entendre les intéressés et de réunir les éléments de preuve, qu'ils soient à charge ou à décharge. A l'issue de la procédure, nombreux sont d'ailleurs les gardés à vue qui quittent les locaux de police ou de gendarmerie parfaitement libres, ayant été disculpés durant leur garde à vue.

Pour la Cour de cassation, le débat contradictoire sur les éléments de preuve recueillis durant l'enquête ne se développe pas durant la garde à vue, mais intervient plus tard, devant le juge d'instruction, puis devant les juridictions de jugement. L'article 63-4-1 du code pénal, dans sa rédaction issue de la loi du 14 avril 2011, autorise donc l'avocat à consulter le procès verbal de notification du placement en garde à vue, le certificat médical ainsi que les procès verbaux d'audition, une fois qu'elle a eu lieu. Ces éléments ne sont pas négligeables et permettent au conseil de connaître l'essentiel du dossier.  Pour la Cour, ils sont suffisants pour garantir le respect des droits de la défense durant la garde à vue, et le droit à un procès équitable garanti par l'article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l'homme est donc parfaitement respecté. 

Sur ce point, la jurisprudence de la Chambre criminelle s'appuie sur celle du Conseil constitutionnel. Dans sa décision du 18 novembre 2011 rendue sur QPC, ce dernier a en effet considéré que la conciliation entre la recherche des auteurs d'infraction et les droits de la défense constitutionnellement garantis était convenablement assurée dans la loi du 14 avril 2011.

 Under Suspicion. Stephen Hopkins. 2000
Monica Bellucci, Morgan Freeman, Gene Hackman

Dissociation entre droits de la défense et droit à l'assistance d'un avocat

Cette jurisprudence conduit à définir très précisément le droit à l'assistance d'un avocat qui n'est pas un droit absolu, mais s'apprécie, de manière très concrète, à chaque étape de la procédure. L'accès au dossier n'est donc pas considéré comme utile à la défense au stade de la garde à vue, mais il devient une obligation absolue à celui de l'instruction. Les prérogatives de l'avocat se développent alors considérablement, dès lors que les charges retenues contre son client sont désormais clairement définies, depuis sa mise en examen. 

Le droit positif refuse ainsi de considérer que les droits de la défense se confondent avec le droit à l'assistance d'un avocat. Cette conception est aussi celle de la Cour européenne qui a, tout récemment dans un arrêt du 24 octobre 2013 opéré une dissociation entre le droit à l'assistance d'un avocat et le droit au silence, estimant que le second s'exerçait indépendamment du premier. Au surplus, cette relation entre la personne gardée à vue et un avocat n'est pas obligatoire. Si l'assistance d'un conseil doit nécessairement être proposée à la personne gardée à vue, celle-ci peut la refuser. La garde à vue demeure donc une mesure de police judiciaire, clairement détachée de la phase d'instruction.

Le droit de l'Union européenne ne va pas réellement à l'encontre de cette analyse. La directive du 22 mai 2012 relative au droit à l'information dans le cadre des procédures pénales impose certes le droit d'accès aux éléments du dossier (art. 7). Elle mentionne que les documents essentiels "pour contester de manière effective conformément au droit national la légalité de l'arrestation ou de la détention" doivent être mis à la disposition de la personne "en temps utile". De telles dispositions n'imposent aucune contrainte nouvelle au droit français, qui offre l'accès au dossier dès l'ouverture de l'instruction, c'est à dire dès le moment où il est possible de contester la mise en détention.

Cette dissociation entre les droits de la défense et le droit à l'assistance d'un avocat a des conséquences très concrètes. Il s'analyse en effet comme un refus du juge d'attribuer aux avocat le monopole des droits de la défense durant la garde à vue. Pourquoi revendiquer un tel monopole ? On peut imaginer deux raisons. D'abord, une raison économique : accroître la clientèle en prenant obligatoirement en mains la défense, avant même toute mise en examen. Mais cela reviendrait à déposséder les personnes en garde à vue de leur libre arbitre, le recours systématique à un avocat devenant une obligation, et imposant notamment le recours à des avocats commis d'office rémunérés par l'Etat. Ensuite, une raison de principe : prolonger la pression en faveur d'une procédure accusatoire, qui place les avocats en position d'interlocuteur immédat des autorités chargées de l'enquête, en marginalisant le rôle du juge d'instruction. 
 
Cour européenne v. Conseil constitutionnel
 
En multipliant les recours, les avocats témoignent de leur persévérance à obtenir l'accès au dossier dès la garde à vue, et il ne fait guère de de doute que la Cour européenne devra rapidement se prononcer sur ce point. Les avocats fondent leurs espoirs sur l'arrêt Sapan c. Turquie du 20 septembre 2011, dans lequel  le droit turc est déclaré non conforme à l'article 6 § 3 de la Convention européenne, car l'avocat du requérant n'a pas été autorisé à avoir accès aux pièces du dossier. 
 
Même si la Cour déclarait le droit français non conforme à la Convention, sa décision se heurterait cependant directement à celle du Conseil constitutionnel rendue le 18 novembre 2011. Et il ne fait aucun doute qu'une validation constitutionnelle a une valeur supérieure à une invalidation conventionnelle. Ce principe n'a jamais été mis en cause. Certains commentateurs ont certes considéré que lorsque la Cour de cassation, le 15 avril 2011, a annulé des décisions de juges du fond refusant la présence de l'avocat dès le début de la garde à vue, elle s'appuyait sur le caractère immédiatement exécutoire de la jurisprudence de la Cour européenne, et semblait écarter la décision du Conseil constitutionnel rendue le 30 juillet 2010. Il n'en est rien pourtant, car le Conseil avait déclaré inconstitutionnelles les dispositions litigieuses, mais avait renvoyé leur abrogation effective à l'été 2011 pour laisser au législateur le temps de les modifier. La Cour de cassation se bornait donc à appliquer immédiatement une inconstitutionnalité déjà constatée. En l'espèce, la situation est bien différente, car c'est au contraire la constitutionnalité du refus d'accès au dossier durant la garde à vue qui a été reconnue par le Conseil constitutionnel. La bataille engagée par les avocats est loin d'être gagnée.