« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 2 juillet 2012

Le temps ne fait rien à l'affaire : Eric Zemmour et la définition de l'injure

"A force de juger nos gueules, les gens le savent qu'à la télé souvent les chroniqueurs diabolisent les banlieusards, chaque fois que ça pète on dit que c'est nous, je mets un billet sur la tête de celui qui fera taire ce con d'Eric Zemmour". 

Ces paroles, extraites d'une chanson du rappeur Youssoupha, ne sont pas constitutives d'une injure publique, au sens de l'article 29 de la loi du 29 juillet 1881. C'est du moins ce que vient de décider la Cour d'appel de Paris le 28 juin 2012. La décision peut surprendre, d'autant que le juge de première instance, intervenant sur plainte d'Eric Zemmour, avait considéré que le délit était constitué, relevant une "expression injurieuse ayant pour objet de faire taire un chroniqueur". 

Injure et diffamation

Cette divergence d'interprétation témoigne de l'incertitude de la notion d'injure, son contenu étant finalement laissé à l'appréciation du juge du fond. La loi, quant à elle, définit l'injure comme "toute expression outrageante, terme de mépris ou invective qui ne renferme l'imputation d'aucun fait". Cette référence à un fait précis permet, en principe, de distinguer l'injure de la diffamation. C'est ainsi qu'un autre rappeur a finalement échappé à la condamnation pour diffamation, alors qu'il  attaquait  la police nationale en affirmant : "Les rapports du ministre de l'intérieur ne feront jamais état des centaines de nos frères abattus par les forces de police, sans qu'aucun des assassins ait jamais été inquiété". Aussi violentes soient elles, ces paroles ne font référence à aucun fait précis susceptible d'être discuté devant le juge, et la qualification de diffamation doit être écartée. La démonstration de l'existence de ces faits, qualifiée d'"exception de vérité", permet ainsi à la personne mise en cause d'éviter la condamnation.  

En matière d'injure, point d'exception de vérité. On ne voit pas très bien comment le rappeur aurait pu démontrer qu'Eric Zemmour était un "con". La qualification d'injure était donc la seule possible en l'espèce. Mais elle relève d'un certain nombre de critères, dont l'articulation n'est d'ailleurs pas clairement définie par les juges. 

Georges Brassens. Le temps ne fait rien à l'affaire

Entre personnes publiques, tous les noms d'oiseaux sont permis

Le premier d'entre eux réside dans les protagonistes eux mêmes. La Cour européenne, depuis une décision du 26 avril 1995, Prager et Oberschlick c. Autriche, affirme que les journalistes et hommes politiques doivent être traités avec davantage d'indulgence, car le débat politique peut quelquefois être vif,"comporter une certaine dose d'exagération, voire de provocation", et tolérer ainsi des propos qui seraient injurieux dans un autre contexte. Et la Cour d'estimer que l'auteur d'un article très violent traitant d'"imbécile" le responsable d'un parti politique n'est pas vraiment coupable d'injure. Le rappeur qui veut "mettre un billet sur la tête de celui qui fera taire ce con d'Eric Zemmour" est il au coeur d'un débat politique ? On peut sérieusement en douter, mais la Cour estime pourtant que le rap est "un style artistique permettant un recours possible à une certaine dose d'exagération". Quant à Eric Zemmour, il est qualifié de "personnage public", vis à vis duquel "une plus grande tolérance s'impose". Certes, mais ce n'est pas lui qui est poursuivi pour injure.

On doit donc en déduire que lorsque le débat se déroule entre deux personnages publics, politiques ou médiatiques, tous les noms d'oiseaux sont autorisés, ou presque.  

Exception de provocation ? 

Le second élément réside cette fois dans l'attitude du requérant, qui peut justifier une "exception de provocation". Chacun sait que le chroniqueur Eric Zemmour n'hésite guère à tenir des propos provocateurs, et le juge le fait évidemment remarquer. Au plan judiciaire pourtant, la qualification d'injure ne peut être écartée que si le requérant a lui même suscité la vivacité du débat. Or, Eric Zemmour, avec le sens de la nuance que chacun lui connaît, avait qualifié le rap de "sous-culture d'analphabètes".  

Ce propos peut il permettre de justifier une "excuse de provocation", c'est à dire d'exonérer de sa responsabilité pénale une personne qui ne fait que réagir, à chaud, à des propos qu'elle juge insupportables ? Certainement pas, car le juge considère que la réaction doit alors être "immédiate et irréfléchie". Tel n'est pas le cas en l'espèce, puisque la chanson a été composée après les propos de Zemmour, le rappeur ayant eu largement le temps de se calmer. 

Le dernier élément de définition de l'injure réside évidemment dans la teneur des propos. Si l'on en croit la Cour d'appel, le terme de "con" est sans un peu excessif, mais ce n'est pas un injure, du moins lorsqu'il s'intègre dans le débat public... Sur ce point, la jurisprudence ne surprend pas, elle amuse. 

Souvenons qu'il n'y a pas si longtemps, en 2009, les juges ont confirmé la condamnation d'un manifestant, dont le seul tort était d'avoir brandi, au passage du Chef de l'Etat, une affichette sur laquelle était écrit "Casse-toi, pov'con". La formule est certes peu gracieuse, mais elle se bornait à reprendre des propos tenus par le Président lui même, plus d'un an auparavant, s'adressant à un visiteur du salon de l'agriculture qui ne souhaitait pas lui serrer la main. Il est vrai que l'intéressé a été poursuivi pour offense au Chef de l'Etat, accusation autrement plus grave qu'injure à Eric Zemmour. Quant à l'auteur initial du "Casse-toi, pov'con", son statut pénal interdisait toute poursuite.



vendredi 29 juin 2012

La protection des sources, dopée par la Cour européenne

La décision de la Cour européenne des droits de l'homme rendue le 28 juin 2012 trouve un large écho dans la presse... Cette dernière n'est elle pas toujours prompte à se faire l'écho des décisions de justice qui confirment ou renforcent ses droits ? Il est vrai que la décision présente le droit à la protection des sources, non pas comme un privilège attribué aux journalistes, mais comme un attribut du droit à l'information. La formule est belle, mais ne change rien à une jurisprudence déjà extrêmement protectrice. 

L'affaire Cofidis

Ceux qui suivent le Tour de France se souviennent peut être de l'affaire Cofidis de 2004, l'une de ces multiples affaires de dopage qui ont marqué une épreuve qui mélange allègrement le sport et la pharmacie. A l'époque, des journalistes du Point, puis de L'Equipe, avaient bénéficié de fuites et publié certains passages des procès verbaux de transcriptions d'écoutes téléphoniques pratiquées dans le cadre de l'enquête. Quelques jours après, la liste des produits prohibés, saisis chez un ancien coureur cycliste avait également été portée à la connaissance des lecteurs. A la suite de ces publications, une enquête avait été diligentée, à la demande du parquet de Nanterre, et l'équipe Cofidis avait déposé une plainte pour atteinte à la présomption d'innocence et violation du secret de l'instruction. 

Sur le fond, l'affaire s'est lentement dégonflée, ce qui peut arriver lorsque le vélo de la justice rencontre un clou. En 2009, le juge d'instruction a requalifié la "violation de secret de l'instruction" en "recel de pièces du dossier", et le tribunal de Nanterre a finalement relaxé les accusés en mai 2010. Il s'appuie  sur le fait qu'aucun procès verbal d'écoutes ou d'audition n'a été trouvé lors des perquisitions. 

La perquisition, ingérence dans la liberté d'expression

L'affaire est-elle pour autant terminée ? On pourrait le penser, d'autant qu'entre-temps est intervenue la loi du 4 janvier 2010  et que le secret des sources est désormais protégé, sauf en cas d' "impératif prépondérant" justifiant une atteinte, à la conditions que les mesures envisagées soient "strictement nécessaires et proportionnées au but légitime poursuivi". C'est sans compter sur l'attachement des journalistes à l'Etat de droit, et à la liberté de presse. Ils persévèrent avec vaillance, et demandent à la Cour européenne de considérer comme non conforme à l'article 10 de la Convention les investigations menées à leur encontre, dans le but de découvrir l'origine des fuites. Cette démarche est parfaitement conforme à la jurisprudence de la Cour, qui considère qu'une perquisition constitue, en soi, une ingérence dans la liberté d'expression. Elle peut donc être dissociée de l'action pénale, dès lors qu'elle produit ses effets indépendamment, principe acquis depuis l'arrêt Roemen et Schmit c. Luxembourg de 2003

Fernand Léger. Le cycliste. 1948

Une jurisprudence constante, très constante

A dire vrai, la sanction ne faisait aucun doute. D'une part, l'article 10 protège particulièrement le droit des journalistes à diffuser des informations sur des questions d'intérêt général, de nature à susciter le débat public. Sur ce point, la Cour ne se montre guère exigeante. Elle considère ainsi que des photographies du Prince de Monaco, prises à son insu lorsqu'il était malade, participaient au débat public, dans la mesure où les lecteurs de la presse people se posaient des questions sur son état de santé. Sur ce point, l'information des lecteurs sur des pratiques de dopage qui affectent une activité sportive relève davantage du débat, et mérite donc d'être protégée.

D'autre part, dans un arrêt Martin et autres c. France du 12 avril 2012, la Cour a déjà considéré que la perquisition effectuée dans les locaux d'un quotidien régional, dans le cadre d'une plainte pour violation du secret professionnel, n'était pas "nécessaire" par rapport au "but légitime" poursuivi. Compte tenu de l'ampleur des opérations effectuées dans l'affaire Cofidis, perquisitions dans les journaux et au domicile des journalistes, saisie et mise sous scellés des ordinateurs, le juge européen considère donc logiquement qu'elles ne sont pas "raisonnablement proportionnées" au "but légitime" poursuivi. 

Reste que, sur la ligne d'arrivée, on aimerait bien savoir quelle pratique serait "raisonnablement proportionnée" au "but légitime" poursuivi. La Cour européenne ne nous offre aucune indication sur la question, car toutes ses décisions font prévaloir la protection des sources des journalistes sur les intérêts publics en cause, notamment le secret de l'instruction et la présomption d'innocence. 

Vers un alignement sur une conception américaine de la liberté d'expression ?

Cette constance dans la jurisprudence de la Cour tend vers un alignement du droit à l'information européen sur la conception américaine de la  liberté d'expression. Considérée comme une valeur absolue, protégée par le Premier Amendement, elle ne supporte aucune restriction, et surtout pas celles liées au secret de l'instruction ou à la présomption d'innocence. N'est-il pas logique d'étaler les dossiers judiciaires dans les journaux ? N'est-il pas normal de présenter un accusé menotté, ou de faire entrer les caméras dans le prétoire ? Peut-être, mais cela mériterait au moins un véritable débat. 


mercredi 27 juin 2012

Du CDD au CDI, la Chambre sociale lutte contre l'emploi précaire

La Chambre sociale de la Cour de cassation a rendu, le 13 juin 2012, deux décisions posant quelques bornes à une pratique relativement courante des entreprises. Elle consiste à recruter un employé en enchaînant emplois précaires et période d'essai, pour finalement refuser de signer un contrat à durée indéterminée (CDI). Il suffit ensuite de recommencer l'opération avec un autre salarié, comme si le CDI devenait une sorte de Graal, objet aussi désiré qu'inaccessible, objet que l'on fait miroiter au malheureux salarié qui, dans l'espoir, de l'obtenir, accepte la précarité, le petit salaire qui l'accompagne, et subit pour finir l'humiliation du renvoi pur et simple.

La période d'essai, ou la gestion de l'emploi précaire

Dans la première affaire, le requérant, salarié d'une association, a été mis à la disposition d'une entreprise pour une durée d'une année, avec une durée minimum incompressible de six mois. Après ces six mois, le salarié démissionne de son emploi à l'association, et est engagé par l'entreprise. Celle-ci lui demande cependant une période d'essai d'un mois, à l'issue de laquelle l'employeur refuse la signature définitive du CDI. 

Dans la seconde affaire, une employée a travaillé pour une entreprise avec quatre CDD successifs de courte durée (quatorze jours), puis un autre beaucoup plus long, de six mois et un jour. Après ces cinq CDD, l'entreprise lui propose un contrat de travail à durée indéterminée, incluant une période d'essai d'un mois. Comme dans l'autre affaire, l'employeur refuse le recrutement définitif à l'issue de cette période d'essai. 

Dans les deux cas, la période d'essai est manifestement conçue par l'employeur comme le moyen de se débarrasser d'un salarié en situation précaire, et non pas comme l'instrument du recrutement définitif d'un salarié déjà employé par l'entreprise. 



Les Temps Modernes. Charlie Chaplin et Paulette Godard. 1936
Comment Charlot obtient un emploi stable

Détournement de finalité

La Chambre sociale sanctionne les deux employeurs pour un détournement de la finalité de la période d'essai. Aux termes de l'article L 1221-20 du code du travail, celle-ci a pour unique objet de permettre à l'employeur d'évaluer les compétences du salarié et son adaptation au poste proposé. 

Dans le premier cas, le salarié avait exercé ses fonctions pendants six mois, durée durant laquelle l'employeur avait largement pu évaluer ses compétences. Si elles n'étaient pas suffisantes, rien ne lui interdisait en effet, de ne pas lui proposer de CDI et de mettre fin à sa mise à disposition, lui permettant ainsi de reprendre ses fonctions dans l'association dont il était auparavant salarié. La pratique de l'employeur est, dans ce cas, particulièrement cruelle, puisqu'elle interdit au salarié de retrouver son ancien emploi, dont il avait démissionné.

Dans le second cas, le salarié avait exercé un emploi de service pendant cinq CDD, ce qui laissait, là encore, largement le temps à l'employeur d'évaluer ses compétences. 

De ce détournement de finalité de la période d'essai, la Chambre sociale tire toutes les conséquences contentieuses. Elle considère en effet que cette période d'essai n'aurait pas dû exister, et n'a donc pas existé. Elle date donc le recrutement en CDI de la signature du contrat de travail. La période d'essai est donc considérée comme le premier mois de travail, dans le cadre d'un CDI ordinaire. Le refus de l'employeur de signer le contrat définitif est donc requalifié en rupture abusive du contrat de travail, qui donne lieu au versement de substantielles indemnités au profit des salariés requérants. 

Cette jurisprudence est une pierre dans la construction d'un statut juridique des salariés en situation précaire. Aux yeux du juge, la précarité ne doit pas être un instrument de gestion au service de l'entreprise, mais un état provisoire, qui doit logiquement prendre fin à la signature d'un contrat à durée indéterminée. Il était sans doute indispensable de le rappeler, hélas.


lundi 25 juin 2012

Laïcité : Don Camillo et les touristes

La décision rendue par le Conseil d'Etat le 20 juin 2012 aborde le principe de laïcité par l'un de ces conflits locaux entre le maire et le curé, identique à ceux qui ont fait le triomphe du "Petit monde de Don Camillo". L'action se passe aux Saintes-Maries-de-la-mer, cité touristique, dont l'église est fort réputée dans le Guide Vert pour son toit-terrasse et son chemin de ronde. Conformément au principe posé par la loi de 1905, l'édifice appartient à la commune, et des visites payantes à caractère touristique y sont organisées depuis 1963. A partir de 1985, la commune a confié cette mission à une société d'économie mixte locale, dans le cadre d'une délégation de service public. 

En décembre 2004, le Don Camillo local, desservant de l'église des Saintes-Maries, auquel s'est jointe l'association diocésaine de l'archidiocèse d'Aix en Provence, demande au Peppone des Saintes-Maries de mettre fin à ces visites qui, selon eux, entravent l'exercice du culte. Cette demande se heurte à une décision implicite de rejet du maire, décision confirmée par le tribunal administratif de Marseille. La Cour administrative d'appel annule cependant ce jugement, et enjoint au maire de faire cesser ces visites intempestives.

Affectation au culte et responsabilité du desservant

Devant le Conseil d'Etat, juge de cassation, le débat porte sur la notion d'affectation au culte.  Il n'est pas contesté que l'édifice, appartenant à la commune, n'a pas fait l'objet d'une mesure de désaffectation au culte, au sens de l'article 13 de la loi de 1905. La messe y est célébrée régulièrement, et les fidèles des Saintes Maries viennent y prier. Or, les dispositions combinées de la loi de 1905 et de la loi du 2 janvier 2007 énoncent qu'en l'absence d'association cultuelle, et c'est le cas aux Saintes Maries, les biens affectés au culte sont laissés à la disposition des fidèles et du desservant pour en organiser l'exercice. La Cour administrative d'appel en déduit que si l'église est laissée à la disposition du desservant, son toit et son chemin de ronde le sont aussi.

Le petit monde de Don Camillo. Julien Duvivier. 1952. Fernandel et Gino Cervi.


Les éléments de l'édifice "fonctionnellement dissociables"

C'est précisément ce point que censure le Conseil d'Etat. Il énonce, pour la première fois, un principe de détachabilité des éléments de l'édifice qui en sont "fonctionnellement dissociables". S'il est vrai que la toiture sert d'abord à protéger les fidèles des intempéries, et est donc, à ce titre, affectée au culte, il n'en est pas de même de la terrasse qui la surplombe. Cette dernière, comme le chemin de ronde, est accessible de l'extérieur du bâtiment, et la visite ne peut donc déranger la pratique religieuse.

Cette jurisprudence impose aux juges du fond une décision totalement dépendante des circonstances de l'espèce, ou, plus exactement, de la topographie des lieux. Le toit en terrasse de l'église des Saintes Maries peut désormais être visité par une nuée de touristes payants, ou utilisé pour un festival de musique organisé par la mairie. En revanche, les vitraux d'une église gothique, visibles de l'intérieur, seront accessibles gratuitement, mais en dehors des offices.

Considérée sous cet angle, cette décision du Conseil d'Etat constitue une incitation à la conciliation, à la gestion concertée d'un patrimoine commun. On se souvient que, tout récemment, dans un arrêt du 19 juillet 2011, la Haute Juridiction a admis la légalité de la construction d'un ascenseur par la ville de Lyon, dans le but de permettre aux personnes handicapées la visite de la basilique de Fourvière. Pour le juge, le concept d'intérêt général est au coeur de la mise en oeuvre de la loi de 1905. A Lyon comme aux Saintes Maries, il s'agit de répondre à un besoin touristique, et chacun sait que le tourisme est une ressource vitale pour beaucoup de communes. Sur ce plan, Don Camillo et Péppone doivent pouvoir trouver un terrain d'entente.

dimanche 24 juin 2012

QPC La prévention des mariages forcés, garantie de la liberté du mariage

Dans sa décision rendue sur QPC du 12 juin 2012, le Conseil constitutionnel valide le dispositif français de lutte contre les mariages forcés. Sans qu'il soit possible de les répertorier avec précision, on sait qu'ils sont fort nombreux. Des jeunes filles, souvent mineures et souvent d'origine musulmane, sont mariées contre leur gré par la seule décision de leur famille. Bien entendu, elles peuvent demander au juge la nullité du mariage, a posteriori, dès lors que le consentement libre et éclairé de l'un des époux n'existe pas. Le droit positif s'oriente cependant, de plus en plus, vers une action de prévention dans ce domaine.

L'âge du mariage, âge de la majorité

La loi du 4 avril 2006 renforçant la prévention et la répression des violences au sein du couple et commises contre les mineurs a porté l'âge requis pour se marier à dix-huit ans, aussi bien pour l'homme que pour la femme. L'âge du mariage est désormais celui de la majorité, ce qui permet aux jeunes femmes de s'opposer plus efficacement au mariage forcé, dès lors qu'elles ont le droit d'agir en justice.Il est vrai que le Code civil autorise le mariage d'une mineure, en cas de "motifs graves". Mais ces derniers sont appréciés par le procureur de la République, celui là même qui va apprécier l'éventuel absence de consentement. Dans ce cas, il peut s'opposer à la célébration du mariage  (art. 145 c. civ.). 

C'est précisément cette question du consentement qui est à l'origine de la présente QPC. L'article 146 du code civil fait du consentement des époux une condition de validité du mariage, et l'article 180 de ce même code précise que ce consentement doit être "libre". Est donc nul le mariage auquel l'un des époux n'a pas librement consenti. 


Pablo Picasso. L'Enlèvement des Sabines. 1962

La liberté du mariage

Le requérant soutient que le consentement au mariage est un acte formel, le "oui" fatidique prononcé par les époux suffisant à le caractériser. Il ne conteste pas l'existence d'une jurisprudence de 1963 affirmant que "le mariage est nul, faute de consentement, lorsque les époux ne se sont prêtés à la cérémonie qu'en vue d'atteindre un résultat étranger à l'union matrimoniale". Mais il insiste sur la consécration par le Conseil constitutionnel de  la "liberté du mariage", définie comme une "composante de la liberté individuelle" par la décision du Conseil constitutionnel du 13 août 1993, puis comme une "liberté personnelle" par celle du 20 novembre 2003. Aux yeux du requérant, le mariage conçu comme une liberté impose un régime répressif, le contrôle sur la réalité du consentement des époux ne pouvant intervenir qu'a posteriori, lors d'une action en nullité.

Le Conseil récuse cette interprétation. La liberté du mariage s'exerce, comme beaucoup d'autres libertés, dans le cadre des lois qui la réglementent. Le législateur peut donc librement établir un contrôle a priori, permettant d'apprécier l'effectivité du consentement des époux.

Un contrôle a priori

Depuis la loi Maîtrise de l'immigration du 13 août 1993, le parquet peut former opposition au mariage dans tous les cas d'éventuelle nullité. Ce principe était déjà acquis dans le cas des mariages blancs, dans lesquels les époux poursuivent un but étranger à l'union matrimoniale, puisqu'il s'agit généralement d'acquérir un titre de séjour, voire la nationalité française. Dans sa décision rendue sur QPC le 30 mars 2012, le Conseil admet la conformité à la Constitution de cette intervention du procureur de la république, faisant du détournement de finalité un vice du consentement. 

La décision du 12 juin 2012 reprend exactement ce raisonnement. Le Conseil constitutionnel considère que l'intervention du Procureur pour empêcher un mariage forcé se justifie par la non conformité de ce type d'union à l'ordre public français. 

Cette jurisprudence est très proche de celle de la Cour européenne des droits de l'homme. Dans un arrêt du 18 décembre 1987, F. c. Suisse, celle-ci précise que la loi peut restreindre le droit au mariage, à la condition toutefois qu'il ne soit pas atteint dans sa substance même. Plus tard, une décision de la Commission européenne des droits de l'homme du 16 octobre 1996 Dagan et Sonia Sanders c. France considère comme licite une ingérence du législateur dans la liberté du mariage, dès lors que les règles édictées ont pour objet de lutter contre les mariages blancs. 

Le terme d'ingérence, issu de la Convention européenne, est particulièrement bien choisi dans ce cas. Les dispositions qui autorisent le procureur de la république à contrôler la réalité du consentement, et donc à empêcher un mariage forcé, constituent certes une ingérence, mais certainement pas une restriction à la liberté du mariage. C'est au contraire la condition de son libre exercice. 



jeudi 21 juin 2012

Le harcèlement sexuel, entre vitesse et précipitation

Un nouveau projet de loi sur le harcèlement sexuel a été adopté au Conseil des ministres du 13 juin 2012. Son objet est de redéfinir une infraction que le Conseil constitutionnel avait jugé trop imprécise dans sa décision rendue sur QPC du 4 mai 2012. Il avait alors déclaré non conforme à la Constitution l'article 222-23 du code pénal, en se fondant sur principe de légalité des délits et des peines garanti par l'article 8 de la Déclaration de 1789. Dans sa rédaction issue de la loi du 17 janvier 2002, ce dernier définissait en effet le harcèlement sexuel comme "le fait de harceler autrui dans le but d'obtenir des faveurs de nature sexuelle". Définir le "harcèlement" comme "le fait de harceler" ressemble fort à une tautologie, et cette incertitude entache effectivement ces dispositions d'un défaut de lisibilité. Elle fait par conséquent peser sur les justiciables, et sur les victimes, une insécurité juridique que le Conseil constitutionnel ne pouvait que sanctionner. 

Cette déclaration d'inconstitutionnalité a entrainé l'abrogation immédiate de ces dispositions, interrompant les poursuites en cours pour harcèlement sexuel. Immédiatement, de multiples voix, notamment féministes, ont insisté sur l'urgence qu'il y avait à adopter un nouveau texte, sur un "vide juridique" d'ailleurs largement fictif, puisque d'autres incriminations pouvaient être utilisées pour gérer les affaires en cours. Quoi qu'il en soit, six ou sept propositions de loi ont été rédigées, un rapport sénatorial d'information a été publié et, le présent projet de loi a finalement été déposé, tout cela sans coordination, sans réelle réflexion, dans ce qui ressemble bien à de l'improvisation. 

Le résultat est un projet mal écrit. La nouvelle rédaction de l'article 222-33 du code pénal distingue en effet désormais deux incriminations distinctes, au contenu aussi incertain que les anciennes dispositions désormais abrogées.

Reynaud Levieux. 1613-1699
"Proposition indécente" selon la requérante, ou "Annonciation" selon le défendeur
Collection particulière


Une incrimination floue

La première sanctionne "le fait d'imposer à une personne, de façon répétée, des gestes, propos ou tous autres actes à connotation sexuelle soit portant atteinte à sa dignité en raison de leur caractère dégradant ou humiliant, soit créant pour elle un environnement intimidant, hostile ou offensant". Comment définir un "acte à connotation sexuelle", ou un "environnement intimidant" ou "offensant" ? On peut certes répondre, comme l'affirmait maître Moro-Giafferi que l'obscurité d'un texte est un hommage discret à la sagacité du juge, mais ce dernier aura bien des difficultés à construire une jurisprudence cohérente. Elle risque fort de se révéler très impressionniste, entièrement fondée sur une appréciation nécessairement subjective des faits.

Le harcèlement, ou le sentiment du harcèlement ? 

La seconde incrimination est définie en ces termes  : "Est assimilé à un harcèlement sexuel" le même fait "qui, même en l'absence de répétition, s'accompagne d'ordres, de menaces, de contraintes ou de toute autre forme de pression grave accomplis dans le but réel ou apparent d'obtenir une relation de nature sexuelle, à son profit ou au profit d'un tiers". Il est pour le moins surprenant d'assimiler à un "harcèlement" un acte qui n'est pas répétitif, définition qui va à l'encontre de celle acceptée par la plupart des dictionnaires. Surtout, le critère essentiel repose, dans ce cas, sur l'intention de l'auteur de l'acte. Il faut qu'il ait agi "dans le but" d'obtenir une relation sexuelle.

Comment va t on alors prouver cette intention ? Si l'on se réfère au témoignage de l'accusé, il y a des chances qu'elle ne soit jamais démontrée, car il est peu probable qu'il avoue ses pensées libidineuses. Si l'on se réfère au témoignage de la victime, on peut penser que le moindre regard un tant soit peu concupiscent risque d'être présenté comme une "pression grave". Là encore, le rôle du juge promet d'être compliqué, car il sera confronté non pas à un acte de harcèlement défini de manière objective, mais à la perception du harcèlement par chacune des victimes. Le prétoire n'est pourtant pas le divan du psychanaliste, et il faudra bien définir des critères un peu plus objectifs.

Les peines

Les peines prévues pour les auteurs de harcèlement ne sont guère plus satisfaisantes. Pour la première incrimination, celle qui vise les actes répétés, le coupable risque un an de prison et 15 000 € d'amende. Pour la seconde, celle qui sanctionne l'acte unique, il encourt deux ans d'emprisonnement et 30 000 € d'amende. Rien ne dit pourtant que la seconde incrimination soit nécessairement plus grave que la première, et sanctionner plus durement un acte unique qu'une pratique répétée peut sembler quelque peu surprenant. Il est vrai que la preuve de la seconde infraction risque d'être si difficile à apporter que le risque d'être condamné sur cette base est bien modeste.

Heureusement, le parlement va débattre de ce projet. Son rôle sera de lui apporter une cohérence qu'il n'a pas, en suscitant un débat juridique qui n'a pas encore eu lieu.