Le droit à un juste procès
Dans un premier temps, les avocats ont invoqué l'intérêt de leurs clients. Les avocats belges ont directement contesté les directives européennes. A leurs yeux, le droit à un juste procès était directement atteint par ces nouvelles dispositions, qui brisent la confiance entre l'avocat et son client, construite précisément sur la garantie que les confidences de ce dernier sont protégées par un secret absolu.
Cet argument a été balayé par la Cour de justice de l'Union européenne, dans une décision du 26 juin 2007, Ordre des barreaux francophones et germanophone. La Cour rappelle à ceux qui n'auraient pas bien lu les textes communautaires que la déclaration de soupçon ne s'impose aux avocats que "dans la mesure où ils assistent leur client dans la préparation ou la réalisation de certaines transactions essentiellement d'ordre financier et immobilier". C'est donc la fonction de conseil qui est directement visée par les directives européennes, et soumise à la déclaration de soupçon. A contrario, toute activité qui se rattache à une procédure judiciaire, ou même qui a seulement pour objet de la prévenir, est déliée de cette contrainte.
Article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme
Renonçant à cet argument, notre requérant se replie sur les intérêts de la profession. Il invoque une violation de l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme qui garantit le droit de chacun à sa vie privée et familiale, son domicile et sa correspondance. Il s'appuie sur une jurisprudence de la Cour européenne, qui considère qu'il existe un espace privé pour la vie professionnelle (CEDH, 16 décembre 1992, Niemietz c. Allemagne). Dans une décision du 26 avril 2002 Société Colas Est, la Cour affirme ainsi que le siège social et les locaux professionnels d'une entreprise bénéficient de la protection juridique attachée au domicile. Est également garantie la confidentialité des "communications privées", y compris dans le cadre professionnel (CEDH, 12 juin 2007, Frérot c. France).
Sur ce fondement, le requérant a d'abord contesté la légalité du règlement du Conseil national des barreaux du 12 juillet 2007 mettant en oeuvre la procédure de déclaration de soupçon et incitant les avocats à faire preuve dans ce domaine d'une "vigilance constante". Le Conseil d'Etat, dans un arrêt du 23 juillet 2010, a rejeté le recours. Il considère que ce texte ne porte pas une atteinte excessive au secret professionnel et à la confidentialité des échanges avec le client, car il répond à des motifs d'intérêt public que sont la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme.
Dans son arrêt Michaud, la Cour confirme la défaite des avocats pour des motifs très proches de ceux adoptés par le Conseil d'Etat dans son arrêt de 2010. Elle ne conteste en aucun cas l'ingérence dans la "vie privée" des cabinets d'avocats qu'entraîne cette déclaration de soupçon.
La Cour observe cependant que cette ingérence dans la vie privée est "prévue par la loi", au sens de l'article 8 al. 2 de la Convention. Les normes qui imposent la déclaration de soupçon sont suffisamment précises pour imposer une obligation de comportement, excluant notamment cette contrainte pour l'activité liée à une procédure juridictionnelle. Prévue par la loi, l'ingérence dans la vie privée répond aussi à un "but légitime", en l'espèce la lutte contre le blanchiment et le terrorisme. Se fondant directement sur l'arrêt du Conseil d'Etat de 2010, la Cour estime que, compte tenu du but ainsi poursuivi, l'atteinte au secret professionnel et à la confidentialité des relations avec le client n'est pas disproportionnée. Elle rappelle d'ailleurs que la déclaration de soupçon "ne touche pas à l'essence même de la mission de défense", puisqu'elle ne concerne que l'activité de conseil.
Le refus d'appliquer la loi
Cette décision constitue une lourde défaite pour le requérant et l'ensemble d'une profession qui présentait ce recours comme un combat en faveur de l'indépendance de la profession. Tracfin a gagné une bataille, mais a t il pour autant gagné la guerre ?
Les statistiques figurant dans le rapport 2011 de Tracfin, les plus récentes disponibles, révèlent surtout l'hostilité des avocats à cette procédure. Les notaires, également soumis au secret professionnel, également soucieux de garantir la confidentialité des échanges avec leurs clients, ont effectué 1069 déclarations de soupçon en 2011 (+ 59 % par rapport à 2010). Les avocats, en revanche, se caractérisent par "leur absence de participation au dispositif", formule très sévère dans un rapport officiel. C'est d'ailleurs le moins que l'on puisse dire, puisque Tracfin n'a reçu en 2011 qu'une seule et unique déclaration de soupçon émanant d'un avocat. Le rapport de Tracfin prend note que les avocats refusent purement et simplement d'appliquer la loi.
Les choses vont-elles changer après la décision de la Cour européenne ? On pourrait le penser, surtout si l'on considère l'unanimité de l'ensemble des juridictions appelées à se prononcer, Cour de justice de l'Union européenne, Conseil d'Etat, et Cour européenne. Toutes considèrent comme infondées les revendications des avocats.
Rien n'est moins sûr cependant, car la question est alors celle de la sanction. Le droit en vigueur prévoit que le pouvoir de sanction incombe à l'autorité ayant le pouvoir disciplinaire. Imagine-t-on sérieusement les barreaux sanctionnant un des leurs pour le non respect d'une obligation rejetée par l'ensemble de la profession ? Cette intransigeance pourrait un jour agacer cependant un juge d'instruction. Il pourrait relire le code pénal, aux termes duquel le délit de blanchiment vise "le fait d'apporter un concours à une opération de placement, de dissimulation ou de conversion du produit direct ou indirect d'un crime ou d'un délit" (art. 324-1 al. 2 c. pén.). Une consultation juridique au profit d'une personne pratiquant le blanchiment pourrait alors être sanctionnée pour complicité.