« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 28 août 2018

Baby Loup fait le buzz devant le Comité des droits de l'homme

Le Comité des droits de l'homme, chargé de contrôler la mise en oeuvre du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, a adopté le 10 août 2018 des "constatations" selon lesquelles la salariée licenciée en 2008 par la crèche associative Baby Loup pour avoir refusé de retirer son voile durant ses fonctions avait été victime de discrimination (art. 26 du Pacte) et d'atteinte à sa liberté de manifester sa religion (art. 1! du Pacte). Immédiatement, tous les partisans d'une "laïcité inclusive", et notamment d'une liberté totale de manifester ses convictions religieuses sur son lieu de travail se sont bruyamment réjouis. 

On a ainsi vu le rapporteur général de l'Observatoire de la laïcité, Nicolas Cadène, sans doute emporté par son enthousiasme, se féliciter sur Twitter d'une décision prise par une instance "judiciaire". Pour lui avoir fait remarquer que le Comité des droits de l'homme ne rendait pas de décisions juridictionnelles et ne pouvait donc pas être qualifié d'instance "judiciaire, l'auteur de ces lignes a été immédiatement bloquée par ce haut responsable de l'Observatoire, qui a tout de même retiré le tweet porteur d'un aussi gros contresens. Une telle attitude illustre parfaitement la manière dont cette instance perçoit le débat et la règle Audi Alteram Partem.

Quoi qu'il en soit, il convient de revenir sur cette affaire en des termes bien différents de ceux utilisés par les militants, c'est-à-dire en termes juridiques.


Pourquoi pas la Cour européenne des droits de l'homme ?

 


La première question qui se pose est alors la suivante : Pourquoi la plaignante a-t-elle choisi de saisir le Comité des droits de l'homme plutôt que la Cour européenne des droits de l'homme ? En effet, elle avait épuisé les voies de recours internes depuis l'arrêt rendu par la Cour de cassation le 25 juin 2014. Le licenciement avait alors été déclaré licite, car le principe de neutralité était imposé par le règlement intérieur de la crèche et justifié par les finalités poursuivies par l'établissement. La crèche Baby Loup se donnait en effet pour mission de travailler dans une ville marquée par la coexistence de multiples communautés, à la fois nationales et religieuses. La procédure logique aurait donc été de se tourner vers la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), en se fondant sur l'article 9 de la Convention européenne qui garantit, lui aussi, "la liberté de manifester sa religion ou ses convictions"

La réponse à la question est d'une grande simplicité : la requérante n'avait aucune chance de gagner devant la CEDH. Dans un arrêt SAS c. France du 1er juillet 2014, portant précisément sur la loi interdisant la dissimulation du visage dans l'espace public, elle énonce ainsi que le législateur français est libre d'organiser la conciliation entre la liberté religieuse et l'exigence de laïcité selon des critères qui lui sont propres. Puis, dans une décision du 26 novembre 2015 Ebrahimian c. France, elle invoque clairement un "modèle français de laïcité" sur lequel elle refuse de se prononcer, estimant que les Etats doivent conserver une grande autonomie dans la détermination des conditions du "vivre ensemble". Devant la Cour, la requérante, et ceux qui la soutiennent, n'avaient donc aucune chance de succès.


Le Comité : un terrain encourageant



Le Comité des droits de l'homme constituait, à cet égard, un terrain plus encourageant. D'abord, il faut bien reconnaître que le Comité, initié par une instance universelle, comporte beaucoup de membres proches d'une conception anglo-saxonne qui ignore la laïcité et préfère se référer au sécularisme. Il ne s'agit plus de protéger l'Etat contre les ingérences des religions, mais de protéger les religions contre les ingérences de l'Etat. La conception française se trouve alors plus marginalisée qu'au sein d'une organisation strictement européenne comme le Conseil de l'Europe. 

D'une manière générale, on trouve aussi dans le Comité, des ressortissants d'Etats qui ignorent totalement l'idée même de séparation de la religion et de l'Etat. C'est ainsi que le membre mauritanien du Comité n'a sans doute pas fait directement état des réservées formulées au Pacte de 1966, selon lesquelles "Le Gouvernement mauritanien, tout en souscrivant aux dispositions énoncées à l'article 18 relatif à la liberté de pensée, de conscience et de religion, déclare que leur application se fera sans préjudice de la charia islamique […]". Quant au président du Comité, il est sans doute attaché à la réserve énoncée par son pays : "Les questions relatives à l'état des personnes sont régies en Israël par les lois religieuses des parties en cause".  Le Comité des droits de l'homme se trouve ainsi bien éloigné de la "laïcité à la française", pourtant reconnue par la Cour européenne des droits de l'homme.

Sur le fond, toute la doctrine du Comité repose d'ailleurs sur une conception extensive du droit de manifester sa religion. Dans son observation générale n° 22, il énonce ainsi que "la liberté de manifester sa religion englobe le port de vêtements ou de couvre-chefs distinctifs. (...) Le port d'un foulard couvrant la totalité ou une partie de la chevelure est une pratique habituelle pour nombre de femmes musulmanes qui le considèrent comme une partie intégrante de la manifestation de leur conviction religieuse". Des restrictions à ce port  ne peuvent être envisagées que si elles sont  "nécessaires à la protection de la sécurité, de l'ordre et de la santé publique, ou de la morale ou des libertés et droits fondamentaux d'autrui". Dans ses "constatations" du 10 août 2018,  le Comité se réfère surtout aux "arguments de l'auteure" de la plainte, qui affirme que son choix de porter le voile ne constitue pas du prosélytisme et que les enfants de la crèche ne sont pas gênés par cet accessoire vestimentaire. Il y a donc atteinte à sa liberté religieuse, puisqu'elle le dit, et discrimination, puisqu'elle vit cette interdiction comme une stigmatisation.  A dire vrai, il n'y avait aucune chance que le Comité statue autrement, d'où l'intérêt de la procédure pour la plaignante.



Burqa Fashionista. Peter de Wit. 2010



Des "constatations" non juridictionnelles



L'inconvénient pour elle, et pour ceux qui la soutiennent, y compris Nicolas Cadène, est que ces "constatations" ne sauraient être assimilées à une décision de justice. Leur rôle est de "qualifier" une situation juridique au regard du Pacte sur les droits civils et politiques. Certains ont affirmé que le tribunal pénal pour l'ex-Yougoslavie (TPIY) se serait référé, une fois, à la nature juridictionnelle des "constatations" du Comité. A dire vrai, nous n'avons pas trouvé trace d'une telle qualification, et lorsque le TPIY se réfère au Comité, c'est plutôt pour évoquer l'interprétation qu'il fait d'une disposition du Pacte. 

Quand bien même le TPIY aurait procédé à une telle qualification, cela ne signifie, en aucun cas, qu'elle aurait une quelconque validité en droit interne français. A tout requérant qui invoque des "constatations" du Comité, le Conseil d'Etat répond invariablement "qu'il y a lieu de relever que les constatations du comité des droits de l'homme, organe non juridictionnel institué par l'article 28 du Pacte international sur les droits civils et politiques, ne revêtent pas de caractère contraignant à l'égard de l'Etat auquel elles sont adressées" (CE, 5 mai 2006). La Cour de cassation adopte exactement la même formulation, par exemple dans un arrêt du 10 décembre 2015

Les constatations du Comité des droits de l'homme ne s'imposent donc pas à l'Etat mis en cause. L'ancienne salariée de la crèche Baby Loup risque une cruelle déception, car l'indemnisation réclamée par le Comité ne lui sera probablement jamais versée. Les autorités françaises peuvent, sur ce point, s'appuyer sur le droit de l'Union européenne. La Cour de justice de l'Union européenne a en effet défini, dans deux arrêts du 14 mars 2017, les conditions dans lesquelles une salariée qui refuse de retirer son voile peut faire l’objet d’un licenciement. Dans l’affaire Samira Achbita et autres c. G4S Secure Solutions N.V., elle valide le licenciement dès lors qu’il existe dans l’entreprise un règlement intérieur interdisant le port de signes religieux pour des motifs clairement identifiés. En revanche, dans la décision Asma Bougnaoui et Association de défense des droits de l'homme c. Micropole S.A., elle considère qu’un licenciement motivé par la seule exigence d’un client, en l’absence de règlement intérieur, viole la liberté religieuse. Le licenciement de la salariée de Baby Loup était donc parfaitement licite en droit français, conforté par la double jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme et de la Cour de justice de l'Union européenne. 

Ce dernier sursaut de l'affaire Baby-Loup ne présente donc, finalement, qu'un intérêt juridique bien limité. Il révèle une certaine recherche du "buzz" qui laisse penser que la salariée de Baby Loup n'est pas une malheureuse femme isolée, mais bien davantage l'instrument d'une démarche de prosélytisme. Il témoigne aussi de la persévérance de ceux qui se battent contre le système français de laïcité, y compris au sein des instances les plus officielles ayant pour mission de garantir son respect. Il est vrai que lorsque l'on "observe" la laïcité, on n'a peut-être pas le temps d'observer la jurisprudence...



                                                          
Sur les fichiers de renseignement : Chapitre 8 section 5 § 3 B du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.


7 commentaires:

  1. Chère Madame, merci pour vos éclairages forts pertinents mais je crois qu'une petite erreur s'est glissée dans vos propos qui altère leur compréhension. Faisant référence à l'arrêt de la Cour de cassation du 25 juin 2014, vous indiquez que "le licenciement avait alors été déclaré illicite", alors que précisément, sauf erreur de ma part, celui-ci avait été déclaré licite, d'où l'ultime démarche de la salariée.
    Claire Brice-Delajoux

    RépondreSupprimer
  2. Stéphane HAUCHEMAILLE30 août 2018 à 18:07

    Votre lien vers l'arrêt de la Cour de cassation pointe aussi vers la décision du CE citée juste avant.

    RépondreSupprimer
  3. Tout simplement, merci pour cet article qui remet "les pendules à l'heure". Dommage qu'il ne soit pas publié ailleurs !

    RépondreSupprimer
  4. Excellent, comme d'habitude ! Mais ..... "Le licenciement avait alors été déclaré illicite", ou bien "... licite" ?

    RépondreSupprimer
  5. Bonjour,
    tout d'abord je souhaite vous féliciter et vous remercier pour ce blog plus qu'intéressant et riche de réflexion.
    Je me permets de revenir sur l'arrêt du 25 juin 2014. la Cour de cassation a rejeté le pouvoir de Madame et donc considéré le licenciement comme valable en suivant la CA. Or il est noté que la Cour de cassation déclare le licenciement illégal. Est-ce une erreur de frappe?
    Bien cordialement

    RépondreSupprimer
  6. La conclusion est cinglante pour l'observatoire de la laïcité aha

    RépondreSupprimer
  7. Un commentaire très franco-français, qui cible un propos pour sous entendre que les militants ne comprendraient pas de juristes. Au regard de la nature de l'organe qui a rendu l'avis du 10 août, on peut regretter l'absence d'éléments de droit comparé sur l'état du droit en matière de discrimination intersectionnelle et la place du droit français dans ce contexte.

    RépondreSupprimer