« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 19 juin 2012

Accès aux origines et insémination avec donneur

Le tribunal administratif a rendu, le 14 juin 2012, un jugement largement médiatisé refusant l'accès aux origines d'une personne née d'une insémination avec donneur (IAD), en l'occurrence un don de sperme. La requérante, née d'une IAD, de même que son frère, demandait au Centre d'études et de conservation des oeufs et du sperme (CECOS) la communication de différentes informations relatives à son père biologique. L'examen de sa requête révèle sur ce point l'existence de deux revendications bien distinctes. 

Deux demandes distinctes 

La première vise la communication d'informations non identifiantes portant sur les antécédents médicaux du donneur, les raisons du don, et la question de savoir si le frère de la requérante est issue du même donneur. La seconde demande au tribunal d'enjoindre au CECOS de lui communiquer le nom du donneur de gamètes, sous réserve d'avoir recueilli son accord quant à la divulgation de cette filiation. Sur ce point, la requérante demande l'extension de la procédure organisée par la loi du 22 janvier 2002 pour permettre aux enfants nés sous X d'accéder à leurs origines, et de connaître leur mère, si elle le souhaite. 

A chacune de ces deux demandes, le tribunal administrative oppose une fin de non-recevoir. Ce rejet lui permet d'ailleurs d'écarter la demande d'indemnisation formulée par la requérante, qui évaluait le dommage subi par l'ignorance de son origine génétique à 100 000 €. 

Anonymat du donneur

Sur le fond, la décision n'est pas surprenante. L'article 16 al. 8 du code civil énonce en effet, qu'"aucune information permettant d'identifier celui qui a fait don d'un élément de son corps et celui qui l'a reçu ne peut être divulguée. Le donneur ne peut connaître l'identité du donneur, ni le receveur celle du donneur". Ce principe ne connaît qu'une seule exception, lorsque des nécessités thérapeutiques, par exemple l'existence d'une maladie génétique, rendent indispensable la connaissance de l'origine biologique (art. 1244-6 cps).

S'appuyant sur ce principe, d'ailleurs repris par l'article 1211-5 du code de la santé publique, le tribunal estime donc que la communication à la requérante de toute information sur son père génétique porterait atteinte à un secret protégé par la loi. De la même manière, la loi de 2002 sur l'accès aux origines ne concerne que les enfants nés sous X et aucun cas ceux issus d'un don de gamètes.

Cet anonymat du donneur ne repose pas seulement sur sur le principe éthique qui veut que les produits du corps humain ne peuvent être prélevés que par un don anonyme et gratuit. Il s'agit aussi, plus concrètement, d'assurer la protection juridique du donneur, et la pérennité des techniques d'assistance médicale à la procréation.


Thésée reconnu par son père

La protection du donneur 

Si l’identité du donneur pouvait être connue de l’enfant, nul doute que l’action visant à établir sa filiation réelle aurait toutes chances d’aboutir dès lors que, par hypothèse, son père légal n’est pas son père biologique. Une telle possibilité aurait pour conséquence de dissuader les donneurs de gamètes, peu désireux d’être ensuite l’objet d’une action en reconnaissance de paternité. Le Code civil les a mis à l’abri par son article 311-19, qui énonce que le consentement du couple receveur à une procréation médicalement assistée a pour effet d’interdire toute action en contestation de filiation. L'anonymat constitue l'instrument essentiel de l'effectivité de cette règle. 


La protection de l'assistance médicale à la procréation

En protégeant l'anonymat du don, c'est l'assistance médicale à la procréation elle-même qui se trouve protégée. Imaginons un instant, en effet, un donneur de sperme qui, vingt ou trente ans après son don, se trouve sollicité par un ou plusieurs enfants nés de ses gamètes. Cette intervention serait très probablement vécue comme une intrusion, car le donneur a entendu faire un geste altruiste, aider un couple à devenir parents. Il n'a pas souhaité devenir lui même le père de l'enfant à naitre. Toute levée de l'anonymat risquerait donc tout simplement de faire disparaître le don de gamètes, par crainte de ses éventuelles conséquences, à long terme. Plus grave, elle conduirait aussi à privilégier une conception finalement très archaïque de la paternité, faisant prévaloir le lien biologique sur le lien social. 




dimanche 17 juin 2012

Statut pénal du Chef de l'Etat : la réforme devient urgente

Un arrêt de l'assemble plénière de la Cour de cassation, rendu le 15 juin 2012, témoigne de la nécessité d'une réforme rapide du statut pénal du Chef de l'Etat. La décision, rendue précisément le dernier jour de l'immunité de Nicolas Sarkozy, intervient à l'issue de l'une de ces affaires de petite délinquance dont personne n'aurait jamais parlé si elle n'avait touché le Président de la République. En 2008, ce dernier avait été victime d'un piratage de son compte bancaire et escroqué d'une centaine d'euros. Rien que de très banal, si ce n'est que les délinquants ont été recherchés et arrêtés avec  un zèle et rapidité tout à fait exceptionnels. Rien que de très banal, si ce n'est que le Président de la République en exercice s'est porté partie civile et que l'un des prévenus a soulevé l'irrecevabilité de cette constitution de partie civile. 

En première instance, en octobre 2009, le tribunal correctionnel de Nanterre avait déclaré recevable la constitution de partie civile du Président, mais sursis à statuer sur la demande de dommages et intérêts, renvoyant sa décision à l'issue du mandat présidentiel. Le 8 janvier 2010, la Cour d'appel de Versailles avait cassé cette décision, et accordé au Président Sarkozy un euro de dommages et intérêts, en estimant que le débat contradictoire avait été "effectif". La Cour de cassation confirme sur ce point la décision du juge d'appel en affirmant que "en sa qualité de victime", le Président de la République est recevable à exercer les droits de la partie civile pendant la durée de son mandat. 

Un dédoublement de personnalité pénale

La décision de la Cour de cassation conduit à opérer une sorte de "dédoublement de la personnalité pénale" du Chef de l'Etat. Lorsqu'il est accusé, l'article 67 de la Constitution lui offre un statut extrêmement protecteur, puisqu'il "ne peut, durant son mandat et devant aucune juridiction (...) être requis de témoigner non plus que faire l'objet d'une action, d'un acte d'information, d'instruction ou de poursuite". On se souvient que, dans l'affaire Clearstream, le Président de la République avait évoqué à la télévision les prévenus, dont Dominique de Villepin, en les qualifiant de "coupables". Le tribunal de grande instance de Paris, saisi en référé d'une plainte pour atteinte à la présomption d'innocence, avait alors sursis à statuer sur cette affaire. 

En revanche, lorsqu'il est accusateur, lorsque son intervention dans le procès pénal relève de sa propre initiative, il redevient mystérieusement un justiciable comme les autres, une malheureuse victime qui doit obtenir une réparation rapide et effective. Pour parvenir à un tel résultat, la Cour de cassation utilise deux arguments essentiels. 

Gilbert Thiel, Bernard Swysen, Marco Paulo. Le pouvoir de convaincre. 2012


Le refus de renvoi de la QPC 

Le premier réside tout entier dans la référence à la décision du 10 novembre 2010, par laquelle la Chambre criminelle refuse de renvoyer au Conseil constitutionnel une QPC portant sur la conformité à la Constitution de l'article 2 du code de procédure pénale. Celui-ci en effet ne prévoit pas l'impossibilité pour le Président de la République en exercice de se constituer partie civile. Dès lors que la QPC n'a pas été transmise, le moyen devient inopérant, et il est impossible d'apprécier la recevabilité de cette étrange constitution de partie civile au regard des principes de séparation des pouvoirs et de respect des droits de la défense. Sur ce point, la décision de la Chambre criminelle du 10 novembre 2010 permet à l'Assemblée plénière d'écarter les moyens les plus redoutables. 

L'égalité des armes

Le second motif de la décision réside dans l'affirmation que la recevabilité de la constitution de partie civile du Président n'entraîne aucune violation de l'article 6 § 1 de la Convention européenne. Pour la Cour de cassation, le droit à un tribunal impartial ne vise que les juges du siège. Et ces derniers bénéficient de conditions de nomination et d'un statut qui les met à l'abri des pressions et des instructions de l'Exécutif. 

La question de l'indépendance du parquet, et de sa soumission à l'Exécutif, se pose de manière beaucoup plus immédiate. En l'espèce, l'ordonnance de renvoi signée par le juge d'instruction reprenait mot à mot les réquisitions du Parquet, c'est à dire concrètement du procureur Courroye, dont on sait qu'il est un ami personnel de Nicolas Sarkozy. Mais la chance sourit à la Cour de cassation, car si le moyen est évoqué, il est cité par référence au recours présenté par un autre accusé. La Haute Juridiction considère donc "que le demandeur n'est pas recevable à se prévaloir des observations présentées par un autre prévenu". 

De la décision de la Cour de cassation, on doit déduire que les prévenus et le Président de la République étaient placé dans une situation de parfaite égalité des armes, au sens de la Convention européenne des droits de l'homme. C'est tellement vrai qu'à l'issue de la procédure, le Président de la République conserve le droit de réformer la décision de justice, en usant de son droit de grâce. 

La Cour de cassation est au moins parvenue à démontrer l'urgence de la réforme du statut pénal du Chef de l'Etat.


vendredi 15 juin 2012

Le rapporteur public, ou le Palais Royal assiégé

Le Conseil d'Etat, dans sa citadelle du Palais Royal, s'efforce de repousser bravement l'envahisseur. Et la vie n'est pas facile pour pour le camp retranché, car la Cour européenne mène l'assaut en plusieurs vagues. Elle menace une procédure contentieuse toujours marquée par les origines de la Haute Juridiction, conçue à une époque le Conseil d'Etat incarnait l'administration qui se juge, avant de devenir le juge de l'administration. Et le maillon faible de cette procédure, celui vers lequel les attaques sont dirigées, est précisément le rapporteur public, nouvelle dénomination de l'ancien commissaire du gouvernement.

Protégé derrière ses remparts, le Conseil se trouve aussi enfermé dans sa position défensive. Pourquoi remettre en cause une procédure contentieuse considérée comme parfaite ? Le Conseil d'Etat ne représente-t-il pas la perfection dans la protection de l'administré ? L'idée générale est donc de résister autant que possible aux assauts du juge européen, en acceptant des réformes minimalistes.

Après deux assauts successifs, la Cour européenne se prépare à en livrer un troisième qui pourrait être fatal à l'actuelle procédure.

Escarmouches

La première escarmouche est venue des arrêts Kress c. France du 7 juin 2001 et Martinie c. France du 12 avril 2006 qui ont sanctionné la présence du commissaire du gouvernement au délibéré. Dès lors qu'il était le dernier à s'exprimer lors de l'audience, sa participation au délibéré violait en effet l'égalité des armes et le respect du contradictoire. Un décret du 1er août 2006 a donc quelque peu amélioré la situation. D'une part, les conclusions sont communiquées aux parties qui peuvent y répondre par des observations orales. D'autre part, le commissaire du gouvernement est désormais exclu du délibéré, mais pas partout. Seuls les tribunaux administratifs et les cours administratives d'appel sont concernés par cette exclusion. Le Conseil d'Etat demeure, sur ce point, à l'abri de toute évolution, figé dans un isolement splendide. Son rapporteur est donc présent au délibéré, sauf dans l'hypothèse, fort rare, où l'une des parties demande qu'il en soit exclu.

Fortifications autour du Conseil d'Etat, assiégé par la Cour européenne


1er Assaut

Hélas, cette première victoire, au demeurant fort modeste, a donné des ailes à l'agresseur strasbourgeois. Dans l'affaire UFC Que Choisir de Côte d'Or c. France du 30 juin 2009, l'attaque a porté cette fois sur l'absence de communication aux parties de la note du rapporteur et du projet de décision. Là encore, c'est évidemment le principe d'égalité des armes qui se trouve menacé.

La situation était grave, mais pas désespérée. Les stratèges du Conseil d'Etat ont su réagir, en alliant l'anticipation et les opérations spéciales.

L'anticipation tout d'abord, car le Conseil d'Etat s'est empressé de faire publier le décret du 7 janvier 2009, qu'il avait lui même rédigé, afin que ce texte intervienne avant la délibération de la Cour européenne. Ce décret met en place l'une de ces réformes en profondeur qui témoigne de l'esprit novateur du Conseil d'Etat. Le "rapporteur public" succède à l'ancien "commissaire du gouvernement". Cette nouvelle dénomination permet certes de lever enfin l'ambiguïté attachée à cette fonction, qui la faisait parfois présenter comme la voix de l'Exécutif. Mais que ceux qui redoutaient un changement d'envergure soient rassurés. Le Conseil s'est borné à appliquer la tactique du Prince Salinas qui, dans Le Guépard, appelait "à tout changer pour que rien ne change". De fait , le rapporteur public ressemble comme un frère à l'ancien commissaire du gouvernement, et il prononce ses conclusions devant la juridiction de juge après avoir eu communication de la note du rapporteur et du projet d'arrêt.

Les opérations spéciales ensuite, car l'affaire UFC Que Choisir a finalement fait long feu. Il est vrai que le juge français devant la Cour, membre du Conseil d'Etat, s'était déporté pour laisser la place à un juge ad hoc,... lui-même ancien membre du Conseil d'Etat. Surtout, un peu mystérieusement, l'association requérante avait retiré le grief portant sur l'absence de communication du rapport du conseiller rapporteur et du projet d'arrêt. La Cour a donc rendu une décision d'irrecevabilité, sauvant in extremis la procédure contentieuse.

2è assaut

Après tous ces efforts, le Conseil d'Etat pouvait espérer avoir gagné la bataille, et sauvé le rapporteur public. Il n'en a rien été et la Cour européenne engage aujourd'hui un nouvel assaut avec l'affaire François Marc-Antoine, dans laquelle le requérant invoque la même violation du principe d'égalité des armes, puisqu'il n'a pas obtenu communication de la note du rapporteur et du projet d'arrêt.

Quelle sera la réaction de la citadelle assiégée face à ce nouvel assaut ? Bien sûr, le Conseil d'Etat peut  organiser des colloques destinés à montrer la supériorité de sa procédure contentieuse. Il peut aussi obtenir des tierces interventions diverses et variées destinées à en convaincre la Cour. Mais cette défense un peu désespérée risque fort d'être contre-productive. La nécessité d'une réforme d'envergure touche aujourd'hui l'ensemble du monde de la justice. L'indépendance du parquet est à l'ordre du jour, après cinq ans de résistance à la jurisprudence de la Cour européenne, et d'efforts pour maintenir un contrôle de l'autorité judiciaire par l'Exécutif. Le camp retranché du Palais Royal n'aurait il pas intérêt à tenter une sortie, voire à engager des négociations en vue d'une mise en conformité de sa procédure avec le principe du contradictoire ?


mardi 12 juin 2012

QPC : le Conseil constitutionnel voit double sur le dégrisement

Le Conseil constitutionnel a rendu, le 8 juin 2012, une décision sur la conformité à la Constitution de la disposition du code de la santé publique qui autorise les autorités de police à placer une personne trouvée en état d'ivresse dans un lieu public en cellule de dégrisement "jusqu'à ce qu'elle ait recouvré la raison" (art. L 3341-1 csp). La Cour de cassation a en effet transmis au Conseil une QPC sur cette question, le 30 mars 2012, portant sur l'actuelle rédaction de ces dispositions, issues de la loi du 14 avril 2011 réformant la garde à vue.

L'argument essentiel : l'article 66

Le recours, initié par M. Mickaël D., s'inscrit dans une longue suite de décisions fondées sur le non respect de l'article 66 de la Constitution, selon lequel "nul ne peut être arbitrairement détenu. L'autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, assure le respect de ce principe dans les conditions prévues par la loi". C'est ainsi que le Conseil a déjà imposé l'intervention du juge judiciaire pour prolonger la rétention administrative des étrangers après sept jours, ou l'hospitalisation psychiatrique sans le consentement du patient après quinze jours. 

Il est vrai que le passage en cellule de dégrisement, ou en "chambre de sûreté" pour reprendre la formulation légale, implique nécessairement une privation de liberté. Mais le juge constitutionnel refuse cependant de considérer qu'elle emporte impérativement l'intervention du juge judiciaire. Conformément à sa jurisprudence, il estime que la durée de l'enfermement est très brève, et que l'atteinte au principe de sûreté est, dans ce cas précis, à la fois nécessaire et proportionnée. En effet, l'ivresse sur la voie publique porte atteinte à l'ordre public et à la santé des personnes. La détention en cellule de dégrisement apparait alors une mesure proportionnée à la menace que représente la personne pour l'ordre public, voire pour elle-même.

Jacques Offenbach. La Vie Parisienne. 3è acte.
 "Il est gris, tout à fait gris"

Une mesure de police administrative

Le Conseil confirme ainsi que le maintien en cellule de dégrisement est une mesure de police administrative, reposant sur la nécessité de garantir l'ordre public.

Sur ce point le Conseil rejoint la Convention européenne des droits de l'homme, dont l'article 5 que "nul ne peut être privé de sa liberté, sauf (...)  s'il s'agit de la détention régulière (...) d'un alcoolique". Dans un arrêt Witold Litwa c. Pologne du 4 avril 2000, la Cour admet ainsi l'existence de cellules de dégrisement pour "les personnes dont la conduite et le comportement sous l'influence de l'alcool constituent une menace pour l'ordre public ou pour elles-mêmes". Dans ce cas, la Cour tolère même l'absence de diagnostic médical, supposant que les forces de police polonaises savent reconnaître un alcoolique. Le droit français impose, en revanche, la visite d'un médecin avant la mise en cellule de dégrisement, afin de s'assurer que le patient ne présente pas une autre pathologie et que  l'hospitalisation n'est pas nécessaire.

La police administrative imbriquée dans la police judiciaire.

En tout état de cause, cette mesure de police administrative présente la caractéristique d'être étroitement imbriquée dans des actions de police judiciaire. Le personnel qui décide le placement en cellule de dégrisement tout d'abord, est le personnel de police, celui-là même qui va constater l'infraction d'ivresse publique, voire placer l'intéressé en garde à vue.

Ce partage reflète le double visage de la notion d'ivresse publique. Elle implique d'abord une infraction punie d'une peine contraventionnelle, sanctionnant le fait de se trouver en état d'ébriété sur la voie publique (art. R 3353-1 csp). Mais elle suppose également le placement en cellule de dégrisement pour protéger à la fois l'ordre public et la personne. Cette mesure est bien distincte de l'infraction pénale. Elle n'a pas pour objet la punition mais la protection, comme en témoigne le fait que la personne peut aussi être confiée à un tiers qui s'en porte garant.

Un double point de départ du délai de garde à vue

Ce partage entre police administrative et judiciaire rencontre une autre difficulté, lorsqu'il s'agit d'organiser l'articulation entre la rétention en cellule de dégrisement et, s'il y a lieu, la garde à vue. C'est précisément sur ce point que le Conseil constitutionnel apporte quelque précision, par une réserve d'interprétation.

Il précise en effet que le passage en cellule de dégrisement doit être décompté de la garde à vue. Cette réserve constitue évidemment une garantie pour la personne concernée, dès lors que le juge sera saisi à l'issue de la durée de 24 heures, comme si elle avait été interpellée à jeun. En revanche, cette réserve présente l'inconvénient d'imposer deux points de départ à la garde à vue. Le premier part de l'interpellation et fait courir la durée de la garde à vue, jusqu'à son éventuelle prorogation. Le second part du moment où la personne a recouvré sa raison, c'est à dire le moment précis où la garde à vue peut lui être notifiée et où les auditions peuvent commencer.

Ce double point de départ du délai de garde à vue n'était pas ignoré de la Cour de cassation. Il n'en demeure pas moins qu'il risque d'être source d'une certaine complexité contentieuse.




samedi 9 juin 2012

L'état civil d'un enfant adopté à l'étranger par un couple homosexuel

La Cour de cassation a rendu, le 7 juin 2012, un avis interdisant la transcription en France du jugement d'adoption plénière d'un enfant adopté en Grande Bretagne, par un couple homosexuel. L'un a la nationalité britannique, l'autre française. Tous deux résident au Royaume-Uni. Tous deux demandent l'exequatur du jugement britannique, afin de permettre la transcription de la filiation de l'enfant dans les registres de l'état-civil français.

La Cour d'appel avait refusé cette transcription, en se fondant sur la violation de l'article 346 du code civil, qui précise que nul ne peut être adopté par plusieurs personnes, si ce n'est par deux époux, principe qui, selon les juges du fond, relève de l'ordre public international. La Cour de cassation écarte ce moyen, en affirmant que l'article 346 ne consacre pas un "principe essentiel reconnu par le droit français". La formule n'est pas neutre, car la Cour doit ménager la possibilité de transcrire un jugement d'adoption prononcé à l'étranger au profit d'un couple non marié. 

Un "principe essentiel du droit de la filiation"

Ce moyen écarté, la Cour de cassation  est contrainte de se placer sur le terrain de l'homosexualité des requérants : "Est contraire à un principe essentiel du droit français de la filiation, la reconnaissance en France d'une décision étrangère dont la transcription sur les registres de l'état civil français, valant acte de naissance, emporte inscription d'un enfant comme né de deux parents du même sexe". C'est donc finalement l'article 310 du code civil qui se voit reconnaître comme "principe essentiel", et on sait qu'il précise qu'un enfant dont la filiation est légalement établie a les mêmes droits et les mêmes devoirs dans leurs rapports "avec leur père et mère". Le droit de la filiation impose donc d'avoir un père et une mère, pas deux pères ou deux mères.

Dans l'état actuel du droit, la décision ne surprend pas. Tout refus d'exequatur repose sur la contrariété du jugement étranger à l'ordre public international français. Tel est le cas en l'espèce, puisque le droit français refuse le mariage, l'adoption, et le recours à l'assistance médicale à la procréation aux couples homosexuels.

Un élargissement de la jurisprudence sur les mères porteuses

La Cour de cassation, dans cette décision, étend la célèbre jurisprudence Mennesson du 17 décembre 2008. Il s'agissait alors d'un couple marié, hétérosexuel, qui demandait la transcription du jugement d'un tribunal californien, qui avait reconnu la filiation de leurs jumelles nées à San Diego d'une convention de procréation pour autrui. Le juge américain avait alors affirmé que le mari du couple commanditaire était le père génétique et son épouse la mère légale. Pour la Cour de cassation, ce jugement américain violait "la conception française de l'ordre public international", dès lors que le recours aux mères porteuses est interdit dans notre pays.

Il est vrai que les enfants disposent, dans les deux hypothèses, d'un état-civil parfaitement régulier, américain pour les jumelles Mennesson, britannique pour l'enfant adopté par le couple britannique. Mais ils sont privés de leur état civil français, alors même qu'un de leurs parents a la nationalité français, voire les deux dans le cas des jumelles de San Diego. 

Comme les autres. VIncent Garenq. 2008. Lambert Wilson et Pascal Elbé.


L'intérêt supérieur de l'enfant

Cette jurisprudence peut sembler particulièrement sévère à l'égard du couple homosexuel qui  réside en Grande Bretagne, et s'est comporté de manière tout à fait conforme à la loi britannique, en offrant un foyer à un enfant. Si on se place au regard de l'intérêt supérieur de l'enfant, notion qui, selon la Convention de New York sur les droits de l'enfant, doit guider toute législation le concernant, on doit donc s'interroger sur cette rigueur. 

Un couple homosexuel qui adopte un enfant en Grande Bretagne ne peut obtenir la transcription de son état civil en France. Une femme française, également résidant en Grande Bretagne, qui décide d'avoir un enfant seule, grâce à une rencontre de passage, voire par l'assistance médicale à la procréation, n'aura aucune difficulté pour faire transcrire son état civil sur les registres français. Est-il préférable qu'un enfant soit élevé par une femme seule ou par un couple homosexuel ? Est-il préférable qu'un enfant soit élevé par les services sociaux plutôt que par un couple homosexuel ?

Le renvoi au législateur

La Cour européenne, dans un arrêt Gas et Dubois du 16 mars 2012, a refusé de poser la question en ces termes, laissant aux Etats une large autonomie pour apprécier ces questions éthiques. Elle considère ainsi que le refus d'adoption simple opposé à la compagne de la mère homosexuelle d'un enfant né par assistance médicale à la procréation n'est pas, en soi, discriminatoire. 

De toute évidence, la Cour de cassation refuse de faire entrer le droit à l'adoption des homosexuels dans le droit positif, de manière subreptice, par le contentieux de l'état civil. Sa sévérité doit être interprétée comme un appel au législateur. D'une certaine manière, cette décision présente l'intérêt de placer le débat sur l'intérieur supérieur de l'enfant, et non pas seulement sur une démarche militante de revendication des droits des homosexuels. Un élément important dans le débat, au moment précis où l'alternance politique laisse augurer une évolution dans ce domaine.

jeudi 7 juin 2012

La garde à vue irrégulière des étrangers en situation irrégulière

La Cour de cassation a rendu, le 5 juin 2012, un avis très remarqué. Elle y affirme que l'utilisation de la procédure de garde à vue à l'encontre des étrangers en situation irrégulière n'est pas conforme au droit de l'Union européenne, c'est à dire concrètement à la directive retour du 16 décembre 2008. 

Cet avis devrait mettre fin à une véritable cacophonie judiciaire, intervenue à la suite des décisions El Dridi du 28 avril 2011 et Achugbabian du 6 décembre 2011 rendues par la Cour de justice de l'Union européenne. Nous ne reviendrons pas sur les différentes étapes de ce contentieux, au demeurant parfaitement analysé par Serge Slama sur le blog Combat pour les droits de l'homme. Rappelons seulement que la Cour, dans cette jurisprudence, estime que la directive retour ne s'appose pas formellement à un placement en détention de l'étranger, le temps de clarifier sa situation et d'organiser son retour.  Elle ajoute cependant que la sanction d'une année d'emprisonnement, prévue par l'article L 621-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers (ceseda) à l'encontre des étrangers qui ont pénétré ou séjourné en France de manière irrégulière, n'est pas réellement compatible avec l'objectif d'éloignement immédiat poursuivi par la directive. En langage clair, la Cour affirme que mettre un étranger directement en prison n'est pas le meilleur moyen de le reconduire à la frontière. 

Garde à vue et éloignement

La question qui se pose est alors celle de l'ordre dans lequel interviennent ces mesures. Pour qu'un étranger puisse être poursuivi sur le fondement de l'article L 621-1 du ceseda, c'est à dire pour son maintien irrégulier sur le territoire, il faut, au préalable, qu'il ait fait l'objet d'une mesure d'éloignement, et qu'il ait refusé de s'y plier. Or, la loi du 11 avril 2011 prévoit qu'une personne ne peut être placée en garde à vue que "s'il existe des raisons plausibles de soupçonner" qu'elle "a commis ou tenté de commettre un crime ou un délit puni d'emprisonnement" (art. 62-2 cpp). Autrement dit, et c'est bien la position de la Cour de cassation dans son avis du 5 juin, l'étranger ne peut pas être placé en garde à vue, préalablement à une mesure d'éloignement, qui, par hypothèse n'est pas "punie d'emprisonnement". Cette position est d'ailleurs parfaitement conforme à la finalité initiale de la garde à vue qui a pour objet de rechercher les preuves d'une infraction et non pas d'effectuer une vérification d'identité. 

Cet avis, on s'en doute, donne satisfaction aux associations qui se donnent pour mission la défense des étrangers, et notamment du Gisti, à l'origine de la procédure. Il reste cependant à s'interroger sur ses conséquences, sur l'onde de choc qu'il ne manquera pas de provoquer dans notre système juridique. 



Conséquences pour les étrangers

A l'égard des étrangers tout d'abord, l'avis a pour effet immédiat d'empêcher l'utilisation de la période de  pour organiser leur retour. On ne peut que s'en réjouir puisque cette utilisation n'est pas vraiment conforme à l'objet de la procédure. Il ne reste alors à la disposition de l'autorité de police que la procédure de vérification d'identité, dont on sait qu'elle doit durer "le temps strictement nécessaire" à l'établissement de cette identité, et, en tout état de cause, pas au-delà de quatre heures. Le problème est que cette durée risque d'être largement insuffisante, lorsqu'il s'agit de rechercher l'identité d'une personne qui est dépourvue de papiers et qui n'a pas nécessairement l'intention de coopérer. Dans ces conditions, l'Exécutif pourrait être tenté de saisir le législateur pour allonger la durée de la vérification. Une telle réforme n'irait certainement pas dans le sens d'un renforcement des libertés publiques. Rappelons, en effet, que le contrôle et la vérification d'identité s'appliquent à des personnes qui, par hypothèse, ne sont même pas soupçonnées d'avoir commis une quelconque infraction. 

Evidemment, l'avis de la Cour de cassation fait aussi peser un hypothèque nouvelle sur les Centres de rétention administrative. Après que la Cour européenne ait décidé, dans une décision Popov du 19 janvier 2012, que la rétention des enfants pouvait constituer un traitement inhumain et dégradant si elle n'était pas organisée dans des conditions tenant compte de l'indispensable respect de leur vie familiale, c'est aujourd'hui la rétention des adultes qui se trouve indirectement menacée. En effet, la procédure de rétention peut être utilisée à l'encontre des étrangers en instance d'éloignement. Il faut donc que leur identité ait déjà été établie, par une procédure préalable qui ne sera pas la garde à vue.

Conséquences pour la garde à vue

C'est précisément à l'égard de la procédure de garde à vue elle-même que l'avis de la Cour de cassation suscite le plus de questions. Il présente l'intérêt de sanctionner le détournement de sa finalité, notion extrêmement intéressante. Car ce détournement n'intervient pas seulement à l'égard des étrangers, mais aussi dans beaucoup d'autres domaines, par exemple dans le cas d'infractions routières. 

Mais le principal détournement de finalité est ailleurs. Car la garde à vue peut aussi être décidée dans un but purement statistique. Il n'y a pas si longtemps, les ministres de l'intérieur successifs exigeaient une hausse constante des résultats de la lutte contre la délinquance. Et l'un des critères essentiels utilisés pour montrer à quel point on luttait efficacement était précisément le nombre des gardes à vue. Alors quand il fallait faire du chiffre, quand la RGPP ne permettait guère de mettre en place des moyens importants à l'appui des enquêtes judiciaires, on faisait de la garde à vue. 

Cet avis de la Cour de cassation risque donc de faire baisser les statistiques, du moins les statistiques telles qu'elles ont été conçues pour venir renforcer une politique sécuritaire purement cosmétique. C'est peut être le  moment de changer les modalités de leur calcul, et de s'interroger sur la survie de l'Office national de la délinquance et de la réponse pénale (ONDRP), l'une des nombreuses officines dont monsieur Alain Bauer vient précisément de démissionner. A elle seule, cette démission suffit à démontrer l'indépendance de l'institution.