« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 23 octobre 2022

Le jeu de l'Encrochat et de la souris


L'arrêt rendu par la Chambre criminelle de la Cour de cassation le 11 octobre 2022 ne figurera sans doute pas dans les "Grands Arrêts". Il annule une décision de la Chambre de l'instruction de la Cour d'appel de Nancy qui, le 1er juillet 2021, avait écarté une demande d'annulation des pièces de la procédure. En l'espèce, le requérant est poursuivi pour association de malfaiteurs et infractions à la législation sur les stupéfiants. Il obtient la cassation sur un motif du pure procédure. Les juges ont omis de répondre au moyen soulevé par le requérant. Ce moyen portait sur l'absence d'un certificat technique attestant la sincérité d'éléments de preuve provenant de captations de données.

 

Le réseau EncroChat

 

L'intérêt de la décision ne réside pas tant dans le moyen de cassation que dans le contexte dans lequel intervient l'arrêt. Le requérant, membre d'un réseau de trafic de stupéfiants, a trop fait confiance à la technologie. Avec ses complices, il a utilisé les téléphones cryptés EncroChat, réputés les plus fiables du monde. Mais ils ignoraient que la Gendarmerie française, en collaboration avec ses homologues néerlandais, était parvenue à pénétrer ce réseau. Plus de cent millions de messages ont été interceptés, l'opération aboutissant finalement à de nombreuses arrestations dans différents pays. Le requérant estime que les preuves ont été obtenues de manière illicite, mais il n'obtient qu'un succès modeste et surtout très provisoire.

En soi, l'interception est parfaitement licite. Elle a été réalisée sur le fondement de l'article 706-102-1 du code de procédure pénale. Pour les nécessités d'enquêtes portant sur des crimes et délits particulièrement graves, notamment ceux concernant le trafic de stupéfiants, ces dispositions précisent qu'il est possible de mettre en place un "dispositif technique ayant pour objet, sans le consentement des intéressés, d'accéder, en tous lieux, à des données informatiques, de les enregistrer, de les conserver et de les transmettre, telles qu'elles sont stockées dans un système informatique, telles qu'elles s'affichent sur un écran pour l'utilisateur d'un système de traitement automatisé de données, telles qu'il les y introduit par saisie de caractères ou telles qu'elles sont reçues et émises par des périphériques". Pour contester cette captation, le requérant se fonde sur un moyen de pure procédure.

 

Le secret défense

 

Cette technique d'enquête implique une pénétration directe dans le système informatique. Elle est couverte par le secret de la défense nationale. Là encore, cela n'a rien de surprenant si l'on considère qu'elle a été mise au point par des militaires et que son efficacité est liée à sa confidentialité. Ce même article 706-102-1 du code de procédure pénale autorise d'ailleurs le procureur ou le juge d'instruction à prescrire, dans ce cas, le recours aux moyens de l'État soumis au secret de la défense nationale. Dans sa décision du 8 avril 2022, M. Saïd Z., le Conseil constitutionnel admet la conformité à la Constitution de ces dispositions, affirmant qu'elles concilient les droits de la défense avec l'objectif de valeur constitutionnelle de recherche des auteurs d'infraction et de sauvegarde des intérêts fondamentaux de la nation. Le recours à ces techniques est ensuite contrôlé par le juge, dans son étendue et dans sa durée.

Il était donc impossible de plaider l'atteinte à la vie privée ou au secret des correspondance, déjà écartée par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 8 avril 2022. Le requérant se réfère donc à l'article 230-1 du code de procédure pénale qui prévoit que lorsque des données sont cryptées, le procureur ou la juridiction d'instruction, ou même de jugement, "peut désigner toute personne physique ou morale qualifiée, en vue d'effectuer les opérations techniques permettant d'obtenir l'accès à ces informations, leur version en clair ainsi que, dans le cas où un moyen de cryptologie a été utilisé, la convention secrète de déchiffrement, si cela apparaît nécessaire". Cette disposition n'est évidemment pas pertinente en l'espèce, car elle porte sur l'accès de la justice à la convention de déchiffrement, et non pas sur l'accès des délinquants aux techniques de déchiffrement employées par la justice pour parvenir à la manifestation de la vérité.

 


 

 

L'attestation de sincérité

 

En revanche, l'article 230-3 du code de procédure pénale dispose que "sous réserve des obligations découlant du secret de la défense nationale, les résultats sont accompagnés des indications techniques utiles à la compréhension et à leur exploitation ainsi que d'une attestation visée par le responsable de l'organisme technique certifiant la sincérité des résultats transmis". Or, précisément, la Chambre de l'instruction ne s'est pas prononcée sur ce point, se bornant à mentionner que l'attestation n'est imposée que ""sous réserve des obligations découlant du secret de la défense nationale", et que, dans le cas présent, toute communication relative aux techniques employées par les gendarmes aurait conduit à une compromission du secret défense.

C'est vrai, mais cela ne dispense pas de produire l'attestation de sincérité, et c'est précisément ce qui n'a pas été fait. La cassation est donc prononcée et l'affaire est renvoyée devant la chambre de l'instruction de la Cour d'appel de Metz. La chambre criminelle, toujours pédagogue, indique même aux juges qui seront saisis le moyen de réparer cette irrégularité. Elle mentionne en effet l'article 201 du code de procédure pénale qui autorise la chambre de l'instruction, "à ordonner tout acte d'information complémentaire qu'elle juge utile". L'attestation de sincérité, absente à Nancy, va donc reparaître à Metz. 

On ne peut qu'être surpris du grand contraste entre le contenu de la décision du 11 octobre 2022, et l'exploitation qui en a été faite par les avocats du requérant. Il s'agit pour eux d'une "victoire d'étape", ce qui est vrai, puisque, dans quelques mois, la chambre de l'instruction de Metz rétablira la régularité de la procédure. En revanche, peut-on considérer l'opération policière comme un "dispositif d'interception des communications à large échelle, en violation des principes les plus fondamentaux du droit pénal ?".

Peut-être convient-il de préciser que EncroChat, aujourd'hui démantelé grâce à une coopération judiciaire et policière européenne, était un système non déclaré en France, et donc parfaitement illégal. Sans boutique ni publicité, il ne s'adressait qu'à la criminalité organisée, pratiquant des tarifs d'abonnement qui auraient d'ailleurs dissuadé tout utilisateur honnête de messagerie, et même tout trafiquant de drogue qui ne serait pas intégré dans la criminalité organisée. 

Nul ne conteste que les trafiquants trop confiants dans la sécurité d'EncroChat ont droit, comme tout justiciable, à l'exercice des droits de la défense, et tant mieux si leurs avocats trouvent un cas de cassation. Il n'empêche que présenter la décision comme une victoire des droits de l'homme relève d'une opération de communication qui, précisément, n'a rien à voir avec les droits de l'homme. 


Les fichiers de police : Chapitre 8 Section 5 § 3 du manuel sur internet

4 commentaires:

  1. N'était la personnalité du requérant, l'affaire prêterait à sourire.
    L'on devine, que tant les juridictions judiciaires qu'administratives, sont mal à l'aise - si tant est qu'elles aient une conscience - avec le secret-défense. Comment définir objectivement ce concept ? Comment être certain que l'autorité de jugement a connaissance de l'ensemble du document classé secret-défense pour juger de la réalité de la protection d'informations sensibles ? Pèse toujours un légitime soupçon sur toutes les structures mises en place pour contrôler l'usage qui en est fait par l'Administration ? Comment le requérant peut-il contester des allégations (vraies ou fausses) auxquelles il n'a pas accès au mépris du contradictoire. C'est le chien qui se mord la queue.

    Des exemples récents permettent de douter du sérieux de toutes ces usines à gaz tant la patrie des droits de l'homme s'apparente souvent à celle de la déraison d'Etat.

    La notion de secret-défense sous la République est le pendant de la lettre de cachet de l'Ancien Régime.

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  2. Bonjour - je ne comprends pas ce passage "Encrochat était un système non déclaré en France, et donc parfaitement illégal". Les systemes de communication electroniques doivent etre déclarés en France pour être légaux ? qu est ce que ca veut dire "déclarer" et "légal/illégal" dans ce contexte ? Merci et bonne journée ?

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    1. EncroChat est certes un réseau, mais c'est aussi une entreprise de communication, utilisant d'ailleurs ses propres téléphones. Or, l'activité d'une entreprise de communication est soumise à autorisation de l'État. EncroChat n'avait jamais sollicité aucune autorisation et exerçait donc son activité dans l'illégalité. C'est aussi simple que cela.

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  3. A aucun moment encrochat a produit des téléphones portables … une interface était installé sur un modèle

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