Alors que les "États généraux de l'information" doivent s'ouvrir le 3 octobre 2023, la garde à vue subie par la journaliste Ariane Lavrilleux relance le débat sur le secret des sources. Journaliste indépendante travaillant notamment pour Disclose et Mediapart, elle a participé à l'enquête diffusée par Complément d'enquête sur "France Egypte, révélation d'une opération secrète" diffusée en 2021. L'objet de ses investigations était l'Opération Sirli, opération de renseignement conjointe franco-égyptienne. Alors que le but était officiellement de lutter contre le terrorisme, les autorités égyptiennes auraient détourné les moyens électroniques du renseignement militaire français pour identifier et exécuter des trafiquants et contrebandiers opérant à leurs frontières.
En 2021, le scandale annoncé a fait long feu, la presse n'étant pas parvenue à intéresser l'opinion à cette affaire compliquée. Cela n'a pas empêché le ministère des Armées de chercher la taupe, c'est-à-dire le militaire qui a divulgué à Ariane Lavrilleux les documents confidentiels dont elle fait état. On apprend aujourd'hui qu'un ancien militaire a été mis en examen pour "détournement et divulgation du secret de la défense nationale". Ce délit, prévu par l'article 413-10 du code pénal, punit de sept ans d'emprisonnement et 100 000 € d'amende celui qui, dépositaire d'une information couverte par le secret de la défense nationale, la porte à la connaissance du public ou d'une personne non qualifiée.
Précisément, Ariane Lavrilleux a été placée en garde à vue parce qu'elle ne dispose d'aucune habilitation l'autorisant à accéder et à publier des informations couvertes par le secret de la défense nationale, alors même qu'un informateur lui a confié des documents classifiés. A ce stade, elle ne semble pas avoir été mise en examen, mais elle pourrait l'être pour compromission du secret de la défense nationale, délit puni de cinq ans d'emprisonnement et 75 000 € d'amende par l'article 413-11 du code pénal.
Elle invoque évidemment le secret des sources et une campagne de presse en sa faveur insiste sur le caractère absolu de ce secret. Mais cette affirmation est fausse, car le secret des sources, en droit français, bénéficie d'une protection toute relative. Le secret de la défense nationale, en revanche, fait l'objet d'une définition et d'un régime juridique qui confèrent à ses titulaires une maîtrise totale des informations concernées.
Le secret des sources, secret de la source ou du journaliste ?
Selon la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), le secret des sources protège la personne qui "aide la presse à informer le public sur des sujets d'intérêt général", définition donnée dans l'arrêt du 8 décembre 2005, Nordisk Film Ltd c. Danemark. La décision Becker c. Norvège du 5 octobre 2017 ajoute que ce secret est une prérogative de l'informateur, quand bien même il serait de mauvaise foi et chercherait à manipuler le journaliste.
Le secret des sources peine à s'implanter dans le droit français, tout simplement parce que le monde de la presse le revendique comme un secret dont le titulaire n'est pas la source mais le journaliste. La protection de l'informateur demeure donc imparfaite, comme celle des journalistes victimes d'une législation encore embryonnaire.
Le premier texte en la matière fut la loi du 4 janvier 1993 (art. 109 cpp). Elle autorisait le journaliste entendu comme témoin à taire ses sources devant un juge d’instruction. Mais ce droit au silence n’interdisait pas au juge d’obtenir les informations par d’autres moyens. Cette possibilité a toutefois été sanctionnée par la CEDH dans deux arrêts successifs, Martin c. France du 12 avril 2012, et Ressiot c. France du 28 juin 2013, tous deux rendus à propos de perquisitions concernant des journalistes.
La loi du 4 janvier 2010 se montre plus précise. Elle affirme que "le secret des sources des journalistes est protégé dans l'exercice de leur mission d'information du public". Les autorités peuvent cependant y déroger, pour répondre à un « impératif prépondérant d’intérêt public et si les mesures envisagées sont strictement nécessaires et proportionnées au but poursuivi », formulation reprise dans un arrêt de la CEDH du 6 octobre 2020 Jecker c. Suisse.
« Impératif prépondérant d’intérêt public » ? La presse considérait, non sans fondement, que le flou de cette formule permettait aux juges d'écarter trop facilement le secret des sources. Elle a obtenu le dépôt d'un amendement gouvernemental à la loi du 14 novembre 2016 substituant à cet "impératif prépondérant" une énumération des infractions justifiant une atteinte au secret des sources.
L'idée n'était pas mauvaise en soi, mais le lobby de la presse a été un peu trop gourmand. Il a aussi obtenu que le secret des sources soit invocable non seulement par les journalistes, mais encore par les « collaborateurs de la rédaction », notion également très floue permettant au stagiaire ou l'archiviste d'invoquer le secret des sources devant un juge. Cette conception absolutiste du secret des sources, largement initiée par les journalistes eux-mêmes, a finalement provoqué la censure du Conseil constitutionnel, dans sa décision du 10 novembre 2016.
Hélas pour Ariane Lavrilleux, la décision du Conseil a eu pour conséquence de remettre en vigueur la loi du 4 janvier 2010 et, avec elle, l' « impératif prépondérant d’intérêt public ». Il est évident que, dans l'affaire pour laquelle elle a été mise en garde à vue, la protection du secret défense peut être considérée comme un tel "impératif".
Le secret de la défense nationale
Le secret défense s'inscrit dans un cadre législatif et réglementaire et l'on sait que le Code pénal sanctionne sa violation dans un chapitre consacré aux "atteintes aux intérêts fondamentaux de la nation". Le Conseil constitutionnel contrôle les lois sur le secret de la défense, sans toutefois attribuer à ce dernier une valeur constitutionnelle. Dans une décision QPC du 10 novembre 2011, il sanctionne ainsi une disposition de la loi de programmation militaire de 2009 qui permettait de classifier non plus seulement les documents et les informations mais encore les lieux. Il s'agissait alors d'empêcher purement et simplement toute perquisition, le juge d'instruction pénétrant dans un lieu classifié commettant d'emblée une compromission du secret défense. Comme les journalistes en matière de secret des sources, les autorités habilitées à gérer le secret défense s'étaient montré un peu trop gourmandes.
Le secret de la défense nationale souffre d'un défaut structurel. Il lui manque quelque chose d'essentiel : une définition. L'instruction générale interministérielle, dite IGI 1300 se borne à énoncer les "fondements" du secret : "Le secret de la défense nationale vise, au travers de mesures de sécurité physiques, logiques ou organisationnelles à protéger les informations et supports dont la divulgation ou auxquels l'accès est de nature à nuire à la défense et à la sécurités nationale". Il s'agit là d'une démarche téléologique, c'est-à-dire définissant une notion par son but. Autrement dit, pour l'IGI, une information est secrète lorsque sa diffusion est de nature à nuire à la défense.
Le Code pénal, quant à lui, dans son article 413-9, le définit en ces termes : "Présentent un caractère de secret (...) les procédés, objets, documents, informations, réseaux informatiques, données informatisées ou fichiers intéressant la défense nationale qui ont fait l'objet de mesure de classification destinées à restreindre leur diffusion ou leur accès". C'est la mesure de protection qui crée la confidentialité. Autrement dit, un document est secret lorsque l'autorité compétente pour le classifier le considère comme tel. Cette fois, ce n'est plus vraiment une définition, mais une tautologie. On en déduit que le contenu du secret défense est à la discrétion de l'autorité de classement.
Les services de renseignement, lorsqu'ils sont confrontés à ce type d'observation, répondent que la définition du secret défense est introuvable, et qu'il est matériellement impossible de dresser une liste des intérêts protégés, d'autant que la notion de défense est aujourd'hui très large, intégrant notamment la défense économique. Dans le cas d'Ariane Lavrilleux, il est clair que les opérations menées par la Direction du Renseignement Militaire sont couvertes par le secret de la défense nationale, et que, juridiquement, il y a eu double compromission, d'abord par la source qui a livré les informations, puis par la journaliste qui les a diffusées.
Il n'en demeure pas moins que le droit du secret de la défense s'oppose frontalement au secret des sources. Le problème essentiel ne réside pas dans la définition du secret mais bien davantage dans l'impact qu'il a sur l'ensemble du droit processuel, et plus particulièrement sur le principe du contradictoire. Celui-ci exige qu'une pièce versée au dossier par une partie soit automatiquement transmise à l'autre. Pendant très longtemps, on a considéré que le secret de la défense nationale était opposable au juge qui était donc amené à instruire et à juger des affaires sans avoir accès aux pièces essentielles.
Aujourd'hui, on admet qu'un juge soit désigné dans une juridiction pour obtenir une habilitation et avoir communication des dossiers classifiés, lorsqu'ils sont indispensables à l'affaire en cours. Le problème est que, dans ce cas, la pièce remise au juge par une partie n'est plus communiquée à l'autre. C'est alors le principe du contradictoire qui est violé. Si on résume la situation, dans un cas le juge instruit une affaire sans avoir accès aux pièces, dans l'autre il a accès aux pièces mais le principe du contradictoire est la principale victime de la procédure. Certes, il existe bien une commission spéciale, la Commission consultative du secret de la défense nationale (CCSDN) qui peut être saisie par un juge à des fins de déclassification de certains documents. Mais son rôle demeure modeste. D'une part, l'administration n'est pas tenue de suivre ses avis. D'autre part, la CCSDN a souvent davantage tendance à protéger le secret qu'à pratiquer la transparence.
De cette analyse on peut déduire que le secret de la défense s'impose avec une puissance difficilement contestable, surtout par rapport à un secret des sources qui repose sur une législation inaboutie. Convaincus du caractère absolu du secret des sources, les journalistes tombent ainsi dans un piège redoutable. Il est d'autant plus dangereux que ni le militaire considéré comme une "taupe" ni Ariane Lavrilleux ne peuvent se revendiquer comme lanceurs d'alerte. La loi du 14 novembre 2016 place certes les journalistes à l'abri des poursuites pour recel d'informations divulguées par un lanceur d'alerte, mais celle du 21 mars 2022 ajoute que "sont exclus du régime de l'alerte les faits dont la révélation emporterait une atteinte au secret de la défense nationale (...)". Décidément, aucun secret n'est mieux protégé que le secret défense.