« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 7 juin 2012

La garde à vue irrégulière des étrangers en situation irrégulière

La Cour de cassation a rendu, le 5 juin 2012, un avis très remarqué. Elle y affirme que l'utilisation de la procédure de garde à vue à l'encontre des étrangers en situation irrégulière n'est pas conforme au droit de l'Union européenne, c'est à dire concrètement à la directive retour du 16 décembre 2008. 

Cet avis devrait mettre fin à une véritable cacophonie judiciaire, intervenue à la suite des décisions El Dridi du 28 avril 2011 et Achugbabian du 6 décembre 2011 rendues par la Cour de justice de l'Union européenne. Nous ne reviendrons pas sur les différentes étapes de ce contentieux, au demeurant parfaitement analysé par Serge Slama sur le blog Combat pour les droits de l'homme. Rappelons seulement que la Cour, dans cette jurisprudence, estime que la directive retour ne s'appose pas formellement à un placement en détention de l'étranger, le temps de clarifier sa situation et d'organiser son retour.  Elle ajoute cependant que la sanction d'une année d'emprisonnement, prévue par l'article L 621-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers (ceseda) à l'encontre des étrangers qui ont pénétré ou séjourné en France de manière irrégulière, n'est pas réellement compatible avec l'objectif d'éloignement immédiat poursuivi par la directive. En langage clair, la Cour affirme que mettre un étranger directement en prison n'est pas le meilleur moyen de le reconduire à la frontière. 

Garde à vue et éloignement

La question qui se pose est alors celle de l'ordre dans lequel interviennent ces mesures. Pour qu'un étranger puisse être poursuivi sur le fondement de l'article L 621-1 du ceseda, c'est à dire pour son maintien irrégulier sur le territoire, il faut, au préalable, qu'il ait fait l'objet d'une mesure d'éloignement, et qu'il ait refusé de s'y plier. Or, la loi du 11 avril 2011 prévoit qu'une personne ne peut être placée en garde à vue que "s'il existe des raisons plausibles de soupçonner" qu'elle "a commis ou tenté de commettre un crime ou un délit puni d'emprisonnement" (art. 62-2 cpp). Autrement dit, et c'est bien la position de la Cour de cassation dans son avis du 5 juin, l'étranger ne peut pas être placé en garde à vue, préalablement à une mesure d'éloignement, qui, par hypothèse n'est pas "punie d'emprisonnement". Cette position est d'ailleurs parfaitement conforme à la finalité initiale de la garde à vue qui a pour objet de rechercher les preuves d'une infraction et non pas d'effectuer une vérification d'identité. 

Cet avis, on s'en doute, donne satisfaction aux associations qui se donnent pour mission la défense des étrangers, et notamment du Gisti, à l'origine de la procédure. Il reste cependant à s'interroger sur ses conséquences, sur l'onde de choc qu'il ne manquera pas de provoquer dans notre système juridique. 



Conséquences pour les étrangers

A l'égard des étrangers tout d'abord, l'avis a pour effet immédiat d'empêcher l'utilisation de la période de  pour organiser leur retour. On ne peut que s'en réjouir puisque cette utilisation n'est pas vraiment conforme à l'objet de la procédure. Il ne reste alors à la disposition de l'autorité de police que la procédure de vérification d'identité, dont on sait qu'elle doit durer "le temps strictement nécessaire" à l'établissement de cette identité, et, en tout état de cause, pas au-delà de quatre heures. Le problème est que cette durée risque d'être largement insuffisante, lorsqu'il s'agit de rechercher l'identité d'une personne qui est dépourvue de papiers et qui n'a pas nécessairement l'intention de coopérer. Dans ces conditions, l'Exécutif pourrait être tenté de saisir le législateur pour allonger la durée de la vérification. Une telle réforme n'irait certainement pas dans le sens d'un renforcement des libertés publiques. Rappelons, en effet, que le contrôle et la vérification d'identité s'appliquent à des personnes qui, par hypothèse, ne sont même pas soupçonnées d'avoir commis une quelconque infraction. 

Evidemment, l'avis de la Cour de cassation fait aussi peser un hypothèque nouvelle sur les Centres de rétention administrative. Après que la Cour européenne ait décidé, dans une décision Popov du 19 janvier 2012, que la rétention des enfants pouvait constituer un traitement inhumain et dégradant si elle n'était pas organisée dans des conditions tenant compte de l'indispensable respect de leur vie familiale, c'est aujourd'hui la rétention des adultes qui se trouve indirectement menacée. En effet, la procédure de rétention peut être utilisée à l'encontre des étrangers en instance d'éloignement. Il faut donc que leur identité ait déjà été établie, par une procédure préalable qui ne sera pas la garde à vue.

Conséquences pour la garde à vue

C'est précisément à l'égard de la procédure de garde à vue elle-même que l'avis de la Cour de cassation suscite le plus de questions. Il présente l'intérêt de sanctionner le détournement de sa finalité, notion extrêmement intéressante. Car ce détournement n'intervient pas seulement à l'égard des étrangers, mais aussi dans beaucoup d'autres domaines, par exemple dans le cas d'infractions routières. 

Mais le principal détournement de finalité est ailleurs. Car la garde à vue peut aussi être décidée dans un but purement statistique. Il n'y a pas si longtemps, les ministres de l'intérieur successifs exigeaient une hausse constante des résultats de la lutte contre la délinquance. Et l'un des critères essentiels utilisés pour montrer à quel point on luttait efficacement était précisément le nombre des gardes à vue. Alors quand il fallait faire du chiffre, quand la RGPP ne permettait guère de mettre en place des moyens importants à l'appui des enquêtes judiciaires, on faisait de la garde à vue. 

Cet avis de la Cour de cassation risque donc de faire baisser les statistiques, du moins les statistiques telles qu'elles ont été conçues pour venir renforcer une politique sécuritaire purement cosmétique. C'est peut être le  moment de changer les modalités de leur calcul, et de s'interroger sur la survie de l'Office national de la délinquance et de la réponse pénale (ONDRP), l'une des nombreuses officines dont monsieur Alain Bauer vient précisément de démissionner. A elle seule, cette démission suffit à démontrer l'indépendance de l'institution. 

 

mardi 5 juin 2012

Contrôle d'identité et récépissé au faciès ou contrôle au faciès et récépissé d'identité

Le ministre de l'Intérieur annonce une réforme des contrôles d'identité, accusés d'être souvent effectués "à la tête du client", dans une approche discriminatoire. Il est vrai que les études dont on dispose pour apprécier l'ampleur du phénomène sont très rares et pas nécessairement très fiables. La plus récente, celle qui est citée par les médias, provient de l'Open Society Justice Initiative, c'est à dire concrètement de la Fondation Soros. Elle montre que les personnes issues des minorités visibles ont entre six et huit fois plus de chances d'être contrôlées que celles qui ont l'apparence du Français "de souche". Certes, mais cette constatation ne suffit toujours pas à mesurer l'ampleur du phénomène, car les contrôles d'identité se déroulent davantage dans les quartiers à forte population immigrée qu'entre La Muette et le Trocadéro. 

Quoi qu'il en soit, l'annonce du ministre de l'intérieur présente l'avantage de poser le problème, et d'envisager certains moyens pour le résoudre. On évoque ainsi la remise d'un "récépissé" à la personne contrôlée, qu'elle pourrait montrer ensuite aux policiers, dans l'hypothèse de contrôles successifs. Pourquoi pas ? Le débat va s'ouvrir sur le sujet, dès que le parlement sera saisi. Pour le moment cependant, il apparaît indispensable de préciser quelque peu le cadre juridique du contrôle d'identité, car la notion est loin d'être aussi homogène que les médias l'affirment.

Définition

Le contrôle d'identité est l'examen, par l'autorité de police, d'un document de nature à prouver l'identité d'une personne, et son droit à demeurer sur le territoire si elle est de nationalité étrangère. Il peut être utilisé pour rechercher et arrêter des délinquants, et il a alors une finalité judiciaire. Mais il peut aussi intervenir pour des motifs de sécurité publique, dans une finalité de police administrative. 

Dans les deux cas, le contrôle d'identité s'effectue selon des modalités identiques. Sa mise en oeuvre est confiée aux "officiers de police judiciaire (...) et sous la responsabilité de ceux-ci, aux agents de police judiciaire" (art. 78-2-1 cpp). Cette responsabilité attribuée aux OPJ ne signifie pas qu'ils doivent décider de chaque contrôle, mais simplement qu'ils doivent donner des instructions pour que la procédure soit organisée dans le respect des dispositions du code de procédure pénale. Peuvent en pratique procéder à ces contrôles aussi bien les militaires de la gendarmerie nationale que les fonctionnaires de la police nationale, voire les maires et leurs adjoints qui possèdent également la qualité d'officier de police judiciaire. Acte de puissance publique, le contrôle d'identité relève de la compétence de ceux qui incarnent l'Etat. 

Bien qu'ils soient réalisés selon des modalités identiques, le danger pour les libertés publiques n'a pas la même intensité dans les deux hypothèses de contrôle. 

Harold LLoyd victime d'un contrôle d'identité. For Haven's Sake. 1926.


Le contrôle judiciaire

Le contrôle judiciaire est effectué dans deux cas. D'une part, il peut être décidé par la la police dans le cadre d'une enquête de flagrance. Il y a alors commencement d'exécution d'une infraction ou "une raison plausible de soupçonner un lien entre une personne et une infraction réelle ou supposée, que ce soit en tant qu'auteur, complice ou témoin" (art. 78-2 cpp). Lorsqu'il s'agit d'un simple soupçon, la Cour de cassation vérifie que l'interpellation ne repose pas sur la seule apparence de la personne contrôlée. Il est nécessaire que son comportement "laisse croire qu'elle est sur le point de commettre une infraction", par exemple lorsqu'elle cherche à se dissimuler à l'approche d'un véhicule de police. 

D'autre part, le contrôle judiciaire peut aussi être décidé par le procureur, dans un espace géographique et temporel très précis. Toute personne peut alors être contrôlée, quel que soit son comportement. Une telle opération, souvent qualifiée de "coup de poing", a officiellement pour objet de lutter contre certaines formes de délinquance, comme le vol à la roulotte, le proxénétisme ou encore la vente de stupéfiants. En principe solidement ancré dans la police judiciaire, ce type de contrôle peut cependant facilement glisser vers une finalité générale d'ordre public, qui caractérise la police administrative. 

Le contrôle administratif

Le plus dangereux pour les libertés est évidemment le contrôle de police administrative. Il n'a pas un objet répressif, mais purement préventif. Décidé par l'autorité administrative, il concerne des personnes qui n'ont commis aucune infraction, et dont nul indice ne laisse supposer qu'elles pourraient en commettre une. Il s'agit de dissuader les délinquants, voire plus simplement de rassurer la population. A cet égard, le contrôle administratif est profondément ambigu. Il se propose de garantir la sécurité, mais développe aussi le sentiment d'insécurité, en persuadant les habitants qu'ils vivent dans un quartier dangereux. 

En dépit de tous ses inconvénients, le contrôle administratif n'est pas inconstitutionnel en soi. Tout au plus le Conseil constitutionnel a t il émis une réserve d'interprétation, dans une décision du 5 août 1993,  imposant aux autorités publiques de justifier des "circonstances particulières établissant l'atteinte à l'ordre public qui a motivé le contrôle". La contrainte est bien légère, car il n'est pas difficile de mentionner la présence de voleurs à la tire dans telle ou telle zone... La Cour européenne fait preuve de la même compréhension. Dès 1985, dans un arrêt Ashingdane c. Royaume Uni, elle affirme ainsi que le contrôle d'identité à des fins d'ordre public n'est pas constitutif d'une atteinte à la sûreté suffisamment grave pour constituer une violation de la Convention. L'immobilisation de la personne contrôlée est si brève qu'elle ne porte pas réellement atteinte à la liberté de circulation. 

Reste que le contrôle administratif s'est considérablement développé dans les années récentes. La loi du 15 novembre 2001, sous prétexte de lutte contre le terrorisme, permet ainsi d'accompagner le contrôle d'identité d'une visite du véhicule, celle du 23 janvier 2006 autorise les "contrôles Schengen" dans une zone de vingt kilomètres à l'intérieur des frontières communes ainsi que dans les ports, gares et aéroports ouverts au trafic international. Celle enfin du 5 mars 2007 prévoit des contrôles d'identité ou les entreprises de transports, dans le but cette fois de lutter contre l'usage de stupéfiants. 

Le récépissé au faciès

Ce développement des contrôles d'identité laisse penser que le " contrôle au faciès" n'est que l'un des problèmes liés à cette procédure. Limiter la réforme à la remise d'un récépissé ne résoudrait sans doute rien. Certes la personne qui aura reçu ce morceau de papier ne sera plus juridiquement "contrôlée" dix fois dans la journée. Elle devra seulement présenter dix fois le document, ce qui ne change rien au problème. On risque alors de voir apparaître le "récépissé au faciès", formidable avancée dans la lutte contre la discrimination. 

S'il est illusoire d'envisager la suppression pure et simple des contrôles administratifs, peut être convient il de réfléchir sur la procédure mise en oeuvre, sur les moyens de faire en sorte que le pouvoir discrétionnaire ne devienne pas arbitraire. Peut être faut il alors envisager une réforme globale des contrôles d'identité, avec ou sans récépissé ?




samedi 2 juin 2012

La QPC et le temps





L'article 62 de la Constitution confère au Conseil constitutionnel, lorsqu'il est saisi d'une QPC, une certaine forme de maîtrise du temps. La disposition déclarée inconstitutionnelle peut en effet "être abrogée à compter de la publication de la décision (...) ou d'une date ultérieure fixée par cette décision". Cette possibilité de repousser l'effectivité de l'abrogation trouve son origine dans une volonté de garantir la sécurité juridique de ceux qui tiraient des droits des dispositions déclarées inconstitutionnelles, en laissant au législateur un délai suffisant pour les modifier.



La pratique montre que cette louable préoccupation se heurte à une réalité juridique beaucoup complexe que prévu. La "sortie de vigueur", pour reprendre la formule de René Chapus, ne se réduit pas à une sorte de dialogue entre le Conseil et le parlement. D'autres acteurs interviennent, comme la Cour européenne, les juges du fond, voire l'opinion publique. Selon le choix du Conseil constitutionnel en matière d'application dans le temps de sa décision, des difficultés apparaissent, qui n'avaient certainement pas été prévues lors de la mise en oeuvre de cette procédure. 


L'abrogation retardée


L'un des premiers cas d'abrogation "retardée" est celui, bien connu de la garde à vue. Dans sa décision du 30 juillet 2010, le Conseil déclare inconstitutionnelle les dispositions qui ne prévoyaient pas l'intervention d'un avocat dès le début de la garde à vue. Elle repousse toutefois leur abrogation effective au 1er juillet 2011, afin de laisser aux pouvoirs publics le temps nécessaire pour élaborer une nouvelle législation.

Il se trouve cependant que la Cour européenne est intervenue sur le même sujet, par une décision Brusco c. France du 14 octobre 2010. Et lorsque la Cour de cassation fut saisie à son tour d'une demande de nullité d'une garde à vue, le 15 avril 2011, elle a donné satisfaction au requérant, en s'appuyant sur le caractère immédiatement exécutoire de la jurisprudence de la Cour européenne. Dans ce cas, le délai imposé par le Conseil constitutionnel est devenu inutile, pour ne pas dire caduc. Il a cédé devant les efforts conjugués de la Cour européenne et des juges du fond, désireux de mettre en oeuvre la réforme de la garde à vue dans les plus brefs délais.

Nicolas Poussin. La danse sur la musique du temps. 1634


L'abrogation immédiate, mais non applicable aux affaires en cours


Dans une décision du 10 mai 2012, la Chambre criminelle de la Cour de cassation a tiré les conséquences de l'abrogation par le Conseil constitutionnel des dispositions du code pénal excluant l'enregistrement audiovisuel des auditions des personnes poursuivies pour des infractions relevant de la criminalité organisée. Cette fois, dans sa décision rendue sur QPC le 6 avril 2012, le Conseil s'était prononcé pour une abrogation immédiate, en précisant, toujours pour des motifs de sécurité juridique, qu'elle ne s'appliquerait qu'aux enquêtes et interrogatoires des personnes mises en examen après sa décision.


Le résultat, pour le moins inattendu est que le requérant, celui là même qui a posé la QPC et obtenu la déclaration d'inconstitutionnalité d'une procédure qui le concernait directement, n'a pas pu profiter de ses effets. Par hypothèse, son audition avait eu lieu avant la QPC et ne pouvait donc plus être annulée. La gestion du temps devient alors un obstacle, car quel est l'intérêt de poser une QPC si, par hypothèse, le requérant ne peut en tirer bénéfice ?

L'abrogation immédiate


Il est vrai que le Conseil constitutionnel ne précise pas toujours que l'abrogation ne s'appliquera pas aux affaires en cours. Dans sa décision sur le harcèlement sexuel du 4 mai 2012, il se borne à abroger l'incrimination jugée trop imprécise, décision qui prend immédiatement effet. Cette fois, c'est l'opinion qui s'est insurgée, ou plus exactement cette petite partie de l'opinion que représentent certains mouvements féministes. L'abrogation du délit de harcèlement sexuel contraint en effet les juges à lever les charges pesant sur le requérant de la QPC mais aussi sur tous ceux qui étaient poursuivis pour des motifs identiques. Certains ont alors dénoncé l'impunité désormais acquise au harceleur, en oubliant que d'autres incriminations peuvent être utilisées pour sanctionner son attitude. D'autres ont même proposé une réforme visant à limiter l'accès à la QPC aux seules victimes, suggestion qui vise à supprimer l'égalité des armes et l'égalité devant la justice.  

Le temps ne fait rien à l'affaire.. mais sa gestion en matière de QPC demeure une source d'incertitudes. Que l'abrogation soit immédiate, applicable ou non aux affaires en cours, ou même retardée, aucun procédé n'est à l'abri des critiques. Quoi que fasse le Conseil constitutionnel, le contrôle du temps finit par lui échapper. 


jeudi 31 mai 2012

La mission Lescure et l'avenir d'Hadopi

Le 22 mai 2012, a été annoncée la nomination de Pierre Lescure, l'ancien Président de Canal +, à la présidence d'une mission de concertation sur l'avenir de la loi Hadopi du 12 juin 2009. Les médias ont largement repris l'information. Certains ont insisté sur l'intervention du ministre de la culture, Aurélie Filipetti, qui tient manifestement à gérer ce dossier, écartant de facto la nouvelle ministre de PME et de l'économie numérique, Fleur Pellerin. D'autres ont mis en évidence la personnalité de Pierre Lescure, proche des industriels du secteur. 

L'espace des lobbys

Il est plus difficile de s'interroger sur les éventuelles modifications de la loi Hadopi, susceptibles d'intervenir dans les mois à venir. Les promesses de campagne du Président François Hollande sont restées imprécises sur ce point. Sans doute parce que la gauche est partagée entre les "libertaires" qui souhaitent l'abrogation du texte assortie d'une licence globale taxant les fournisseurs d'accès (FAI), et les acteurs culturels qui veulent, avant tout, la protection des droits des auteurs et créateurs.  

Pour le moment, on peut au moins envisager quelques évolutions possibles, sachant que le premier rapport de l'autorité indépendante instituée par la loi Hadopi se présente, avant tout, comme un instrument de communication destiné à montrer l'efficacité du texte. 

La liberté d'accéder à internet

La disposition la plus discutée de la loi Hadopi est évidemment celle qui permet la suspension de l'accès à l'internet de l'abonné coupable de téléchargements illégaux. Cette mesure est l'ultime sanction après plusieurs avertissements de l'internaute par l'autorité indépendante Hadopi, et s'inscrit dons dans une stratégie connue sous le nom de "riposte graduée".  

Le Conseil constitutionnel a imposé l'intervention du juge judiciaire pour prononcer une telle sanction, dans sa décision du 10 juin 2009, imposant une modification de la loi en octobre 2009. Il estime en effet, "qu'en l'état actuel des moyens de communication et eu égard au développement généralisé des services de communication au public en ligne ainsi qu'à l'importance prise par ces services pour la participation à la vie démocratique et à l'expression des idées et des opinions", le droit à la libre communication des pensées et des opinions garanti par l'article 11 de la Déclaration de 1789 implique "la liberté d'accéder à internet".   

Méchant pirate victime de la riposte graduée. Walt Disney. Peter Pan. 1953.


Riposte graduée et neutralité du net

Cette "riposte graduée" susceptible d'aboutir à une suspension de l'accès à internet est, par ailleurs, incompatible avec le principe de neutralité du net. D'abord formulé aux Etats Unis, il vise à affirmer l'égalité de traitement des flux de données, excluant toute discrimination à l'égard de la source, de la destination ou de contenu de l'information transmise sur le réseau. Le principe de neutralité interdit donc les restrictions d'accès à internet. Sans avoir stricto sensu, une quelconque valeur juridique en droit français, le principe de neutralité est repris par plusieurs organisations internationales, et notamment l'OSCE

Tous ces éléments concourent à fragiliser cette sanction considérée comme injustement sévère, d'autant qu'elle touche souvent, non pas l'internaute indélicat, mais l'ensemble de son entourage. Là encore, la sanction pèse de manière très différente selon les familles, celles qui ne disposent que d'un seul accès se trouvant plus lourdement pénalisées. La suspension de l'abonnement pourrait donc disparaître de la gamme de sanctions possibles contre les internautes, ce qui ne signifie pas l'abandon de toute répression contre les téléchargements illégaux.

D'autres évolutions, plus conjoncturelles, pourraient intervenir, en particulier dans la composition de l'autorité indépendante. Nul n'ignore que la Présidente d'Hadopi et ses principaux collaborateurs ont dressé un bilan particulièrement optimiste, pour ne pas dire gonflé, des résultats obtenus depuis la création de cette institution. Et ces statistiques ont été largement utilisées lors de la campagne électorale de Nicolas Sarkozy. La question est alors posée de la pérennité d'une autorité pas très indépendante.

Pour le moment, rien ne permet de penser que la loi Hadopi sera abrogée. Il est probable, en revanche, qu'elle sera modifiée pour mettre en place une nouvelle forme de "riposte graduée". C'est précisément le rôle de la mission Lescure de trouver un consensus. Ce n'est certainement pas chose facile dans un secteur dominé par de puissants lobbies. 



mardi 29 mai 2012

L'affaire Aurore Martin : le recours contre un mandat d'arrêt européen

La Cour européenne a rendu le 25 mai une décision d'irrecevabilité du recours présenté par Madame Aurore Martin, dirigé contre la décision des autorités françaises d'exécuter un mandat d'arrêt européen émis par l'Espagne. On se souvient que Madame Martin fait l'objet d'un tel mandat pour faits de participation à une organisation terroriste, et terrorisme, pour avoir participé en Espagne aux activités du parti basque Batasuna. 

L'irrecevabilité manifeste

Sur le fond, la décision ne faisait guère de doute. Elle n'est guère différente d'autres décisions d'irrecevabilité, notamment celle concernant Robert Stapleton en mai 2010. Elle était alors saisie par un Irlandais soupçonné d'être le banquier de l'IRA et accusé de différents délits de droit commun, qui contestait le mandat d'arrêt européen émis à son encontre par le Royaume Uni. En l'espèce, la Cour considère qu'il y a irrecevabilité manifeste. Le requérant ne démontre pas, en effet que l'exécution du mandat d'arrêt l'exposerait à un "déni flagrant" de ses droits à un procès équitable. En filigrane, on distingue également une certaine réticence à donner satisfaction à un requérant juridiquement en fuite, alors même que les Etats concernés sont évidemment parties à la Convention européenne des droits de l'homme et lui offrent donc la possibilité de contester devant le juge les décisions qui le touchent. 

Mandat d'arrêt et infractions politiques

De même, le caractère "politique" de l'infraction relève davantage du discours militant que de l'argument juridique. Il est vrai que la décision-cadre du 13 juin 2002, qui constitue le fondement du mandat d'arrêt européen, interdit à l’Etat dans lequel le mandat d’arrêt doit être exécuté d’opposer le caractère politique de l’infraction pour refuser la remise de la personne recherchée. Cette disposition heurtait ainsi le principe fondamental reconnu par les lois de la République interdisant précisément l’extradition dans un but politique, et le Conseil d'Etat, dans son avis du 26 septembre 2002, n'a pas manqué de le faire observer. La seule solution était donc de réviser la Constitution, ce qui fut fait avec la loi du 25 mars 2003. L'article 88 de la Constitution comporte désormais un second paragraphe : « La loi fixe les règles relatives au mandat d'arrêt européen en application des actes pris sur le fondement du traité de l'Union européenne ».


Nada. Claude Chabrol. 1974

Mandat d'arrêt et extradition

On pourrait en déduire que le mandat d'arrêt européen est, sur ce point, moins protecteur que l'extradition. Cette dernière concerne cependant l'ensemble des Etats, y compris les moins respectueux de l'Etat de droit.  A ce titre, il n'est pas surprenant que l'on se méfie d'éventuelles demandes formulées par des dirigeants peu scrupuleux et simplement désireux de se faire livrer des opposants politiques.

Le mandat d'arrêt, en revanche, repose sur deux notions fondamentales. La première est l’« espace judiciaire européen », constitué des territoires étatiques de l'ensemble des Etats membres. La seconde la « reconnaissance mutuelle des décisions judiciaires » au sein de l'Union européenne. En vertu de ce principe, une décision prise par une autorité judiciaire de l'un des Etats membres a plein effet dans tous les autres Etats membres. En conséquence, les autorités de l’Etat membre sur le territoire duquel la décision doit être exécutée doivent prêter leur concours à cette exécution, comme s’il s’agissait d’une décision prise par leurs propres autorités.  Le mandat d’arrêt européen repose ainsi sur la confiance mutuelle entre les Etats membres et implique une véritable coopération judiciaire. Le risque d'une demande pour des motifs purement politiques est donc très réduit. 

Mandat d'arrêt et terrorisme

En Espagne comme en France, les autorités peuvent dissoudre un parti politique parce qu'il participe à des activités terroristes. L'article 3 de la loi du 1er juillet 1901 permet ainsi la dissolution d'une association " qui aurait pour but de porter atteinte à l'intégrité du territoire national et à la forme républicaine du gouvernement" (art. 3). Or on sait que les partis politiques ont, en France, le statut d'association, la seule différence avec le droit commun étant l'obligation de constituer parallèlement une seconde association de financement. De même, la participation à un mouvement terroriste peut être sanctionnée par l'infraction d'"association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste"(art. 421-2-1 c. pén.). Cette infraction n'a rien à voir avec un délit d'opinion, dès lors qu'elle suppose un commencement d'exécution, une aide directe apportée à un mouvement terroriste.

Le droit positif ne joue donc pas en faveur de Madame Aurore Martin. Cette constatation n'exclut pas cependant certaines interrogations à l'égard du mandat d'européen. Car cette procédure a les défauts de ses qualités. Sa rapidité n'est pas sans conséquences sur le recours qui s'exerce lui aussi rapidement. La Chambre d'instruction dispose en effet de vingt jours pour statuer lorsque le requérant refuse sa remise aux autorités d'émission du mandat. Cette procédure peut sembler sommaire, du moins si on la compare au droit de l'extradition, qui suppose un double recours, devant le juge judiciaire pour contester l'avis de la Chambre d'instruction, puis devant le Conseil d'Etat pour contester la légalité du décret d'extradition. Sur ce point, la procédure de recours contre le mandat d'arrêt européen apparaît un peu rapide, alors que celle des recours dirigés contre une décision d'extrader est un peu lente. 




vendredi 25 mai 2012

QPC : prélèvement des cellules souches à des fins thérapeutiques

Le 16 mai 2012, le Conseil constitutionnel a rendu une décision sur la conformité à la Constitution de l'article L 1241-1 du code de la santé publique. Ce texte, très récent puisqu'il est issu de la loi du 7 juillet 2011 autorise le prélèvement de cellules souches à des fins scientifiques ou thérapeutiques, évidemment sous certaines conditions. 

Les cellules qui réparent

Ces cellules souches peuvent être définies comme celles qui sont à l'origine de tous les organes du coeur humain. Elles ont la particularité d'être indifférenciées, ce qui signifie qu'elles ne sont pas encore spécialisées. L'embryon, une semaine après la fécondation, dispose ainsi déjà de quelques dizaines de cellules souches qui vont peu à peu fabriquer les différents organes. Une fois l'organisme entièrement constitué, il restera quelques précieux gisements de cellules souches, notamment dans la moelle osseuse. 

Ces cellules souches sont précieuses pour les biologistes, dans la mesure où elles constituent un véritable moteur de régénération cellulaire. Sur l'adulte, les prélèvements de cellules souches dans la  moelle osseuse permettent ainsi de traiter des leucémies. Mais c'est sur l'embryon que les cellules souches sont le plus accessible, soit dans le placenta, soit dans le cordon ombilical. Elles peuvent donc être prélevées lors de l'accouchement. 

Un marché rémunérateur

On l'a compris, les cellules-souches sont aussi un marché très rémunérateur. L'entreprise requérante est précisément spécialisée dans la conservation des cellules-souches. Elle veut offrir aux familles la possibilité de les prélever lors de l'accouchement, et de les conserver pour pouvoir éventuellement les utiliser dans l'hypothèse où un membre de la famille serait un jour atteint d'une maladie grave. 

Le problème est que l'article L 1241-1 du code de la santé publique n'envisage, conformément à la pratique française des dons d'organe, qu'un don anonyme pour un usage allogénique, c'est à dire extérieur à la famille donneuse. Cette utilisation interdit la création de banques de cellules souches, prélevées par les familles et dans leur propre intérêt. C'est précisément ce que conteste la société requérante qui y voit une atteinte à la liberté individuelle garantie par l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, ainsi qu'au droit à la santé figurant dans le Préambule de la Constitution de 1946.

Renoir. L'enfant au biscuit. 1898.


L'intérêt général et non pas la liberté individuelle

Le Conseil constitutionnel refuse d'entrer dans ce raisonnement. A ses yeux, le législateur n'a jamais envisagé le don d'organe comme une prérogative individuelle exercée à des fins d'intérêt personnel. Au contraire, les lois bioéthiques du 29 juillet 1994, puis du 6 août 1994 ont toujours considéré, par exemple, le don de gamètes comme le don d'un couple fertile à un couple stérile, dans une démarche gratuite et purement altruiste. Seule l'existence d'un projet parental peut justifier la conservation des gamètes du couple donneur, voire la création d'embryons in vitro, 

En l'espèce, la loi du 7 juillet 2011 adopte une démarche sensiblement identique. Le principe est le don anonyme de cellules souches à des fins thérapeutiques pour permettre de traiter certains patients. La seule exception à cet anonymat est l'hypothèse où ce don est indispensable pour traiter un malade déjà identifié dans la cellule familiale. Cette condition fait cependant l'objet de nombreux contrôles médicaux.

Le droit à la santé n'est pas davantage un argument recevable, selon le Conseil constitutionnel. En effet, sauf en de très rares cas, d'ailleurs autorisés par la loi, l'état actuel des connaissances scientifiques ne permet pas de considérer que l'utilisation des cellules souches issues d'un membre de la famille serait plus efficace que celle de cellules provenant d'un donneur anonyme. Le Conseil considère donc sagement qu'il n'a pas à substituer son appréciation à celle des scientifiques. 

Derrière cette décision, parfaitement fondée en droit, on voit apparaître une certaine crainte de la privatisation de ces technologies nouvelles, la volonté de préserver l'égalité devant ces avancées scientifiques porteuses d'immenses espoirs thérapeutiques. Sans que le mot soit prononcé, c'est bien le service public de la santé qu'il s'agit de préserver.