« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 19 août 2018

"Je n'ai jamais diné avec une personne morale" : Jèze avait raison

Dans une décision du 16 mai 2018, la 1ère chambre civile de la Cour de cassation affirme ce qui peut sembler une évidence : une personne morale n'a pas de vie privée, et ne peut donc se prévaloir d'une atteinte à sa vie privée.

Une liberté individuelle


Le droit au respect de la vie privée est en effet dans notre système juridique comme une liberté individuelle.  La loi du 17 juillet 1970 introduit dans le code civil un article 9 qui énonce que "chacun a droit au respect de sa vie privée". Il figure dans le titre 1er "des droits civils" du Livre Ier "Des personnes". Il s'agit donc de définir l'état des personnes physiques et non pas des personnes morales. Cette analyse est aussi de l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme qui assimile d'ailleurs la "vie privée et familiale", les englobant dans un espace commun de protection. Enfin, le Conseil constitutionnel, ne sachant pas exactement à quelle disposition de valeur constitutionnelle il pouvait rattacher le droit au respect de la vie privée, a finalement choisi comme fondement l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, dans sa décision du 23 juillet 1999. Il estime ainsi que "la liberté individuelle" (...) implique le respect de la vie privée".


L'existence d'un trouble illicite



Il existe pourtant des situations dans lesquelles les requérants sont à la recherche d'une norme juridique invocable dans des circonstances particulières, dans lesquelles ils se réfèrent à un espace d'intimité, mais un espace collectif ou commun à l'ensemble des membres d'un groupement. Tel était le cas dans une décision du 17 mars 2016, lorsque la 1ère Chambre civile a statué sur le cas d'une boulangerie qui reprochait à l'entreprise voisine de locations saisonnières l'installation d'un système de vidéoprotection surveillant un passage commun aux deux immeubles. En l'espèce, le juge des référés avait été saisi d'une demande d'injonction ordonnant le retrait de l'installation et octroyant une provision sur la réparation du préjudice causé à la vie privée de la personne morale. Les juges du fond avaient alors donné raison à la société requérante, estimant que l'enregistrement des mouvements du personnel de la boulangerie, avec une visibilité accentuée par la pose d'un projecteur, constituait un trouble illicite à la vie privée de la société. La Cour de cassation, quant à elle, s'est bornée à affirmer que "seules les personnes physiques peuvent se prévaloir d'une atteinte à la vie privée au sens de l'article 9 du code civil".

La décision du 16 mai 2018 exprime un refus identique dans une affaire bien différente. En l'espèce, une ordonnance du président du TGI de Nice a autorisé la Caisse nationale du régime social des indépendants à mandater un huissier. Il devait assister à une réunion organisée par une association, enregistrer les débats et transcrire les propos tenus. L'association a donc fait un recours contre cette ordonnance, invoquant l'atteinte à sa vie privée. Cette fois, la cour d'appel a rejeté le recours, appliquant la jurisprudence de 2016 et la Cour de cassation se borne donc à rejeter le pourvoi.

La vie privée des animaux. Patrick Bouchitey. 1990


Une bulle de protection individuelle


La Cour de cassation refuse ainsi de franchir un nouveau pas dans l'élargissement des droits des personnes morales. Elle rappelle pourtant qu'elles bénéficient du droit à la protection de leur nom, de leur domicile, de leurs correspondances, tous éléments qui, dans le cas d'une personne physique, relèvent de sa vie privée. Mais s'ils existent certains points de rapprochement, il n'en demeure pas moins que la notion de vie privée n'est pas applicable à la personne morale.

Sur ce point, la décision du 16 mai 2018 présente l'avantage de ne pas disperser la vie privée, de ne pas étendre son champ d'application au point que sa définition deviendrait imprécise. Pour le moment, on peut la voir comme la bulle de protection qui entoure la personne, dans son intimité, son domicile, sa vie familiale, ses données personnelles. Elle repose aussi sur l'idée d'une maitrise de la personne sur sa vie privée. C'est elle, et elle seule, qui décide ce qu'elle veut divulguer et ce qu'elle préfère maintenir dans la confidentialité. La vie privée d'une personne morale ne peut, à l'évidence, faire l'objet d'une analyse identique. En outre, et c'est sans doute le moteur invisible de cette jurisprudence, rien n'interdisait aux personnes privées concernées, responsables et employés de la boulangerie ou membres de l'association contrainte de recevoir l'huissier, de saisir le juge en invoquant l'atteinte à leur vie privée. Point n'est besoin en effet de reconnaitre une vie privée à l'entreprise si ceux qui y travaillent peuvent obtenir de faire cesser un trouble à leur vie privée personnelle. Pour toutes ces raisons, la décision du 16 mai 2018 aurait certainement reçu l'approbation de Gaston Jèze qui déclarait "n'avoir jamais diné avec une personne morale".




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