« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mercredi 4 avril 2012

A travail égal, salaire égal : La Chambre Sociale résiste à la RGPP

Le 16 février 2012, la Chambre sociale de la Cour de cassation a rendu une décision relative aux différences de rémunération entre les agents de droit public et ceux de droit privé. Des employés d'une entreprise d'intérimaires exerçaient les fonctions de bagagistes à l'aéroport de Perpignan-Rivesaltes, avec des contrats de travail temporaire. Ils ont saisi la juridiction prud'homale pour obtenir de la Chambre de commerce et d'industrie gestionnaire de l'aéroport une majoration des salaires et une prime de vacances. L'argument essentiel de leur recours reposait sur la rupture d'égalité, car d'autres bagagistes étaient employés sur la base de contrats de droit public à durée indéterminée. Ils bénéficiaient donc d'un traitement plus élevé et d'une prime de vacances. 

La jurisprudence traditionnelle, bénédiction de la RGPP

La jurisprudence traditionnelle considère que l'égalité de traitement ne s'applique qu'aux salariés placés dans une situation juridique identique. La Chambre sociale, dans une décision du 11 octobre 2005, considérait ainsi que les agents de droit privé bénéficient de négociations salariales annuelles dans le cadre d'une convention collective. Leur situation est donc différente de celle des fonctionnaires qui sont placés dans une situation statutaire. La Cour de cassation avait alors admis que les postiers fonctionnaires bénéficient d'un complément de salaire auquel les postiers titulaires d'un contrat de droit privé ne pouvaient prétendre. 

Une telle jurisprudence était une bénédiction pour les pouvoirs publics, car elle autorisait des coupes sombres dans les budgets des services publics. Le principe même de la RGPP ne conduit-il pas à supprimer des postes de fonctionnaires, voire d'agents publics, pour les remplacer des agents de droit privé, souvent intérimaires ou employés par des entreprises sous-traitantes ? L'idée globale est donc d'organiser la précarité, d'une part parce que ces salariés coûtent moins cher, d'autre part parce que la précarité de leur situation décourage toute revendication salariale. 
Marc Chagall. Le conciliabule des fonctionnaires. Eau-forte. 1923

Evolution vers un principe d'égalité 

Hélas, la Chambre Sociale fait de la résistance, et la décision du 16 février 2012 marque l'aboutissement d'un processus engagé dès une décision du 15 mai 2007. La Chambre sociale avait alors affirmé qu'"une différence de statut juridique entre des salariés effectuant un travail de même valeur au service du même employeur ne suffit pas à caractériser une différence de situation au regard de l'égalité de traitement en matière de rémunération". Sur cette base, la Cour de cassation était revenue sur sa jurisprudence relative au complément de salaire des postiers, dans une décision d'assemblée plénière du 27 février 2009. Elle avait alors considéré que le complément de traitement, dont les critères sont appréciés par rapport au poste occupé, devait respecter le principe d'égalité entre ses bénéficiaires, quelle que soit la nature de leur contrat.

Aujourd'hui, la décision de février 2012 va encore plus loin. Elle fait peser sur l'employeur l'obligation de démontrer que les employés de droit privé sont dans une situation juridique qui exclut la mise en oeuvre du principe d'égalité de traitement. Autrement dit, la seule invocation d'une différence de statut ne suffit pas à justifier la différence de régime juridique, et donc de rémunération. En l'espèce, la Chambre sociale confirme donc une décision de la Cour d'appel qui sanctionne pour violation de l'égalité de traitement la situation qui était faite aux bagagistes de l'aéroport de Perpignan. L'employeur n'avait pas été en mesure, en effet, de démontrer que cette rupture d'égalité trouvait son origine juridique dans une norme de droit public et non pas dans le seul contrat de travail. 

La différence de rémunération peut être la conséquence d'une différence statutaire, mais elle ne peut plus désormais en être la cause. Le  recrutement d'agents de droit privé n'est plus l'instrument privilégié des collectivités publiques qui désirent substituer des emplois précaires à des postes de fonctionnaires ou d'agents de droit public. Elles vont devoir démontrer que ces différences salariales reposent sur autre chose qu'une volonté de détruire lentement la fonction publique. Autant dire que la jurisprudence de la Chambre sociale constitue une menace directe pour la politique actuelle. 



lundi 2 avril 2012

"ObamaCare" devant la Cour Suprême : démocratie ou grands prêtres ?

L'affaire de l'"Obamacare" n'est guère commentée de ce côté-ci de l'Atlantique. Nous sommes bien davantage préoccupés par la campagne électorale qui se déroule chez nous que par celle des Etats-Unis. Et le système constitutionnel américain est si différent du nôtre qu'il semble résister à toute approche comparatiste. 

L'ObamaCare : les principes

La réforme de santé adoptée à l'initiative du Président Obama semble en effet découvrir des droits sociaux adoptés en France avec le Préambule de 1946. Ne s'agit-il pas d'établir une certaine forme de droit à la protection sociale ? A la différence du système français, cette protection sociale n'est pas un droit-créance organisé par l'Etat aux moyens de services publics. La réforme américaine repose sur l'assurance et sa disposition principale consiste à contraindre chaque Américain à se doter, avant 2014, d'une assurance santé. Jusqu'à présent, une telle assurance n'était pas une obligation et environ trente deux millions d'Américains n'en disposaient pas, généralement par manque de moyens. En obligeant chacun à souscrire une assurance, la loi votée par le Congrès garantit une meilleure répartition des charges liées à la santé. Avec le programme MedicAid, elle permet d'offrir une couverture santé aux plus pauvres des Américains.

Liberté ou droit créance

Cette obligation suscite cependant l'opposition, pour ne pas dire l'irritation, de vingt-six Etats fédérés qui contestent ce qu'ils considèrent comme une intrusion de la loi fédérale dans leurs compétences. C'est aussi le cas d'associations qui voient dans la réforme une atteinte à la vie privée, dès lors qu'elle impose la souscription d'une assurance-santé.

Derrière ce débat, on discerne les traces d'une opposition ancienne entre ceux qui  définissent la liberté comme le droit de chacun de développer ses activités en dehors de toute intervention de l'Etat, et ceux qui estiment que les plus pauvres doivent pouvoir bénéficier de certaines prestations garanties par les pouvoirs publics. D'un côté, les partisans d'une organisation fondée sur des relations individuelles, de l'autre ceux qui s'appuient sur la solidarité au sein d'une même communauté.

Jusque là, nous reconnaissons des débats qui ont également agité la France, par exemple lors de l'adoption du Préambule de 1946, lorsque l'Etat s'est vu attribuer une mission de prestataire de service. Ils perdurent aujourd'hui avec les discussions sur les différents moyens de lutter contre le déficit de la sécurité sociale ou d'assurer une prise en charge de la dépendance des personnes âgée.  

Gilbert Stuart. Portrait de John Jay, premier Président de la Cour Suprême. 1794

La compétence de la Cour

Aux Etats-Unis, le débat actuel doit être arbitrer par la Cour suprême. Il est vrai que celle-ci va d'abord devoir statuer sur sa compétence. Une loi du XIXè siècle interdit en effet de contester devant le juge le principe d'une taxe, tant que celle-ci n'a pas été versée. La Cour va donc devoir se prononcer sur la nature de la pénalité prévue par la loi à l'encontre des Américains qui n'auraient pas encore souscrit d'assurance santé en 2014. S'il s'agit d'une taxe, la Cour peut se déclarer incompétente, et renvoyer le contentieux à 2014, c'est à dire largement après les présidentielles. Si la pénalité n'est pas considérée comme une taxe, la Cour pourra statuer immédiatement.

Le juge Kennedy comme arbitre

Sur le fond, la Cour est profondément divisée. Le camp conservateur penche évidemment du côté des plaignants. Le juge  Antonin Scalia a ainsi déclaré : "Si vous pouvez forcer les gens à acheter une assurance, alors vous pouvez forcer les gens à acheter des brocolis". La juge Sonia Sotomayor, plus proche des Démocrates, défend la réforme : "Quel pourcentage d'Américains qui conduisent leur fils ou leur fille aux urgences sont renvoyés parce qu'ils n'ont pas d'assurance ?". Celui qui pourrait arbitrer en ces deux tendances est le juge Anthony M. Kennedy, considéré comme un "Swing Vote" au sein de la Cour. Nommé par Ronald Reagan en 1987, il penche tantôt du côté conservateur, tantôt du côté progressiste. Ses choix reposent sur une approche toute personnelle de la notion même de liberté, qu'il définit largement à travers les principes de responsabilité individuelle ou de libre arbitre.

Chacun s'efforce donc de séduire le juge Kennedy. Les uns affirment que la liberté individuelle impose de n'être pas soumis à une contrainte étatique imposant l'obligation de prendre une assurance. Les autres, et c'est la position développée par l'avocat du gouvernement Donald B. Verrilli, que la maladie est un frein à l'exercice de la liberté individuelle. Pour être libre, il faut donc pouvoir se soigner.

Le sort du système de santé de 330 millions d'Américains repose ainsi sur l'appréciation d'un homme seul, sur la manière dont il appréhende la liberté. Ce n'est pas le gouvernement des juges si souvent dénoncé aux Etats-Unis, c'est le gouvernement d'un seul juge. Cela va même au-delà, cela tend à substituer à la décision démocratique celle d'un conseil de grands prêtres, dont le Sanhédrin ou un collège d'ayatollahs ne sont que des variantes. N'incarnent-ils pas la conscience éternelle et transcendante de valeurs suprêmes, soustraites à tout examen collectif et s'imposant péremptoirement aux pouvoirs publics ? La vérité constitutionnelle américaine n'est-elle pas l'émanation de la seule Cour Suprême, collège de Grands Juges ? Le soubassement religieux des institutions américaines, voire une théocratie judiciaire latente, sont ainsi mis au grand jour.

Cette situation doit être méditée, à un moment où le système français se caractérise par un développement considérable de la justice constitutionnelle, désormais davantage sollicitée avec les questions prioritaires de constitutionnalité. Il est peut être utile de rappeler que le pouvoir normatif appartient au parlement démocratiquement élu, seul en mesure de représenter la volonté générale, et non pas à un juge. Ce dernier a pour mission de garantir l'Etat de droit, précisément dans le respect des lois votées par le parlement.

vendredi 30 mars 2012

Le nounours espionnait la nounou


Le tribunal correctionnel de Lyon a rendu, le 28 février 2012, une décision qui peut susciter à la fois amusement et surprise. 


Le héros, sans doute involontaire, de l'histoire est un ours en peluche que des parents inquiets ont équipé d'un magnétophone. Devenu espion, le plantigrade devait leur apporter les preuves d'éventuels mauvais traitements infligés par la nounou à leur enfant âgé d'environ un an au moment des faits. Il a finalement échoué dans sa mission, la plainte  déposée par les parents pour privation de soins envers l'enfant ayant été classée sans suite. 

On pouvait s'y attendre, la nounou, assistante maternelle de son état, n'a guère apprécié ce système de renseignement par doudou. Qu'on se rassure, l'ours transformé en taupe n'a pas été poursuivi. En revanche, une plainte a été déposée contre les parents. Son fondement juridique réside dans l'article L 226-1 du code pénal qui sanctionne l'atteinte à l'intimité de la vie privée "en captant, enregistrant ou transmettant, sans le consentement de leur auteur, des paroles prononcées à titre privé ou confidentiel". En l'espèce, il y a eu à la fois captation, enregistrement, et transmission, puisque l'enregistrement a été communiqué à la police, à l'appui de la plainte des parents. 

Au-delà de l'anecdote, l'affaire pose le problème du régime juridique de ce type d'enregistrement, réalisé à l'insu de l'intéressé.

Un élément de preuve, seulement en matière pénale

La subordination juridique du salarié à l'employeur confère à ce dernier le droit de surveiller l'activité du salarié pendant le temps de travail. De fait, la surveillance d'un employé peut permettre d'apporter la preuve d'une faute professionnelle. Encore est-il nécessaire cependant que l'enregistrement ait été réalisé conformément au principe de loyauté qui impose à l'employeur d'informer le salarié. C'est ainsi que le recours à une agence de sécurité privée est considéré comme illicite par la décision de la chambre sociale de la Cour de cassation du 23 novembre 2005. Il en est de même pour les enregistrements effectués à partir d'une caméra cachée destinée à surveiller l'activité d'une caissière (Cass. Soc. 20 novembre 1991). 

Sous l'angle du droit du travail, les enregistrements effectués par le nounours sont donc parfaitement illicites, car déloyaux, et ne peuvent donc fonder une mesure disciplinaire ou un licenciement pour faute.

Peter Pan. Walt Disney. 1953
En l'espèce cependant, les parents n'envisagent pas une rupture du contrat de travail, mais se placent résolument sous l'angle pénal. Ils ont donc porté plainte pour privation de soins à enfant (art. 227-15 c. pén.). Dans ce cas, des enregistrements clandestins peuvent servir de preuve à une infraction, dès lors qu'ils peuvent être discutés dans le cadre de la procédure contradictoire. C'est très précisément la position de la Chambre criminelle de la Cour de cassation, développée dans sa célèbre décision du 31 janvier 2012 sur les enregistrements clandestins effectués par son maître d'hôtel des conversations téléphoniques entre madame Bettencourt et différents interlocuteurs. 

L'idée qui domine cette jurisprudence, même si elle n'est pas formulée en ces termes, est que tous les moyens sont bons pour prouver une infraction pénale, et celui qui espionne l'éventuel coupable le fait pour la bonne cause. En l'espèce, cependant, les parents ne sont pas parvenus à prouver l'existence d'une infraction pénale et leur plainte a été classée. 


L'atteinte à la vie privée

A partir du moment où l'affaire pénale était classée, on pouvait penser que le caractère illicite de l'enregistrement n'était plus contestable. N'étant plus justifié par la nécessité de la preuve pénale, il s'analysait en effet comme une violation de l'intimité de la vie privée de la personne espionnée. C'est en tout cas ce que montre le dossier, dès lors qu'ont été enregistrées des conversations dans lesquelles la nounou parle de sa santé, converse avec son mari ou les enfants dont elle assure la garde. En tout, c'est près de huit heures d'enregistrement qui ont été réalisées, et écoutées par les parents. 

L'élément matériel de l'infraction ne fait aucun doute. La surprise vient cependant du fait que le tribunal considère que l'élément intentionnel fait défaut. A ses yeux, les parents n'avaient pas la volonté d'espionner la vie privée de la requérante, mais se limitaient à chercher les preuves d'une infraction supposée. Et le juge d'ajouter que les parents "n'avaient d'autre but que celui de vérifier les conditions de garde de leur enfant alors qu'ils étaient inquiets du changement de comportement de celui-ci, nourrissant ainsi des soupçons de maltraitance". 

En d'autres termes, il suffit d'invoquer une supposée infraction pénale pour justifier des enregistrements clandestins qui constituent une violation de la vie privée. Le droit au respect de la vie privée est ainsi écarté au profit de la recherche d'une infraction pénale hypothétique. Il ne reste plus qu'à espérer que l'affaire du nounours espion fera l'objet d'un appel, afin de sanctionner une jurisprudence des juges du fond qui autorisent ainsi l'espionnage de la vie privée par des moyens parfaitement déloyaux. 




mardi 27 mars 2012

Les "musulmans d'apparence", approche juridique d'une gaffe


Le candidat Nicolas Sarkozy, s'exprimant sur France Info le 26 mars 2012, est revenu sur l'affaire Merah pour mettre en garde contre les amalgames réalisés entre les actes du terroristes et l'islam. Jusque là rien de très classique, et il s'agit d'abord de critiquer Marine Le Pen, accusée d'avoir tenu des propos contre l'islam. Le problème est que le candidat, comme souvent, veut en faire trop. Il ajoute  : "Les amalgames n'ont aucun sens, je rappelle que deux de nos soldats étaient... comment dire... musulmans, en tout cas d'apparence, puisque l'un était catholique, mais d'apparence". Sur le coup, la situation apparaît plutôt comique, car l'orateur prend conscience de la gaffe au fur et à mesure qu'il développe son propos. Son malaise est palpable, et il ne sait manifestement pas comment se sortir de ce mauvais pas. 

Le candidat bénéficie de l'immunité du Président

Il faut tout de même se poser la question : le candidat a t il commis une infraction ? Certes, il s'agit d'une question purement académique. Car l'égalité entre les candidats trouve sa limite en matière pénale. Le candidat Sarkozy bénéficie de l'immunité du Président, immunité d'ailleurs étendue à ses collaborateurs de l'Elysée. Sur le plan pénal, nous sommes dont bien en présence d'une certaine forme de "candidature officielle", puisque le Président-candidat bénéficie d'une protection dont ses concurrents ne disposent pas.


France Info 26 mars 2012
Pas d'incitation à la haine raciale

Nicolas Sarkozy n'est certainement pas coupable d'une incitation à la haine raciale au sens de la loi du 1er juillet 1972. Celle-ci introduit dans la loi de 1881 sur la presse des dispositions qui sanctionnent la diffamation "envers une personne ou un groupe de personnes, à raison de leur origine ou de leur appartenance, ou de leur non appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée" (art. 24) ou la provocation à cette discrimination (art. 24).  Il est clair que le Président français n'avait certainement pas pour objet de jeter le discrédit sur une personne ou un groupe de personnes, dès lors que ces propos s'inscrivent dans un contexte où il désirait au contraire dénoncer certains amalgames entre le terrorisme et la religion musulmane. On ne peut donc pas évoquer la diffamation.

Mais une violation du principe de non-discrimination

En revanche, les propos du Président entrent davantage dans le champ de l'article L 225-1 du code pénal qui qualifie de discrimination "toute distinction opérée entre les personnes physiques à raison de leur origine (...), de leur apparence physique (...), de leur appartenance ou de leur non-appartenance, vraie ou supposée à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée". Les paroles prononcées par Nicolas Sarkozy opèrent, à l'évidence, 'une distinction entre personnes physiques, dès lors que les militaires décédés sont définis comme "musulmans d'apparence". 

En droit français, la simple mention des origines ethniques ou religieuses est considérée comme discriminatoire. Dans une décision du 29 janvier 2008, la chambre criminelle de la Cour de cassation estime ainsi que l'infraction de l'article 225-1 du code pénal est caractérisée, dans le cas de la responsable d'un office du tourisme qui établit des listes d'agences proposant des hébergements aux touristes, en distinguant celles qui acceptent les personnes à patronyme maghrébin de celles qui les refusent. La simple mention du "patronyme maghrébin" est une infraction, car même si cette personne ne souhaitait pas nécessairement une politique de discrimination, elle la rendait néanmoins possible. 

Souvenons également que fin 2010, la gendarmerie nationale a été accusée de mentionner l'origine ethnique des personnes, en conservant un fichier sur les minorités ethniques non sédentarisées. A l'époque, les journaux avait fait part de leur indignation, différentes associations de Roms et de gens du voyage avaient porté plainte pour violation de l'article L 225-1 du code pénal. Les contrôles de la CNIL avaient cependant rapidement montré que le fichier incriminé n'existait tout simplement pas. 

L'article L 225-1 du code pénal s'applique aux attitudes discriminatoires volontaires et affirmées, par exemple lors d'une discrimination à l'embauche. Mais il vise aussi les discriminations "par ricochet" lorsque l'auteur de l'infraction se borne à affirmer une différence entre les individus, quand bien même il ne le fait pas avec une volonté discriminatoire. Cette affirmation de la différence est considérée, en soi, comme une stigmatisation rendant ensuite possible la discrimination.

Au plan strictement juridique, le candidat Sarkozy s'est donc rendu coupable d'un délit puni de trois années d'emprisonnement et 45 000 € d'amende. Heureusement qu'il y a l'immunité du Président.


lundi 26 mars 2012

Sortir de Schengen ? Pas si simple

Lors de son meeting de Villepinte, le 18 mars, le candidat Nicolas Sarkozy a déclaré vouloir renégocier les Accords de Schengen. Et s'il constatait que, "dans les douze mois qui viennent, il n'y avait aucun progrès sérieux dans cette direction, la France suspendrait sa participation aux Accords de Schengen jusqu'à ce que la négociation ait abouti". Diable.. le propos est audacieux, d'autant qu'il marque un changement de cap inattendu. Il y a quelques semaines, notre Président était le sauveur de l'Europe,  champion de la solidarité européenne, recrutant au passage madame Merkel comme agent électoral. Aujourd'hui, il passe dans le camp des Eurosceptiques, s'inquiète des vilains immigrés qui envahissent le territoire européen, et adopte un discours assez proche de celui de madame Le Pen. L'idée n'est-elle pas d'autoriser chaque Etat à fermer ses frontières lorsque les flux migratoires sont trop importants et non maîtrisés ? 

Les médias ont déjà largement commenté les aspects politiques ce discours, mais ils se sont bien peu intéressés à la faisabilité du projet. Il s'agit en effet de remettre en cause les Accords de Schengen. 

Communautarisation des Accords de Schengen

Rappelons qu'ils trouvent leur origine dans l'accord du 14 juin 1985 qui organise l'abolition des contrôles aux frontières, à l'intérieur d'un espace constitué par les territoires des Etats signataires (à l'époque, seulement la France, l'Allemagne et le Bénélux). La Convention d'application de l'accord de Schengen de 1990 pose ensuite les principes gouvernant le renforcement des contrôles aux frontières extérieures de ce nouvel espace. En même temps, la liste des participants s'allonge à vingt deux pays de l'Union européenne. Certains Etats non membres s'y associent également, comme la Suisse, l'Islande et la Norvège.

Aujourd'hui, les Accords de Schengen ont été communautarisés. Le traité d'Amsterdam du 2 octobre 1997, entré en vigueur le 1er mai 1999, a  transformé l'espace Schengen en un "Espace de liberté sécurité justice "(ELSJ) et l'acquis Schengen se trouve incorporé dans l'Union européenne. Il ne s'agit pas seulement d'une intégration symbolique. En effet la décision du Conseil du 22 décembre 2004, conformément à ce qui était prévu dans le traité d'Amsterdam, substitue la règle de l'unanimité à celle de la majorité qualifiée dans la gestion de L'ELSJ et organise un système de codécision en matière de libre circulation des personnes. 




Renégociation des traités communautaires, responsabilité ou irresponsabilité ?

En demandant la renégociation des Accords de Schengen, le candidat Sarkozy s'attaque donc directement aux conventions internationales qui organisent l'Union européenne.  Sa demande signifie en clair une renégociation par les vingt-cinq Etats partenaires, la rédaction d'un nouvel accord qui devra être accepté à l'unanimité. Après cette renégociation, s'engagera une phase de ratification par chacun des Etats concernés, selon les procédures prévues par sa Constitution, soit un vote du parlement, soit un référendum. Et c'est seulement à l'issue de ces ratifications que les nouvelles dispositions entreront en vigueur. 

On l'a compris, le candidat Président n'envisage rien de moins que de faire exploser le système communautaire. La démarche ne manque pas de sel, si l'on considère qu'il y a encore quelques jours, l'UMP vilipendait François Hollande pour avoir promis une renégociation du traité relatif au Mécanisme européen de stabilité (MES) s'il était élu. Or, si les chefs des Etats membres ont bien signé une première mouture du traité MES le 11 juillet 2011, puis une seconde le 2 février 2012, la procédure de ratification n'est pas encore commencée. A ce titre, le traité relatif au MES peut être renégocié plus facilement que les Accords de Schengen. Mais il faut le savoir. Lorsque le Président Sarkozy veut renégocier Schengen, il agit en homme d'Etat. Lorsque François Hollande veut renégocier le traité MES, il agit en irresponsable. C'est comme ça. 

Le grand homme d'Etat aurait dû pourtant savoir que sa demande de renégociation des Accords Schengen est non seulement irréaliste mais aussi parfaitement inutile. Car un processus de renégociation est déjà engagé depuis le printemps 2011. 


Le processus engagé

A l'époque, des tensions étaient intervenues entre Paris et Rome, car l'administration italienne avait accordé des titres de séjour temporaires aux migrants tunisiens et libyens arrivés en Italie pendant et après les "révolutions arabes". Munis de ces précieux documents, les intéressés, profitant pleinement de l'espace Schengen, s'étaient rapidement dispersés sur le territoire européen, et certains avaient évidemment choisi de venir en France. D'une certaine manière, l'Italie utilisait Schengen pour se débarrasser d'une immigration clandestine massive, en l'envoyant sur le territoire des autres pays. 

Lors du sommet de Milan du 26 avril 2011 entre Nicolas Sarkozy et Silvio Berlusconi, les deux Présidents avaient envoyé une lettre commune au président de la Commission pour demander un renforcement de la solidarité financière et la possibilité de rétablir temporairement le contrôle aux frontières dans ce type de crise. De son côté, le Danemark annonçait tout simplement le rétablissement des contrôles à ses frontières.  La Grèce et Malte souhaitaient également une nouvelle négociation, afin de mieux répartir la charge des flux migratoires entre les pays membres. 

Il est vrai que le processus de 2011 n'avance guère, tout simplement parce qu'il se heurte aux réticences de la Commission et de certains Etats comme l'Allemagne. Pour le moment, rien n'interdit cependant aux autorités françaises d'invoquer, si nécessaire, l'article 2 § 2 de la Convention d'application de 1990. Il autorise en effet les Etats signataires à rétablir les contrôles à leurs frontières intérieures "en cas de menace grave pour l'ordre public ou la sécurité intérieure". Dans ce cas, la seule formalité exigée est l'information de la Commission et des autres Etats de l'espace Schengen.

Cette clause de sauvegarde doit en principe demeurer exceptionnelle, et n'intervenir que lorsqu'une crise grave entraîne un afflux inattendu de migrants. Sa banalisation risquerait, in fine, de détruire Schengen. C'est du moins ce qui était affirmé en mai 2011 : "La France veut défendre Schengen. Il est menacé par des flux migratoires qui  sont de plus en plus importants, et il nous faut absolument éviter que face à des situations difficiles, il y ait des réactions des pays en ordre dispersé". Et qui était l'auteur de cette profession de foi européenne ? Claude Guéant, bien sûr. 

samedi 24 mars 2012

Le fichier des honnêtes gens sanctionné par les honnêtes juges

L'Exécutif devrait remercier Mohamed Merah d'avoir relégué au second plan le nouveau camouflet que lui a infligé le Conseil constitutionnel dans sa décision du 22 mars 2012, censurant une large partie de la loi relative à la protection de l'identité

Des précautions avaient pourtant été prises pour que le texte semble parfaitement anodin. On avait choisi la forme d'une proposition de loi déposée en juillet 2010 par deux sénateurs UMP, Messieurs Jean-René Lecerf (Nord) et  Michel Houel (Seine et Marne), procédure en apparence moins directement rattachée à la politique sécuritaire du gouvernement. On avait également trouvé un titre parfaitement rassurant. Comment pourrait-on porter atteinte aux libertés individuelles en se proposant de protéger les citoyens contre les usurpations d'identité ? Hélas, il faut parfois se méfier ceux qui veulent à toute force nous protéger. 

Lien fort et lien faible

Les soixante députés et soixante sénateurs requérants invoquaient l'inconstitutionnalité des articles 5 à 10, ceux qui créent le fameux "fichier des honnêtes gens", dont le nom officiel est  Titres Electroniques Sécurisés (TES). Son objet est de regrouper les données stockées sur toutes les personnes titulaires d'une carte d'identité ou un passeport biométriques. Ce n'est donc pas l'existence du titre d'identité biométrique qui était contesté, mais les informations collectées et stockées dans le fichier. 

Le Sénat, comme la CNIL, prônaient un "lien faible" qui permet de constater l'éventuelle usurpation d'identité, mais pas toujours d'identifier immédiatement l'usurpateur. Tel est le cas, en particulier, lorsque celui-ci a pris l'identité d'une personne qui n'a pas de pièce d'identité et qui ne figure donc pas dans le TES, un cas extrêmement rare (1 % des cas selon les experts de la CNIL). L'Assemblée nationale, sous l'impulsion déterminante du ministre de l'intérieur, a imposé un "lien fort"  entre les données figurant sur le titre d'identité et celles conservées dans le TES. Ce lien fort autorise des vérifications très approfondies et permet de remonter de manière automatique à l'usurpateur de l'identité, notamment en utilisant le fichage des empreintes digitales. Le seul problème est que pour identifier quelques usurpateurs d'identité, le TES collecte et conserve les données biométriques de l'ensemble de la population. 

C'est précisément ce lien fort que sanctionne le Conseil constitutionnel. Il s'appuie pour cela sur deux motifs.

La vie d'un honnête homme. Sacha Guitry. 1953


Le droit au respect de la vie privée

Le premier est l'atteinte disproportionnée à la vie privée des personnes. Le Conseil affirme certes que la lutte contre la fraude par la sécurisation de la délivrance des titres d'identité est, en soi, un motif d'intérêt général justifiant la création d'un traitement de données à caractère personnel. Mais il ajoute que les données biométriques sont particulièrement sensibles au regard du droit au respect de la vie privée, dès lors par exemple que la conservation des empreintes digitales peut donner lieu à des rapprochements avec des traces physiques laissées involontairement par les personnes ou collectées à leur insu. 

Dans ces conditions, le Conseil estime que la conservation de données biométriques porte une atteinte disproportionnée à la vie privée. En effet, d'autres moyens peuvent être utilisés pour lutter contre l'usurpation d'identité, notamment en sécurisant les "documents sources" à produire pour obtenir un titre, ou en mettant en oeuvre ce "lien faible" voulu par les sénateurs et la CNIL.  

Le principe de finalité

Le second motif développé par le Conseil constitutionnel est la violation du principe de finalité, dont on sait qu'il constitue le socle sur lequel s'est construit notre droit de la protection des données.  L'article 6 al. 2 de la loi du 6 janvier 1978 énonce ainsi que les données "sont collectées pour des finalités déterminées, explicites et légitimes, et ne sont pas traitées ultérieurement de manière incompatible avec ces finalités". A propos de ce même TES, le Conseil d'Etat avait d'ailleurs estimé dans un arrêt d'assemblée du 26 octobre 2011 que les données recueillies pour la mise en oeuvre du passeport biométrique devaient être celles qui étaient strictement nécessaires aux finalités du traitement. Il avait donc censuré l'exigence d'empreintes digitales supplémentaires. 

C'est précisément sur ce point que se concentraient toutes les inquiétudes à l'égard de la loi récente. Dès lors que le lien faible permettait de découvrir 99 % des usurpateurs, on ne voyait pas réellement l'intérêt du lien fort impliquant la conservation de ces données biométriques concernant l'ensemble de la population... sauf à les stocker en vue d'une éventuellement autre utilisation. C'est évidemment ce que sanctionne le Conseil constitutionnel, lorsqu'il  affirme que "les caractéristiques techniques de ce fichier (...) permettent son interrogation à d'autres fins que la vérification de l'identité d'une personne", particulièrement "à des fins de police administrative ou judiciaire". 

C'est là une accusation très grave, car le Conseil constitutionnel reproche au législateur d'opérer un véritable détournement de finalité, action qui, si elle est commise par une personne privée, constitue une infraction pénale passible de cinq années d'emprisonnement et de 300 000 € d'amende (art. 226-21 c. pén.). Et le législateur est tout de même censé donner le bon exemple. 

Enfin, le Conseil constitutionnel s'offre le luxe de se saisir d'office de l'article 3 de la loi, et annule ses dispositions portant sur la possibilité offerte au titulaire de la carte d'identité biométrique d'y adjoindre une application de signature électronique. Le Conseil observe en effet que le législateur a méconnu l'étendue de sa compétence en ne précisant pas les garanties assurant l'intégrité et la confidentialité de ces données, ni d'ailleurs les conditions dans lesquelles s'opère l'authentification des personnes mettant en oeuvre ces fonctions. 

Le texte sort donc étrillé du Conseil constitutionnel, au point qu'il paraît impossible de le promulguer en l'état.