La liberté d'expression est de mise dans le débat politique, et le débat d'intérêt général, notion mise à jour par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) permet souvent de justifier une certaine vivacité dans le propos. Dans ce domaine, le contentieux de l'injure pourrait donc sembler en déclin, les noms d'oiseaux étant considérés comme admissibles, en quelque sorte inhérents au débat politique.
L'arrêt rendu par la chambre criminelle de la cour de cassation le 2 septembre 2025 montre qu'il n'en est rien. Une plainte pour injure conserve des chances de conduire à une condamnation, en particulier lorsqu'il s'agit d'une injure envers un particulier prononcée "à raison de son origine ou de son appartenance ou de sa non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion", incrimination prévue à l'article 33 alinéa 3 de la loi du 29 juillet 1881. Dans ce cas particulier, les plaintes sont fréquentes, et une enquête menée par la Chancellerie en 2023 montrait que sur l'ensemble des 3700 affaires liées à des propos racistes ou des discriminations, 76 % recevaient la qualification d'injure, publique ou privée.
Dans l'affaire jugée le 2 septembre, Mme W, qui porte le prénom d'Hapsatou, a déposé plainte avec constitution de partie civile contre M. Z. qui lui a déclaré en septembre 2018, lors d'une émission de télévision "Les Terriens du dimanche", que son prénom était une "insulte à la France". La provocation à la discrimination n'a pas été retenue par les juges. En revanche, l'intéressé a été condamné en 2023 par le tribunal correctionnel de Paris à 4000 € d'amende pour injure raciste, peine confirmée en mars 2024 par la cour d'appel et aujourd'hui par la cour de cassation.
Petite histoire juridique du prénom
En l'espèce, M. Z. livrait le fond de sa pensée, en regrettant que la mère d'Hapsatou n'ait pas choisi un "prénom du calendrier" pour l'appeler "Corinne, par exemple". Sur le plan juridique, il semble se fonder sur la loi du 11 germinal an XI qui, selon lui, imposait le choix d'un prénom français. En réalité ce texte était beaucoup plus libéral et autorisait "les noms en usage dans les différents calendriers, et ceux des personnages connus dans l'histoire ancienne".
Ces "différents calendriers" ne renvoient donc pas à la seule liste des saints catholiques. En 1803, le calendrier révolutionnaire de Fabre d'Églantine était encore une référence, et il l'est demeuré fort longtemps. C'est sur lui que se fonde la Cour de cassation qui, dans un arrêt du 10 juillet 1981, écarte une décision d'un officier d'état civil refusant le prénom de Cerise.
La possibilité d'utiliser "l'histoire ancienne" pour choisir un prénom offre également un large choix. Sous le Consulat, le législateur songeait aux prénoms bibliques et inspirés de l'Antiquité gréco-romaine. A l'époque, une liste fut publiée pour aider les heureux parents, autorisés à appeler leur fils Dorymédon ou Théopompe, et leur fille Cuthburge ou Golinduche. Par la suite, la jurisprudence a élargi le corpus à l'ensemble des périodes historiques, et les juges ont admis des prénoms tirés de l'histoire russe ou américaine, avec notamment un Jefferson admis par la cour d'appel d'Angers le 14 septembre 1992.
Même sous l'empire de la loi de 1803, rien ne permet de penser qu'un prénom d'origine africaine aurait été interdit. Au XIXè s., les parents pouvaient se référer aux cultures extra-européennes. Un enfant a même été baptisé Sadi, parce que son grand-père, Lazare Carnot, était un grand admirateur du poète persan Saadi. A l'époque, personne n'a songé à dire que c'était une "insulte à la France" et cela n'a pas empêché Sadi Carnot de devenir Président de la République.
Quoi qu'il en soit, la loi du 11 Germinal an XI a été abrogée, et le droit actuel repose sur celle du 8 janvier 1993. Le principe est le libre choix des parents, et il appartient à l'officier d'état civil d'avertir le parquet si le prénom est de nature à nuire à l'enfant ou à porter atteinte aux droits des tiers. Dans ce cas, ce sera au juge aux affaires familiales de se prononcer. Cette procédure est détaillée dans la circulaire du 3 mars 1993.
De fait, les cas de refus d'un prénom sont extrêmement rares. La Cour de cassation, le 5 juin 1993, a ainsi écarté Ravi et Titeuf, le 15 février 2012. On pourrait aussi citer Assedic, Exocet ainsi que Babord et Tribord pour des jumeaux, que les juges ont heureusement épargné à des malheureux enfants. L'intervention du juge est perçue comme exceptionnelle, destinée à protéger l'enfant contre la stupidité de ses parents, contre le ridicule, mais les prénoms d'origine étrangère ne sont pas davantage prohibés que sous l'empire de la loi de l'an XI.
La CEDH ne raisonne pas différemment. Elle considère, dans un arrêt du 24 octobre 1996 Guillot c. France, que le choix d'un prénom par les parents revêt un caractère intime et affectif qui le fait entrer dans la sphère de la vie privée. Le prénom est donc protégé par l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, qui garantit le droit à la vie privée et familiale. Sur cette base, la plaignante est donc fondée à considérer que son prénom d'Hapsatou relève de sa vie privée.
Éric Hapsatou Zemmour. Les Goguettes 2019
L'injure
Ces observations sont certes indispensables pour comprendre l'affaire, mais il faut aussi voir dans quelle mesure le fait d'affirmer qu'un prénom "constitue une insulte à la France" est considéré comme injurieux. Sur ce point, la chambre criminelle donne une motivation précise.
L'injure est définie à l'article 29 al. 2 de la loi de 1881, comme une expression outrageante, terme de mépris ou invective qui ne renferme l'imputation d'aucun fait précis. Lorsqu'un fait précis est invoqué, c'est en effet la diffamation qui est en cause. En l'espèce, M. Z. n'invoque aucun fait précis, et se borne à un jugement de valeur particulièrement négatif sur le prénom d'Hapsatou.
Pour relever du tribunal correctionnel, l'injure doit être publique. L'injure privée en effet n'est passible que d'une peine contraventionnelle. L'article 23 de la loi de 1881 dresse une liste des vecteurs susceptibles de permettre la qualification d'injure publique. Parmi eux, figure "tout moyen de communication au public", et la télévision relève, à l'évidence de cette catégorie.
L'injure raciale est une injure aggravée qui fait encourir à son auteur une peine pouvant aller jusqu'à un an d'emprisonnement et 45000 € d'amende. Encore faut-il, dans ce cas, prouver un mobile ségrégationniste. En d'autres termes, l'auteur des propos doit établir un lien de causalité entre le mépris qu'il entend jeter sur la victime et ses origines ethniques ou religieuses.
Dans le cas présent, M. Z. invoque le débat d'intérêt général, notion affirmée par la CEDH pour faire prévaloir la liberté d'expression sur d'autres droits protégés. C'est d'abord le respect de la vie privée qui a été écarté dans plusieurs arrêts portant, le plus souvent, sur la diffusion d'informations relatives à la famille princière monégasque. Mais le débat d'intérêt général est aussi utilisé pour protéger le débat sur des sujets réellement importants comme le fonctionnement de la justice avec l'arrêt Morice c. France du 23 avril 2015. De même, la Cour de cassation, cette fois dans deux arrêts du 11 mai 2022 rendus par la première chambre civile, a écarté deux actions en diffamation, les mouvements #MeToo et #Balancetonporc ayant été considérés comme rattachés au débat d'intérêt général.
Dans l'affaire jugée le 2 septembre 2025, la chambre criminelle accepte de considérer que les propos tenus par M. Z. au début de son intervention traitaient, d'une manière très générale, de la question du choix du prénom de leurs enfants par les parents étrangers ou d'origine étrangère. En tant que telle, la question pouvait relever du débat d'intérêt général, d'autant que la question de la cohésion sociale était mentionnée. En revanche, la citation incriminée vise directement l'une des participantes à l'émission de télévision. La Cour observe qu'ils "sont outrageants à l'égard de la partie civile, en ce qu'ils assimilent son prénom, attribut essentiel de sa personnalité, à une injure faite à la France". Un lien de causalité est réalisé entre le mépris que M. Z. veut jeter sur la victimes et ses origines. C'est donc la personnalisation du propos qui, en quelque sorte, constitue le critère essentiel de son caractère injurieux, et c'est ce qui justifie le rejet du pourvoi.
La décision n'a rien de très surprenant, et les propos de M. Z. étaient manifestement injurieux. Elle présente tout de même un intérêt en quelque sorte pédagogique. La frontière entre le débat d'intérêt général et l'injure est clairement exposée, ce qui sera sans doute utile aux juges de fond. Quant à M. Z., que tout le monde a reconnu, il reste à espérer que sa condamnation l'incitera à calmer un peu son obsession des prénoms. Tout le monde ne peut pas s'appeler Éric.
L'injure : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 9, section 2 § 1 A