« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 31 octobre 2021

Les Invités de LLC : Ernest Renan. Souvenir d'enfance et de jeunesse

 

A l'occasion des vacances, Liberté Libertés Chéries invite ses lecteurs à retrouver les Pères Fondateurs des libertés publiques. Pour comprendre le droit d'aujourd'hui, pour éclairer ses principes fondamentaux et les crises qu'il traverse, il est en effet nécessaire de lire ou de relire ceux qui en ont construit le socle historique et philosophique. Les courts extraits qui seront proposés n'ont pas d'autre objet que de susciter une réflexion un peu détachée des contingences de l'actualité, et de donner envie de lire la suite. 

Les choix des textes ou citations seront purement subjectifs, détachés de toute approche chronologique. Bien entendu, les lecteurs de Liberté Libertés Chéries sont invités à participer à cette opération de diffusion de la pensée, en faisant leurs propres suggestions de publication. Qu'ils en soient, à l'avance, remerciés.

 

 Ernest RENAN

SOUVENIRS D'ENFANCE ET DE JEUNESSE

Edition de Jean Pommier

Folio Classique

Préface, p. 7

 

 


 

Le but du monde est le développement de l’esprit, et la première condition du développement de l’esprit, c’est sa liberté. Le plus mauvais état social, à ce point de vue, c’est l’état théocratique, comme l’islamisme et l’ancien État Pontifical, où le dogme règne directement d’une manière absolue. Les pays à religion d’État exclusive comme l’Espagne ne valent pas beaucoup mieux. Les pays reconnaissant une religion de la majorité ont aussi de graves inconvénients. Au nom des croyances réelles ou prétendues du grand nombre, l’État se croit obligé d’imposer à la pensée des exigences qu’elle ne peut accepter. La croyance ou l’opinion des uns ne saurait être une chaîne pour les autres. Tant qu’il y a eu des masses croyantes, c’est-à-dire des opinions presque universellement professées dans une nation, la liberté de recherche et de discussion n’a pas été possible. Un poids colossal de stupidité a écrasé l’esprit humain. L’effroyable aventure du moyen âge, cette interruption de mille ans dans l’histoire de la civilisation, vient moins des barbares que du triomphe de l’esprit dogmatique chez les masses.

Or, c’est là un état de choses qui prend fin de notre temps, et on ne doit pas s’étonner qu’il en résulte quelque ébranlement. Il n’y a plus de masses croyantes : une très grande partie du peuple n’admet plus le surnaturel, et on entrevoit le jour où les croyances de ce genre disparaîtront dans les foules, de la même manière que la croyance aux farfadets et aux revenants a disparu. Même, si nous devons traverser, comme cela est très probable, une réaction catholique momentanée, on ne verra pas le peuple retourner à l’église. La religion est irrévocablement devenue une affaire de goût personnel. Or, les croyances ne sont dangereuses que quand elles se présentent avec une sorte d’unanimité ou comme le fait d’une majorité indéniable. Devenues individuelles, elles sont la chose du monde la plus légitime, et l’on n’a dès lors qu’à pratiquer envers elles le respect qu’elles n’ont pas toujours eu pour leurs adversaires, quand elles se sentaient appuyées.

Assurément, il faudra du temps pour que cette liberté, qui est le but de la société humaine, s’organise chez nous comme elle est organisée en Amérique. La démocratie française a quelques principes essentiels à conquérir pour devenir un régime libéral. Il serait nécessaire avant tout que nous eussions des lois sur les associations, les fondations et la faculté de tester, analogues à celles que possèdent l’Amérique et l’Angleterre. 

(...)

En somme, il se peut fort bien que l’état social à l’américaine vers lequel nous marchons, indépendamment de toutes les formes de gouvernement, ne soit pas plus insupportable pour les gens d’esprit que les états sociaux mieux garantis que nous avons traversés. On pourra se créer, en un tel monde, des retraites fort tranquilles. « L’ère de la médiocrité en toute chose commence, disait naguère un penseur distingué. L’égalité engendre l’uniformité, et c’est en sacrifiant l’excellent, le remarquable, l’extraordinaire, que l’on se débarrasse du mauvais. Tout devient moins grossier ; mais tout est plus vulgaire. » Au moins peut-on espérer que la vulgarité ne sera pas de sitôt persécutrice pour le libre esprit. Descartes, en ce brillant xviie siècle, ne se trouvait nulle part mieux qu’à Amsterdam, parce que, « tout le monde y exerçant la marchandise, » personne ne se souciait de lui. Peut-être la vulgarité générale sera-t-elle un jour la condition du bonheur des élus. La vulgarité américaine ne brûlerait point Giordano Bruno, ne persécuterait point Galilée. Nous n’avons pas le droit d’être fort difficiles. Dans le passé, aux meilleures heures, nous n’avons été que tolérés. Cette tolérance, nous l’obtiendrons bien au moins de l’avenir. Un régime démocratique borné est, nous le savons, facilement vexatoire. Des gens d’esprit vivent cependant en Amérique, à condition de n’être pas trop exigeants. Noli me tangere est tout ce qu’il faut demander à la démocratie. Nous traverserons encore bien des alternatives d’anarchie et de despotisme avant de trouver le repos en ce juste milieu. 

Mais la liberté est comme la vérité : presque personne ne l’aime pour elle-même, et cependant, par l’impossibilité des extrêmes, on y revient toujours.


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