« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 6 mai 2025

Les Golden Passports maltais maltraités par la CJUE



L' histoire de l'ile de Malte est marquée par une longue tradition de piraterie. De nouvelles formes de délinquance sont apparues plus récemment, les autorités acceptant de vendre un trésor très particulier. La nationalité maltaise pouvait en effet être purement et simplement achetée par ceux qui voulaient bénéficier du statut de citoyen de l'Union européenne. Saisie d'un recours en manquement initié par la Commission, la Cour de justice de l'Union européenne, dans un arrêt du 29 avril 2025, constate que Malte a manqué aux obligations imposées par l'article 20 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), et par l'article 4 § 3 du traité de l'Union européenne.

 

Le statut de citoyen de l'Union


L'article 20 TFUE confère le statut de citoyen de l'Union à toute personne ayant la nationalité d'un État membre. Cette citoyenneté européenne n'est donc pas attribuée directement. Il s’agit d’une citoyenneté de superposition, dépendante de la possession de celle d’un État membre. De fait, les citoyens des États membres ont le droit de circuler, de séjourner, de voter et d'être éligibles aux élections municipales et européennes. Autant dire que le statut est attractif pour des ressortissants des États tiers qui souhaitent faire des affaires sur le territoire européen, voire se mettre à l'abri d'éventuelles poursuites initiées dans leur pays d'origine. 

La loi maltaise prévoyait une "procédure transactionnelle" permettant aux candidats à la nationalité de participer à un "programme des investisseurs individuels". Concrètement, on pouvait acheter un Golden Passport, moyennant le paiement de 600 000 euros à 750 000 euros au gouvernement maltais, ou encore l'acquisition d'une résidence d'une valeur minimale de 700 000 euros, voire des dons à des ONG maltaises. 

Pour la Commission, une telle pratique viole l'article 4 § 3 TUE, qui établit le principe de coopération loyale entre l'Union et ses États membres. Elle consiste en effet à exploiter, à des fins purement financières, l'oeuvre commune que constitue la citoyenneté de l'Union. Certes, des négociations ont eu lieu, mais avec un effet très limité. En 2022, Malte a exclu de son programme de citoyenneté par investissements les ressortissants russes et biélorusses, mais la vente des Golden Passports a continué pour les demandeurs ressortissants d'autres États.

 


 Les autorités maltaises, après la décision de la CJUE

Astérix et Cléopâtre. René Goscinny et Albert Uderzo. 1965

 

Nationalité et espace européen

 

L'argument maltais selon lequel chaque État définit souverainement les conditions d’octroi et de perte de la nationalité est sèchement écarté par la CJUE. Cette compétence doit s'exercer dans le respect du droit de l’Union. Ce principe a été affirmé dès la décision Micheletti et a. du 7 juillet 1992, et rappelé récemment dans un arrêt du 5 septembre 2023 Perte de la nationalité danoise. La CJUE reconnaît alors que la perte de la nationalité danoise pour défaut de rattachement effectif avec cet État entraîne la perte du statut de citoyen de l'Union. En vendant la citoyenneté maltaise, il est clair que les autorités vendaient d'abord la citoyenneté de l'Union, la seule qui intéressait réellement les demandeurs. Ils seraient aussi bien devenus danois ou espagnols si le Danemark ou l'Espagne avaient vendu leurs passeports.

Les dangers d'une telle pratique pour l'UE apparaissent clairement si l'on considère qu'elle repose sur une confiance mutuelle incarnée par un espace européen. Certes le mythe de l'espace sans frontières est aujourd'hui bien écorné, alors que bon nombre d'États de l'Union ont rétabli les contrôles à leurs frontières. Mais il n'en demeure pas moins que cette notion d'espace européen fonde toujours la libre circulation et le droit de séjourner librement des ressortissants des États membres. La jurisprudence de la CJUE rappelle ainsi, en particulier dans les arrêts McCarthy et a. du 18 décembre 2014 et Direcţia pentru Evidenţa Persoanelor şi Administrarea Bazelor de Date du 22 février 2024, que les États doivent favoriser cette libre circulation. Aux yeux de la Commission, la vente des Golden Passports entraine une atteinte au principe même de la solidarité entre États membres.

Parmi ces prérogatives ainsi commercialisées figurent évidemment les droits politiques dont sont titulaires les citoyens de l'UE, droit de vote et d'éligibilité aux élections municipales et européennes. L'article 2 TUE précise que le fonctionnement de l'Union repose sur la démocratie représentative, et une jurisprudence constante rappelle qu'il s'agit là d'un principe fondamental qui ne saurait être remis en cause. La CJUE l'a rappelé dans deux décisions du 19 novembre 2024 relatives à l'éligibilité et à la qualité de membre d'un parti politique. Les conditions d'octroi de la nationalité ont donc une influence directe sur le fonctionnement de l'Union européenne.

De tous ces éléments, la CJUE déduit la constatation du manquement. On ne doit pourtant pas en déduire qu'elle entend imposer aux États une véritable politique d'attribution de la nationalité. Leur compétence s'exerce pleinement, sous la seule réserve de sa compatibilité avec la nature même de la citoyenneté de l'Union. Concrètement, comme la CJUE l'affirme dans sa décision du 25 avril 2024, Stadt Duisburg (Perte de la nationalité allemande), la citoyenneté d'un État membre repose d'abord sur le lien de solidarité et de loyauté entre l'État et ses ressortissants, ensuite sur la réciprocité des droits et des devoirs. L'acquisition de la nationalité moyennant espèces sonnantes et trébuchantes est, à l'évidence, incompatible avec la nature de ces liens. En dehors de cette réserve, les États décident librement de leur politique d'attribution de la nationalité.

La décision de la CJUE va dans le sens d'une protection des principes qui gouvernent l'Union européenne, interdisant de faire commerce de l'espace européen. Il n'en demeure pas moins que le lecteur de la décision est nécessairement frappé par l'inertie des États membres face à cette situation. Le recours en manquement est dû à l'initiative de la Commission elle-même "ayant eu connaissance dudit programme". Mais les États, évidemment informés de cette situation, s'en sont accommodés et leurs relations avec Malte n'ont pas été sérieusement affectées. La CJUE semble ainsi rappeler des "valeurs" bien oubliées, et pas seulement à Malte.



La citoyenneté européenne : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 5, section 2 § 1 A

1 commentaire:

  1. Votre commentaire de cet arrêt de la CJUE de Luxembourg est particulièrement utile pour bien appréhender ce qui est reproché aux autorités maltaises au regard de leurs obligations vis-à-vis du TFUE et du TUE.

    La condamnation de Malte est sans appel tant elle fondée juridiquement. Au passage, elle soulève un certain nombre de questions importantes. Comment accepter qu'un Etat membre de l'Union européenne se comporte comme une vulgaire République bananière ? Qu'en est-il des fameuses valeurs (fausses dans le cas d'espèce) dont on nous rebat les oreilles à longueur de journée ? Où sont donc passés les lanceurs d'alerte plus préoccupés par les questions sociétales que par les questions de principe ? Le moins que l'on soit autorisé à dire est qu'il y a des trous dans la raquette pour une employer une métaphore médiatique.

    Une fois encore, alors que le clergé et ses prêtres s'apprêtent à célébrer dignement, le 9 mai prochain, la journée de l'Europe aux accents de l'hymne à la joie et de la liturgie bruxelloise, ne serait-il pas grand temps de se poser ? Pourquoi ? Pour analyser sans concession ce qui fonctionne correctement et ce qui mériterait d'être amélioré ? Mais est-il possible de remettre en cause l'intangibilité du dogme européen de nature sacrée ?

    In fine, se pose la question des voies et moyens de retrouver la confiance perdue des citoyens dans une construction européenne de moins en moins irréprochable à maints égards ? Le veut-on ? Le peut-on ? Il est facile de stigmatiser le "national-souverainisme". il est plus difficile de remettre en question le supranational-sans frontiérisme.

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